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Date : 20141124


Dossier : T‑871‑14

Référence : 2014 CF 1120

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Hughes

ENTRE :

SERGENT ANTONIO D'ANGELO

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET

GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

défendeurs

 

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision en date du 5 mars 2014, par laquelle le président par intérim de la Commision canadienne des droits de la personne a déterminé que le grief du demandeur ne serait pas instruit avant le règlement des autres griefs déposés par celui‑ci, qui pourrait par la suite réactiver le grief en question. Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il y a lieu d’accueillir la présente demande et de renvoyer l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue en tenant compte des présents motifs.

[2]               Le demandeur est policier au sein de la Gendarmerie royale du Canada depuis vingt‑neuf ans. Il détient le grade de sergent et aurait probablement obtenu le grade de sergent d’état‑major, n’eût été les événements en cause.

[3]               En 2007, le demandeur a subi une blessure à la colonne vertébrale alors qu’il pratiquait des activités sportives avec ses collègues. Cette blessure semble avoir très bien guéri, mais a entraîné une certaine incapacité, restreignant la possibilité de faire de la course et d’autres activités semblables. En décembre 2009, le demandeur a été affecté comme agent de liaison à Rome, en Italie. Alors qu’il était en poste à Rome, le demandeur aurait trébuché sur le pavé. Le 13 février 2013, son supérieur l’a informé que son affectation prenait fin de manière définitive et qu’il serait rapatrié au Canada en raison de sa déficience et de son profil médical.

[4]               En février 2012, le demandeur a déposé un grief dans le cadre de la procédure de règlement des griefs de la GRC et dans lequel il demandait la suspension de son rapatriement en attendant l’issue de son grief. Le demandeur a cependant été renvoyé au Canada en mars 2012. En outre, le demandeur a été écarté du processus de promotion, alors qu’il espérait obtenir le grade de sergent d’état‑major. Le demandeur sollicitait l’indemnisation des pertes financières, du préjudice moral subi ainsi que des pertes découlant du défaut d’obtenir la promotion attendue. En mai et en juin 2012, le demandeur a déposé six griefs en tout.

[5]               Or, le processus de règlement des griefs de la GRC ne semble pas avoir été très rapide. Le 13 mars 2013, le demandeur a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne une plainte de discrimination fondée sur la déficience, par laquelle il réclamait la réintégration dans ses fonctions à titre d’agent de liaison à Rome, ainsi que l’indemnisation des pertes subies, y compris celles causées par la rude épreuve à laquelle il avait été soumis.

[6]               La Commission a répondu par lettre en date du 4 avril 2013 indiquant qu’elle examinerait l’affaire et rédigerait un rapport fondé sur les articles 40 et 41. La Commission a précisé qu’elle pouvait décider de ne pas statuer sur la plainte, notamment s’il existait un autre processus de plainte ou d’examen à cet égard. Dans sa réponse, la Commission a énuméré les facteurs dont elle pouvait tenir compte, dont les facteurs suivants :

[traduction]

a)         Le plaignant a‑t‑il accès à un autre processus de plainte ou d’examen? Le plaignant a‑t‑il un accès sans restrictions à ce processus?

b)        Si un autre processus de plainte ou d’examen est possible, une décision définitive a‑t‑elle été rendue? Si ce n’est pas le cas, le retard est‑il attribuable au plaignant?

c)         Le plaignant devrait‑il être tenu d’utiliser un autre processus de plainte ou d’examen? Plus particulièrement :

(i)          Quel autre processus de plainte ou d’examen est offert (processus de règlement des différends interne ou processus de règlement des griefs)? Le décideur est‑il un tiers indépendant? Si ce n’est pas le cas, existe‑t‑il des lignes directrices visant à assurer l’équité à toutes les parties en cause?

(ii)        L’autre processus est‑il une option acceptable pour toutes les parties?

(iii)      Le plaignant est‑il vulnérable compte tenu de sa situation actuelle? L’autre processus pourrait‑il causer des préjudices à l’une des parties?

