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Date : 20141128


Dossier : IMM-4591-13

Référence : 2014 CF 1151

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

EMINE GULAL, ERCAN GULAL,
et NESIL GULAL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 24 juin 2013 (la décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a déterminé que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

II.                Faits

[2]               Les demandeurs, Ercan Gulal (le demandeur) et sa femme Emine Gulal, sont des citoyens de la Turquie qui affirment avoir qualité de réfugiés au sens de la Convention en raison de leurs activités et de leurs opinions politiques, de leur ethnicité (kurde) et de leurs croyances religieuses (religion Alevi). Le troisième demandeur est leur fille de quatre ans (Nesil Gulal), qui est également citoyenne de la Turquie.

[3]               Avant son arrivée au Canada, le demandeur jouait un rôle au sein de partis politiques de gauche et de partis kurdes (HADEP, DEHAP, DTP et BDP). D’après l’exposé circonstancié accompagnant son formulaire de renseignements personnels (FRP), le demandeur a été battu, torturé et détenu à plusieurs reprises par les autorités turques et des extrémistes anti‑Kurdes.

[4]               Dans l’exposé circonstancié accompagnant son FRP, le demandeur soutient avoir été battu par des extrémistes anti‑Kurdes au moins cinq fois en sortant d’un café après des réunions politiques. Il affirme avoir été battu à deux occasions avec un bâton de bois. Ces incidents lui auraient causé des cicatrices au bras et au front. Le demandeur soutient qu’il ne pouvait porter plainte à la police étant donné que cette dernière n’assure pas la protection des militants politiques kurdes.

[5]               Le demandeur soutient également, dans l’exposé circonstancié accompagnant son FRP, avoir été persécuté par les autorités turques et avoir été : (i) détenu pendant une journée et battu le 1er mai 2009; (ii) détenu pendant trois jours et torturé durant la troisième semaine de décembre 2009; (iii) détenu pendant deux jours et torturé à compter du 1er septembre 2010; (iv) détenu pendant deux jours et torturé le 21 mars 2011.

[6]               Lors de sa libération en mars 2011, le demandeur a fait l’objet d’une menace de mort. Lui et sa femme ont donc décidé de quitter la Turquie. Ils se sont d’abord enfuis vers les États‑Unis étant donné qu’il leur avait été impossible d’obtenir un visa pour le Canada. Bien qu’ils aient obtenu leur visa le 30 juin 2011, les demandeurs ont attendu jusqu’au 14 octobre 2011 avant de quitter la Turquie.

III.             Décision

[7]               Le manque de crédibilité du demandeur quant à ses activités politiques ainsi qu’aux agressions et aux détentions dont il aurait fait l’objet ont poussé la SPR à conclure que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR. De plus, la SPR estime que le fait que les demandeurs sont kurdes et de confession alévie ne justifie pas à lui seul le besoin de protection.

[8]               La SPR a conclu que le demandeur n’était pas crédible pour les raisons suivantes.

1.      Au paragraphe 7 de l’exposé circonstancié accompagnant son FRP, le demandeur a mentionné avoir été battu au moins cinq fois au café. Or, à l’audience, il a déclaré avoir été gravement battu seulement deux fois puis a finalement affirmé avoir été battu cinq fois précisément. La SPR a souligné que le demandeur n’avait pas été en mesure d’expliquer ces incohérences et a donc tiré des conclusions défavorables « bénignes ».

2.      Bien que le demandeur ait déclaré avoir consulté un médecin et reçu des traitements médicaux à la suite des agressions, il n’a pas été en mesure de fournir des documents médicaux à l’appui de son allégation. De plus, le demandeur n’a pas fait mention des traitements médicaux en question dans son FRP, malgré le fait qu’il soit expressément demandé aux demandeurs d’asile d’indiquer, à la section 31 du FRP, s’ils ont reçu des traitements médicaux. Par conséquent, la SPR a conclu que cette allégation au sujet des traitements médicaux constituait une exagération des allégations du demandeur.

