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Date : 20141023


Dossier :  IMM-5885-13

Référence : 2014 CF 1002

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2014

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

HASSAN ALMREI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une requête présentée par les ministres défendeurs visant l’obtention d’une ordonnance déclarant que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est prématurée. La requête est rejetée pour les motifs qui suivent.

I.                   CONTEXTE

[2]               Le demandeur, Hassan Almrei, est un citoyen de la Syrie et vit au Canada depuis janvier 1999. Il a obtenu l’asile en juin 2000 en qualité de réfugié au sens de la Convention. En novembre 2000, M. Almrei a demandé la résidence permanente. Le 19 octobre 2001, un certificat de sécurité a été déposé à son égard au motif qu’il constituait un risque pour la sécurité du Canada. La Cour fédérale a maintenu ce certificat le 21 novembre 2001. M. Almrei a intenté des procédures visant à contester la légalité de son maintien en détention, le caractère raisonnable des avis de danger par rapport au risque auquel il serait exposé s’il retournait en Syrie et la constitutionnalité de la procédure d’examen du caractère raisonnable du certificat de sécurité. Durant cette instance, la demande de résidence permanente de M. Almrei a été annulée en 2002 sans que l’intéressé n’en soit avisé.

[3]               Le certificat de sécurité de 2001 a été annulé par l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350, selon lequel la procédure en vigueur était entachée d’irrégularités d’ordre constitutionnel. Un second certificat, délivré à l’encontre du demandeur le 22 février 2008, a été annulé le 19 décembre 2009 par la Cour fédérale au motif qu’il n’était pas raisonnable (Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2009] ACF n1579. Le gouvernement n’a pas fait appel de cette décision. Tout au long de ces événements, M. Almrei est resté en détention pendant plus de sept années.

[4]               Après avoir été remis en liberté et à l’issue de l’instance relative au certificat de sécurité, M. Almrei a cherché à savoir où en était la demande de résidence permanente qu’il avait présentée en 2000. Après avoir découvert qu’elle avait été rejetée, M. Almrei a demandé le contrôle judiciaire de la décision, mais en vain. Il a ensuite présenté une nouvelle demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire le 5 octobre 2010. En février 2012, il a appris qu’on avait autorisé que sa demande soit présentée au Canada, sous réserve des résultats des évaluations de l’état de santé et de l’enquête de sécurité.

[5]               En septembre 2012, après avoir communiqué plusieurs fois avec le Service canadien du renseignement de sécurité et Citoyenneté et Immigration Canada pour vérifier l’état de sa demande, M. Almrei a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Il a demandé une ordonnance de mandamus pour obliger le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, ou ses représentants, à rendre une décision à l’égard de sa demande de résidence permanente. L’autorisation a été accordée (dossier de la Cour no IMM‑9749‑12), et l’instruction de la demande a été fixée au mardi 10 septembre 2013.

[6]               Dans un courriel qui lui a été envoyé tard dans l’après‑midi du vendredi 6 septembre 2013, le conseil de M. Almrei a obtenu copie d’une « lettre relative à l’équité procédurale », datée du même jour, qu’il devait remettre à son client le lundi suivant. Rédigée par un délégué du défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, la lettre précisait que le ministre envisageait d’interdire le demandeur de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[7]               L’alinéa 37(1)b) de la LIPR dispose :

Activités de criminalité organisée

 Organized criminality

37. (1)  Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

37. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

[. . .]

[. . .]

 b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

(b) engaging, in the context of transnational crime, in activities such as people smuggling, trafficking in persons or money laundering.

[8]               Informée de ce développement la veille de l’audience, la juge saisi de la demande, la juge Snider, a décidé qu’il n’était pas dans l’intérêt de la justice de tenir d’audience et a ajourné l’affaire sine die. Le demandeur a alors déposé la demande sous-jacente dont la Cour est présentement saisie en vue d’obtenir un jugement déclaratoire et une injonction contre le défendeur.

[9]               Entre autres choses, en l’espèce, M. Almrei demande à la Cour de prononcer un jugement déclarant que la question de son interdiction de territoire est assujettie aux doctrines de la préclusion pour question déjà tranchée, de la chose jugée et de l’abus de procédure. Il demande aussi une injonction pour enjoindre au défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, de ne pas l’interdire de territoire en vertu du paragraphe 34(1) et de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR en se fondant sur l’un ou l’autre des motifs qui ont été présentés à la Cour dans le cadre de la deuxième instance relative au certificat de sécurité.

[10]           Le 18 octobre 2013, le juge Boivin (alors membre de la Cour fédérale) a accueilli une requête en sursis des décisions relatives à l’admissibilité et à la résidence permanente du demandeur au Canada jusqu’à ce que la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire soit tranchée. Dans ses motifs, le juge Boivin a fait remarquer que l’abus de procédure allégué était une question grave et que le demandeur subirait un préjudice irréparable si une décision relative à l’admissibilité était rendue, et il a ajouté que la prépondérance des inconvénients était favorable à l’octroi d’un sursis.