(iv)      L’autre processus de plainte ou d’examen prévoit‑il des façons permettant d’empêcher les représailles et d’en protéger les protagonistes?

(v)        Les parties seront‑elles en mesure de traiter toutes les questions liées aux droits de la personne dans le cadre de l’autre processus? Si ce n’est pas le cas, quelles sont les questions liées aux droits de la personne qui ne pourront pas être traitées grâce au processus?

(vi)      Quelles sont les réparations en vertu de l’autre processus? Est‑ce que ces réparations régleraient le différend lié aux droits de la personne?

(vii)    Des mesures ont‑elles été prises pour utiliser l’autre processus? Si aucune mesure n’a été prise pour utiliser l’autre processus, quelles en sont les raisons?

(viii)  Si les parties ont entrepris l’autre processus, quel est le statut de la plainte?

(ix)      Quels sont les délais liés à l’autre processus? Combien de temps est susceptible de s’écouler avant que soit rendue une décision définitive?

[7]               Le 17 mai 2013, par l’intermédiaire de son avocat, le demandeur a présenté des observations écrites détaillées en réponse à la demande de renseignements de la Commission, notamment au regard des facteurs susmentionnés.

[8]               La Commission a mené par la suite sa propre enquête sur l’affaire. Un agent du règlement anticipé des différends a produit, le 22 novembre 2013, un rapport fondé sur les articles 40 et 41. Le rapport de huit pages examinait bon nombre des détails de la plainte du demandeur, dont les éléments suivants :

     [traduction]

. . .

 

31.              Le plaignant a déposé six (6) griefs portant sur les questions soulevées dans la plainte. Il semble que le plaignant ait pleinement accès au processus de règlement des griefs.

32.              Aucune décision définitive n’a été rendue au sujet des griefs déposés par le plaignant. Selon ce dernier, le processus de la mise en cause fait état de nombreux retards.

33.              La mise en cause soutient que le plaignant a accès à la procédure interne de règlement des griefs et que l’affaire fait actuellement l’objet d’un examen, alors que le plaignant affirme qu’il est injuste de l’obliger d’épuiser le processus de règlement des griefs étant donné les retards accusés par le système de règlement des griefs de la GRC qui le rendent inefficace; que ce système ne prévoit pas l’arbitrage par un décideur indépendant; et qu’il ne prévoit pas non plus les réparations qu’il vise à obtenir.

34.              Le plaignant n’a pas indiqué être vulnérable, mais il affirme que le fait de recourir à la procédure de règlement des griefs [traduction] « consiste à refuser au sergent D’Angelo toute occasion d’obtenir justice et une véritable réparation », étant donné les raisons susmentionnées.

. . .

38.     Le plaignant exprime des préoccupations importantes concernant l’échéancier du processus interne de règlement des griefs. Il fait remarquer qu’il a fallu 15 mois pour que le premier grief arrive au deuxième palier du processus de règlement. Selon lui, il faudra plusieurs années avant que les autres griefs arrivent au deuxième palier et qu’ils fassent finalement l’objet d’une décision. Le plaignant affirme que, vu ses 27 ans de service, il est possible qu’il prenne sa retraite après 35 ans de service, avant qu’une décision soit rendue dans l’affaire.

. . .

41.  Le plaignant soutient que le processus interne de règlement des griefs ne prévoit pas les mesures de redressement qu’il sollicite. Il indique qu’un arbitre de niveau I pourrait trancher qu’il n’aurait pas dû être relevé de ses fonctions ou retiré du système de promotions, mais il n’ordonnera jamais la réintégration, la promotion (et déférer l’affaire aux responsables de la dotation et du personnel), ni le versement de dommages‑intérêts ([traduction] « pour la perte d’une promotion, pour la discrimination et l’humiliation subies », « pour le préjudice moral et la perte de dignité »). Les représentants de la mise en cause ont confirmé que l’arbitre pourrait ordonner le versement des dommages‑intérêts, mais non pour le préjudice moral invoqué par le plaignant. En ce qui concerne la réintégration et la promotion, les représentants de la mise en cause ont indiqué que l’arbitre pouvait ordonner la réintégration du plaignant dans ses fonctions, mais qu’il était peu probable que cette mesure soit appliquée. Ils ont admis que la réintégration par le processus interne de règlement des griefs de la GRC n’était pas exécutoire dans la même mesure qu’une réparation accordée par un tribunal. Certes, le tribunal peut ordonner les réparations que le plaignant sollicite (la réintégration, la promotion et l’indemnisation des pertes) si la discrimination est prouvée.

