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Date : 20141125


Dossier : T-1739-13

Référence : 2014 CF 1125

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2014

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

LUC DES ROCHES

demandeur

et

LA PREMIÈRE NATION WASAUKSING

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

Aperçu

[1]               Le demandeur, M. Des Roches, sollicite le contrôle judiciaire des mesures ou décisions prises par la Première Nation Wasauksing, qui a attribué des cigarettes exonérées de taxe ou non marquées à des détaillants de la Première Nation, dont les propriétaires du Mystic Loon. Le demandeur soutient que le Mystic Loon n’est pas une entreprise exerçant des activités dans la réserve parce que les terres qu’elle occupe sont des terres de la Couronne qui étaient auparavant propriété de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et de ses prédécesseurs. Selon lui, la bande a illégalement attribué des cigarettes exonérées de taxe au Mystic Loon.

[2]               Au départ, le demandeur voulait obtenir un jugement déclaratoire portant que la Première Nation avait attribué illégalement des cigarettes au Mystic Loon en 2012, en 2013 et en 2014, une injonction interdisant toute autre attribution au Mystic Loon et une ordonnance autorisant la tenue d’un renvoi afin de déterminer la quantité de cigarettes qui aurait dû être attribuée aux autres détaillants exerçant des activités dans la réserve ainsi que la quote‑part des attributions faites aux Mystic Loon qui lui revenait à lui‑même. Il demande maintenant la permission de modifier sa demande afin de solliciter uniquement un jugement déclaratoire portant que le Mystic Loon n’est pas situé sur des terres de réserve et qu’en conséquence, la Première Nation lui a illégalement attribué des cigarettes. Il a laissé tomber l’argument à l’appui de sa demande d’injonction et d’attribution aux autres détaillants, et se propose d’intenter ce recours devant un autre tribunal.

[3]               La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Comme je l’explique de manière plus détaillée dans les motifs qui suivent, la Cour n’a pas compétence pour examiner cette demande de contrôle judiciaire. Par ailleurs, si la Cour avait la compétence voulue, la demande de contrôle judiciaire serait néanmoins rejetée conformément au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi], du fait que le demandeur ne l’a pas présentée dans les trente jours qui ont suivi les décisions en cause, qu’il n’a pas sollicité la prorogation de ce délai et qu’il n’a pas non plus établi que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder une telle prorogation.

Le contexte

[4]               Monsieur Des Roches est membre de la Première Nation Wasauksing et il habite dans la réserve Wasauksing sur l’île Parry, à Parry Sound, en Ontario. Il exploite le dépanneur Rezmart où il vend, entre autres choses, des cigarettes exonérées de taxe à d’autres membres de la Première Nation.

[5]               En 1999, la Première Nation Wasauksing a conclu avec le ministère des Finances de l’Ontario un accord visant les détaillants de tabac et la vente de cigarettes exonérées de taxe ou non marquées. La Première Nation reçoit un quota de cigarettes qu’elle répartit ensuite entre les divers détaillants de la réserve. Ce quota est de vingt pour cent supérieur à ce que le ministre des Finances attribuerait directement aux détaillants si la Première Nation n’avait pas conclu l’accord en question.

[6]               Le Mystic Loon est l’un des détaillants à qui est attribuée une quantité de cigarettes, au même titre que le Rezmart.

[7]               Selon M. Des Roches, le Mystic Loon n’est pas situé sur des terres de réserve, mais bien sur des terres de la Couronne et, en conséquence, il ne devrait pas se voir attribuer de cigarettes exonérées de taxe.

[8]               Monsieur Des Roches a fourni des renseignements historiques détaillés concernant la propriété des terres où sont situés les locaux occupés par le Mystic Loon, et notamment, les premiers accords fonciers, qui remontent à 1895, et en vertu desquels la Compagnie du chemin de fer d’Ottawa à Parry‑Sound [Ottawa Parry Sound Railway, l’OPSR] a acquis, cette même année, les terres en question auprès de la Couronne après que cette dernière eût négocié une entente avec la Première Nation Wasauksing au sujet de ces terres. L’OPSR a ensuite construit sur ces terres une ligne de chemin de fer qui a plus tard fusionné avec la Grand Trunk Railway et finalement, avec la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada [le CN]. En 1987, le CN a rétrocédé les terres à la Couronne. La même année, la Couronne et la Première Nation Wasauksing ont conclu une entente aux termes de laquelle la Couronne devait rétrocéder les terres à la Première Nation après les avoir dépolluées. Les travaux de dépollution environnementale n’ont pas encore été réalisés et l’entente définitive n’est pas encore parachevée.

[9]               L’histoire des terres est certes intéressante, mais elle ne permet pas de savoir si la bande de terres, constituant anciennement le chemin de fer, est située dans la réserve ou si elle demeure la propriété de la Couronne. S’il s’agit de terres de la Couronne, il faut dans ce cas se demander s’il demeure possible de les considérer comme des terres de réserve conformément à la définition de « réserve » figurant dans le Règlement de l’Ontario 649/93, pris en vertu de la Loi de la taxe sur le tabac, LRO 1990, c T 10. Si le Mystic Loon est situé dans la réserve, il est incontestable qu’il a droit à une attribution de cigarettes exonérées de taxe. Toutefois, au‑delà des questions consistant à savoir si le Mystic Loon exerce des activités sur des terres de réserve et, dans le cas contraire, si la Première Nation lui a illégalement attribué une partie du quota, se pose une question plus fondamentale, soit celle de la compétence de la Cour en ce qui a trait à l’examen de la demande de contrôle judiciaire.

Les dispositions législatives pertinentes sont reproduites à l’annexe A.

La thèse du demandeur

La compétence

[10]           Le demandeur soutient qu’en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour a la compétence voulue pour examiner la demande de contrôle judiciaire étant donné que la Première Nation Wasauksing est un « office fédéral » au sens de la définition figurant au paragraphe 2(1) de la Loi.

[11]           Le demandeur fait valoir que la Cour est rendre un jugement déclarant illégale l’attribution de cigarettes exonérées de taxe au Mystic Loon, car avant d’exercer ce pouvoir d’attribution que lui confère la Loi de la taxe sur le tabac de l’Ontario et l’accord sur les détaillants de tabac conclu avec cette province, la Première Nation doit d’abord déterminer si les terres sont des terres de réserve conformément à la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5, qui est une loi fédérale.

