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Date : 20141125


Dossier : T-634-13

Référence : 2014 CF 1124

[Traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

GREENPEACE CANADA,

ASSOCIATION CANADIENNE DU DROIT DE L’ENVIRONNEMENT, LAKE ONTARIO WATERKEEPER et NORTHWATCH

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU Canada et

ONTARIO POWER GENERATION INC.

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction – Nature de l’affaire

[1]               La présente affaire concerne les plans d’Ontario Power Generation (OPG) visant la réfection et la poursuite de l’exploitation des quatre réacteurs nucléaires de la centrale nucléaire Darlington (la CN Darlington) à Clarington, en Ontario (le projet global étant désigné par le terme Projet de réfection d’OPG ou Projet). OPG était tenue de faire modifier sa licence d’exploitant de centrale nucléaire délivrée en vertu de la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires, LC 1997, c 9 (la LSRN) et de faire renouveler l’autorisation de causer la mort de poissons autrement que dans le cadre d’une activité de pêche conformément à la Loi sur les pêches, LRC 1985, c F-14.

Le dépôt de ces demandes a déclenché l’application des dispositions de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (1992), LC 1992 c 37 (la LCEE) relatives à l’évaluation environnementale. Étant donné que la Commission canadienne de la sûreté nucléaire (la CCSN) et le ministère des Pêches et des Océans (le MPO) sont responsables de la délivrance des licences pertinentes, ils sont les autorités responsables (les AR) à qui incombe la réalisation de l’évaluation environnementale (l’EE) en vertu de la LCEE.

[2]               Les demandeurs cherchent à obtenir le contrôle judiciaire de la décision rendue en vertu de l’article 20 de la LCEE (la décision relative aux mesures prises) par laquelle les AR ont conclu que la proposition d’OPG relative à la CN Darlington n’était pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux importants compte tenu des mesures d’atténuation indiquées. Par conséquent, les AR sont autorisées à examiner les demandes relatives aux licences et autorisations requises.

[3]               Les demandeurs contestent les conclusions tirées par les AR, la façon dont la question a été tranchée de même que l’évaluation effectuée par les AR relativement à la nature, à la qualité et au caractère suffisant de la preuve sur laquelle la décision est fondée.

[4]               Les demandeurs tentent d’axer leur argumentation sur des questions de compétence, mais la plupart de leurs arguments concernent le pouvoir discrétionnaire des AR et l’évaluation de la preuve qu’elles ont effectuée. Ces questions sont susceptibles de contrôle selon la norme de la « décision raisonnable », et les conclusions des AR sont raisonnables.

[5]               Le seul argument qui n’est pas visé par la norme de la décision raisonnable est celui selon lequel les AR ont indûment délégué des tâches en contravention de la LCEE. Le choix de la catégorie de questions à déléguer est susceptible de contrôle selon la norme de la « décision correcte », mais j’estime, pour les motifs qui suivent, que les AR n’ont pas commis d’erreur en déléguant l’une quelconque desdites tâches.

II.                Contexte

A.                Dispositions législatives pertinentes

[6]               L’EE est un outil de planification du processus d’évaluation à suivre dans le cadre du processus d’octroi de licences. L’article 15 de la LCEE prévoit que l’autorité responsable se charge de l’évaluation environnementale.

15. (1) L’autorité responsable ou, dans le cas où le projet est renvoyé à la médiation ou à l’examen par une commission, le ministre, après consultation de l’autorité responsable, détermine la portée du projet à l’égard duquel l’évaluation environnementale doit être effectuée.

15. (1) The scope of the project in relation to which an environmental assessment is to be conducted shall be determined by

(a) the responsible authority; …

 

(2) Dans le cadre d’une évaluation environnementale de deux ou plusieurs projets, l’autorité responsable ou, si au moins un des projets est renvoyé à la médiation ou à l’examen par une commission, le ministre, après consultation de l’autorité responsable, peut décider que deux projets sont liés assez étroitement pour être considérés comme un seul projet.

(2) For the purposes of conducting an environmental assessment in respect of two or more projects,

 

(a) the responsible authority, …

 

 

may determine that the projects are so closely related that they can be considered to form a single project.

(3) Est effectuée, dans l’un ou l’autre des cas suivants, l’évaluation environnementale de toute opération — construction, exploitation, modification, désaffectation, fermeture ou autre — constituant un projet lié à un ouvrage :

(3) Where a project is in relation to a physical work, an environmental assessment shall be conducted in respect of every construction, operation, modification, decommissioning, abandonment or other undertaking in relation to that physical work that is proposed by the proponent or that is, in the opinion of

a) l’opération est proposée par le promoteur;

(a) the responsible authority, …

 

likely to be carried out in relation to that physical work.

[7]               Les paragraphes 16(1) et (2) de la LCEE énumèrent les éléments dont il faut tenir compte dans une EE, sans préciser de quelle façon ceux‑ci doivent être évalués ou pris en considération.

16. (1) L’examen préalable, l’étude approfondie, la médiation ou l’examen par une commission d’un projet portent notamment sur les éléments suivants :

16. (1) Every screening or comprehensive study of a project and every mediation or assessment by a review panel shall include a consideration of the following factors:

a) les effets environnementaux du projet, y compris ceux causés par les accidents ou défaillances pouvant en résulter, et les effets cumulatifs que sa réalisation, combinée à l’existence d’autres ouvrages ou à la réalisation d’autres projets ou activités, est susceptible de causer à l’environnement;

(a) the environmental effects of the project, including the environmental effects of malfunctions or accidents that may occur in connection with the project and any cumulative environmental effects that are likely to result from the project in combination with other projects or activities that have been or will be carried out;

b) l’importance des effets visés à l’alinéa a);

(b) the significance of the effects referred to in paragraph (a);

c) les observations du public à cet égard, reçues conformément à la présente loi et aux règlements;

(c) comments from the public that are received in accordance with this Act and the regulations;

d) les mesures d’atténuation réalisables, sur les plans technique et économique, des effets environnementaux importants du projet;

(d) measures that are technically and economically feasible and that would mitigate any significant adverse environmental effects of the project; and

e) tout autre élément utile à l’examen préalable, à l’étude approfondie, à la médiation ou à l’examen par une commission, notamment la nécessité du projet et ses solutions de rechange, — dont l’autorité responsable ou, sauf dans le cas d’un examen préalable, le ministre, après consultation de celle-ci, peut exiger la prise en compte.