[9]               Dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41, il était conclu que les différents griefs déposés ne pouvaient pas fournir les réparations que le demandeur sollicitait, soit la réintégration, la promotion et le versement des dommages‑intérêts :

[traduction]

Conclusion

 

42.       Le plaignant a déposé six (6) griefs portant sur les questions soulevées dans la plainte. Il semble que le plaignant ait pleinement accès au processus de règlement des griefs prévu par la Loi sur la GRC. Bien que le processus de règlement des griefs soit en mesure de traiter les questions liées aux droits de la personne dans le cadre de la présente plainte, rien n’indique qu’il pourra accorder les réparations que le plaignant vise à obtenir, à savoir être réintégré dans ses fonctions, obtenir une promotion et se voir accorder des dommages‑intérêts.

[10]           Dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41, il était recommandé que la Commission statue sur la plainte, parce qu’il n’était pas établi que les autres procédures traiteraient de l’allégation de discrimination :

[traduction]

 

Recommandation

 

43.              Il est recommandé, en application du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que la Commission statue sur la plainte :

                     parce qu’il n’est pas établi que les autres procédures offertes traiteront de l’allégation de discrimination.

[11]           Ce rapport a été transmis à l’avocat de la GRC et au demandeur pour commentaires. La GRC a envoyé une lettre, datée du 3 janvier 2014, contestant la recommandation. L’avocat du demandeur a envoyé une lettre, datée du 4 février 2014, pour soutenir la recommandation et contester les questions soulevées par la GRC dans sa lettre, notamment au sujet de l’absence de mesures de redressement, des délais déraisonnables et des problèmes liés à la réactivation d’une plainte.

[12]           Le 5 mars 2014, le président par intérim de la Commision canadienne des droits de la personne a rendu une décision que je reproduis ci‑après :

[traduction]

Décision en application du paragraphe 41(1)

La Commission a décidé, pour les motifs énoncés plus loin, de ne pas statuer sur la plainte, en application de l’alinéa 41(1)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, car le plaignant devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts. Par la suite, le plaignant peut demander à la Commission de réactiver sa plainte.

Documents pris en compte pour rendre la décision

Les documents suivants ont été examinés :

                     le formulaire de plainte daté du 13 mars 2013

                     le rapport fondé sur les articles 40 et 41 daté du 22 novembre 2013

                     les observations de la mise en cause datées du 3 janvier 2014

                     les observations du plaignant datées du 4 février 2014.

[13]           Le demandeur a ensuite déposé une demande de contrôle judiciaire.

I.                   QUESTIONS EN LITIGE

[14]           Le demandeur a soulevé les questions suivantes :

A         Quelle est la norme de contrôle applicable?

B         La Commission a‑t‑elle enfreint les principes d’équité procédurale et de justice naturelle en ne fournissant pas des motifs suffisants à l’appui de sa décision?

C         La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans l’application du paragraphe 42(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne?

D         La décision de la Commission est‑elle déraisonnable?

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

[15]           Les avocats des parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La Cour d’appel fédérale le confirme dans l’arrêt Gendarmerie royale du Canada c Tahmoupour, 2010 CAF 192, sous la plume de la juge Sharlow, au paragraphe 8 :

C’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique à la plupart des éléments d’une décision du Tribunal, y compris les questions de droit faisant intervenir l’interprétation de sa loi habilitante par le Tribunal et les questions générales de droit à l’égard desquelles le Tribunal a acquis une connaissance spécialisée.