3.      Le demandeur n’arrivait pas à se souvenir à quel moment il avait été détenu pour la première fois en Turquie. Lorsque la SPR lui a posé la question une seconde fois, il s’est souvenu de l’année au cours de laquelle est survenue la première de ses quatre détentions présumées, mais pas du mois.

4.      Lorsqu’on lui a demandé à quel moment il avait été détenu une deuxième fois, le demandeur a d’abord répondu que c’était le 1er septembre 2010. On lui a ensuite demandé de confirmer la date. C’est à ce moment qu’il a ajouté qu’il y avait eu une autre détention entre la première et celle du 1er septembre 2010. Ce n’est que lorsque la SPR l’a informé que, d’après l’exposé circonstancié accompagnant son FRP, cette détention intermédiaire serait survenue au cours de la troisième semaine de décembre 2009 que le demandeur a été mesure de confirmer la date de la détention intermédiaire en question.

5.      À l’audience, le demandeur a initialement déclaré qu’il avait été détenu pendant deux jours au cours de la troisième semaine de décembre 2009. Or, dans l’exposé circonstancié accompagnant son FRP, il a indiqué que sa détention avait duré trois jours. Ce n’est qu’après qu’on lui a rappelé ce qu’il avait écrit dans son FRP que le demandeur a confirmé que sa détention avait duré trois jours.

6.      La SPR a souligné que le demandeur avait soumis un billet médical lors de l’audience relativement à sa détention présumée du 1er septembre 2010. Cependant, la SPR a exprimé les préoccupations suivantes au sujet du document en question.

                                                             a.      Le demandeur n’a pas fourni la version originale du rapport.

                                                            b.      L’avocat du demandeur a affirmé avoir reçu le rapport par courriel, mais n’a pas été en mesure de produire le courriel en question.

                                                             c.      Le demandeur aurait reçu ce rapport en septembre 2010. Toutefois, son père aurait mis la main dessus seulement quelques jours avant l’audience.

                                                            d.      La bonne date de naissance du demandeur figure dans ce rapport. Selon cette date, le demandeur avait 23 ans au moment où le rapport a été rédigé. Cependant, le rapport indique que le demandeur était âgé de 26 ans lorsqu’il a consulté un médecin.

                                                             e.      Enfin, le demandeur n’a pas mentionné le traitement médical en question dans l’exposé circonstancié de son FRP.

7.      Les demandeurs ont reçu leurs visas pour les États‑Unis le 30 juin 2011, mais ont attendu jusqu’au 14 octobre 2011 pour quitter la Turquie. Le demandeur a affirmé avoir dû rester en Turquie pour vendre un terrain en vue de payer son agent, mais n’a pas été en mesure de fournir des documents pour corroborer ces allégations. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il n’avait pas payé son agent depuis les États‑Unis, le demandeur a répondu que son agent avait gardé les passeports en sa possession jusqu’à ce qu’il soit rémunéré. Cette explication ne figure toutefois pas dans le FRP du demandeur.

8.      Très peu de temps avant l’audience, le demandeur a présenté une lettre provenant d’un avocat soutenant qu’il avait aidé le demandeur relativement aux problèmes de ce dernier avec les autorités turques. Toutefois, le demandeur n’a pas produit la version originale de la lettre. De plus, le demandeur n’a jamais mentionné avoir engagé un avocat en Turquie dans l’exposé circonstancié de son FRP. Or, il faut décrire en détail, à la section 31 du FRP, toutes les mesures prises en vue d’obtenir la protection de l’État.

[9]               Les demandeurs sont des Kurdes de confession alévie, ce qui ne suffit pas à justifier la nécessité d’obtenir la protection du Canada : c’est la conclusion qu’a tirée la SPR.

