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Date : 20141022


Dossier : T-955-13

Référence : 2014 CF 931

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

SYNDICAT DES AGENTS CORRECTIONNELS DU CANADA – CSN

ET KERRI LUDLOW

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(Les jugement et motifs confidentiels ont été rendus le 30 septembre 2014.)

LA JUGE HENEGHAN

I.                   INTRODUCTION

[1]               Le Syndicat des agents correctionnels du Canada - CSN et Kerri Ludlow (les demandeurs) sollicitent, en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, le contrôle judiciaire de la décision rendue le 2 mai 2013 par l’agent d’appel Jean-Pierre Aubre, du Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (l’agent d’appel). Dans cette décision, l’agent d’appel a infirmé l’instruction donnée par l’agent de santé et de sécurité Bob Tomlin le 15 septembre 2010. Conformément au paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, le procureur général du Canada est désigné à titre de défendeur (le défendeur) dans la présente demande.

II.                LES FAITS

[2]               La présente demande fait suite à la plainte que Kerri Ludlow a déposée le 25 août 2010 auprès de Ressources humaines et Développement des compétences Canada. Madame Ludlow travaille comme agente correctionnelle pour le Service correctionnel du Canada (le SCC) à l’Établissement Fenbrook, un établissement fédéral à sécurité moyenne (l’Établissement).

[3]               L’Établissement est situé à Gravenhurst, en Ontario. Il est conçu pour accueillir des détenus appartenant à la catégorie dite « à sécurité moyenne » ayant obtenu une cote d’adaptation à l’établissement « faible », ce qui signifie que les détenus en question présentent un risque d’évasion allant de faible à moyen et une menace également faible à moyenne pour la sécurité du public.

[4]               À l’intérieur de l’Établissement, les détenus peuvent normalement sortir librement de leur cellule sans se faire contrôler : dans plusieurs des unités, ils n’y sont pas confinés. Les unités résidentielles sont conçues selon le modèle de milieu ouvert et les détenus peuvent y circuler sans entrave à tout moment. C’est ce décloisonnement qui permet d’accueillir des détenus à faible risque.

[5]               Madame Ludlow a déposé une plainte parce qu’elle s’inquiétait du manque de personnel pendant les quarts de nuit. D’après ce qu’elle indique dans sa plainte, il y aurait beaucoup moins d’agents correctionnels affectés aux quarts de nuit qu’à ceux du jour.

[6]               Durant le jour, les agents correctionnels patrouillent deux par deux les rangées, où sont situés les prisonniers. La nuit, en raison du nombre réduit d’agents, ils doivent le faire seuls. Il y a, dans les rangées, des angles morts qui font que l’agent correctionnel en patrouille ne peut être vu en permanence par ses collègues du centre de contrôle.

[7]               Selon Mme Ludlow, le nombre de détenus est le même, le jour comme la nuit. Elle affirme que la réduction nocturne de personnel augmente les risques encourus par les agents correctionnels affectés à ce quart de travail. De plus en plus, la population carcérale accueille des détenus présentant une cote de sécurité plus élevée ou affiliés à des gangs. En raison du nombre réduit d’employés pendant le quart de nuit, ces derniers n’ont pas les moyens de faire face à plus d’une urgence à la fois. La réunion de ces facteurs fait que les agents correctionnels sont exposés à un danger lorsqu’ils travaillent de nuit.

[8]               Madame Ludlow a d’abord fait part de ses préoccupations à ses supérieurs. Le comité de sécurité et de santé de l’Établissement a fait enquête au sujet de la plainte. À la suite de cette enquête qui a pris fin le 19 août 2010, le comité de sécurité et de santé a recommandé la mise en œuvre d’un certain nombre de mesures visant à répondre aux préoccupations de Mme Ludlow.