[12]           Le demandeur soutient que dans le jugement Devil’s Gap Cottagers (1982) Ltd c Première Nation de Rat Portage no 38B (Nation Wauzhushk Onigum), 2008 CF 812, [2009] 2 RCF 267 [Devil’s Gap], la Cour a statué que c’était la nature du pouvoir exercé qui permettait de déterminer si la Cour avait compétence. En l’espèce, le pouvoir exercé consiste à déterminer si les terres sont des terres de réserve, et ce pouvoir découle de la Loi sur les Indiens et non de la Loi de la taxe sur le tabac de l’Ontario.

[13]           Le demandeur soutient que la Loi de la taxe sur le tabac de l’Ontario et l’accord concernant les détaillants de tabac ne confèrent pas à la Première Nation le pouvoir de décider que des terres sont des terres de réserve, car la détermination de ce qui constitue une réserve requiert la participation de la Couronne fédérale. (Le demandeur dit avoir signifié sa demande de contrôle judiciaire au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, qui a choisi de ne pas comparaître.)

[14]           Le demandeur soutient en outre que l’attribution du quota se fait certes en vertu de la législation provinciale, mais la Première Nation rend ses décisions concernant ce qui constitue des terres de réserve conformément à la Loi sur les Indiens.

[15]           Le demandeur s’appuie sur le jugement Ermineskin c Conseil de la bande d’Ermineskin (1995), 96 FTR 181, 55 ACWS (3d) 888, dans lequel il a été statué que le pouvoir exercé par la bande en matière d’appartenance à celle‑ci découlait de la Loi sur les Indiens et qu’il était dès lors assujetti au contrôle de la Cour fédérale.

[16]           Par ailleurs, le demandeur soutient que si la Première Nation voulait obtenir un jugement déclaratoire portant que les terres sont des terres de réserve, elle devrait s’adresser à la Cour fédérale, car la Loi sur les Indiens ne l’autorise pas à déclarer unilatéralement que certaines terres lui appartiennent. Selon lui, ce constat vient étayer sa thèse selon laquelle la Cour a compétence pour examiner la demande de contrôle judiciaire de la décision, laquelle tranche la question de savoir ce qui constitue des terres de réserve.

[17]           Le demandeur affirme que les faits de l’arrêt Anisman c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52, 185 ACWS (3d) 354 [Anisman], qui propose une analyse en deux étapes pour déterminer si un décideur est un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales, peuvent être distingués de ceux de l’espèce. Dans cette affaire, l’Agence des services frontaliers du Canada, un organisme fédéral, agissait comme mandataire de la Régie des alcools de l’Ontario [la LCBO], qui était celle ayant pris la décision. Or, le demandeur soutient qu’en l’espèce c’est la Première Nation qui a décidé d’elle‑même que le Mystic Loon occupait des terres de réserve, sans s’en remettre au ministère ontarien des Finances pour le faire.

[18]           De l’avis du demandeur, la défenderesse reconnaît que le Mystic Loon exerce ses activités sur des terres de la Couronne. Il s’ensuit que ce dernier n’a pas droit à l’attribution d’une part du quota.

[19]           Le demandeur s’appuie sur le contre‑interrogatoire du chef Tabobondung (à la question 207), où ce dernier déclare que selon sa vision des choses, le Mystic Loon est propriétaire de la structure et [traduction] « la bande a un intérêt sur les terres ». Le chef Tabobondung explique que la bande a installé la structure sur les terres et a lancé un appel d’offres à l’intention des membres de la collectivité intéressés par cette occasion d’affaires. Le demandeur affirme que la Première Nation n’était pas en mesure d’accorder au Mystic Loon un intérêt sur ces terres, et qu’elle pouvait le faire uniquement sur les meubles s’y trouvant, à savoir le bâtiment installé sur ces terres.

La qualité pour agir

[20]           Même s’il n’est pas partie à l’accord concernant les détaillants de tabac, le demandeur soutient qu’il est directement touché par la décision portant que le Mystic Loon se trouve dans la réserve et qu’il a donc la qualité voulue pour présenter sa demande. Il se dit directement touché, car si on n’avait pas attribué illégalement au Mystic Loon des cigarettes non marquées, il aurait lui‑même reçu une part de l’attribution proportionnellement supérieure.

La définition de « réserve » figurant dans le Règlement de l’Ontario 649/93

[21]           Le demandeur soutient que même si la définition de « réserve » qui figure dans le Règlement de l’Ontario 649/93 pris en vertu de la Loi de la taxe sur le tabac s’applique, rien ne tend à indiquer que les terres en cause sont visées par cette définition puisque rien ne signale la présence d’un établissement indien sur ces terres.

La présentation de la demande de contrôle judiciaire dans un délai de trente jours

[22]           En réponse à l’argument de la défenderesse selon lequel la demande en question a été présentée bien après l’expiration des délais impartis au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, le demandeur affirme qu’il y a lieu de considérer ce délai de trente jours à la lumière du contexte créé par la conduite persistante de la défenderesse plutôt qu’en fonction d’un moment précis.

[23]           Sur cette question du délai, le demandeur semble proposer trois arguments. Premièrement, il soutient que la décision de la Première Nation portant que le Mystic Loon est situé sur des terres de réserve a un caractère continu puisque ses effets se font sentir jusqu’à ce qu’une nouvelle décision soit rendue l’année suivante à l’égard des parts du quota.

[24]           Deuxièmement, ou à titre subsidiaire, le demandeur soutient que la décision concernant l’attribution des parts du quota est prise annuellement en mars et que le délai de trente jours qui est imparti pour le dépôt d’une demande de contrôle judiciaire redémarre chaque fois qu’est prise cette décision. Il affirme que si sa demande de contrôle judiciaire, qui date d’octobre 2013, a été présentée hors délai en ce qui concerne les décisions prises par la Première Nation en matière d’attribution en mars 2012 et en mars 2013, il axera son recours sur la décision rendue en mars 2014, pour laquelle il ne devrait pas y avoir prescription.

[25]           Troisièmement, et à titre subsidiaire, le demandeur soutient que suivant le paragraphe 18.1(2), la Cour a le pouvoir discrétionnaire de proroger les délais et elle devrait le faire en l’espèce afin d’empêcher la Première Nation de continuer à empiéter sur des terres de la Couronne.