(e) any other matter relevant to the screening, comprehensive study, mediation or assessment by a review panel, such as the need for the project and alternatives to the project, that the responsible authority or, except in the case of a screening, the Minister after consulting with the responsible authority, may require to be considered.

(2) L’étude approfondie d’un projet et l’évaluation environnementale qui fait l’objet d’une médiation ou d’un examen par une commission portent également sur les éléments suivants :

(2) In addition to the factors set out in subsection (1), every comprehensive study of a project and every mediation or assessment by a review panel shall include a consideration of the following factors:

a) les raisons d’être du projet;

(a) the purpose of the project;

b) les solutions de rechange réalisables sur les plans technique et économique, et leurs effets environnementaux;

(b) alternative means of carrying out the project that are technically and economically feasible and the environmental effects of any such alternative means;

c) la nécessité d’un programme de suivi du projet, ainsi que ses modalités;

(c) the need for, and the requirements of, any follow-up program in respect of the project; and

d) la capacité des ressources renouvelables, risquant d’être touchées de façon importante par le projet, de répondre aux besoins du présent et à ceux des générations futures.

(d) the capacity of renewable resources that are likely to be significantly affected by the project to meet the needs of the present and those of the future.

[8]               Le paragraphe 16(3) de la LCEE prévoit que la portée de l’EE doit être définie par l’AR.

16. (3) L’évaluation de la portée des éléments visés aux alinéas (1)a), b) et d) et (2)b), c) et d) incombe :

16. (3) The scope of the factors to be taken into consideration pursuant to paragraphs (1)(a), (b) and (d) and (2)(b), (c) and (d) shall be determined

a) à l’autorité responsable;

(a) by the responsible authority; or

b) au ministre, après consultation de l’autorité responsable, lors de la détermination du mandat du médiateur ou de la commission d’examen.

(b) where a project is referred to a mediator or a review panel, by the Minister, after consulting the responsible authority, when fixing the terms of reference of the mediation or review panel.

[9]               La LCEE autorise aussi l’AR à déléguer certains éléments de l’EE.

17. (1) L’autorité responsable d’un projet peut déléguer à un organisme, une personne ou une instance, au sens du paragraphe 12(5), l’exécution de l’examen préalable ou de l’étude approfondie, ainsi que les rapports correspondants, et la conception et la mise en œuvre d’un programme de suivi, à l’exclusion de toute prise de décision aux termes du paragraphe 20(1) ou 37(1).

17. (1) A responsible authority may delegate to any person, body or jurisdiction within the meaning of subsection 12(5) any part of the screening or comprehensive study of a project or the preparation of the screening report or comprehensive study report, and may delegate any part of the design and implementation of a follow-up program, but shall not delegate the duty to take a course of action pursuant to subsection 20(1) or 37(1).

(2) Il est entendu que l’autorité responsable qui a délégué l’exécution de l’examen ou de l’étude ainsi que l’établissement des rapports en vertu du paragraphe (1) ne peut prendre une décision aux termes du paragraphe 20(1) ou 37(1) que si elle est convaincue que les attributions déléguées ont été exercées conformément à la présente loi et à ses règlements.

(2) For greater certainty, a responsible authority shall not take a course of action pursuant to subsection 20(1) or 37(1) unless it is satisfied that any duty or function delegated pursuant to subsection (1) has been carried out in accordance with this Act and the regulations.

[10]           La décision relative aux mesures prises qui est en cause dans le présent contrôle judiciaire a été prise conformément aux pouvoirs conférés par l’article 20 de la LCEE.

20. (1) L’autorité responsable prend l’une des mesures suivantes, après avoir pris en compte le rapport d’examen préalable et les observations reçues aux termes du paragraphe 18(3) :

20. (1) The responsible authority shall take one of the following courses of action in respect of a project after taking into consideration the screening report and any comments filed pursuant to subsection 18(3):

a) sous réserve du sous‑alinéa c)(iii), si la réalisation du projet n’est pas susceptible, compte tenu de l’application des mesures d’atténuation qu’elle estime indiquées, d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants, exercer ses attributions afin de permettre la mise en œuvre totale ou partielle du projet;

(a) subject to subparagraph (c)(iii), where, taking into account the implementation of any mitigation measures that the responsible authority considers appropriate, the project is not likely to cause significant adverse environmental effects, the responsible authority may exercise any power or perform any duty or function that would permit the project to be carried out in whole or in part;

b) si, compte tenu de l’application des mesures d’atténuation qu’elle estime indiquées, la réalisation du projet est susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants qui ne peuvent être justifiés dans les circonstances, ne pas exercer les attributions qui lui sont conférées sous le régime d’une loi fédérale et qui pourraient lui permettre la mise en oeuvre du projet en tout ou en partie;

(b) where, taking into account the implementation of any mitigation measures that the responsible authority considers appropriate, the project is likely to cause significant adverse environmental effects that cannot be justified in the circumstances, the responsible authority shall not exercise any power or perform any duty or function conferred on it by or under any Act of Parliament that would permit the project to be carried out in whole or in part; or

c) s’adresser au ministre pour une médiation ou un examen par une commission prévu à l’article 29 :

(c) where

(i) s’il n’est pas clair, compte tenu de l’application des mesures d’atténuation qu’elle estime indiquées, que la réalisation du projet soit susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants,

(i) it is uncertain whether the project, taking into account the implementation of any mitigation measures that the responsible authority considers appropriate, is likely to cause significant adverse environmental effects,

(ii) si la réalisation du projet, compte tenu de l’application de mesures d’atténuation qu’elle estime indiquées, est susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants et si l’alinéa b) ne s’applique pas,

(ii) the project, taking into account the implementation of any mitigation measures that the responsible authority considers appropriate, is likely to cause significant adverse environmental effects and paragraph (b) does not apply, or

(iii) si les préoccupations du public le justifient.

(iii) public concerns warrant a reference to a mediator or a review panel,

 

the responsible authority shall refer the project to the Minister for a referral to a mediator or a review panel in accordance with section 29.

(1.1) Les mesures d’atténuation que l’autorité responsable peut prendre en compte dans le cadre du paragraphe (1) ne se limitent pas à celles qui relèvent de la compétence législative du Parlement; elles comprennent :

(1.1) Mitigation measures that may be taken into account under subsection (1) by a responsible authority are not limited to measures within the legislative authority of Parliament and include

a) les mesures d’atténuation dont elle peut assurer l’application;

(a) any mitigation measures whose implementation the responsible authority can ensure; and

b) toute autre mesure d’atténuation dont elle est convaincue qu’elle sera appliquée par une autre personne ou un autre organisme.