[9]               Le 25 août 2010, Mme Ludlow, insatisfaite de l’issue de l’enquête, a déposé une plainte auprès de Ressources humaines et Développement des compétences Canada en vertu de l’article 127.1 du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2 (le Code). Des employés du Programme du travail de Ressources humaines et Développement des compétences Canada ont ouvert une enquête.

[10]           Le 30 août 2010, dans le cadre de l’enquête, les agents de santé et de sécurité Bob Tomlin et Domenico Iacobellis ont effectué une visite de l’Établissement. Ils ont rencontré Mme Ludlow, le représentant des agents correctionnels et employés Jeff West, la sous‑directrice de l’Établissement, Launa Smith, ainsi qu’Anette Allen, une employée membre du comité de sécurité et de santé de l’Établissement. Les agents de santé et de sécurité ont également inspecté deux des unités résidentielles accueillant des détenus.

[11]           L’agent de santé et de sécurité Bob Tomlin a présenté son rapport d’enquête le 4 octobre 2010. Dans ce rapport, il note trois problèmes soulevés par Mme Ludlow dans sa plainte :

1.                  Le profil des délinquants gardés à l’Établissement a changé et celui‑ci accueille désormais des détenus qui appartiennent à un niveau de sécurité plus élevé.

2.                  En raison du nombre réduit d’employés travaillant de nuit, il n’est pas possible de faire face adéquatement aux urgences.

3.                  La conception de l’Établissement, qui favorise la libre circulation des détenus, requiert un plus grand nombre d’employés sur les lieux afin d’assurer la protection du personnel, des détenus et de la population générale.

[12]           Selon l’agent de santé et de sécurité Tomlin, les éléments de preuve recueillis permettaient de conclure que les détenus de l’Établissement étaient devenus plus agressifs et imprévisibles. Dans la plus récente évaluation des risques pour la sécurité qu’il a réalisée, l’Établissement s’abstient de commenter les conditions du travail de nuit. L’agent de santé et de sécurité a déclaré qu’il n’était pas convaincu que le SCC, en tant qu’employeur, avait cherché à vérifier si son programme de prévention des risques était adapté aux quarts de nuit comme il était tenu de le faire. Il y avait donc violation du Code.

[13]           L’agent de santé et de sécurité a également déterminé que le nombre actuel d’employés présents pendant le quart de nuit ne pouvait suffire qu’à faire face à une seule urgence. S’il devait y avoir une deuxième urgence, il serait nécessaire de faire venir des agents correctionnels en repos, ce qui retarderait l’intervention. Par ailleurs, l’agent de santé et de sécurité a constaté que lors des patrouilles, les agents correctionnels devaient traverser des zones hors de vue et que la méthode actuellement appliquée pour effectuer les rondes exigeait de laisser le poste de contrôle sans surveillance. En outre, l’augmentation de la population carcérale de l’Établissement a forcé celui-ci à mettre un deuxième détenu par cellule. L’agent de santé et de sécurité a conclu que ces facteurs posaient un « danger » au sens du Code.

[14]           Conformément à l’alinéa 145(2)a) du Code, l’agent de santé et de sécurité a donc enjoint au SCC, par instruction donnée le 15 septembre 2010, d’écarter le risque identifié dans le rapport.

[15]           Le 4 octobre 2010, l’agent de santé et de sécurité a également enjoint au SCC, par instruction donnée en vertu de l’alinéa 145(2)a) du Code, d’évaluer l’efficacité de son programme de prévention des risques conformément à ce qui était indiqué dans le rapport.

[16]           Le 21 septembre 2010, le SCC a fait appel de l’instruction, donnée par l’agent de santé et de sécurité Bob Tomlin le 15 septembre 2010, devant le Tribunal de santé et sécurité au travail Canada.

III.             LA DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE

[17]           L’agent d’appel a examiné la preuve et les arguments des parties. Selon lui, l’appel portait essentiellement sur la question de savoir si les niveaux de dotation en personnel de l’Établissement sont suffisants pour permettre aux employés de s’acquitter sans danger d’un certain nombre de tâches durant le quart de nuit, dont les patrouilles, et d’être en mesure de faire face à plus d’une urgence. Pour trancher cette question, il fallait apprécier les faits et la situation prévalant à l’Établissement Institution, y compris les politiques et pratiques en vigueur.