La demande modifiée de réparation

[26]           Le demandeur ne sollicite plus, désormais, qu’un jugement déclaratoire portant qu’au cours des exercices ayant pris fin en 2013, en 2014 et en 2015, la Première Nation a décidé, sans y être autorisée par la loi, que les terres du Mystic étaient des terres de réserve et a attribué une partie des cigarettes non marquées exonérées de taxe à un détaillant qui n’est pas un détaillant de la réserve (à savoir, le Mystic Loon) en contravention des accords qu’elle a conclus avec le ministère des Finances de l’Ontario conformément à la Loi de la taxe sur le tabac. Par ailleurs, le demandeur continue de réclamer les dépens de la demande.

[27]           Selon ce que préconise maintenant le demandeur, si la Cour fédérale juge qu’elle a compétence et rend un jugement déclarant que le Mystic Loon n’occupe pas des terres de réserve, les tribunaux ontariens pourront décider si la bande a commis une erreur en accordant à ce dernier une partie du quota de cigarettes exonérées de taxe.

La thèse de la défenderesse

[28]           La défenderesse soutient que la Cour fédérale n’a pas la compétence voulue pour examiner la présente demande de contrôle judiciaire, que le demandeur n’a pas qualité pour présenter la demande en cause, que celle‑ci a d’ailleurs été déposée après l’expiration des délais prescrits et qu’elle est sans fondement puisque le Mystic Loon exerce ses activités sur des terres de réserve au sens du Règlement de l’Ontario 649/93 pris sous le régime de la Loi de la taxe sur le tabac, dont découle le pouvoir de la Première Nation d’attribuer aux détaillants les parts du quota de cigarettes exonérées de taxe.

[29]           La défenderesse soutient également que la stratégie actuelle du demandeur, qui consiste à solliciter de la Cour un jugement déclaratoire concernant le statut des terres puis à intenter une action devant les tribunaux ontariens, fait double emploi. Il serait plus indiqué et rapide que le demandeur attende la réponse de l’Ontario à sa demande de renseignements puis en demande le contrôle judiciaire s’il juge cette réponse insatisfaisante. En outre, le demandeur ne peut isoler la définition du terme « réserve » des pouvoirs qui sont exercés. Il revient aux tribunaux de l’Ontario de régler la question en entier.

La compétence

[30]           La défenderesse soutient que la Cour fédérale n’a pas la compétence voulue pour examiner la demande de contrôle judiciaire parce que la Première Nation exerce des pouvoirs découlant d’une loi provinciale et d’un contrat privé lorsqu’elle attribue aux détaillants les partis du quota de cigarettes.

[31]           La défenderesse reconnaît que la Première Nation serait visée par la définition figurant au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales si le pouvoir décisionnel exercé trouvait son origine dans la Loi sur les Indiens ou la coutume. Or, en l’espèce, la Première Nation exerce un pouvoir provenant de la Loi de la taxe sur le tabac de l’Ontario et l’accord concernant les détaillants de tabac conclu avec l’Ontario. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas compétence, puisque la Première Nation n’agissait pas en qualité d’« office fédéral » au sens de la définition figurant au paragraphe 2(1) et que le paragraphe 18(1) ne peut donc pas s’appliquer.

[32]           Pour qu’un décideur soit visé par la définition du paragraphe 2(1), il ne suffit pas qu’il soit à l’occasion assimilé à un « office fédéral », ce qui est souvent le cas pour les bandes indiennes (Gamblin c Conseil de bande de la Nation des Cris de Norway House, 2012 CF 1536, au paragraphe 31, 424 FTR 125). Il est également nécessaire de déterminer si le décideur « exer[ce] ou [est] censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale », dont ne font pas partie les pouvoirs conférés en vertu d’une loi provinciale.

[33]           La défenderesse soutient que pour déterminer si la Première Nation est visée par la définition, il faut tenir compte de l’analyse en deux étapes établie dans l’arrêt Anisman : il faut ainsi déterminer la nature de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer, puis la source ou l’origine de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer (Anisman, précité, au paragraphe 29). Bien que la nature de l’institution soit un facteur important de l’analyse, c’est la nature des pouvoirs exercés qui en constitue l’aspect déterminant (Devil’s Gap, précité, au paragraphe 33).

[34]           La défenderesse fait en outre remarquer que la Loi sur les Indiens ne permet pas à une bande de se prononcer, au moyen d’une déclaration ou d’une décision, quant à ce qui constitue ou non des terres de réserve. Une telle détermination doit être faite par décret.

[35]           Le pouvoir qu’exerce la bande consiste à attribuer aux détaillants les parts du quota de cigarettes exonérées de taxe. Ce pouvoir tire sa source d’une loi provinciale. La bande ne se prononce pas sur la question de savoir ce qui est ou n’est pas une terre de réserve à d’autres fins que celle d’attribuer le quota et à cet égard, le règlement de l’Ontario définit ce qu’il faut entendre par « réserve ».

[36]           En l’espèce, la Première Nation a agi en vertu du pouvoir que lui conférait la Loi de la taxe sur le tabac de l’Ontario lorsqu’elle a attribué les quotas de cigarettes non marquées. Ainsi, conformément à ce qui a été dit dans le jugement Devil’s Gap et l’arrêt Ansiman, la Cour fédérale n’a pas compétence.

[37]           La défenderesse soutient en outre que la Première Nation n’agissait pas à titre d’« office fédéral » parce qu’elle exerçait son pouvoir de contracter. L’attribution du quota est régie par un contrat dont les modalités sont prévues dans l’accord intervenu entre le ministre des Finances et la Première Nation Wasauksing. L’accord concernant les détaillants de tabac énonce les responsabilités du conseil de bande. On y emploie le terme [traduction] « détaillant de la réserve », soit celui défini dans le règlement de l’Ontario. L’accord ne confère à aucun tiers, dont le demandeur, le droit ou le pouvoir de réviser les décisions prises par la défenderesse. La Loi de la taxe sur le tabac et le Règlement de l’Ontario prévoient quels recours le ministre des Finances peut exercer pour assurer le respect des dispositions de l’accord. Le demandeur n’a pas le droit de faire respecter ces dispositions lui‑même. Les plaintes se rapportant à l’accord doivent être adressées au ministère des Finances de l’Ontario.

[38]           La défenderesse signale que selon l’article 5 de l’accord concernant les détaillants de tabac, le ministre des Finances peut attribuer des cigarettes si la Première Nation omet de le faire. Il s’ensuit que si la Première Nation n’avait pas conclu l’accord concernant les détaillants de tabac avec la province, le ministre des Finances se chargerait de l’attribution des parts du quota en conformité avec les lois et la réglementation provinciales.