[11]           La demande d’autorisation en l’espèce a été confiée au juge Simon Noël. Lors des conférences sur la gestion de l’instance qu’a présidées le juge Noël, les ministres défendeurs ont fait valoir que la demande était prématurée car la décision quant à l’admissibilité du demandeur n’avait pas encore été rendue. Dans des instructions datées du 8 avril 2014, le juge Noël a déclaré qu’il accueillerait la demande d’autorisation selon l’article 74 de la LIPR lorsque toutes les questions préliminaires auraient été réglées et que le juge en chef aurait renvoyé ces questions, ainsi que la demande de contrôle judiciaire, au juge soussigné pour décision.

[12]           Après discussion avec les conseils des parties, des observations écrites supplémentaires ont été soumises et les plaidoyers sur la question du caractère prématuré ont été entendus.

II.                LA LETTRE RELATIVE À L’ÉQUITÉ PROCÉDURALE

[13]           La lettre relative à l’équité procédurale du 6 septembre 2013 exposait, entre autres choses, les éléments suivants :


[traduction]

Dans une lettre antérieure, vous avez été informé que votre demande d’exemption ayant pour but d’autoriser le traitement de votre demande depuis le Canada avait été approuvée et que le traitement de votre demande suivrait son cours pour déterminer si vous satisfaites à toutes les autres exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en matière de santé, de sécurité, de passeport, etc.

De nouveaux renseignements donnent à penser que votre demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire risque d’être rejetée étant donné que vous semblez visé par l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Plus précisément, l’évaluation de l’admissibilité effectuée par l’Agence des services frontaliers du Canada indique qu’il y a des motifs raisonnables de croire que vous êtes interdit de territoire pour criminalité organisée pour vous être livré, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles que le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

[14]            L’évaluation de l’admissibilité effectuée par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) accompagnant la lettre du délégué du ministre est datée du 11 juillet 2013. L’auteur de l’évaluation a signalé que la décision incombait au délégué du ministre et les extraits suivants de l’évaluation ont servi de fondement à la recommandation de l’ASFC selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b) :

[traduction]

Sommaire

[…]

(NC) Le demandeur a reconnu avoir pris des dispositions pour le transfert d’un faux passeport en vue de réaliser un gain financier. Il a également reconnu avoir été impliqué dans un plan visant à obtenir frauduleusement des permis de conduire de l’Ontario et du Michigan.

[…]

Information portant sur un sujet précis

(B) Dans une déclaration solennelle faite le 10 novembre 2002, le demandeur a affirmé ce qui suit :

… J’ai effectivement aidé Nabil Al Marabh à se procurer un faux passeport canadien. Nabil m’a dit qu’il tenait vraiment à revoir sa mère qui était malade. Il m’a raconté qu’il ne l’avait pas vue depuis douze ans. Je lui ai dit que je l’aiderais. Un homme arabe de ma connaissance m’a donné le numéro d’un type à Montréal, qui m’a fait un passeport pour Nabil. Je ne travaillais pas avec lui. Je l’ai payé avec l’argent que Nabil m’avait donné et j’en ai gardé une part.

(NC) Durant son témoignage devant la Cour fédérale du Canada, le demandeur a déclaré qu’il avait aussi fourni à M. Al Marabh une carte de citoyenneté, un permis de conduire et une carte d’assurance sociale. Il a dit avoir reçu 2 000 $ pour son rôle dans la transaction.

(NC) Le demandeur a également reconnu dans son témoignage devant la Cour fédérale qu’il avait « participé à un stratagème impliquant Ibrahim Ishak et visant à fournir des permis de conduire valides de l’Ontario aux gens qui ne pouvaient pas les obtenir légalement ». Voici comment le juge Mosley a résumé ces activités : « Un permis de catégorie G1 de l’Ontario était apporté au Michigan et échangé pour un permis de conduire du Michigan. Ensuite, le permis de conduire du Michigan servait à obtenir un permis de l’Ontario avec tous les privilèges. Ils facturaient 500 $ pour ce service. »

[« NC » désigne un document « non classifié et « B » désigne le niveau de désignation « Protégé B ».]

[15]           Outre l’évaluation de l’ASFC, le demandeur s’est vu remettre plusieurs documents dont des récentes décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale, des extraits de la LIPR et du Code criminel du Canada, ainsi que des exemplaires de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et du Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer. Le demandeur a été informé qu’il pouvait soumettre toute l’information qu’il souhaitait avant qu’une décision ne soit rendue, et qu’il disposait de soixante jours pour produire des documents additionnels et présenter d’autres observations.

[16]           D’après le conseil des défendeurs, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration s’est engagé à rendre une décision dans les 45 jours suivant la réception des documents et observations du demandeur.

III.             QUESTIONS EN LITIGE

[17]           La principale question que doit trancher la Cour à ce stade‑ci consiste à déterminer si la demande de réparation est prématurée, étant donné qu’une décision définitive à l’égard de la demande de résidence permanente n’a pas encore été rendue et ne sera prise qu’après que le demandeur aura répondu à la lettre relative à l’équité procédurale. La question accessoire consiste à déterminer s’il y a lieu d’annuler le sursis imposé par le juge Boivin.

IV.             L’ARGUMENTATION

[18]           Les défendeurs font valoir que la présente demande est prématurée étant donné qu’aucune circonstance exceptionnelle en l’espèce ne justifie le recours anticipé aux tribunaux, que des recours administratifs sont possibles, que la procédure risque d’être fractionnée si la demande suit son cours, outre le gaspillage, les retards et l’absence de conclusions du décideur administratif pouvant être utiles à la Cour. Les défendeurs font observer que la décision ministérielle relative à la demande de résidence permanente aurait été rendue le 20 décembre 2013 au plus tard si le demandeur n’avait pas introduit la présente instance.