[18]           L’agent d’appel a précisé que son rôle, dans le cadre de l’appel, était de déterminer, selon la prépondérance des probabilités, si le danger identifié par l’agent de santé et de sécurité Bob Tomlin était réel. L’appel devait prendre la forme d’un nouvel examen. L’agent d’appel a conclu qu’il avait compétence pour enjoindre à l’employeur, au besoin, d’écarter le risque ou le danger. Cette compétence qui lui est conférée ne consistait pas à remettre en question la prérogative de l’employeur d’adopter des politiques, mais plutôt à déterminer si ces politiques, dans leur application, donnaient lieu à un danger.

[19]           L’agent d’appel a signalé que les deux parties à l’appel avaient convenu qu’il était impossible d’éliminer complètement les risques découlant du contact avec les détenus dans un milieu carcéral. Pour déterminer à quel danger les employés de l’Établissement étaient exposés, il fallait apprécier les circonstances propres à ce milieu de travail et les conditions normales de l’emploi. On ne peut fonder les notions de danger sur des conjectures.

[20]           L’agent d’appel a rappelé les quatre volets du critère appliqué par la juge Dawson (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans le jugement Société canadienne des postes c Pollard (2007), 321 F.T.R. 284, au paragraphe 66, confirmé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Société canadienne des postes c Pollard (2008), 382 N.R. 173 (C.A.F.), pour déterminer si une situation dans un lieu de travail constitue un danger.

[21]           L’agent d’appel a reconnu que le profil des détenus de l’établissement avait changé et que cela pouvait rendre le travail des agents correctionnels plus difficile. Toutefois, au bout du compte, il a estimé en se fondant sur la preuve qu’il s’agissait davantage d’un changement de nature administrative qui n’avait pas d’incidence sur le milieu de travail dans son fonctionnement quotidien. Il a mis en doute l’affirmation selon laquelle [traduction] « quelque chose finira par arriver » à l’Établissement.

[22]           L’agent d’appel a conclu qu’aucun élément de preuve ne tendait à démontrer que l’impossibilité pour le personnel de faire face adéquatement à une deuxième situation d’urgence tenait d’autre chose que d’une simple hypothèse. Après avoir pris en compte l’ensemble de la preuve produite, il a jugé qu’il était injustifié de conclure, selon la prépondérance de la preuve, à l’existence d’un danger. En conséquence, il a accueilli l’appel et annulé l’instruction donnée à l’employeur.

IV.             LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[23]           Les dispositions pertinentes du Code sont les suivantes :

Définitions

122. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

[…]

« danger »

“danger”

« danger » Situation, tâche ou risque — existant ou éventuel — susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade — même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats — , avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d’avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur. […]

 

Definitions

122. (1) In this Part,

“danger”

 

« danger »

“danger” means any existing or potential hazard or condition or any current or future activity that could reasonably be expected to cause injury or illness to a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected, or the activity altered, whether or not the injury or illness occurs immediately after the exposure to the hazard, condition or activity, and includes any exposure to a hazardous substance that is likely to result in a chronic illness, in disease or in damage to the reproductive system;

Refus de travailler en cas de danger

128. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :

[…]

b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;

 

c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.

 

Exception

 

(2) L’employé ne peut invoquer le présent article pour refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche lorsque, selon le cas :

a) son refus met directement en danger la vie, la santé ou la sécurité d’une autre personne;

b) le danger visé au paragraphe (1) constitue une condition normale de son emploi.

Refusal to work if danger

128. (1) Subject to this section, an employee may refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity, if the employee while at work has reasonable cause to believe that

 

 

 

(b) a condition exists in the place that constitutes a danger to the employee; or

(c) the performance of the activity constitutes a danger to the employee or to another employee.