La qualité pour agir

[39]           La défenderesse soutient que M. Des Roches n’a pas qualité pour instituer la présente demande puisqu’il n’est pas directement touché par la décision d’attribuer une partie du quota au Mystic Loon. Si ce dernier n’avait pas reçu une part du quota, le demandeur n’aurait pas pour autant eu automatiquement droit à une part plus grande de ce quota. Le demandeur n’a aucun droit ni à l’égard du quota, ni à l’égard de la partie du quota attribuée au Mystic Loon.

[40]           La défenderesse soutient que M. Des Roches n’a pas non plus qualité pour présenter la demande parce qu’il n’est pas partie au contrat ou à l’accord intervenu entre la Première Nation et le ministère des Finances de l’Ontario.

[41]           La défenderesse signale qu’en juillet 2013, M. Des Roches a adressé au ministère des Finances de l’Ontario une lettre dans laquelle il affirmait que le Mystic Loon n’occupait pas des terres de réserve, qu’il n’était pas un détaillant de la réserve et qu’il ne devrait donc pas se voir attribuer une part du quota par la Première Nation. Le ministère a accusé réception de sa plainte et lui a répondu qu’il ferait enquête. De l’avis de la défenderesse, au lieu de présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale, M. Des Roches devrait attendre la décision du ministère de l’Ontario, puis demander la révision de cette décision ou du défaut de rendre une décision.

La définition de « réserve » figurant dans le Règlement de l’Ontario 649/93

[42]           La défenderesse accepte la chronologie présentée par le demandeur concernant les opérations touchant les terres depuis 1895.

[43]           Elle fait observer que le protocole d’entente [le PE] intervenu en 1987 entre la Première Nation Wasauksing et la Couronne comportait des modalités pour l’annexion des terres en question à la réserve. Toutefois, leur dépollution environnementale n’ayant pas encore été menée à bien, la Première Nation Wasauksing a refusé de réintégrer ces terres dans la réserve jusqu’à ce que la situation soit réglée, mais en définitive, l’intention est qu’elles soient retournées à la Première Nation.

[44]           Par contre, selon la défenderesse, la Couronne détient les terres à l’usage et la jouissance exclusifs de la bande; il s’ensuit que les terres correspondent à la définition de « réserve » figurant dans le Règlement de l’Ontario 649/93. Cette définition, libellée en termes larges, englobe les terres que le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (qui porte désormais le nom d’Affaires autochtones et Développement du Nord) traite de la même manière que s’il s’agissait de terres de réserve.

[45]           La défenderesse signale que dans le PE de 1987, il est prévu que la Couronne mette les terres de côté en tant que terres de réserve; selon elle, le PE indique clairement l’intention de conférer à la réserve le bénéfice des terres.

[46]           La défenderesse signale également que dans une résolution adoptée par le conseil de bande en 1997, la Première Nation Wasauksing affirme détenir l’autorité légitime pour faire usage des terres situées à l’intérieur de ses limites comme bon lui semble, que ce soit à des fins résidentielles, commerciales, récréatives ou de voirie.

[47]           Par conséquent, la défenderesse soutient que la définition de [traduction] « réserve » figurant dans le règlement de l’Ontario s’applique aux terres, que ces terres sont des terres de la Couronne détenues pour le compte des Indiens habitant l’établissement qui y est situé, et ces habitants sont traités de la même manière que les Indiens qui résident dans une réserve par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien.

La présentation de la demande de contrôle judiciaire dans le délai de trente jours

[48]           La défenderesse remarque que le demandeur a désormais renoncé à sa demande de réparation concernant l’attribution de cigarettes exonérées de taxe et qu’il ne sollicite plus qu’un jugement déclaratoire portant que le Mystic Loon occupe des terres de réserve. Or, la défenderesse affirme que la décision par laquelle il a été jugé que le Mystic Loon n’occupe pas des terres de réserve a été prise en 2004, soit bien avant que le demandeur ne conteste le fait qu’une part du quota lui a été attribué. À son avis, si la question en litige consiste, ainsi que l’affirme le demandeur, à déterminer ce qui constitue ou non une terre de réserve, c’est avec bien du retard qu’il demande le contrôle judiciaire de cette décision.

[49]           Selon la défenderesse, le demandeur fait preuve de mauvaise foi en disant vouloir s’opposer aux décisions prises en mars 2012, 2013 et 2014 concernant l’attribution des parts du quota de cigarettes et en affirmant, à titre d’argument subsidiaire, que bien qu’il puisse être hors délai pour ce qui est de contester les décisions de mars 2012 et 2013, il devrait être autorisé à contester la plus récente. La défenderesse fait valoir que cette façon de faire confirme le fait que le demandeur se soucie de l’attribution des parts du quota, et non de la question de savoir si le Mystic Loon exerce ses activités dans la réserve.

[50]           C’est en 2004 qu’il a été décidé que les locaux occupés par le Mystic Loon étaient situés sur des terres de réserve. En contre‑interrogatoire, M. Des Roches a reconnu avoir appris le statut des terres et en avoir soulevé le caractère litigieux dès 2004, mais il a expliqué qu’il n’avait pas donné suite à l’affaire en déposant une demande de contrôle judiciaire parce qu’à l’époque, le Mystic Loon n’était pas encore en activité et qu’il avait donc décidé d’attendre que ce soit le cas. La défenderesse soutient que lorsque le Mystic Loon a ouvert ses portes, M. Des Roches a axé sa plainte sur l’attribution des parts du quota. Or, si M. Des Roches entendait contester la décision relative au statut des terres occupées par le Mystic Loon, il aurait pu le faire en 2004. La défenderesse affirme que rien ne l’incitait à demander le contrôle judiciaire des mesures prises par la Première Nation jusqu’au jour où, à ses yeux, ses intérêts commerciaux ont été menacés.

[51]           Par ailleurs, la défenderesse signale que M. Des Roches n’a pas demandé la prorogation du délai prévu pour présenter la demande de contrôle judiciaire, mais que s’il l’avait fait, il ne serait de toute façon pas en mesure de remplir les critères permettant à la Cour de la lui accorder.

Les questions en litige

[52]           La présente demande soulève plusieurs questions : celles de savoir si la Cour a compétence, si le demandeur a présenté sa demande de contrôle judiciaire dans les délais prévus par la Loi sur les Cours fédérales et enfin – dans la mesure où la Cour a compétence – s’il y a quelque fondement à l’argument du demandeur selon lequel la Première Nation a outrepassé ses pouvoirs en décidant que le Mystic Loon exerçait ses activités sur des terres de réserve, étant donné que le pouvoir de prendre une telle décision découle de la Loi sur les Indiens et que les Premières Nations ne sont pas habilitées à décider ce qui constitue une terre de réserve.