(b) any other mitigation measures that it is satisfied will be implemented by another person or body.

B.                 Faits

[11]           En avril 2011, OPG a présenté à la CCSN une description du Projet de réfection d’OPG qui contenait un plan de réfection et de poursuite de l’exploitation de quatre réacteurs nucléaires à la CN Darlington.

[12]           Pêches Canada et la CCSN sont les autorités responsables du Projet, dont la mise en œuvre exige à la fois une autorisation en vertu de la Loi sur les pêches et une autorisation en vertu de la LSRN. La CCSN a assumé le rôle de coordonnateur de l’évaluation environnementale fédérale et a constitué une équipe fédérale d’examen comprenant des représentants de la CCSN, du MPO, d’Environnement Canada, de Ressources naturelles Canada et de Santé Canada.

[13]           La CCSN a ensuite produit une version provisoire du document d’information sur l’établissement de la portée de l’EE et a invité les intéressés à fournir leurs observations. Ce document avait pour objet de définir la portée de l’EE et de transmettre à OPG des directives précises quant au Projet en vue de la réalisation des études techniques environnementales.

[14]           Le Projet à évaluer comprenait notamment : la préparation du site et la construction des bâtiments d’entreposage et de soutien; des activités de réfection relatives à chacun des quatre réacteurs; des activités liées à la poursuite de l’exploitation des réacteurs remis en état jusque vers 2055; la préparation ultérieure de l’état de fermeture sûr; enfin, l’évaluation de toutes les activités liées à la gestion des déchets, y compris les activités de réduction des déchets et de détermination de leur nocivité.

[15]           Même si certaines modifications ont été apportées par suite du dépôt de diverses observations, la portée du Projet de même que les facteurs à prendre en compte sont demeurés essentiellement les mêmes. Fait important à souligner, le document d’information sur l’établissement de la portée, tant dans sa version provisoire que dans sa version définitive, exigeait d’OPG qu’elle incorpore à l’étude d’impact sur l’environnement (l’EIE) la prise en compte de scénarios d’accidents [traduction] « qui pourraient se produire à une fréquence supérieure à 106 par année ». Cette probabilité d’accident de 1 sur 1 000 000 était un aspect important de la présente demande de contrôle judiciaire.

[16]           Le 28 octobre 2011, la CCSN a approuvé la version provisoire du document d’information sur l’établissement de la portée, qui définissait la portée générale du Projet de même que la réfection et la poursuite de l’exploitation des quatre réacteurs ainsi que de leurs systèmes auxiliaires jusqu’en 2055. La CCSN a décidé de ne pas soumettre la question à une commission d’examen et, en vertu de l’article 17 de la LCEE, a délégué à OPG la préparation des études relatives au soutien technique. La portée de l’EE devait comprendre les éléments énumérés au paragraphe 16(1) de la LCEE de même que l’examen [traduction] « optimal » de l’objet du Projet, son élaboration préliminaire et le plan de mise en œuvre d’un programme de suivi.

[17]           En décembre 2011, OPG a déposé l’EIE et 15 documents techniques. L’EIE prenait en compte des accidents nucléaires potentiels, les effets du système de refroidissement de la centrale Darlington sur le lac Ontario, la gestion des déchets nucléaires, l’impaction et l’entraînement du poisson de même qu’une description représentative des accidents hors‑dimensionnement d’une fréquence moyenne supérieure à 106 par année. L’EIE a conclu que, compte tenu des mesures d’atténuation, le Projet n’entraînerait pas d’effets environnementaux négatifs importants.

[18]           Après une période consacrée aux commentaires du public et à l’envoi à OPG de questions et de commentaires, la CCSN a produit la version finale de son rapport d’examen préalable, qui constituait le fondement sur lequel s’appuyait sa décision.

[19]           Même si la LCEE a été remplacée par la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), LC 2012, c 19, article 52 [la nouvelle LCEE], le Projet devait se poursuivre selon la version précédente de la LCEE en raison d’une ordonnance rendue en vertu de la nouvelle LCEE par le ministre de l’Environnement.

[20]           Dans le rapport d’examen préalable proposé par la CCSN en septembre 2012, cette dernière faisait état des commentaires du public, notamment des préoccupations soulevées par les demandeurs en l’espèce.

En décembre 2012, les demandeurs ont aussi participé en tant qu’intervenants au processus d’audiences publiques de quatre jours.

[21]           Le 13 mars 2013, la CCSN a rendu la décision qui fait l’objet du présent contrôle, soit la décision relative aux mesures prises, conformément à l’article 20 de la LCEE. La CCSN a tiré les conclusions suivantes :

                     le rapport d’examen préalable est complet, la portée du Projet et de l’évaluation a été dûment déterminée conformément aux articles 15 et 16 de la LCEE et tous les éléments d’évaluation ont été abordés;

                     compte tenu des mesures d’atténuation recensées dans le rapport d’examen préalable, le Projet n’est pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants;

                     le Projet ne sera pas transmis au ministre fédéral de l’Environnement afin que ce dernier le soumette à une commission d’examen ou à un médiateur;

                     les demandes de modification des licences seront prises en compte;

                     avant d’entreprendre les activités de réfection, OPG doit suivre le processus d’octroi de licences de la CCSN; cette dernière a demandé qu’un certain nombre de mesures soient prises avant le début des audiences publiques sur l’octroi de licences en 2014.

III.             Analyse

[22]           Les parties ont décrit différemment les questions en litige. Pour ma part, j’estime qu’il y a deux questions principales en l’espèce, et que l’une d’elles comprend des sous‑questions :

1.                  Quelle est la norme de contrôle appropriée qui s’applique aux questions pertinentes?

2.                  Les demandeurs ont‑ils établi l’existence d’une erreur susceptible de révision en ce qui concerne :

a)                  l’exclusion de la portée de l’EE des accidents qui ont peu de probabilité de se produire?

b)                 le défaut d’examiner les mesures d’atténuation des répercussions des accidents qui ont peu de probabilité de se produire?

c)                  l’examen de la probabilité et de l’importance des effets environnementaux du Projet?

d)                 la délégation illégale des tâches prévues par la LCEE?