No refusal permitted in certain dangerous circumstances

(2) An employee may not, under this section, refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity if

 

 

(a) the refusal puts the life, health or safety of another person directly in danger; or

(b) the danger referred to in subsection (1) is a normal condition of employment.

V.                LES QUESTIONS EN LITIGE

[24]           Selon les demandeurs, les questions en litige portent, premièrement, sur l’erreur de droit commise par l’agent d’appel, qui a [traduction] « omis de suivre la méthode prévue dans le Code et la jurisprudence de la Cour fédérale en ce qui a trait à la détermination de l’existence d’un danger » et, deuxièmement, sur le défaut [traduction] « d’observer un principe de justice naturelle, en particulier le défaut de se livrer à une véritable analyse de l’ensemble des éléments de preuve se rapportant à la détermination de l’existence d’un danger ».

[25]           Le défendeur met en doute l’admissibilité des affidavits produits par les demandeurs, à savoir, ceux souscrits par les agents correctionnels Kerri Ludlow, Robert Finucan, Jean-Luc Chamaillard, Michael Scott Dafoe, Tim Foster, David Saponara et Mike Ainger. Ces personnes disent donner un résumé des témoignages présentés à l’agent d’appel.

[26]           Le défendeur s’oppose à la prise en compte de ces affidavits.

[27]           Ainsi, la demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

Quelle est la norme de contrôle applicable?

Les affidavits produits par les demandeurs sont-ils admissibles?

1.                  Le fait pour l’agent d’appel de ne pas avoir appliqué les critères appropriés à l’analyse de la notion de danger rend-il sa décision déraisonnable?

2.                  Le fait pour l’agent d’appel de ne pas s’être livré à une véritable analyse de la preuve rend-il sa décision déraisonnable?

VI.             LES ARGUMENTS

Première question en litige : Quelle est la norme de contrôle applicable?

A.                L’argument des demandeurs

[28]           Les demandeurs soutiennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Ils se fondent à cet égard sur l’arrêt Martin c Canada (Procureur général), [2005] 4 RCF 637 (C.A.F.).

B.                 L’argument du défendeur

[29]           Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Il ajoute qu’une grande retenue s’impose à l’égard de la décision de l’agent d’appel.

C.                 Analyse

[30]           Selon les demandeurs, les questions en litige portent sur une erreur de droit et un manquement à l’équité procédurale. Les questions de cette nature seraient normalement assujetties à un contrôle selon la norme de la décision correcte : voir les arrêts Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 51, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43.

[31]           Toutefois, étant donné la nature de la décision en cause en l’espèce, il me semble que l’agent d’appel a apprécié les éléments de preuve concernant les conditions de travail et qu’il a examiné ces éléments de preuve en tenant compte des exigences prévues par la loi. Les questions qui ont été soulevées sont essentiellement des questions mixtes de fait et de droit. Ce genre de question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 51.

Deuxième question en litige : les affidavits produits par les demandeurs sont-ils admissibles?

A.                L’argument des demandeurs

[32]           Les demandeurs n’ont présenté aucun argument sur la question de l’admissibilité des affidavits.

B.                 L’argument du défendeur

[33]           Le défendeur s’oppose à la production de plusieurs affidavits qui reprendraient en partie les témoignages donnés par les déposants devant l’agent d’appel. Il soutient que ces affidavits sont préjudiciables, peu fiables et intéressés et qu’il ne doit pas en être tenu compte.

[34]           Selon la règle générale, il faut, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, uniquement tenir compte de la preuve dont disposait le décideur. Aucune des exceptions à cette règle ne vaut en l’espèce : voir l’arrêt Mazhero c Conseil canadien des relations industrielles et autre (2002), 292 NR 187, au paragraphe 5.