La Cour fédérale n’a pas compétence

[53]           Il est de droit constant que les décisions prises par le conseil de bande d’une Première Nation entrent fréquemment dans le champ d’application de la définition d’« office fédéral » au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales (Nation crie d’Ermineskin c Minde, 2008 CAF 52, 168 ACWS (3d) 225). Toutefois, ce n’est pas toujours le cas. Il est donc nécessaire de faire l’analyse en deux étapes énoncée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Anisman.

[54]           Aux paragraphes 29 et 30 de l’arrêt Anisman, la Cour d’appel fait les observations suivantes :

[29] Les mots clés de la définition d’« office fédéral » que donne l’art. 2 précise que l’organisme ou la personne a exercé, exerce ou est censé exercer une compétence ou des pouvoirs « prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale [...] ». On doit donc procéder à une analyse en deux étapes pour déterminer si un organisme ou une personne constitue un « office fédéral ». Il est ainsi nécessaire en premier lieu de déterminer la nature de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer. Deuxièmement, il y lieu de déterminer la source ou l’origine de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer.

[30] Au paragraphe 2:4310 de leur ouvrage intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada, vol. 1, édition sur feuilles mobiles (Toronto, Canvasback Publishing, 1998), les éminents auteurs, D.J.M. Brown et J.M. Evans, ont écrit que lorsqu’il s’agit de déterminer si un organisme ou une personne est un « office fédéral », il convient d’examiner [TRADUCTION] « la source de la compétence du tribunal ». Voici ce qu’ils écrivent à ce sujet :

[TRADUCTION]

En fin de compte, la source de la compétence d’un tribunal — et non pas la nature du pouvoir exercé ou de l’office l’exerçant — est le premier facteur déterminant quant à savoir si elle fait partie de la définition. Le test consiste à chercher à savoir si l’office détient les pouvoirs en vertu d’une loi fédérale ou d’une ordonnance prise en vertu d’une prérogative de la Couronne fédérale. […]

[55]           Le demandeur invoque le jugement Kozeyah c Serpent River First Nation, [2007] 2 CNLR 226 (disponible sur CanLII) rendu par la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour étayer l’argument selon lequel la Cour fédérale a compétence. Cette affaire concernait elle aussi la question de l’attribution de cigarettes exonérées de taxe. Toutefois, il convient de situer dans leur contexte les commentaires de la Cour supérieure de justice sur lesquels le demandeur se fonde. Dans cette affaire, la requête présentée par la défenderesse en vue de faire radier la déclaration a été accueillie, car cette dernière ne révélait aucune cause d’action valable. Le juge a bien laissé entendre qu’il revenait plutôt à la Cour fédérale de statuer sur l’action, mais il s’agit là d’un bref commentaire ayant indubitablement un caractère incident. Le juge n’a pas analysé la question juridictionnelle. De plus, l’arrêt Anisman rendu par la Cour d’appel fédérale fait autorité et il a été suivi par d’autres tribunaux, dont notre Cour.

[56]           En l’espèce, la Première Nation ne tirait pas son pouvoir d’une loi fédérale; elle prenait plutôt ses décisions concernant la répartition des parts du quota de cigarettes exonérées de taxe en vertu du pouvoir conféré par la Loi de la taxe sur le tabac de l’Ontario, le règlement pris en vertu de cette loi et l’accord concernant les détaillants de tabac conclu avec le ministre des Finances de l’Ontario.

[57]           Conformément aux principes établis dans l’arrêt Anisman, les mesures et les décisions prises par la bande en ce qui a trait à l’attribution des cigarettes ne sont pas visées par le paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Il s’ensuit que la Cour n’a pas compétence sur ces décisions.

[58]           Je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que la Première Nation tire son pouvoir de décider ce qui constitue une terre de réserve de la Loi sur les Indiens et qu’elle se devait de trancher cette question avant d’exercer le pouvoir d’attribution des cigarettes que lui confèrent la loi provinciale, son règlement d’application et l’accord concernant les détaillants de tabac. Le demandeur a présenté des arguments qui, dans une certaine mesure, étaient tortueux et incohérents. Il a admis qu’une Première Nation n’avait pas le pouvoir de déterminer ce qui constitue une terre de réserve au sens de la Loi sur les Indiens. Cette loi énonce clairement qu’il appartient au gouverneur en conseil de décider quelles sont les terres destinées aux réserves. Néanmoins, le demandeur s’appuie sur ce qui précède pour affirmer ensuite que la Première Nation a outrepassé sa compétence en décidant que les locaux occupés par le Mystic Loon étaient situés sur des terres de réserve. Cet argument fait abstraction du fait que le pouvoir d’attribution des cigarettes exonérées de taxe a sa source dans la Loi de la taxe sur le tabac et l’accord concernant les détaillants de tabac. Si la Première Nation se prononce sur ce qui constitue ou non une terre de réserve, c’est à l’unique fin d’attribuer les cigarettes exonérées de taxe conformément à l’accord.

[59]           Même si le demandeur affirme que la Première Nation n’a pas le pouvoir de décider ce qui constitue ou non une terre de réserve, il continue de maintenir, à l’appui de sa thèse, que la Cour a compétence et que la Première Nation tire de la Loi sur les Indiens ses pouvoirs en matière d’application de la Loi de la taxe sur le tabac et de l’accord concernant les détaillants de tabac et d’attribution des cigarettes aux détaillants de la réserve. Cette thèse est incohérente.

[60]           Le demandeur soutient également que si la Première Nation souhaitait obtenir un jugement déclaratoire portant que les terres sont des terres de réserve, elle s’adresserait à la Cour fédérale, car la Loi sur les Indiens n’autorise pas une Première Nation à déclarer que des terres données lui appartiennent. Selon le demandeur, ce constat vient consolider sa thèse voulant que la Cour soit habilitée à examiner la demande de contrôle judiciaire de la décision, puisque cette dernière repose sur des conclusions quant à ce qui constitue une terre de réserve. Je ne suis pas d’accord. Cet argument omet de tenir compte du fait que, si la Première Nation souhaitait faire trancher la question de savoir si certaines terres font partie de la réserve à des fins autres que l’application de la Loi de la taxe sur le tabac et de l’accord concernant les détaillants de tabac, elle se tournerait d’abord vers la Couronne. Il se pourrait qu’elle demande ultérieurement le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Couronne sur cette question, et elle s’adresserait pour cela à la Cour fédérale, mais ce cas de figure porte sur des faits très différents et le pouvoir exercé par la Couronne relèverait d’une compétence fédérale.