B.                 La Commission a‑t‑elle enfreint les principes d’équité procédurale et de justice naturelle en ne fournissant pas des motifs suffisants à l’appui de sa décision ?

[16]           Voici les motifs extrêmement concis fournis par la Commission :

[traduction]

Motifs de décision

Le plaignant a déposé 6 griefs portant sur les questions soulevées dans la plainte. La Commission est d’avis que la procédure relative à ces griefs devrait être épuisée et que le plaignant peut demander par la suite à la Commission de réactiver sa plainte.

[17]           La Cour suprême du Canada a énoncé les lignes directrices en ce qui concerne le caractère suffisant des motifs. Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, la juge Abella a précisé que le caractère raisonnable de la décision et sa justification tiennent à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel :

47        La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[18]           Dans Newfoundland and Labrador Nurses Union c Terre‑Neuve‑et‑ Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au nom de la Cour suprême, la juge Abella a commencé son examen par l’arrêt Dunsmuir, précité, affirmant, au paragraphe 14, que l’« insuffisance » des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision et, au paragraphe 16, que les motifs sont suffisants s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si cette décision fait partie des issues acceptables :

16        Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[19]           Au paragraphe 22 du même arrêt, la juge Abella a affirmé que l’existence des motifs ne permet de remettre en question une décision que dans le cadre de l’analyse de son caractère raisonnable :

22        Le manquement à une obligation d’équité procédurale constitue certes une erreur de droit. Or, en l’absence de motifs dans des circonstances où ils s’imposent, il n’y a rien à contrôler. Cependant, dans les cas où, comme en l’espèce, il y en a, on ne saurait conclure à un tel manquement. Le raisonnement qui sous‑tend la décision/le résultat ne peut donc être remis en question que dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable de celle‑ci.

[20]           Le juge Rennie de notre Cour écrivait tout récemment dans Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, que l’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour ou, je me permets d’ajouter, aux avocats dans leur argumentation, toute la latitude voulue pour examiner le dossier et deviner les conclusions à l’appui de la décision. Pour établir les liens nécessaires, il faut discerner les motifs donnés au soutien de la décision. Le juge Rennie s’exprime ainsi, au paragraphe 11 :

11        L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page.

[21]           À ce sujet, mon collègue le juge Noël faisait remarquer dans la décision 7687567 Canada Inc c Canada (Affaires étrangères et Commerce international), 2013 CF 1191, que la cour de révision n’a pas pour objectif de se rabattre sur le dossier pour inférer le fondement des motifs. Le juge Noël s’exprime ainsi, au paragraphe 63 :

63        Ainsi, l’arrêt Newfoundland Nurses permettrait de combler un certain manque dans les motifs ou de les compléter, en quelque sorte, à la lumière du dossier du décideur. Toutefois, la Cour suprême du Canada n’avait certainement pas l’intention de permettre aux décideurs de rendre une décision vide de toute justification et, au surplus, « regrettablement » rédigée, et de permettre à ces mêmes décideurs de défendre l’essence de leur décision en exigeant de la Cour de contrôle qu’elle se rabatte sur le dossier du décideur pour y inférer la totalité des motifs, tout en se ralliant à un affidavit qui vient postérieurement ajouter des motifs qui n’apparaissent pas à la décision du 20 février 2013.

[22]           En l’espèce, il n’y a pas vraiment de motifs, seulement la conclusion portant que le demandeur devrait attendre l’issue des différents griefs déposés. La Commission n’a fourni aucune justification pour étayer cette conclusion. Les motifs sont insuffisants.

[23]           Par conséquent, j’examinerai la dernière question soulevée par le demandeur, à savoir si la décision était raisonnable.