[35]           Le défendeur soutient que la prise en compte de ces affidavits aurait pour effet de transformer le contrôle judiciaire en une instance totalement nouvelle, ce qui est contraire à l’objet des demandes de contrôle judiciaire : voir le jugement Première nation d’Ochapowace c Canada (Procureur général), [2008] 3 RCF 571, aux paragraphes 9 et 10.

C.                 Analyse

[36]           Je souscris aux arguments du défendeur. Tous les éléments de preuve documentaire portés à la connaissance de l’agent d’appel se retrouvent dans l’affidavit de Fabiola Egalité, lequel fait partie du dossier de demande du défendeur. Les affidavits ne font pas partie du dossier dont était saisi l’agent d’appel quand il a rendu sa décision. On ne saurait accepter qu’une personne résume dans un affidavit le témoignage qu’elle a donné antérieurement : voir le jugement Chamberlain Group, Inc. c Lynx Industries Inc. (2010), 368 FTR 319, au paragraphe 15. Les affidavits ne seront donc pas pris en compte.

Troisième question en litige : Le fait pour l’agent d’appel de ne pas avoir appliqué les critères appropriés à l’analyse de la notion de danger rend-il sa décision déraisonnable?

A.                L’argument des demandeurs

[37]           Les demandeurs font valoir que l’appréciation de l’existence d’un danger au sens du Code comporte une analyse en deux étapes. Ils invoquent à cet égard le jugement rendu par la Cour fédérale dans Canada c Vandal et autres (2010), 366 FTR 28. Dans un premier temps, il faut déterminer, suivant le paragraphe 128(1) du Code, si un danger est réellement présent. Une fois qu’il a été déterminé qu’un danger existe, il faut se demander si celui‑ci constitue une condition normale de l’emploi au sens de l’alinéa 128(2)b) du Code.

[38]           De l’avis des demandeurs, bien que l’agent d’appel ait énoncé le critère applicable à l’existence du danger exposé par la juge Dawson dans le jugement Société canadienne des postes, précité, il n’a pas appliqué ce critère aux faits. Dans sa décision, il n’établit pas de distinction entre l’analyse du danger et celle des conditions normales de l’emploi.

[39]           En outre, selon les demandeurs, il ne ressort pas de la décision que l’agent d’appel s’est livré à une appréciation de la preuve, ainsi que l’exige la jurisprudence : voir l’arrêt Société canadienne des postes, précité, de la Cour d’appel fédérale.

B.                 L’argument du défendeur

[40]           Le défendeur soutient que l’agent d’appel a conclu expressément à l’absence de danger dans le lieu de travail et qu’il a appliqué, pour ce faire, le bon critère juridique. La démarche analytique prônée par les demandeurs a été rejetée par les tribunaux et elle est sans fondement.

[41]           Selon le défendeur, les demandeurs ont tort d’invoquer le jugement Vandal, précité. Il affirme que ce jugement soulève une question bien circonscrite, soit celle de savoir si l’agent d’appel peut instruire un appel dans le cas où l’agent de santé et de sécurité n’a pas conclu à l’existence d’un danger, et qu’il ne dit mot quant à la démarche analytique à suivre pour déterminer si un danger existe.

[42]           Le défendeur soutient que l’agent d’appel a effectué une analyse qui était conforme à la jurisprudence établie. Il a correctement énoncé le critère à appliquer pour évaluer si un danger existe et il a appliqué ce critère aux faits et à la preuve. L’agent d’appel est peut‑être arrivé à une conclusion différente de celle qu’auraient souhaitée les demandeurs, mais sa décision n’est pas déraisonnable pour autant.

[43]           Le défendeur conteste l’argument des demandeurs voulant que l’agent d’appel ait commis une erreur de droit en n’appliquant pas le principe de [traduction] « faible fréquence, risque élevé », qui veut qu’il n’y ait pas lieu de tenir compte de la probabilité qu’un préjudice survienne si l’on sait que les conséquences de ce préjudice seraient désastreuses ou critiques. À son avis, ni le Code ni la jurisprudence ne procurent une assise à ce principe, et il rappelle que la Cour fédérale l’a d’ailleurs rejeté : voir le jugement Martin-Ivie c Canada (Procureur général) (2013), 436 FTR 107, aux paragraphes 45 et 46. L’agent d’appel a appliqué la démarche analytique qui convenait et sa décision était raisonnable.