[10]           Après avoir examiné la documentation sur le pays, la SPR a conclu que les Kurdes qui défendent énergiquement leurs droits peuvent être persécutés. Toutefois, le tribunal n’était pas d’avis que c’était le cas en ce qui concerne le demandeur et a conclu qu’« il n’y a pas de possibilité sérieuse que les demandeurs d’asile soient persécutés parce qu’ils sont kurdes ».

[11]           En ce qui a trait à la religion du demandeur, la SPR a souligné que, d’après la documentation sur le pays, la Turquie compte des millions d’habitants de confession alévie, mais ne recense qu’un petit nombre d’attaques présumées à leur endroit. Par conséquent, la SPR a conclu qu’il était peu probable que les demandeurs soient persécutés en raison de leur confession alévie, « et ce, même s’ils sont aussi kurdes ».

IV.             Questions à trancher

[12]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

1.      La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité du demandeur?

2.      La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation de la preuve?

3.      La SPR a‑t‑elle omis d’entreprendre une analyse prospective pour évaluer la probabilité de persécution?

À mon avis, il est possible de répondre à ces questions au moyen d’une seule analyse visant à déterminer si la SPR a raisonnablement conclu que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la LIPR ni des personnes à protéger aux termes de l’article 97 de la LIPR.

V.                Analyse

A.                Norme de contrôle

[13]           En l’espèce, les questions en litige sont des questions mixtes de fait et de droit qui doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9). De plus, il est clairement établi que la norme de contrôle applicable dans le cadre de l’évaluation de la crédibilité est celle de la raisonnabilité (Suntharalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 987, au paragraphe 29). Les conclusions d’un tribunal en matière de crédibilité commandent une grande retenue (Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 22).


B.                 La décision est‑elle raisonnable?

[14]           Le demandeur soutient qu’[traduction] « à moins qu’il y ait des contradictions inhérentes au témoignage d’un demandeur ou un conflit direct avec la preuve documentaire, le témoignage d’un demandeur doit être considéré comme étant crédible » (Lachowski v Canada (Minister of Employment and Immigration), (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 134, à la page 144). Toutefois, comme le soutient le défendeur, « la présomption de véracité peut être réfutée lorsque la preuve n’est ni crédible ni vraisemblable » (Veloz Gudino c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 457, au paragraphe 18).

[15]           Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité du fait qu’il était incapable de se souvenir de la date de sa première détention. Je ne suis pas d’accord avec le demandeur. Selon la transcription de l’audience, le demandeur ne se souvenait même pas du mois au cours duquel il a été détenu pour la première fois. Cette détention constitue l’un des principaux faits qui auraient poussé le demandeur à quitter son pays. Or, il semble que ce dernier n’ait pas été en mesure d’indiquer à quelle période de l’année elle est survenue. Il s’agit là d’un facteur raisonnable à l’appui de la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur « n’a tout simplement pas réussi à mémoriser adéquatement son histoire ».

[16]           À l’audience, le demandeur a déclaré qu’il avait été gravement battu deux fois et battu cinq fois au total. Or, dans son FRP, il a indiqué avoir été battu « violemment au moins cinq fois ». Le demandeur soutient qu’en mettant l’accent sur cette divergence, la SPR a fait abstraction de la question plus importante en l’espèce, à savoir le fait que les autorités turques l’ont battu. Toutefois, la SPR a reconnu que les conclusions défavorables qu’elle a tirées de ces incohérences étaient « bénignes, […], compte tenu de la possibilité légitime qu’il y ait eu confusion quant à la formulation ». À mon avis, la SPR a raisonnablement évalué l’effet de ces incohérences sur la crédibilité globale du demandeur. Il importe de prendre en considération l’effet cumulatif de ces incohérences et des autres qui ont été soulevées par la SPR. Prises ensemble, ces incohérences témoignent des problèmes liés à la capacité du demandeur de prouver les diverses agressions et détentions dont il aurait fait l’objet. Je n’accepte pas l’argument du demandeur selon lequel les conclusions défavorables tirées par la SPR au début de l’audience à l’égard des agressions présumées ont déteint sur l’analyse qu’a faite la SPR des autres allégations de mauvais traitements qu’il a formulées.