A.                Norme de contrôle

[23]           Les demandeurs soutiennent que les questions en litige sont des questions de compétence parce que les AR n’ont pas accompli correctement les tâches que leur confie la LCEE. Dans l’arrêt Alberta Wilderness Assn c Express Pipelines Ltd, (1996), 137 DLR (4th) 177, 64 ACWS (3d) 904 [Alberta Wilderness], le juge Hugessen a décrit une situation semblable (paragraphe 10) :

10        En premier lieu, et d’une manière générale, la grande majorité des moyens invoqués par les requérants ne soulèvent aucune question de droit ou de compétence. Ils constituent simplement une contestation de la qualité des éléments de preuve soumis à la commission et du bien-fondé des conclusions que la majorité a tirées de la preuve. Aucun élément d’information portant sur les effets futurs probables d’un projet ne saurait jamais être complet ou exclure toutes les conséquences possibles. C’est à juste titre au jugement de la commission qu’il convient de laisser le soin de décider si ces éléments de preuve sont suffisants. On peut en effet s’attendre à ce que la commission possède - comme la présente commission - une expertise poussée dans les questions environnementales. Qui plus est, le principal critère établi par la loi est l’« importance » des effets environnementaux du projet. Il ne s’agit pas là d’un critère entièrement fixe ou objectif; il fait largement appel au jugement et à l’opinion de la commission. Des personnes raisonnables peuvent ne pas être du même avis – et ne le sont effectivement pas – sur la question de savoir si des éléments de preuve qui prévoient certaines répercussions à venir sont suffisants et exhaustifs et sur l’importance de ces répercussions sans soulever par le fait même des questions de droit.

[24]           Dans l’arrêt Friends of the West Country Assn c Canada (Ministre des Pêches et Océans) (1999), [2000] 2 CF 263 (CA), 92 ACWS (3d) 558 [Friends of the West Country Assn], aux paragraphes 25 à 27, la Cour a expliqué que le processus d’EE comportait deux aspects. Fait important à souligner, la portée d’une évaluation environnementale est une question qui relève de l’AR. En effet, cette dernière a l’obligation légale d’examiner certaines questions, mais la façon dont elle le fait relève de son pouvoir discrétionnaire.

[25]      Encore une fois, il est nécessaire de mettre l’accent sur la question de l’interprétation des dispositions législatives. Le paragraphe 16(1) a effectivement force obligatoire. Il exige l’examen des facteurs énumérés aux alinéas 16(1)a) à f). L’alinéa 16(1)a), en particulier, prévoit que l’évaluation environnementale doit notamment porter sur les effets environnementaux du projet défini et sur « les effets cumulatifs que sa réalisation, combinée à l’existence d’autres ouvrages ou à la réalisation d’autres projets ou activités, est susceptible de causer ». Mais la portée des facteurs dont il y a lieu de tenir compte aux termes de l’alinéa 16(1)a) doit être déterminée, selon le paragraphe 16(3), par l’autorité responsable. Or, cette détermination de la portée d’un projet constitue une décision relevant du pouvoir discrétionnaire de l’autorité responsable.

[26]      Le processus comporte deux volets. D’abord, l’autorité responsable est tenue d’examiner l’application au projet faisant l’objet de l’évaluation de tous facteurs prévus aux alinéas 16(1)a) à f). L’utilisation du mot « portent » au paragraphe 16(1) indique que chaque facteur doit être examiné. Selon l’alinéa 16(1)a), le facteur pertinent est l’effet environnemental du projet et, notamment, ses effets cumulatifs. Cela oblige l’autorité responsable à tenir compte des effets susceptibles d’être causés à l’environnement par le projet défini conformément au paragraphe 15(1), combiné à l’existence d’autres ouvrages ou à la réalisation d’autres projets ou activités.

[27]      Le second volet est l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui, en vertu du paragraphe 16(3), permet à l’autorité responsable de déterminer la portée de cet élément du facteur prévu à l’alinéa 16(1)a), c’est-à-dire les effets environnementaux cumulatifs que doit englober l’évaluation environnementale. Logiquement, avant de décider des effets environnementaux qu’il convient d’étudier, il faut déterminer quels sont les autres projets ou activités qui doivent entrer en ligne de compte. La décision relative aux autres projets ou activités devant être inclus dans l’évaluation environnementale et à ceux devant en être exclus aux fins de l’évaluation des effets environnementaux cumulatifs qui est prévue par l’alinéa 16(1)a) relève donc du pouvoir discrétionnaire conféré à l’autorité responsable.

[25]           Donc, comme il a été statué sans ambiguïté dans la décision Grand Riverkeeper, Labrador Inc. c Canada (Procureur général), 2012 CF 1520, 422 FTR 299, à la page 25, en vertu de son obligation d’« examen », le décideur doit se concentrer sur la question pertinente. Cependant, la façon dont il effectue son analyse ou tire ses conclusions relève de son pouvoir discrétionnaire.

[26]           Le nombre des véritables questions de compétence en litige a été réduit étant donné que bien des affaires invoquées par les demandeurs ont été tranchées. Dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, le juge Rothstein a conclu que la catégorie des véritables questions de compétence est limitée. Voici ce qu’il a écrit à ce sujet aux paragraphes 33 et 34 :

Enfin, la question de l’observation du délai n’appartient pas à la catégorie des « questions touchant véritablement à la compétence ». Rappelons la mise en garde maintes fois citée du juge Dickson dans Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227, à savoir que les cours de justice doivent « éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard » (p. 233, cité dans l’arrêt Dunsmuir, par. 35). Voir également Syndicat des professeurs du collège de Lévis-Lauzon c. CEGEP de Lévis-Lauzon, [1985] 1 R.C.S. 596, p. 606, le juge Beetz, reprenant les motifs du juge Owen dans Union des employés de commerce, local 503 c. Roy, [1980] C.A. 394. Comme l’explique notre Cour dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne), dans Dunsmuir, « la Cour se distancie expressément des définitions larges de la compétence » (par. 18, citant Dunsmuir, par. 59). L’expérience enseigne que peu de questions appartiennent à la catégorie des véritables questions de compétence. Depuis Dunsmuir, la Cour n’en a relevé aucune (voir Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3, par. 33-34; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., par. 27-32; Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678, par. 31-36). Quant à l’arrêt Northrop Grumman Overseas Services Corp. c. Canada (Procureur général), 2009 CSC 50, [2009] 3 R.C.S. 309, la Cour y statue que la question soulevée a trait à la compétence et appelle donc l’application de la norme de la décision correcte, et ce, en suivant une jurisprudence bien établie, antérieure à Dunsmuir, qui applique cette norme au type de décision en cause, et non en relevant une question qui touche véritablement à la compétence (par. 10).