[61]           Les arguments présentés par le demandeur sur la question de la compétence font également abstraction du fait que si la Première Nation n’avait pas conclu l’accord concernant les détaillants de tabac avec le ministère ontarien des Finances, c’est le ministre des Finances qui aurait lui‑même attribué les cigarettes – quoique en quantités moindres – conformément à l’article 5 du Règlement de l’Ontario 649/93. Le cas échéant, le ministère aurait appliqué la Loi de la taxe sur le tabac, le règlement et les définitions de [traduction] « réserve » et de « détaillant de la réserve » figurant dans ce règlement. La mise en place de l’accord concernant les détaillants de tabac n’est pas venue modifier la législation applicable et la source du pouvoir. Il est illogique d’affirmer que la Première Nation tire son pouvoir de la Loi sur les Indiens et qu’elle doit l’appliquer lorsqu’elle sert d’intermédiaire pour l’attribution des parts du quota de cigarettes exonérées de taxe.

[62]           Plusieurs des arguments du demandeur reposent sur la prémisse voulant que la Première Nation ait été le mandataire du gouvernement de l’Ontario. Si tel était le cas, le demandeur se doit également de convenir (et il ne peut logiquement affirmer le contraire) que la Première Nation ne se fondait sur aucune loi fédérale.

[63]           Le choix du demandeur de ne solliciter désormais qu’un jugement déclaratoire de la Cour fédérale et de s’adresser aux tribunaux ontariens pour obtenir une réparation concernant l’attribution des parts du quota témoigne également de l’incohérence de sa thèse.

[64]           Si le demandeur convient que l’attribution des parts du quota est régie par la Loi de la taxe sur le tabac de l’Ontario et l’accord concernant les détaillants de tabac et que, de ce fait, il se propose de s’adresser aux tribunaux ontariens pour qu’il soit remédié à l’attribution qu’il qualifie d’[traduction] « illégale », il se doit également de convenir que la province appliquera sa propre loi et ses propres définitions. S’il convient que l’attribution des parts du quota relève de la compétence de la province, comment peut-il soutenir que la définition de [traduction] « réserve » figurant dans le Règlement de l’Ontario ne s’applique pas aux décisions de la Première Nation?

[65]           Je tiens également à faire remarquer que dans la plus récente requête qu’il a présentée en vue d’être autorisé à modifier sa demande, le demandeur déclare que l’attribution est contraire à l’accord concernant les détaillants de tabac et à la Loi de la taxe sur le tabac, ce qui semble constituer une admission de ce que ces documents constituent les sources du pouvoir exercé par la Première Nation.

[66]           Si la Cour avait compétence pour examiner la demande de contrôle judiciaire, il lui faudrait se pencher sur la question de savoir si le demandeur a qualité pour agir. Ce dernier affirme être directement touché par la décision puisque, selon ses dires, il recevrait une plus grande part du quota de cigarettes exonérées de taxe si aucune attribution n’était faite en faveur du Mystic Loon. Or, rien dans la preuve n’indique de quelle façon l’attribution se ferait. De plus, en renonçant à demander une réparation visant à réattribuer les parts du quota et à obtenir une plus grande part de celui-ci, le demandeur se trouve à avoir altéré le fondement de son argumentation voulant qu’il ait qualité pour agir.

[67]           Par ailleurs, je conviens avec la défenderesse que l’accord concernant les détaillants de tabac est intervenu entre le ministère des Finances de l’Ontario et la Première Nation. Le demandeur a adressé une plainte au ministère des Finances, qui est responsable de l’application de cet accord conformément aux dispositions de celui-ci et de la Loi de la taxe sur le tabac, et il devrait donc attendre que ce ministère lui réponde.

[68]           En ce qui concerne la définition de [traduction] « réserve » figurant dans le Règlement de l’Ontario 649/93, celle‑ci doit, à mon sens, avoir préséance, étant donné que la Première Nation agit en vertu de la Loi de la taxe sur le tabac et de l’accord concernant les détaillants de tabac. Cela dit, il n’appartient pas à la Cour de décider si les conditions de cette définition sont remplies.

[69]           Selon ce que fait valoir le demandeur, la défenderesse n’a pas établi que les terres où est exploité le Mystic Loon satisfaisaient à la définition de [traduction] « réserve » énoncée dans le Règlement de l’Ontario. Or, ce n’est pas à la défenderesse qu’incombe ce fardeau. C’est plutôt au demandeur que revient la charge d’établir le bien‑fondé de sa demande de contrôle judiciaire et de prouver que les terres en question ne satisfont pas à la définition, s’il s’agit là d’un argument qu’il souhaite continuer à défendre.

[70]           Pour ce qui est du passage du témoignage du chef Tabobondung invoqué par le demandeur, à savoir que le Mystic Loon est titulaire des droits de propriété afférents à la structure et que [traduction] « la bande a un intérêt sur les terres », il s’agit là d’une affirmation qui, à mon sens, vient étayer la thèse de la défenderesse selon laquelle la Première Nation considère que les terres sont des terres de réserve.

La demande de contrôle judiciaire n’a pas été présentée dans un délai de 30 jours

[71]           Si je devais avoir tort en statuant que la Cour fédérale n’a pas compétence pour examiner la demande de contrôle judiciaire, je conclurais néanmoins que la demande de contrôle judiciaire est prescrite, car le demandeur ne l’a pas présentée dans le délai de trente jours prévu par les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

[72]           Je suis d’accord avec la défenderesse pour dire que la décision contestée en l’espèce, à savoir que le Mystic Loon est situé dans la réserve, a été prise en 2004 et le demandeur, à l’époque, était au courant de cette décision, mais n’a pas cherché à la remettre en cause. Le véritable enjeu, pour le demandeur, concerne le fait qu’une partie du quota de cigarettes a été attribuée au Mystic Loon aux termes de décisions prises en mars 2012, en mars 2013 et en mars 2014.