C.                 La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

[24]           Dans les affaires de cette nature, la Cour est souvent appelée à déterminer si la décision de la Commission était raisonnable. Si la Commission décide d’adopter la recommandation formulée dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41, la Cour estime généralement que ce rapport constitue ses motifs et examine sa décision en conséquence. Par contre, si la Commission décide de rejeter une plainte pour des motifs autres que ceux avancés dans le rapport, elle doit exposer ces motifs dans sa décision. Le juge Zinn de notre Cour écrivait ce qui suit dans Herbert c Canada (Procureur général), 2008 CF 969, au paragraphe 26 :

26        La jurisprudence établit clairement que, lorsque la Commission fournit au plaignant ce qui constitue essentiellement une lettre type rejetant la plainte pour les mêmes motifs que ceux exposés dans le rapport de l’enquêteur, le rapport constitue alors les motifs de la Commission expliquant pourquoi la plainte a été rejetée. Si la Commission choisit de rejeter la plainte pour des motifs autres que ceux avancés par l’enquêteur, elle doit exposer ces motifs dans sa décision. Lorsque les parties, dans leurs observations au sujet du rapport, ne contestent pas les conclusions de fait tirées par l’enquêteur, mais présentent simplement des arguments pour obtenir une conclusion différente, il n’est pas inapproprié pour la Commission de fournir une réponse courte sous forme de lettre type. Cependant, lorsque ces observations font état d’omissions importantes ou substantielles dans l’enquête et étayent ces affirmations, la Commission doit mentionner ces divergences et préciser pourquoi, à son avis, elles ne sont pas importantes ou ne suffisent pas à mettre en doute la recommandation de l’enquêteur; sinon, on ne peut que conclure que la Commission n’a pas du tout pris en considération ces observations. Telle était la situation dans Egan c. Canada (Procureur général), [2008] A.C.F. no 816; 2008 CF 649.

[25]           Bien qu’elle soit antérieure à l’arrêt Newfoundland Nurses, la décision rendue par le juge Zinn doit être considérée comme étant renforcée par l’arrêt précité. En outre, dans l’affaire dont était saisi le juge Zinn, la Commission avait adopté les conclusions du rapport fondé sur les articles 40 et 41, mais pour des motifs différents.

[26]           La présente affaire est mieux fondée que celle dont était saisi le juge Zinn. La Commission a repoussé la recommandation formulée dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41, mais n’a jamais expliqué son choix. La Commission a manifestement eu tort d’agir ainsi.

[27]           Le rapport fondé sur les articles 40 et 41 renfermait plusieurs motifs pour lesquels il était recommandé à la Commission d’instruire l’affaire. En voici quelques‑uns :

                     le demandeur pouvait solliciter des mesures de redressement telles que la réintégration dans ses fonctions, la promotion, le versement des dommages‑intérêts pour la perte financière subie, pour le stress causé, et d’autres mesures de redressement semblables, uniquement dans le cadre de la présente instance;

                     le règlement des griefs que le demandeur avait déposés dans le cadre du système de la GRC risquait de prendre des années;

                     il n’était pas du tout certain que le demandeur puisse réactiver sa plainte.

[28]           Suivant une décision raisonnable, ces questions commandaient l’instruction par la Commission. Le règlement des autres griefs que le demandeur avait déposés ne traiterait aucunement de la réintégration, de la promotion, du versement des dommages‑intérêts pour la perte financière subie, pour le stress causé et d’autres mesures de redressement semblables. La décision de ne pas statuer sur l’affaire ou de reporter l’instruction était tout à fait déraisonnable. La décision de reporter l’instruction en attendant le règlement des autres griefs qui n’aurait aucunement pour effet d’accorder les mesures de redressement recherchées en l’espèce et qui se serait de toute façon prolongé indûment, est tout à fait déraisonnable.

D.                La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans l’application du paragraphe 42(2) de la Loi canadienne des droits de la personne?