[34]      La consigne voulant que la catégorie des véritables questions de compétence appelle une interprétation restrictive revêt une importance particulière lorsque le tribunal administratif interprète sa loi constitutive.  En un sens, tout acte du tribunal qui requiert l’interprétation de sa loi constitutive soulève la question du pouvoir ou de la compétence du tribunal d’accomplir cet acte. Or, depuis Dunsmuir, la Cour s’est écartée de cette définition de la compétence. En effet, au vu de la jurisprudence récente, le temps est peut-être venu de se demander si, aux fins du contrôle judiciaire, la catégorie des véritables questions de compétence existe et si elle est nécessaire pour arrêter la norme de contrôle applicable. Cependant, faute de plaidoirie sur ce point en l’espèce, je me contente d’affirmer que, sauf situation exceptionnelle — et aucune ne s’est présentée depuis Dunsmuir –, il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de « sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire.

[27]           Les demandeurs fondent leur analyse de la norme de contrôle sur les caractéristiques du décideur, mais il est plus pertinent de se pencher sur la nature de la question en cause (voir Alberta Wilderness, au paragraphe 10).

[28]           Pour trancher les questions liées à la détermination de la portée du Projet, l’AR doit suivre les prescriptions de l’article 15 de la LCEE.

15. (1) L’autorité responsable ou, dans le cas où le projet est renvoyé à la médiation ou à l’examen par une commission, le ministre, après consultation de l’autorité responsable, détermine la portée du projet à l’égard duquel l’évaluation environnementale doit être effectuée.

15. (1) The scope of the project in relation to which an environmental assessment is to be conducted shall be determined by

 

(a) the responsible authority; or

 

(b) where the project is referred to a mediator or a review panel, the Minister, after consulting with the responsible authority.

(2) Dans le cadre d’une évaluation environnementale de deux ou plusieurs projets, l’autorité responsable ou, si au moins un des projets est renvoyé à la médiation ou à l’examen par une commission, le ministre, après consultation de l’autorité responsable, peut décider que deux projets sont liés assez étroitement pour être considérés comme un seul projet.

(2) For the purposes of conducting an environmental assessment in respect of two or more projects,

 

(a) the responsible authority, or

 

(b) where at least one of the projects is referred to a mediator or a review panel, the Minister, after consulting with the responsible authority,

 

may determine that the projects are so closely related that they can be considered to form a single project.

(3) Est effectuée, dans l’un ou l’autre des cas suivants, l’évaluation environnementale de toute opération — construction, exploitation, modification, désaffectation, fermeture ou autre — constituant un projet lié à un ouvrage :

(3) Where a project is in relation to a physical work, an environmental assessment shall be conducted in respect of every construction, operation, modification, decommissioning, abandonment or other undertaking in relation to that physical work that is proposed by the proponent or that is, in the opinion of

a) l’opération est proposée par le promoteur;

(a) the responsible authority, or

b) l’autorité responsable ou, dans le cadre d’une médiation ou de l’examen par une commission et après consultation de cette autorité, le ministre estime l’opération susceptible d’être réalisée en liaison avec l’ouvrage.

(b) where the project is referred to a mediator or a review panel, the Minister, after consulting with the responsible authority,

 

likely to be carried out in relation to that physical work.

[29]           Le pouvoir discrétionnaire conféré au paragraphe 15(1) n’est limité que par le paragraphe (3), qui prévoit que toute opération constituant un projet lié à un ouvrage doit faire l’objet d’une EE. Il n’est pas nécessaire que chacun des aspects d’une opération constituant un projet lié à un ouvrage soit soumis au même processus d’EE. Par exemple, il est possible que l’installation de gestion de l’eau de la centrale Darlington soit exclue de l’EE examinée et qu’elle fasse l’objet d’un processus d’EE séparé.

[30]           Les plaintes des demandeurs relatives à la portée de l’évaluation environnementale sont fondées sur l’exclusion des accidents graves dont la probabilité qu’ils aient lieu est supérieure à 1 x 10-6 par année (l’incident de la centrale de Fukushima a été cité fréquemment – la probabilité qu’il y ait un accident était inférieure à 1 x 10-6 par année).

[31]           Les AR ont un vaste pouvoir discrétionnaire en ce qui a trait à la définition de la portée du Projet et de la nature et du niveau des risques à accepter. Il s’agit du type même de décision que le législateur a confié aux AR. Par conséquent, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à ces questions.

[32]           Les demandeurs contestent aussi l’évaluation de la preuve relative à l’examen des mesures d’atténuation réalisables qu’ont effectuée les AR. Lesdites mesures ont trait à l’atténuation des effets d’accidents exclus parce qu’ils ont peu de probabilité de se produire et sont visées par les conclusions mentionnées au paragraphe 31 ci-dessus. Ainsi, c’est également la norme de la décision raisonnable qu’il convient de retenir.

[33]           Les demandeurs contestent aussi l’examen effectué par les AR en ce qui concerne la probabilité que le Projet ait des effets environnementaux et l’ampleur de ceux‑ci. Plus particulièrement, ils insistent sur les impacts sur le poisson causés par impaction, l’entraînement et la pollution thermique. La décision visée est également fondée sur un large pouvoir discrétionnaire, et elle est donc assujettie à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[34]           Enfin, les demandeurs soutiennent que les AR ont indûment délégué une partie de leurs tâches. Cette plainte comporte deux aspects, soit, premièrement, l’allégation de défaut de respecter les pouvoirs de délégation conférés par la LCEE et, deuxièmement, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de déléguer des tâches et l’évaluation de la preuve fournie par le délégataire.

[35]           En ce qui concerne l’interprétation des pouvoirs de délégation octroyés par la LCEE, même si la CCSN a une expertise spécialisée en vertu de la LSRN, ce n’est pas le cas en vertu de la LCEE. De la même façon, la LCEE ne reconnaît aucune expertise au MPO. Les observations du juge Rothstein dans l’arrêt Prairie Acid Rain Coalition c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 31, [2006] 3 RCF 610 [Prairie Acid Rain], aux paragraphes 9 et 10, sont très pertinentes en l’espèce.