[73]           Le demandeur semble reconnaître qu’il est hors délai relativement aux décisions rendues en mars 2012 et en mars 2013, mais il avance qu’il a respecté le délai imparti à l’égard de la décision prise en mars 2014, puisqu’il a déposé la demande de contrôle judiciaire afférente en octobre 2013. Je ne puis souscrire à ce point de vue. Il n’est pas permis de demander le contrôle judiciaire d’une décision qui n’a pas encore été prise, qu’elle soit ou non attendue. Par conséquent, le demandeur est hors délai en ce qui concerne les décisions de mars 2012 et mars 2013, tandis que le dépôt, en octobre 2013, de la demande de contrôle judiciaire relative à une décision prise postérieurement, en mars 2014, était prématuré.

[74]           Le demandeur soutient par ailleurs que la Cour devrait exercer sa compétence afin de proroger le délai; toutefois, il refuse d’admettre qu’une demande formelle en ce sens doit normalement être présentée à la Cour et qu’il faut la convaincre qu’il y a lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire à cet effet. Comme le signale la Cour d’appel dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204, 219 ACWS (3d) 490, diverses questions sont pertinentes lorsqu’il s’agit de statuer sur une demande de prorogation de délai, notamment celles de savoir si l’auteur de la demande a manifesté une intention constante de poursuivre sa demande, s’il existe une explication raisonnable justifiant le retard, si la partie adverse a subi un préjudice en raison du retard et si la demande a un certain fondement. Le demandeur n’a produit aucune preuve susceptible de justifier l’obtention d’une prorogation de délai. Même si la Cour avait compétence pour examiner la demande, le demandeur ne lui a exposé aucun fondement suffisant pour qu’un délai supplémentaire lui soit accordé.

[75]           Le demandeur prie la Cour d’examiner le bien‑fondé de son argument même si elle a conclu ne pas avoir compétence, mais cela est impossible et n’emporterait aucun effet. Il m’est tout aussi impossible de faire droit à sa demande consistant à retirer de la décision relative à l’attribution d’une partie du quota au Mystic Loon la partie traitant de la question de savoir si les terres sont des « terres de réserve » au sens de la Loi sur les Indiens, puisque j’ai conclu, non pas que la Première Nation exerçait – ou avait outrepassé – un pouvoir conféré par la Loi sur les Indiens, mais bien qu’elle agissait en vertu d’un pouvoir découlant d’une loi provinciale et d’un accord s’y rapportant.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La défenderesse a droit aux dépens de cette demande, lesquels sont fixés à 1000 $.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


ANNEXE A

Dispositions législatives pertinentes

Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 :

2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 

2. (1) In this Act,

 

« office fédéral » Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion de la Cour canadienne de l’impôt et ses juges, d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

“federal board, commission or other tribunal” means any body, person or persons having, exercising or purporting to exercise jurisdiction or powers conferred by or under an Act of Parliament or by or under an order made pursuant to a prerogative of the Crown, other than the Tax Court of Canada or any of its judges, any such body constituted or established by or under a law of a province or any such person or persons appointed under or in accordance with a law of a province or under section 96 of the Constitution Act, 1867.

 

[…]

 

[…]

18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

 

18. (1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction

 

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

 

(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and

 

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.

 

(b) to hear and determine any application or other proceeding for relief in the nature of relief contemplated by paragraph (a), including any proceeding brought against the Attorney General of Canada, to obtain relief against a federal board, commission or other tribunal.

 

[…]

 

[…]

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

 

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

 

(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous-procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

 

(2) An application for judicial review in respect of a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal shall be made within 30 days after the time the decision or order was first communicated by the federal board, commission or other tribunal to the office of the Deputy Attorney General of Canada or to the party directly affected by it, or within any further time that a judge of the Federal Court may fix or allow before or after the end of those 30 days.

 

[…]

 

[…]

Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5 :

18. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, Sa Majesté détient des réserves à l’usage et au profit des bandes respectives pour lesquelles elles furent mises de côté; sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des stipulations de tout traité ou cession, le gouverneur en conseil peut décider si tout objet, pour lequel des terres dans une réserve sont ou doivent être utilisées, se trouve à l’usage et au profit de la bande.

 

18. (1) Subject to this Act, reserves are held by Her Majesty for the use and benefit of the respective bands for which they were set apart, and subject to this Act and to the terms of any treaty or surrender, the Governor in Council may determine whether any purpose for which lands in a reserve are used or are to be used is for the use and benefit of the band.

 

(2) Le ministre peut autoriser l’utilisation de terres dans une réserve aux fins des écoles indiennes, de l’administration d’affaires indiennes, de cimetières indiens, de projets relatifs à la santé des Indiens, ou, avec le consentement du conseil de la bande, pour tout autre objet concernant le bien-être général de la bande, et il peut prendre toutes terres dans une réserve, nécessaires à ces fins, mais lorsque, immédiatement avant cette prise, un Indien particulier avait droit à la possession de ces terres, il doit être versé à cet Indien, pour un semblable usage, une indemnité d’un montant dont peuvent convenir l’Indien et le ministre, ou, à défaut d’accord, qui peut être fixé de la manière que détermine ce dernier.

 

(2) The Minister may authorize the use of lands in a reserve for the purpose of Indian schools, the administration of Indian affairs, Indian burial grounds, Indian health projects or, with the consent of the council of the band, for any other purpose for the general welfare of the band, and may take any lands in a reserve required for those purposes, but where an individual Indian, immediately prior to the taking, was entitled to the possession of those lands, compensation for that use shall be paid to the Indian, in such amount as may be agreed between the Indian and the Minister, or, failing agreement, as may be determined in such manner as the Minister may direct.

 

Loi de la taxe sur le tabac, LRO 1990, c T 10 :

13.5 (1) Sous réserve de l’approbation du lieutenant-gouverneur en conseil, le ministre peut conclure avec le conseil d’une bande, au nom de la Couronne, des arrangements et des accords à l’égard du tabac. 2011, chap. 15, par. 25 (1).

(2) Le ministre peut conclure avec le conseil d’une bande, au nom de la Couronne, les arrangements et les accords qu’il estime nécessaires aux fins de l’application et de l’exécution de la présente loi dans une réserve. 2011, chap. 15, par. 25 (1).

(3) Tout arrangement ou accord conclu en vertu du paragraphe (2) peut autoriser un mécanisme de vente des produits du tabac et des produits du tabac non marqués aux Indiens qui sont exonérés du paiement de la taxe prévue par la présente loi. L’arrangement ou l’accord peut prévoir des limites sur la quantité de produits du tabac et de produits du tabac non marqués qui peuvent être vendus à des détaillants en vue d’être revendus à des consommateurs qui sont des Indiens. 2011, chap. 15, art. 25.