[19]           Les défendeurs se fondent essentiellement sur le jugement rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Ltd, 2010 CAF 61, [2010] ACF n274, aux paragraphes 31 à 33 [CB Powell] (autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada refusée, [2011] CSCR no 267) :

[31]      La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

 [32]     On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 38, Aéroport international du Grand Moncton. c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, paragraphe 1; Ontario College of Art c. Ontario (Human Rights Commission) (1992), 99 D.L.R. (4th) 738 (Cour div. Ont.). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 43, Delmas c. Vancouver Stock Exchange (1994), 119 D.L.R. (4th) 136 (C.S. C.‑B.) conf. par (1995), 130 D.L.R. (4th) 461 (C.A.C.‑B.), et Jafine c. College of Veterinarians (Ontario) (1991), 5 O.R. (3d) 439 (Div. gén.)). Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 48).

[33]      Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 55 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[Non souligné dans l’original.]

[20]           Les défendeurs invoquent aussi les jugements Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364, aux paragraphes 35 à 38 [Halifax]; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, aux paragraphes 23 et 24 [Alberta Teachers]; et Black c Canada (Procureur général), 2013 CAF 201, 232 ACWS (3d) 808, aux paragraphes 10 et 11. Ils font valoir que ces précédents ont établi un critère minimal élevé pour qualifier des circonstances d’exceptionnelles, et que même les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale, de la partialité, de la compétence ou de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ne constituent pas des circonstances exceptionnelles autorisant les parties à contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces.

[21]           Ces décisions ont amené mon collègue le juge Yves de Montigny à conclure dans Garrick c Amnesty International Canada, 2011 CF 1099, [2011] ACF no 1609, au paragraphe 51, que même des circonstances ayant été auparavant qualifiées d’exceptionnelles peuvent perdre leur caractère exceptionnel s’il existe un recours administratif interne.

[22]           Récemment, la Cour d’appel fédérale a jugé que, dans un contexte fiscal, tant qu’il existe un recours approprié et efficace, le contrôle judiciaire devant la Cour fédérale n’est pas justifié, même s’il y a abus de procédure (Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250, [2013] ACF no 1155, au paragraphe 89). La Cour d’appel a fait observer que la question de savoir si ces recours sont « vraiment appropriés et efficaces » dépend des circonstances de l’affaire.

[23]           En l’espèce, selon les défendeurs, le demandeur dispose d’un recours approprié. Le demandeur peut donner suite à la conclusion éventuelle d’interdiction de territoire fondée sur l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Le délégué du ministre rendra ensuite une décision, selon laquelle les questions de l’abus de procédure et de la chose jugée pourraient ne pas être pertinentes. Le demandeur peut aussi faire des observations au délégué et invoquer des motifs d’ordre humanitaire, en faisant valoir les faits sous‑jacents et en alléguant l’abus de procédure et le principe de la chose jugée. Si le délégué décide que le demandeur est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b), il peut néanmoins accueillir la demande pour des motifs d’ordre humanitaire après avoir tenu compte de toutes les circonstances. Enfin, le demandeur peut contester la décision du délégué en présentant une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

[24]           Les défendeurs soutiennent que, tout comme dans Szczecka c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 934, 116 DLR (4th) 333, le demandeur disposait de recours appropriés et qu’un contrôle judiciaire n’était donc pas justifié. Dans l’arrêt Szczecka, la Cour d’appel fédérale a conclu que la possibilité de demander le contrôle judiciaire de la décision définitive de la Section des réfugiés est défavorable à une intervention prématurée lorsqu’il s’agit de régler un différend au sujet d’une décision interlocutoire.

[25]           Le demandeur reconnaît le bien‑fondé du principe général de la non‑ingérence dans les processus administratifs. Toutefois, il fait valoir que, contrairement aux arguments des défendeurs, les circonstances exceptionnelles en l’espèce justifient qu’on déroge à ce principe général. Plus précisément, le demandeur soutient que la Cour a déjà statué définitivement sur la question de son admissibilité en se fondant sur les faits qui lui ont été présentés dans le cadre de la procédure relative au certificat de sécurité. Permettre au ministre de se fonder sur ces faits pour avancer un nouveau motif d’interdiction de territoire qui aurait pu être soulevé plus tôt, est contraire au principe du caractère définitif des décisions judiciaires, est un motif d’irrecevabilité découlant du principe de la préclusion pour question déjà tranchée et constituerait un abus de procédure.

[26]           Le demandeur soutient que les décisions sur lesquelles se fondent les défendeurs font simplement état du principe général et que la présente affaire se distingue de la plupart de celles auxquelles ils renvoient, étant donné que ces affaires ne présentaient pas de circonstances exceptionnelles justifiant qu’on déroge à ce principe général.