[9]        Dans l’arrêt Friends of the West Country Assn. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), [2000] 2 C.F. 263 (C.A.), au paragraphe 10, il a été décidé que les questions touchant l’interprétation de la LCEE par la Garde côtière devaient faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte.

[10]      Les mêmes considérations s’appliquent en l’espèce. Aucune clause privative ne s’applique. La LCEE est une loi d’application générale. Elle est appliquée par un large éventail d’autorités fédérales. Le MPO ne dispose d’aucune expertise particulière par rapport à celle de la Cour à l’égard de l’interprétation de la LCEE. Les questions d’interprétation sont de nature juridique. Malgré l’existence d’un intérêt public général à l’égard de l’environnement, l’absence d’expertise particulière et la nature juridique de la question indiquent qu’il faut appliquer la norme de la décision correcte à l’interprétation de la LCEE par le MPO.

[36]           Des conclusions semblables sont tirées dans les décisions Mines Alerte Canada c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2007 CF 955, [2008] 3 RCF 84, aux paragraphes 135 à 137 et Pembina Institute for Appropriate Development c Canada (Procureur général), 2008 CF 302, 323 FTR 297, aux paragraphes 37, 40 et 41.

Mines Alerte Canada c Canada (Ministre des Pêches et des Océans)

La Cour d’appel fédérale a déjà traité de la question de la norme de contrôle dans l’arrêt Bow Valley Naturalists Society c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2001] A.C.F. no 18 (Bow Valley). Au paragraphe 55 de cet arrêt, le juge Linden a indiqué ce qui suit à cet égard :

L’arrêt qui fait jurisprudence quant à l’interprétation des articles 15 et 16 de la Loi a été prononcé par notre Cour dans l’affaire Friends of the West Country Assn. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans). Dans ses motifs rédigés au nom de la Cour, le juge Rothstein, J.C.A., a conclu que l’interprétation de la Loi, qui est une loi d’application générale, est une question de droit et que la norme de contrôle est celle de la décision correcte. Par conséquent, c’est cette norme de contrôle que la Cour utilisera en l’instance pour les questions se rapportant à l’interprétation de la Loi. Toutefois, dans l’arrêt précité, notre Cour n’a pas tranché la question de la norme de contrôle applicable aux décisions de fond prises dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire accordé par la Loi. Le juge de première instance avait estimé qu’en ce cas la norme de contrôle était celle de la décision raisonnable. Vu les facteurs de l’arrêt Pushpanathan, cette approche serait appropriée en l’instance notamment parce qu’il n’y a pas de clause privative et parce que le degré d’expertise dans l’application de la Loi est minime en l’espèce et chez la plupart des autorités responsables, sinon toutes. La Cour décide que la norme de contrôle qui s’applique aux questions de compétence et d’applicabilité des dispositions législatives et réglementaires contestées au projet que soulève la demanderesse est la décision correcte. Pour arriver à cette conclusion, la Cour a pris en considération les quatre facteurs contextuels qui sont mentionnés dans l’arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 C.S.C. 19 (la présence ou l’absence d’une clause privative ou d’un droit d’appel; l’expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige; l’objet de la loi et de la disposition particulière; la nature de la question).

[136]    La Cour doit décider si, comme l’allègue la demanderesse, le projet tombe sous le coup des éléments 16a) ou 16c) de la LEA et si les AR sont tenues, par l’article 21 de la LCEE, de consulter le public sur la portée du projet et celle de l’évaluation avant de prendre une décision quelconque à propos de la détermination de la portée du projet ou de la voie à suivre à l’égard de ce dernier. Les défendeurs soutiennent au contraire que l’article 21 ne s’applique pas car le projet, tel que « défini » en vertu de l’article 15 par les AR, n’est pas mentionné dans la LEA; par conséquent, les décisions ou les mesures contestées que les AR ont prises étaient permises par l’article 18 de la LCEE.

[137]    Comme on peut le voir, la Cour doit interpréter et déterminer la portée des articles 15 et 21 de la LCEE. La nature des questions de droit et des questions mixtes de droit et de fait qui sont en cause en l’espèce est déterminante. Les questions d’interprétation législative qui sont soulevées en l’espèce seront donc tranchées selon la norme de la décision correcte.

Pembina Institute for Appropriate Development c Canada (Procureur général)

[37]      Dans la mesure où les questions soulevées ont trait à l’interprétation de la LCEE, toutes les parties conviennent que celles-ci, en tant que questions de droit, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Friends of West Country Assn. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), [2000] C.F. 263, [1999] A.C.F. no 1515 (QL), au par. 10; Bow Valley Naturalists Society c. Canada (Ministre de Patrimoine canadien), [2001] 2 C.F. 461, [2001] A.C.F. no 18 (QL), au par. 55). Toutefois, les questions concernant l’appréciation de la portée de la preuve et des conclusions tirées de cette preuve, y compris l’importance d’un effet environnemental, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable simpliciter (Bow Valley, précitée, au par. 55; Inverhuron, précitée, aux par. 39 et 40).

[40]      En ce qui concerne les arguments relatifs au fait que la Commission s’est appuyée sur des mesures d’atténuation qui n’étaient pas réalisables sur le plan technique et économique, rien dans le rapport n’indique que la Commission n’a pas saisi correctement l’interprétation juridique de telles mesures d’atténuation. Essentiellement, la contestation des appelantes se fonde sur l’exhaustivité ou la qualité des éléments de preuve en cause qui, selon elles, n’étaient pas suffisantes pour autoriser la Commission à conclure comme elle l’a fait compte tenu des incertitudes entourant toujours le projet. En conséquence, cette question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable simpliciter.

[41]      En ce qui a trait à la question des motifs au soutien des conclusions et recommandations de la Commission, cette question relève de l’interprétation des exigences de l’al. 34(c)i) de la LCEE. Les appelantes ne contestent pas les justifications fournies; elles demandent plutôt si la Commission en a réellement fournies. Déterminer si la Commission a justifié ou pas ses conclusions et recommandations est une question de droit qui est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[37]           En résumé, les questions soulevées par les demandeurs dans lesquelles ils contestent l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ou l’évaluation d’une preuve doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Quant aux questions soulevées par les demandeurs qui ont trait à une violation des exigences de la LCEE, particulièrement en ce qui concerne les pouvoirs en matière de délégation, il s’agit de questions juridiques qui doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte.