[29]           Aux termes du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne des droits de la personne, LRC 1985, c H‑6, la Commission statue sur toute plainte à moins qu’elle estime que la victime présumée devrait épuiser d’abord les autres recours qui lui sont offerts. Voici le libellé de cette disposition :

41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

 

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

 

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

 

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

 

[30]           Le paragraphe 42(2) de la même loi renferme une mise en garde à l’égard de l’alinéa 41(1)a), de sorte que le défaut d’épuiser les autres recours offerts n’est pas imputable au plaignant :

42.(2) Avant de décider qu’une plainte est irrecevable pour le motif que les recours ou procédures mentionnés à l’alinéa 41a) n’ont pas été épuisés, la Commission s’assure que le défaut est exclusivement imputable au plaignant.

 

42.(2) Before deciding that a complaint will not be dealt with because a procedure referred to in paragraph 41(a) has not been exhausted, the Commission shall satisfy itself that the failure to exhaust the procedure was attributable to the complainant and not to another.

 

[31]           Devant les difficultés que posent toutes ces doubles négations, l’alinéa 41(1)a) de la Loi canadienne des droits de la personne, interprété dans le contexte du paragraphe 42(2), veut que la Commission statue sur une plainte à moins qu’elle estime que le plaignant devrait épuiser d’abord les autres recours qui lui sont offerts, et que le défaut de ce faire soit imputable au plaignant. Même dans ce cas, il appert que la Commission peut néanmoins statuer sur l’affaire.

[32]           On ne trouve guère de jurisprudence sur le paragraphe 42(2). Dans Guydos c Société canadienne des postes, 2012 CF 1001, le juge Mandamin de notre Cour, écrivait ce qui suit, au paragraphe 54 :

54        Selon le paragraphe 42(2), la Commission, avant de décider qu’une plainte est irrecevable en vertu de l’alinéa 41(1)a), doit s’assurer que ce défaut est exclusivement imputable au plaignant. Comme il a été affirmé dans l’arrêt Bell Canada, l’expression « s’assure que » indique l’intention du législateur de conférer une déférence considérable à la décision de la Commission.

[33]           En l’espèce, il a été conclu, comme il ressort du paragraphe 32 (reproduit ci‑dessus) du rapport fondé sur les articles 40 et 41, qu’il n’y avait pas de délai imputable au plaignant, mais que celui‑ci affirmait que la GRC était responsable de nombreux retards dans son processus de règlement des griefs.

[34]           L’une des nombreuses raisons données pour expliquer pourquoi la Commission devait statuer sur l’affaire porte sur les retards dont faisait état le processus de règlement des griefs de la GRC.

[35]           Le paragraphe 42(2) de la Loi canadienne des droits de la personne constitue manifestement une garantie pour éviter que la Commission ne soit obligée de statuer sur une plainte lorsque le retard dans le processus de règlement est imputable au plaignant. Il ne faut pas interpréter le paragraphe 42(2) de manière à permettre à la Commission de refuser de statuer sur une plainte lorsque les retards sont imputables aux personnes qui appliquent les autres procédures de règlement offertes. C’est tout le contraire. La Commission devrait instruire l’affaire.

II.                CONCLUSION

[36]           Les motifs étaient tout à fait insuffisants. La décision était déraisonnable. Le paragraphe 42(2) de la Loi canadienne des droits de la personne ne saurait être interprété de manière à empêcher la Commission de statuer sur une affaire lorsque les autres recours offerts sont retardés par les responsables de leur application.

[37]           Les parties se sont entendues sur le montant de dépens à accorder à la partie gagnante, lequel s’élève à 4 000 $.

 


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT :

LA COUR STATUE :

1.                  La demande est accueillie;

2.                  L’affaire est renvoyée pour nouvelle décision par une personne différente, conformément aux présents motifs;

3.                  Le demandeur a droit à des dépens fixés à 4 000 $.

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T‑871‑14

 

INTITULÉ :

SERGENT ANTONIO D'ANGELO c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 NOVEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HUGHES

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 NOVEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Louise Morel

Ryan Kennedy

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Agnieszka Zagorska

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Forget Smith Morel

Avocats et conseillers juridiques

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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