C.                 Analyse

[44]           Lors d’un contrôle judiciaire, l’analyse du caractère raisonnable d’une décision exige que celle‑ci soit justifiable, transparente et intelligible, comme la Cour suprême le précise au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, précité. À mon avis, la décision de l’agent d’appel satisfait à cette norme.

[45]           Au vu de la preuve dont il était saisi, l’agent d’appel a conclu que la survenance d’une deuxième situation d’urgence revêtait un caractère purement hypothétique, que les changements constatés dans la population carcérale étaient de nature administrative et que la preuve ne permettait pas de conclure à l’existence d’un danger. Ces conclusions satisfont au critère de la raisonnabilité.

[46]           Pour déterminer si la preuve permettait d’établir la présence d’un danger dans le lieu de travail, l’agent d’appel a énoncé et appliqué le bon critère, soit celui qu’a énoncé la juge Dawson, de la Cour fédérale, au paragraphe 66 du jugement Société canadienne des postes, précité.

[47]           L’agent d’appel n’a peut-être pas effectué l’analyse par étapes de chacun des facteurs mentionnés par la juge Dawson dans le jugement Société canadienne des postes, précité, mais il ressort clairement de ses motifs qu’il a apprécié les éléments de preuve dont il était saisi pour déterminer s’il était vraisemblable que les circonstances susceptibles de causer une blessure se concrétisent à l’avenir. Or, c’est là la tâche de l’agent d’appel appelé à procéder à l’analyse d’un danger, telle que l’a énoncée la juge Dawson au paragraphe 68 du jugement Société canadienne des postes, précité, lequel a été confirmé en appel : voir l’arrêt Société canadienne des postes, précité, de la Cour d’appel fédérale, en particulier le paragraphe 16.

[48]           Je conviens avec le défendeur que l’application du principe de « faible fréquence, risque élevé » à la définition du danger n’est pas envisagée par le Code : voir le jugement Martin-Ivie, précité. La notion de « danger », telle qu’elle est définie dans le Code, suppose que l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’un risque éventuel ou une activité future cause des blessures. Une conclusion de danger ne peut reposer sur des conjectures ou des hypothèses : voir l’arrêt Martin, précité, au paragraphe 37.

[49]           À mon sens, les arguments des demandeurs indiquent qu’ils tentent de faire réexaminer la preuve présentée à l’agent d’appel. Or, il ne fait aucun doute que l’agent d’appel a apprécié les  éléments de preuve dont il disposait et qu’il est arrivé à une conclusion qu’il pouvait légitimement tirer sur la base du dossier et de la preuve produits. Il n’était pas tenu de se demander si tel danger constituait une condition normale de l’emploi en cause, vu qu’il a conclu à l’absence d’un danger. Sa conclusion était raisonnable.

Quatrième question en litige : Le fait pour l’agent d’appel de ne pas s’être livré à une véritable analyse de la preuve rend-il sa décision déraisonnable?

A.                L’argument des demandeurs

[50]           Selon les demandeurs, l’agent d’appel ne se livre pas à une véritable analyse de la preuve dans sa décision et celle-ci n’est pas conforme aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale. À l’appui de ce qu’ils avancent, les demandeurs soutiennent qu’il faut évaluer le caractère suffisant des motifs exposés par un décideur à la lumière de la gravité des questions soulevées, du cadre législatif et de l’importance des répercussions de la décision : voir l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 23 à 28.