B.                 Exclusion des accidents qui ont peu de probabilité de se produire

[38]           À mon avis, les AR n’ont pas commis d’erreur en excluant de la portée de l’EE les accidents à grand impact, mais qui ont peu de probabilité de se produire, étant donné qu’il s’agit d’une décision discrétionnaire susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[39]           Les observations du juge Rothstein aux paragraphes 15 et 18 de l’arrêt Prairie Acid Rain sont pertinentes en l’espèce :

[15]      Les appelants disent que le MPO a fait erreur sur le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 15(1) de la LCEE et restreint à tort la portée du projet visé par une évaluation environnementale à la destruction de l’habitat du poisson du Fort Creek. Ils soutiennent que le MPO était tenu de définir la portée du projet comme embrassant la totalité de l’entreprise de sables bitumineux.

[18]      L’argumentation des appelants selon laquelle le MPO était tenu de comprendre dans la portée du projet, pour l’application de l’évaluation environnementale, la totalité de l’entreprise de sables bitumineux, ne tient pas compte du libellé du paragraphe 15(1), qui confère à l’autorité responsable, le MPO en l’occurrence, la responsabilité de fixer la portée du projet. Dans l’arrêt Friends of the West Country, au paragraphe 12, la Cour a décrit les pouvoirs de l’autorité en vertu du paragraphe 15(1) :

Le paragraphe 15(1) est clair et précis. Il confère à l’autorité responsable [...] le pouvoir de déterminer la portée du projet à l’égard duquel l’évaluation environnementale doit être effectuée.

L’approche des appelants enlèverait au MPO tout pouvoir discrétionnaire à l’égard de la détermination de la portée du projet, ce qui va à l’encontre du paragraphe 15(1).

[40]           La possibilité que des accidents surviennent est envisagée à l’article 16 de la LCEE. En effet, il est prévu au paragraphe 16(1) que les activités d’évaluation portent notamment sur les effets environnementaux causés par des accidents ou des défaillances et le paragraphe 16(3) accorde à l’AR le pouvoir discrétionnaire d’évaluer « la portée des éléments visés aux alinéas (1)a), b) et d) ». L’AR a donc le pouvoir discrétionnaire d’exclure certains accidents des éléments qui seront abordés. Voir le paragraphe 27 de l’arrêt Friends of the West Country Assn.

[27]      Le second volet est l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui, en vertu du paragraphe 16(3), permet à l’autorité responsable de déterminer la portée de cet élément du facteur prévu à l’alinéa 16(1)a), c’est-à-dire les effets environnementaux cumulatifs que doit englober l’évaluation environnementale. Logiquement, avant de décider des effets environnementaux qu’il convient d’étudier, il faut déterminer quels sont les autres projets ou activités qui doivent entrer en ligne de compte. La décision relative aux autres projets ou activités devant être inclus dans l’évaluation environnementale et à ceux devant en être exclus aux fins de l’évaluation des effets environnementaux cumulatifs qui est prévue par l’alinéa 16(1)a) relève donc du pouvoir discrétionnaire conféré à l’autorité responsable.

[41]           Les AR ont agi comme elles étaient en droit de le faire. Elles ont tenu compte des défaillances et des accidents que le Projet pourrait entraîner (p. ex., rupture brusque de tuyauterie dans le réseau de transport de la chaleur dans l’enceinte de confinement). Elles ont fixé un seuil pour les accidents qu’elles examineraient : elles ne tiendraient compte que des accidents qui présentent un risque supérieur à 1 sur 1 000 000 pour une année donnée.

[42]           Les AR se sont appuyées sur le fait que le seuil de probabilité – 1 x 10-6 – est un seuil international pour les EE établi par l’Agence internationale de l’énergie atomique dans la publication « Basic Safety Principles for Nuclear Power Plants 75-INSAG-3Rev. 1 », Vienne 1999.

[43]           Les AR ont établi un seuil et l’ont justifié. Par conséquent, elles ont réfléchi à la question et ont satisfait à leur obligation d’« examen » des questions pertinentes. De plus, les AR ont pris connaissance du document sur les leçons à tirer de l’incident de Fukushima et, pour donner suite aux préoccupations de Greenpeace, ont exigé que du travail supplémentaire soit effectué et que des renseignements supplémentaires soient fournis dans le cadre du processus d’octroi de licences.

[44]           L’assertion selon laquelle une AR doit examiner tout accident qui pourrait se produire est insoutenable en pratique et en droit, d’autant plus que l’objectif du processus d’EE est de déterminer si un projet est « susceptible » ou « non susceptible » d’entraîner des effets négatifs importants.

[45]           Il n’y a rien de déraisonnable dans la décision d’exclure les accidents qui ont peu de probabilité de se produire.

C.                 Atténuation des effets d’accidents qui ont peu de probabilité de se produire

[46]           La position des demandeurs sur cette question repose sur la conclusion que les AR auraient dû tenir compte des accidents qui ont peu de probabilité de se produire qui avaient été exclus. Vu la conclusion concernant la portée de l’EE et le caractère raisonnable de la décision d’exclure certains accidents qui ont peu de probabilité de se produire, cet argument doit être rejeté.

[47]           La probabilité qu’il se produise un accident grave touchant plusieurs réacteurs était inférieure au seuil de 1 x 10-6, et, compte tenu de leur pouvoir discrétionnaire, les AR étaient en droit d’adopter cette norme.

D.                Examen de la probabilité qu’il y ait des effets environnementaux et l’ampleur de ceux‑ci

[48]           Les demandeurs renvoient ici au prétendu défaut d’évaluer de façon appropriée la probabilité que le Projet ait des effets environnementaux sur les pêches et l’ampleur de ceux‑ci. La décision épousait la conclusion du personnel de la CCSN selon laquelle l’impaction et l’entraînement pourraient avoir des impacts négatifs résiduels sur le poisson; cependant, ces impacts ont été jugés peu importants.

[49]           Comme dans le cas du seuil de 1 x 10-6, la preuve a démontré que les AR étaient au courant du problème, de ses impacts et de la mesure d’atténuation que privilégiaient les demandeurs (un système clos).