[27]           Le demandeur reconnaît que l’arrêt CB Powell, précité, aussi bien que l’arrêt Halifax, précité, confirment le principe selon lequel les tribunaux ne devraient intervenir dans le processus administratif que dans les cas les plus évidents. Toutefois, il soutient que ces affaires se distinguent de l’espèce étant donné qu’il ne cherche pas à empêcher que l’enquête ne se poursuive pour des motifs de compétence, comme c’est le cas dans l’arrêt CB Powell, ou en raison de la prolongation indue de l’instance, comme c’est le cas dans l’arrêt Halifax. Il cherche plutôt à éviter la prolongation indue de l’instance et la multiplication inutile des procédures en empêchant les défendeurs de faire réexaminer les mêmes motifs devant un tribunal différent plus de 12 ans après qu’ils en ont pris connaissance.

[28]           Le demandeur fait valoir que la Cour suprême a établi le critère dans l’arrêt Halifax, précité, au paragraphe 45:

[45]      À mon avis, le tribunal de révision doit se demander si la loi ou la preuve offrait un fondement raisonnable à la décision de la Commission de renvoyer la plainte à une commission d’enquête. Cette démarche me paraît concilier les deux aspects de la jurisprudence de sorte que la décision et le processus fassent l’objet de la déférence judiciaire voulue.

[29]           En l’espèce, le demandeur soutient que le droit ou la preuve n’offrent aucun fondement raisonnable à la décision pour qu’il soit justifié d’envisager un autre motif d’interdiction de territoire. Les défendeurs ont opté pour la procédure relative au certificat de sécurité pour décider de son admissibilité en se fondant sur les mêmes renseignements. Selon le demandeur, ils ne peuvent maintenant recourir à une procédure administrative différente pour faire réexaminer les mêmes motifs que ceux qu’ils avaient invoqués dans le cadre de la procédure relative au certificat de sécurité parce qu’ils n’ont pas été satisfaits de l’issue.

[30]           Le demandeur rejette l’affirmation selon laquelle il cherche à retarder le prononcé de la décision au sujet de sa demande et fait valoir que les ministres sont à blâmer du retard étant donné qu’ils n’ont pas invoqué le motif visé à l’article 37 lors de la procédure relative au certificat de sécurité. Par ailleurs, ils ont attendu deux jours avant la date fixée pour l’instruction de sa demande de mandamus pour invoquer ce motif. Le retard à invoquer ce motif sur la foi d’information dont disposait déjà la Cour à l’époque de la procédure relative au certificat de sécurité a été relevé par le juge Boivin dans sa décision d’accorder le sursis.

[31]           Le demandeur soutient qu’il ne dispose d’aucun autre recours adéquat. Ce serait un abus de procédure – et non une réparation – que de lui demander de faire valoir son admissibilité une troisième fois, comme le proposent les défendeurs. Le demandeur soutient également que l’abus de procédure constitue une exception évidente à l’application du principe général selon lequel les tribunaux doivent s’en remettre au processus décisionnel administratif.

[32]           Le demandeur se réfère à plusieurs décisions de la Cour fédérale pour étayer son argument : Beltran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 516, [2011] ACF no 633; Tursunbayev v Canada (Minister of Public safety and emergency preparedness), 2012 FC 532, [2012] FCJ no 1700; Kanagaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (28 août 2013), Ottawa IMM-5387-13 (CF); John Doe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 327, [2007] ACF no 456.

[33]           Le demandeur soutient que dans la décision Beltran, précitée, la Cour a expressément rejeté l’argument du défendeur selon lequel l’enquête devait être tenue parce qu’il était possible que le délégué prononce une décision favorable au demandeur. La question en litige dans l’affaire Beltran consistait à savoir s’il y avait lieu de suspendre définitivement une enquête au motif que le ministre était au fait de tous les renseignements pertinents depuis 22 ans. Au paragraphe 54, le juge Harrington a formulé ainsi sa conclusion :

[54]      Donner à une personne une occasion équitable de réfuter la preuve présentée contre elle constitue l’un des principaux fondements de la justice naturelle et des règles de droit qui régissent notre société. Cette occasion s’est envolée. La formulation d’un avis en 2009 selon lequel M. Beltran était interdit de territoire constituait un exercice abusif puisque les autorités étaient au fait de sa situation depuis 22 ans.

V.                ANALYSE

[34]           Dans la décision Air Canada c Lorenz, [2000] 1 CF 494, [1999] ACF no 1383 [Lorenz], le juge John Evans a confirmé le principe selon lequel ce n'est que « dans les cas les plus inusités et exceptionnels » que la Cour intervient dans une instance administrative avant que la décision finale ne soit rendue. Le juge Evans a énoncé six facteurs à prendre en considération pour déterminer si la Cour doit refuser réparation au motif que la demande est prématurée : (1) le préjudice subi par le demandeur, (2) le gaspillage, (3) les retards, (4) la division des questions en litige, (5) le bien-fondé des prétentions du demandeur, (6) le contexte législatif.

[35]           Bien qu’il me semble incontestable que le demandeur a connu et connaît toujours des difficultés en raison des circonstances exceptionnelles de l’affaire, cela ne constitue pas un facteur déterminant (Lorenz, précitée, au paragraphe 20). Le retard est un facteur dont il faut tenir compte car il touche les parties à la présente affaire, mais aussi parce qu’il se répercute sur le déroulement d’autres instances administratives (Lorenz, aux paragraphes 24 et 25). Les circonstances exceptionnelles devraient constituer un « cas manifeste » (Lorenz, au paragraphe 32). Enfin, les facteurs doivent être examinés non seulement à la lumière de faits de l’espèce, mais aussi dans le contexte du régime législatif dont découle la demande de contrôle judiciaire (Lorenz, au paragraphe 33).