[51]           Les demandeurs font valoir que la décision de l’agent d’appel n’est pas assujettie à un droit d’appel. Elle porte sur d’importantes questions de santé et de sécurité ainsi que sur le droit de refuser de travailler : voir le jugement Vandal, précité. Les problèmes que soulève Mme Ludlow constituent un danger potentiel pour sa santé et elle ne devrait pas être laissée dans le doute quant aux raisons de l’annulation de l’instruction : voir l’arrêt Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c Quesnelle (2003), 301 NR 98 (C.A.F.), aux paragraphes 8 à 10.

[52]           Les demandeurs ajoutent que l’agent d’appel n’a pas fait de rapprochement entre la preuve résumée par l’avocat de l’employeur et les autres éléments de preuve dont il disposait. Il a rejeté la preuve anecdotique concernant l’activité des détenus pendant le quart de nuit parce qu’il ne l’a pas jugée pertinente. Il n’a pas expliqué pourquoi il avait conclu que les changements observés au niveau du profil des détenus étaient de nature administrative. Il ne s’est pas livré à une véritable analyse de la preuve se rapportant à la conclusion de danger et aux conditions normales de l’emploi. La décision est déraisonnable.

B.                 L’argument du défendeur

[53]           Le défendeur soutient que l’insuffisance des motifs ne constitue pas un motif autonome de contrôle judiciaire. Il se fonde, pour faire valoir ce point, sur le paragraphe 16 de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708. Les décisions doivent être considérées comme un tout, conformément au paragraphe 54 de l’arrêt Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, [2013] 2 RCS 458.

[54]           Selon le défendeur, l’agent d’appel a clairement énoncé que la preuve ne permettait pas de conclure à l’existence d’un danger.

C.                 Analyse

[55]           De l’avis des demandeurs, il s’agit en l’espèce d’une question d’équité procédurale et de justice naturelle. Leur position est sans fondement, la Cour suprême du Canada ayant indiqué à maintes reprises que la suffisance des motifs ne relevait pas de l’équité procédurale : voir l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité, au paragraphe 20.

[56]           La Cour suprême du Canada a également précisé que la question de la suffisance des motifs ne pouvait à elle seule donner ouverture à un contrôle judiciaire : voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité.

[57]           Les motifs donnés par l’agent d’appel auraient certes pu être plus clairs. Toutefois, si on les considère dans leur ensemble ainsi qu’à la lumière du dossier, ces motifs révèlent que la preuve n’a pas convaincu l’agent d’appel de l’existence d’un danger. Or, la Cour suprême du Canada a statué que les cours de justice pouvaient examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat : voir Newfoundland Nurses Union, précité, au paragraphe 15. Les motifs sont justifiés, transparents et intelligibles, et par conséquent, la décision satisfait à la norme de raisonnabilité énoncée dans l’arrêt Dunsmuir, précité.

[58]           Rien ne justifie de modifier la décision; la demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

[59]           Bien qu’aucune ordonnance de confidentialité n’ait été sollicitée avant ou pendant l’instruction de la demande, les demandeurs ont traité certains des renseignements produits comme confidentiels. Par surcroît de prudence, les présents motifs auront une version confidentielle. Les avocats des parties feront savoir à la Cour, dans les quatorze (14) jours, quels passages des motifs ils aimeraient voir expurger, le cas échéant, avant qu’ils soient rendus publics.

[60]           En conséquence, la demande est rejetée et les dépens sont adjugés au défendeur.

« E. Heneghan »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 22 octobre 2014

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-955-13

 

INTITULÉ :

SYNDICAT DES AGENTS CORRECTIONNELS DU CANADA ET KERRI LUDLOW c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 MARS 2014

motiFS DU JUGEMENT :

LA JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS CONFIDENTIELS :

LE 30 SEPTEMBRE 2014

DATE DES MOTIFS PUBLICS :

LE 22 OCTOBRE 2014

COMPRUTIONS :

Peggy Smith

                                                POUR LES DEMANDEURS

Caroline Engmann

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Peggy Smith

Kingston (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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