[50]           Les demandeurs soutiennent qu’il s’agit d’une question de compétence parce que les AR n’ont pas évalué [traduction] « de façon appropriée » les questions en cause. Il ne s’agit pas d’une véritable question de compétence, mais plutôt d’une critique de l’évaluation des impacts sur l’environnement. Par conséquent, les conclusions des AR doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[51]           Les AR disposent d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour définir ce qui est « important ». Il convient de faire preuve de déférence à l’égard de leur évaluation des facteurs liés rationnellement à l’objectif de définition de l’importance de l’impact de tout effet environnemental négatif.

[52]           Le droit américain invoqué par les demandeurs, qui repose sur des principes juridiques différents et sur un autre cadre législatif, ne leur est d’aucune utilité.

[53]           En ce qui a trait aux impacts négatifs, les AR ont comparé les avantages respectifs des systèmes de refroidissement à passage unique et en boucle fermée. Elles ont reconnu que le système à passage unique avait des effets négatifs plus importants, mais que ces derniers pouvaient être atténués de façon adéquate. Cette conclusion en est une à l’égard de laquelle une cour de justice doit faire preuve de retenue étant donné qu’elle est fondée sur l’expertise des AR et qu’elle a été expliquée de façon rationnelle.

[54]           Aucun argument convaincant n’a été présenté relativement aux problèmes qui auraient pu concerner l’installation de gestion des déchets de la CN Darlington; ce type d’argument peut donc être rejeté parce que les AR avaient le pouvoir discrétionnaire de l’exclure du processus en cours. Cette installation doit faire l’objet d’un processus d’EE séparé.

[55]           Par conséquent, les AR ont justifié rationnellement leur conclusion et rien ne justifie la Cour d’intervenir.

E.                 Délégation illégale des tâches

[56]           Les demandeurs ont soutenu que les AR avaient délégué de façon illégale les tâches que leur confie la LCEE. Plus précisément, il est allégué que les AR auraient délégué l’examen d’éléments obligatoires prévu au paragraphe 16(1) à d’autres organisations dans le cadre de processus futurs d’octroi de licences et d’activités extérieures à l’EE n’ayant pas de liens avec le Projet de réfection d’OPG.

Les demandeurs soutiennent que les AR ont commis une erreur de droit en déléguant à OPG la tâche de concevoir les futurs programmes de suivi parce qu’aucune délégation de tâches ne peut avoir un caractère prospectif.

[57]           Il est difficile de suivre le premier argument des demandeurs selon lequel les AR ont délégué à des tiers, de façon non appropriée, la collecte de renseignements. En effet, le paragraphe 17(1) autorise explicitement les AR à déléguer « l’exécution de l’examen préalable […] ainsi que les rapports correspondants ».

[58]           Les AR avaient le pouvoir de déléguer à OPG la réalisation de l’EIE et l’élaboration des rapports techniques. Rien n’empêche une délégation de tâches visant à [traduction] « produire de l’information d’une très grande importance ».

[59]           Le second argument selon lequel les AR ont délégué à tort des tâches de production d’information qui devaient être réalisées après la diffusion de la décision relative aux mesures prises ne peut être retenu compte tenu de la conclusion des AR selon laquelle le rapport d’examen préalable était complet.

[60]           Le libellé du paragraphe 38(1) de la LCEE confirme que l’examen de l’opportunité d’un programme de suivi et de l’élaboration d’un tel programme découle de la décision de prendre des mesures. Cet examen doit donc venir après la décision.

38. (1) Si elle décide de la mise en œuvre conformément à l’alinéa 20(1)a), l’autorité responsable examine l’opportunité d’un programme de suivi dans les circonstances; le cas échéant, elle procède à l’élaboration d’un tel programme et veille à son application.

38. (1) Where a responsible authority takes a course of action under paragraph 20(1)(a), it shall consider whether a follow-up program for the project is appropriate in the circumstances and, if so, shall design a follow-up program and ensure its implementation.

[61]           Cette interprétation est conforme à la version française du paragraphe 17(2) qui prévoit qu’il n’est pas nécessaire que les tâches qui ont été déléguées soient terminées avant qu’une AR prenne des mesures.

17. (2) Il est entendu que l’autorité responsable qui a délégué l’exécution de l’examen ou de l’étude ainsi que l’établissement des rapports en vertu du paragraphe (1) ne peut prendre une décision aux termes du paragraphe 20(1) ou 37(1) que si elle est convaincue que les attributions déléguées ont été exercées conformément à la présente loi et à ses règlements.

17. (2) For greater certainty, a responsible authority shall not take a course of action pursuant to subsection 20(1) or 37(1) unless it is satisfied that any duty or function delegated pursuant to subsection (1) has been carried out in accordance with this Act and the regulations.

[62]           Étant donné que la version anglaise a un sens plus large que la version française, le principe du sens commun des deux versions nous amène à choisir la française, dont la portée est plus limitée.

[63]           Par conséquent, les AR n’ont pas commis d’erreur en déléguant des tâches dont les réalisations seraient postérieures à la décision.

IV.             Conclusion

[64]           Les AR n’ont commis aucune erreur dans leur décision relative aux mesures prises.

[65]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée avec dépens, lesquels sont calculés selon le barème habituel.


JUGEMENT

LA COUR REJETTE  la demande de contrôle judiciaire avec dépens, lesquels sont calculés selon le barème habituel.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-634-13

 

INTITULÉ :

GREENPEACE CANADA, association canadienne du droit de l’environnement, LAKE ONTARIO WATERKEEPER ET NORTHWATCH c le PROCUReur général du Canada et ONTARIO POWER GENERATION INC.

 

Lieu de l’audience :

Toronto (Ontario)

 

DATE de l’audience :

Le 6 mai 2014

 

JUGeMENT et motifs :

Le juge PHELAN

 

DATE des motifs:

le 25 novembre 2014

 

Comparution :

Theresa McClenaghan

Richard Lindren

Justin Duncan

Kaitlyn Mitchell

 

pour les demandeurs

 

Michael Morris

Joel Robichaud

Laura Tausky

 

pour le défenseur

 LE PROCUREUR GÉNÉRAL du Canada

 

John Laskin

Alex Smith

Laura Redekop

 

POUR LA DÉFENDERESSE

ONTARIO POWER CORPORATION INC.


AVOCATS inscrits au dossier :

Theresa McClenaghan et

Richard Lindren

Avocats

Toronto (Ontario)

Centre for Green Cities

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENSEUR

LE PROcureur général du Canada

 

Torys LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POur LA DÉFENDERESSE

ONTARIO POWER GENERATION INC

 

 

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