[36]           Je remarque que, contrairement à la présente affaire qui fait suite à une série d’instances instituées contre le demandeur, dans les affaires Lorenz, CB Powell, Halifax et Szczecka, précitées, une procédure administrative unique était visée et les parties ne s’étaient jamais opposées dans le cadre d’une procédure auparavant.

[37]           Dans la décision Beltran, le juge Harrington a pris compte des retards et des épreuves qu’avait subis le demandeur dans le contexte de l’ensemble des instances opposant M. Beltran et le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Il a considéré que le retard dans cette affaire était inexcusable. (Voir aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Parekh, 2010 CF 692, [2010] ACF n856, au paragraphe 56.)

[38]           Dans sa décision Tursunbayev, le juge Russell a déclaré que le demandeur pouvait invoquer l’abus de procédure très tôt au cours de l’enquête, même si une décision n’avait pas encore été prise au sujet de son admissibilité ou de son exclusion. Cette affaire avait trait à la divulgation de renseignements concernant une mesure d’extradition présumée déguisée pour permettre à un pays étranger de poursuivre le demandeur en justice sur son territoire.

[39]           Dans sa décision Kanagaratnam, le juge Manson a accordé un sursis provisoire pour empêcher le délégué de statuer jusqu’à ce que soit tenu le contrôle judiciaire de la demande visant l’obtention d’un jugement déclarant que la procédure consistait en un abus de procédure. Le juge Manson a ainsi rejeté les arguments du défendeur selon lesquels la demande était prématurée et qu’il était loisible au demandeur de demander le contrôle judiciaire après que le délégué aurait rendu sa décision.

[40]           Le juge Phelan a ordonné la suspension de l’instance en plein cours de l’audience d’une demande de contrôle judiciaire dans l’affaire John Doe, précitée, considérant qu’il était possible que l’instance donne lieu à un abus. Selon lui, la décision contestée pouvait être qualifiée d’interlocutoire, mais elle était fondamentale en l’espèce.

[41]           La présente demande de contrôle judiciaire a retardé la procédure administrative qui, d’après les défendeurs, aurait normalement permis de rendre une décision en décembre 2013. Toutefois, contrairement à la déclaration contenue dans la lettre relative à l’équité, il n’y a pas « de nouveaux renseignements » pouvant servir de fondement à un nouveau motif d’interdiction de territoire. Comme l’a fait remarquer le juge Boivin lors de l’audience de la requête en sursis, ce sont les ministres qui ont tardé à invoquer ce nouveau motif. Et ce retard est d’environ 12 ans.

[42]           Par ailleurs, même si les défendeurs prétendent que le fractionnement du processus de demande de résidence permanente et les coûts additionnels occasionnés par ces procédures sont défavorables à une intervention des tribunaux, cette fragmentation et l’augmentation connexe des coûts auraient pu être évités si le motif d’interdiction de territoire visé à l’alinéa 37(1)b) avait été invoqué plus tôt.

[43]           Aux fins de la présente demande, je ne crois pas nécessaire de statuer sur le bien‑fondé des arguments voulant que le motif d’interdiction de territoire prévu à l’alinéa 37(1)b) commande l’application du principe de la préclusion pour question déjà tranchée et celui de la chose jugée. Je tiens à signaler que la question à laquelle le principe de la préclusion est censé s’appliquer doit avoir été déterminante dans la décision rendue à l’instance antérieure. En outre, elle doit porter sur des faits importants et sur des conclusions de droit ou des conclusions mixtes de fait et de droit qui ont été adoptées lors des instances antérieures (Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 RCS 125, au paragraphe 24).

[44]           À première vue et sans trancher l’affaire, compte tenu des principes énoncés dans les décisions citées, il n’est pas évident que ces exigences puissent être remplies. Cependant, j’estime que les arguments soulevés par le demandeur ne sont pas frivoles (Yamani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 482, [2003] ACF no 1931, autorisation d’appel refusée, [2004] CSCR no 62; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c JP, Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c B306, Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Hernandez, 2013 CAF 262, 368 DLR (4th) 524, autorisation d’appel à la CSC accueillie, 35677 (17 avril 2014)).

[45]           La Cour suprême du Canada s’est récemment penchée sur la doctrine de l’abus de procédure dans l’affaire Behn c Moulton Contracting Ltd, 2013 CSC 26, [2013] 2 RCS 227. Comme l’a fait remarquer le juge LeBel aux paragraphes 39 à 41, la doctrine se caractérise par sa souplesse et ne s’encombre pas d’exigences particulières, contrairement à la doctrine de la chose jugée et à celle de la préclusion pour question déjà tranchée. Elle émane du pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent que possèdent les juges d’empêcher que les procédures du tribunal soient utilisées abusivement. La doctrine fait appel à l’intérêt public d’un régime de procès justes et équitables et de la bonne administration de la justice. La doctrine de l’abus de procédure a notamment été appliquée lorsque le tribunal s’est dit convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée.