(4) Si un conseil de bande conclut un arrangement ou un accord qui prévoit un mécanisme visé au paragraphe (3) à l’égard d’une réserve, un règlement pris en vertu de l’alinéa 41 (1) p) ne s’applique pas à cette réserve. 2011, chap. 15, par. 25 (1).

Loi de la taxe sur le tabac, Règl de l’Ont 649/93 :

[traduction]

1. Les définitions qui suivent s’appliquent au présent règlement.

[…]

« accord sur la vente au détail » Accord conclu entre le ministre et un conseil de bande et aux termes duquel ce dernier accepte de procéder à l’attribution des cigarettes non marquées aux détaillants de la réserve et de veiller à ce que ces cigarettes ne soient pas vendues à des non‑Indiens.

[…]

« détaillant de la réserve » Détaillant qui est situé dans une réserve et qui, dans le cadre de ses activités normales, vend des cigarettes à des consommateurs indiens.

« réserve » S’entend d’une réserve au sens de la Loi sur les Indiens (Canada) ou d’un établissement indien situé sur des terres de la Couronne et dont les habitants sont traités de la même manière que les Indiens qui résident dans une réserve par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien.

2. (1) Le présent règlement a pour objet :

a) de faire en sorte que les membres adultes d’une bande puissent acheter dans la réserve une quantité de cigarettes non marquées qui soit suffisante pour leur consommation personnelle;

b) d’empêcher l’achat de quantités excédentaires de cigarettes non marquées susceptibles d’être revendues à des non‑Indiens. Règl. de l’Ont. 649/93, par. 2 (1).

(2) Le présent règlement s’applique à toutes les réserves, à l’exception des réserves expressément visées par un règlement qui les soustrait à l’application du présent règlement et qui prévoit une autre méthode pour la distribution des cigarettes non marquées aux détaillants de la réserve en incorporant les conditions d’un accord conclu entre le ministre et un conseil de bande. Règl. de l’Ont. 649/93, par. 2 (2).

[…]

4. (1) Pour favoriser la mise de cigarettes non marquées à la disposition des consommateurs indiens, le conseil de bande peut attribuer la quantité annuelle de cigarettes non marquées établie au titre de l’article 3 aux détaillants de la réserve en fonction du volume des ventes faites par chacun aux membres de la communauté de la réserve et à ceux de la communauté vivant hors réserve pour leur consommation personnelle. Règl. de l’Ont. 649/93, par. 4 (1).

(2) Le conseil de bande doit informer le ministre de toute attribution faite par lui. Règl. de l’Ont. 649/93, par. 4 (2).

(3) Si le conseil de bande se conforme au présent règlement, le ministre remet à chaque détaillant de la réserve à qui le conseil a fait une attribution une autorisation pour acheter la quantité attribuée de cigarettes non marquées auprès du fournisseur de son choix. Règl. de l’Ont. 649/93, par. 4 (3).

5. (1) Si un conseil de bande ne fait pas l’attribution visée au paragraphe 4 (1), le ministre peut le faire à sa place, conformément à l’article 3. Règl. de l’Ont. 649/93, par. 5 (1).

(2) Dans les cas où le ministre fait l’attribution visée au paragraphe (1), il fait enquête afin d’obtenir les renseignements qu’il estime indiqués pour établir l’identité des détaillants de la réserve et le chiffre d’affaires de chacun et, sur la base de ces renseignements, il fait les attributions. Règl. de l’Ont. 649/93, par. 5 (2).

(3) Le ministre remet à chaque détaillant de la réserve dont l’identité est établie conformément au paragraphe (2) une autorisation pour acheter la quantité attribuée de cigarettes non marquées auprès du fournisseur de son choix. Règl. de l’Ont. 649/93, par. 5 (3).

[Traduction] Accord concernant les détaillants de tabac intervenu entre la Reine du chef de l’Ontario, représentée par le ministre des Finances, et la Première Nation Wasauksing, 1999

LE CONSEIL et LE MINISTRE conviennent de ce qui suit :

Le CONSEIL attribuera la quantité de cigarettes non marquées disponible annuellement jusqu’au 31 mars 1999 (la période initiale) et la quantité disponible annuellement pour les périodes suivantes de 12 mois s’échelonnant du 1er avril au 31 mars, parmi les détaillants exerçant des activités dans la R.I. de l’île Parry no 16 et veillera à ce que ces cigarettes et ce tabac non marqués ne soient pas vendus à des non‑membres d’une Première Nation.

[…]

Le CONSEIL a les responsabilités suivantes :

1. Préciser la quantité de cigarettes et de tabac non marqués que peut acheter chaque détaillant de la réserve au cours de la période initiale et des années suivantes, en fonction du volume des ventes faites par chacun aux membres de la communauté de la réserve et à ceux de la communauté vivant hors réserve pour leur consommation personnelle.

2. La quantité totale de cigarettes et de tabac non marqués attribuée à l’ensemble des détaillants de la réserve ne doit pas dépasser la quantité totale de cigarettes et de tabac non marqués précisée à l’égard de la période initiale ou celle indiquée par le ministre pour les années suivantes. Une cigarette correspond à un gramme de tabac.

3. La quantité de cigarettes et de tabac non marqués donnée à un détaillant pour une année est maintenue pour chaque année suivante jusqu’à ce que le CONSEIL la modifie ou l’annule.

4. Si le CONSEIL souhaite augmenter la quantité de cigarettes et de tabac non marqués qu’un détaillant peut acheter au cours d’une année, il doit réduire d’autant la quantité de cigarettes et de tabac non marqués qu’un ou plusieurs autres détaillants peuvent acheter lors de cette même année. Le CONSEIL ne peut autoriser de tels changements qu’au début du mois.

5. Si le CONSEIL suspend ou annule le droit d’un détaillant de la réserve d’acheter des cigarettes et du tabac non marqués et souhaite transférer ce droit à un autre détaillant de la réserve, le transfert ne peut viser que la part encore non achetée pour l’année en cause.

[…]


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1739-13

 

INTITULÉ :

LUC DES ROCHES c PREMIÈRE NATION WASAUKSING

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 NOVEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Christopher James Sparling

 

POUR LE DEMANDEUR

T. Michael Strickland

 

POUR LA DéfendERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Christopher James Sparling

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Buset & Partners

Avocats

Thunder Bay (Ontario)

 

POUR LA DéfendERESSE

 

 

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