[17]           Le défendeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que le demandeur n’a pas, à la lumière des incohérences, fourni suffisamment d’éléments de preuve corroborants à l’appui de son allégation. En l’espèce, le demandeur n’a pas fourni de documents étayant ses quatre arrestations. De plus, le demandeur soutient que sa famille et lui ont été contraints de demeurer en Turquie après l’obtention de leurs visas pour les États‑Unis parce qu’il devait vendre un terrain en vue de verser 16 000 $ à son agent. Or, le demandeur n’a apporté aucune preuve à l’appui de la vente du terrain. Il s’agit d’un point important étant donné que, selon le demandeur, la vente du terrain constitue la raison pour laquelle il n’a pas quitté la Turquie plus tôt. Sans cette explication, seul le fait que le demandeur a volontairement reporté son départ subsiste, ce qui porte à croire qu’il n’avait pas véritablement peur. Il était tout à fait raisonnable que la SPR conclue que l’histoire de la vente du terrain constituait une autre exagération dans le cadre de l’audience.

[18]           De plus, comme il a été mentionné précédemment, des préoccupations en matière de crédibilité ont été soulevées en ce qui concerne le rapport médical du demandeur. Je suis du même avis. Bien que les préoccupations prises individuellement puissent sembler mineures, leur effet cumulatif est notable. Le demandeur a eu une occasion réelle de produire le courriel auquel le rapport aurait été joint, mais ne l’a jamais soumis à la SPR.

[19]           Le demandeur soutient qu’une lettre du BDP confirmant qu’il en est un sympathisant a été déraisonnablement écartée. À mon avis, la SPR a agi de façon raisonnable en accordant peu d’importance à cette lettre compte tenu des problèmes de crédibilité en général.

[20]           Le demandeur conteste également le fait que la SPR a rejeté ses craintes liées à un éventuel renvoi en Turquie en tant que demandeur d’asile débouté. Toutefois, le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve démontrant que de telles craintes étaient fondées.

[21]           Le demandeur soutient que la SPR n’a pas effectué une analyse prospective en ne tenant pas compte de la probabilité qu’il subisse des mauvais traitements dans l’avenir. Je ne suis pas d’accord avec le demandeur. La SPR a examiné la preuve en vue de déterminer si les demandeurs risquaient d’être persécutés en raison de leur ethnicité (kurde) ou de leur religion (Alevi) advenant leur retour en Turquie. La SPR a raisonnablement conclu qu’à cause des problèmes de crédibilité susmentionnés, le demandeur n’avait pas démontré qu’il risquait d’être persécuté en raison de son profil politique. La SPR a ensuite pris en considération l’ethnicité et les croyances religieuses du demandeur indépendamment de toute activité politique. Après avoir pris connaissance des arguments du demandeur à ce sujet, je ne peux conclure que l’analyse de la SPR était inappropriée, insuffisante ou déraisonnable. Les arguments du demandeur étaient fortement axés sur la persécution des Kurdes actifs dans le milieu politique en Turquie. Or, compte tenu des conclusions défavorables quant à la crédibilité, l’analyse de la SPR s’est penchée sur les Kurdes qui ne sont pas actifs sur la scène politique.

VI.             Conclusion

[22]           À mon avis, cet appel devrait être rejeté.


JUGEMENT

LA COUR STATUE ce qui suit :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« George R. Locke »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4591-13

 

INTITULÉ :

EMINE GULAL, ERCAN GULAL ET NESIL GULAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 NovembrE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 NovembrE 2014

 

COMPARUTIONS :

Brian I. Cintosun

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nicholas Dodokin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brian I. Cintosun

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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