[46]           La doctrine de l’abus de procédure peut également s’appliquer lorsqu’une partie est responsable d’un retard déraisonnable qui a causé un grave préjudice à l’autre partie, comme c’est le cas en l’espèce d’après le demandeur (Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 RCS 307; Lopes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 403, 367 FTR 4).

[47]           Bien qu’il ne fasse aucun doute que le demandeur a subi un préjudice du fait de toutes ces instances et qu’il a dû supporter des coûts supplémentaires dans le cadre de sa demande de résidence permanente, le critère établissant l’abus de procédure attribuable à des retards administratifs est très difficile à remplir, comme l’explique le juge dans la décision Blencoe, au paragraphe 115:

Je serais disposé à reconnaître qu’un délai inacceptable peut constituer un abus de procédure dans certaines circonstances, même lorsque l’équité de l’audience n’a pas été compromise. Dans le cas où un délai excessif a causé directement un préjudice psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de protection des droits de la personne, le préjudice subi peut être suffisant pour constituer un abus de procédure. L’abus de procédure ne s’entend pas que d’un acte qui donne lieu à une audience inéquitable et il peut englober d’autres cas que celui où le délai cause des difficultés sur le plan de la preuve. Il faut toutefois souligner que rares sont les longs délais qui satisfont à ce critère préliminaire. Ainsi, pour constituer un abus de procédure dans les cas où il n’y a aucune atteinte à l’équité de l’audience, le délai doit être manifestement inacceptable et avoir directement causé un préjudice important. Il doit s’agir d’un délai qui, dans les circonstances de l’affaire, déconsidérerait le régime de protection des droits de la personne. […]

[48]           L’intérêt public à statuer sur les motifs invoqués contre le demandeur est considéré comme un facteur important dans l’affaire Lopes, au paragraphe 87, dans laquelle le ministre allègue que le demandeur a commis un crime contre l’humanité. En l’espèce, la perpétration de contrefaçon d’un passeport et d’autres documents alléguée au titre de l’alinéa 37(1)b) n’est pas du même ordre de criminalité, mais est néanmoins une infraction grave. Mettre en circulation un faux passeport, par exemple, constituait à l’époque qui nous intéresse une infraction passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans (Code criminel, LRC 1985, c C‑46, article 57). La peine généralement infligée à l’égard de pareilles infractions est généralement bien plus courte, surtout si le délinquant n’a aucun antécédent criminel au Canada.

[49]           Je souligne que dans l’arrêt Yamani, précité, au paragraphe 28, le juge Rothstein déclare que si des procédures successives pouvaient parfois constituer un abus de procédure, cet argument ne pouvait être invoqué dans l’affaire dont il était saisi en raison du libellé de la loi. Il a fondé sa conclusion sur le libellé de l’article 34 de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I‑2, qu’il a interprété comme autorisant des instances successives fondées sur les mêmes faits. L’article disposait :

34.  Les décisions rendues en application de la présente loi n'ont pas pour effet d'interdire la tenue d'une autre enquête par suite d'un autre rapport fait en vertu de l'alinéa 20(1)a) ou des paragraphes 27(1) ou (2) ou par suite d'une arrestation et d'une garde effectuées à cette fin en vertu de l'article 103

34. No decision given under this Act prevents the holding of a further inquiry by reason of the making of another report under paragraph 20(1)(a) or subsection 27(1) or (2) or by reason of arrest and detention for an inquiry pursuant to section 103..

[50]           Dans la pratique toutefois, comme le décrivent les notes explicatives remises au législateur avec le projet de loi donnant effet à cette version de l’article 34, une enquête ne devait pas être rouverte pour renverser une décision favorable à la partie intéressée, mais uniquement pour permettre le dépôt de nouveaux éléments de preuve susceptibles d’infirmer une décision défavorable ou pour permettre la correction d’une erreur technique telle que la délivrance d’une ordonnance de renvoi d’un mauvais type (Le projet de loi concernant l’immigration : notes explicatives sur une consolidation administrative du projet de loi concernant l’immigration préparé le ministère de la Main-d’œuvre et de l’Immigration ). Il n’est pas certain que cette explication a été portée à l’attention du juge Rothstein dans l’affaire Yamani.

[51]           Comme nous l’avons mentionné, la règle générale qui s’applique aux interventions au début d’une instance, énoncée dans la décision CB Powell, précitée, au paragraphe 31, veut que, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant qu’il n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces possibles n’ont pas été épuisés. Le critère permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est très exigeant, et les préoccupations soulevées quant à l’équité procédurale, la partialité ou l’existence d’importantes questions juridiques ou constitutionnelles ne constituent pas des circonstances exceptionnelles lorsque le processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (CB Powell, au paragraphe 33). Quoi qu’il en soit, à mon avis, les faits de l’espèce doivent être considérés comme des circonstances exceptionnelles.

[52]           Dans le cadre de la présente requête, les défendeurs allèguent que, dans l’affaire Almrei (Re), précitée, les questions soulevées en vertu de l’article 37 n’ont pas été réglées ni lors de la première ni lors de la seconde procédure relative au certificat de sécurité. Le premier certificat a été délivré sous le régime de l’ancienne Loi sur l’immigration. Le second a été délivré après la promulgation et la mise en vigueur de la LIPR. Les questions soulevées dans le cadre de la seconde procédure relative au certificat de sécurité consistaient à déterminer si le demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada aux termes de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR, s’il s’était livré au terrorisme en contravention de l’alinéa 34(1)c), et s’il était membre d’une organisation décrite à l’alinéa 34(1)f). Ces questions sont essentiellement les mêmes que celles qui ont été soulevées dans le cadre de la première procédure relative au certificat de sécurité sous le régime de l’ancienne loi.

[53]           La question que doit maintenant trancher le délégué du ministre consiste à déterminer si le demandeur s’est livré à des activités de criminalité transnationale en contravention de l’alinéa 37(1)b). Bien que cela semble à première vue un motif différent et ne commande par conséquent pas l’application du principe de la préclusion fondée sur la cause d’action, j’estime que la question dont est saisi le délégué a été soulevée de manière accessoire ou incidente dans les procédures relatives au certificat de sécurité. À première vue, le demandeur soulève un argument défendable selon lequel il serait abusif de lui demander de faire valoir son admissibilité pour la troisième fois en douze ans par suite des préoccupations à l’égard des mêmes activités.

[54]           Si l’affaire fait d’abord l’objet d’une décision administrative, il ne sera pas loisible au délégué du ministre de se demander si la question de l’interdiction de territoire du demandeur est irrecevable en raison du principe de la préclusion pour question déjà tranchée, du principe de la chose jugée ou encore de la doctrine de l’abus de procédure. Ce sont des questions de droit que le délégué, un décideur administratif, n’a pas compétence pour trancher (Gwala c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 792 (CAF), [1999] 3 CF 404, au paragraphe 3). Ces questions ne peuvent être tranchées que dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision du délégué.

[55]           Je reconnais qu’il est loisible au délégué d’examiner le contexte et les faits sur lesquels se fondent les arguments d’un demandeur pour prendre une décision à la lumière des motifs d’ordre humanitaires qui plaident en faveur de l’octroi du statut de résident permanent (Kanthasamy c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113, [2014] ACF no 472, aux paragraphes 69 à 71). Mais cela ne constitue pas, à mon avis, un autre recours approprié puisque les parties pourraient demander le contrôle judiciaire de la décision et, de fait, soulever la question de l’admissibilité de M. Almrei pour une troisième fois devant la Cour fédérale. Si la demande de contrôle judiciaire était accueillie, l’affaire serait réglée, sous réserve d’une décision de la Cour de certifier une question aux fins d’un appel.

[56]           L’information sur le trafic de faux documents d’identité était connue des autorités de l’immigration lorsqu’il a été décidé d’intenter des poursuites contre le demandeur au motif de la sécurité nationale. Comme l’a signalé le juge dans la décision Almrei (Re), précitée, aux paragraphes 494 et 495, des mesures auraient pu être prises pour que son statut de réfugié soit révoqué avant que le certificat ne soit délivré. Il est par conséquent étonnant que le délégué a choisi de qualifier ces renseignements de « nouveaux » dans la lettre relative à l’équité procédurale alors qu’ils étaient clairement en la possession des ministres défendeurs depuis nombre d’années. Le seul élément « nouveau » dans ce dossier c’est la décision de poursuivre le demandeur très tardivement en vertu de l’alinéa 37(1)b).

[57]           Aussi cette affaire s’apparente‑t‑elle à l’affaire Beltran, précitée, où le juge Harrington a conclu que le retard était inexcusable parce que le ministre avait négligé d’agir en dépit des renseignements pertinents qu’il détenait depuis de nombreuses années. S’il est vrai que le retard est plus court en l’espèce, la décision des défendeurs d’invoquer l’interdiction de territoire à la toute dernière minute a de fait empêché qu’un tribunal judiciaire se prononce sur la demande de bref de mandamus qui aurait pu se solder par une décision favorable au demandeur dans sa démarche pour obtenir la résidence permanente.

[58]           Je crois qu’il est utile de considérer comme des circonstances exceptionnelles le fait que le demandeur a été détenu dans des conditions strictes pendant plus de sept ans. Il a notamment passé diverses périodes dans un établissement à sécurité maximale et dans un établissement provincial de détention provisoire dans des conditions éprouvantes et, lorsqu’il a été mis en liberté en 2008, ses déplacements et ses contacts ont fait l’objet de conditions très restrictives. Sa détention a duré beaucoup plus longtemps que toute peine d’incarcération raisonnable qui lui aurait être infligée s’il avait été accusé au criminel et condamné pour les infractions sur lesquelles se fonde aujourd’hui la recommandation de l’ASFC selon laquelle il est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b). Bien que la détention aux fins de l’application de la législation en matière d’immigration n’équivaut pas à une incarcération pour infractions criminelles, il s’agit néanmoins d’une détention qui mène à la perte du droit à la liberté prévu à l’article 7 de la Charte comme en a conclu la Cour suprême dans l’arrêt Charkaoui, précité.

[59]           Le demandeur continue de subir des épreuves en raison de la lenteur du traitement de sa demande de résidence permanente et il soulève l’argument défendable qu’une décision éventuelle selon laquelle il serait interdit de territoire constituerait un abus de procédure ou encore serait en contravention des principes de la chose jugée ou de la préclusion pour question déjà tranchée. Tout gaspillage, retard ou fractionnement susceptible d’être causé par le fait que la présente demande de contrôle judiciaire serait instruite avant que la question de l’admissibilité ne soit tranchée seraient à mon avis attribuable à la conduite des défendeurs en l’espèce.

VI.             CONCLUSION

[60]           Selon moi, nous avons ici affaire à un des rares cas où un tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’intervenir avant qu’une décision administrative n’ait été rendue. Je ne crois pas que le demandeur disposait d’un autre recours qui serait considéré comme « un recours approprié et efficace » en réponse aux motifs invoqués contre lui en vertu de l’alinéa 37(1)b). Les facteurs qui militent en faveur d’une intervention l’emportent sur ceux qui commandent la déférence à l’égard de la fonction administrative. Je considère que les circonstances exceptionnelles qui permettent de conclure à un abus de procédure respectent la norme du « cas manifeste » qui justifie l’intervention des tribunaux à ce stade‑ci (Lorenz, précitée, au paragraphe 32).

[61]           Pour en arriver à cette conclusion, je tiens à souligner que le juge Boivin a conclu que la demande sous‑jacente comportait une question grave qui devait être jugée et que le demandeur subirait un préjudice irréparable si la situation devait perdurer. Je signale également que le juge Noël avait conclu que la demande d’autorisation devait être accueillie afin de permettre l’instruction de la demande de contrôle judiciaire. Au vu des décisions de mes collègues et compte tenu de mon analyse des facteurs pertinents définis par la jurisprudence, j’estime que la présente demande devrait être entendue sur le fond le plus rapidement possible.

[62]           Cela dit, la requête des défendeurs est rejetée et la Cour maintient le sursis accordé par le juge Boivin le 18 octobre 2013, lequel interdit aux ministres défendeurs de se livrer à une enquête relativement aux motifs d’interdiction de territoire qu’ils invoquent contre le demandeur.

[63]           Comme on peut supposer que la demande d’autorisation sera accueillie et que la demande de contrôle judiciaire sera instruite, les parties déposeront à la Cour un échéancier des étapes à suivre pour mener à bien la tenue d’une audience.

VII.          DÉPENS

[64]           Le demandeur a demandé une ordonnance rejetant la requête avec dépens. En vertu de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens.

[65]           La Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer en vertu de l’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Vu les circonstances particulières de l’espèce, j’estime qu’il y a des raisons spéciales d’adjuger les dépens en faveur du demandeur.

[66]           La présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a découlé, juste avant l’instruction de la demande de bref de mandamus, d’un avis de nouvelle enquête pour des motifs depuis longtemps connus des défendeurs. Il était loisible aux défendeurs de laisser la demande de mandamus suivre son cours et donner lieu à une décision sur la demande d’autorisation et à une audience sur le fond. Leur décision de présenter la présente requête rejetée a occasionné au demandeur des dépens supplémentaires, et ils doivent en assumer la conséquence. Je fixe cette conséquence au versement du montant forfaitaire de 3 000 $, débours compris.

VIII.       QUESTION CERTIFIÉE

[67]           Les défendeurs ont demandé à la Cour d’envisager la possibilité de certifier la question suivante :

[traduction] Une allégation d’abus de procédure constitue‑t‑elle des « circonstances exceptionnelles » justifiant la tenue d’un contrôle judiciaire avant que le tribunal administratif n’ait rendu une décision finale?

[68]           La compétence pour certifier une question est énoncée à l’alinéa 74d) de la LIPR selon lequel un « jugement consécutif au contrôle judiciaire » n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si le juge de la Cour fédérale certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle‑ci.

[69]           À mon avis, cette disposition ne permet pas les appels de décisions interlocutoires rendues à l’égard de questions comme celle que soulève la présente requête, si le juge de première instance ne refuse pas d’exercer sa compétence (Canada (Solliciteur général) c Subhaschandran, 2005 CAF 27, [2005] ACF no 107).

[70]           Au cas où mon interprétation de l’article 74 serait erronée en ce qui concerne la compétence pour certifier une question, je préfère refuser de certifier la question qui a été proposée. Il ne s’agit pas d’une question de portée générale qui donnerait lieu à une réponse d’application générale qui transcende la décision particulière à l’égard de laquelle elle se pose (Boni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 68, [2006] ACF no 275, au paragraphe 10). Comme l’énonce la jurisprudence précitée, la question de savoir si un abus de procédure justifie l’intervention de la Cour avant que le tribunal administratif ne rende sa décision finale dépend des faits propres à chaque cas.


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que :

1.                  La requête est rejetée;

2.                  Le sursis accordé par le juge Richard Boivin le 18 octobre 2013 en vue d’empêcher qu’il soit statué sur l’admissibilité du demandeur et sur sa demande de résidence permanente au Canada tant que la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire n’aura pas été tranchée est maintenu;

3.                  Les parties fourniront à la Cour un échéancier des étapes à suivre pour mener à bien l’examen de la demande;

4.                  Les dépens de la présente requête sont adjugés au demandeur en un versement forfaitaire de 3 000 $, débours compris.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-Michèle Chidiac, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5885-13

INTITULÉ :

HASSAN ALMREI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 JUILLET 2014

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 23 OCTOBRE 2014

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

POUR LE DEMANDEUR

Gregory George

Ada Mok

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman

Waldman & Associates

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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