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Date : 20141121


Dossier : T-2301-14

Référence : 2014 CF 1115

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

MADAME LA JUGE LORI DOUGLAS

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

L’AVOCAT INDÉPENDANT DANS L’AFFAIRE CONCERNANT                                  MADAME LA JUGE LORI DOUGLAS

intervenant

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une requête présentée dans le cadre d’une instance introduite par le Conseil canadien de la magistrature (le CCM ou le Conseil) pour faire enquête sur la conduite de la juge Lori Douglas, juge en chef adjointe de la Cour du banc de la Reine du Manitoba (la juge Douglas).

[2]               La juge Douglas a déposé devant la Cour une demande de contrôle judiciaire de la décision du Comité d’enquête d’admettre en preuve certaines photographies. Dans la présente requête, elle sollicite une ordonnance, sur le fondement de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, en vue de suspendre l’exécution de la décision par laquelle le Comité d’enquête avait admis en preuve les photographies visées par des ordonnances de confidentialité, de mise sous scellés et de non‑communication.

[3]               Dans une lettre datée du 13 novembre 2014 envoyée à la Cour, le procureur général du Canada, constitué défendeur dans la demande de contrôle judiciaire et dans la présente requête, a consenti à ce que la requête en vue d’obtenir une suspension soit accordée pour le motif qu’il était dans l’intérêt public de maintenir le statu quo en attendant que la Cour fédérale ait exercé son pouvoir de contrôle et qu’une décision définitive soit prise à l’égard de la demande.

[4]               Reconnaissait également qu’il était dans l’intérêt public que l’enquête soit menée le plus rapidement possible, le procureur général a demandé que, dans le cas où la suspension serait accordée, les délais prévus pour une demande de contrôle judiciaire soient abrégés et que l’instruction soit accélérée. La demanderesse convient que l’instruction de la demande devrait être accélérée.

[5]               Le 18 novembre 2014, l’avocat indépendant agissant dans le cadre de l’enquête a demandé l’autorisation d’intervenir conformément à l’article 109 des Règles des Cours fédérales. La demanderesse et le défendeur ont consenti à ce que l’avocat indépendant intervienne dans le cadre de la requête en suspension. L’avocat indépendant a été autorisé à présenter un dossier de requête et à comparaître à l’instruction de la requête le 20 novembre 2014 en vue de présenter de vive voix des observations pour s’opposer à la requête.

[6]               Le procureur général n’a pas présenté d’observations, ni de vive voix ni par écrit, à l’audience relative à la requête en suspension, mais il a comparu par l’intermédiaire de son avocat et a répondu aux questions de la Cour.

[7]               Pour les motifs qui suivent, je suspends l’exécution de la décision du Comité d’enquête selon laquelle les photographies contestées sont admissibles, en attendant que soit tranchée au fond la demande de contrôle judiciaire sous-jacente.

I.                   Le contexte

[8]               Le 13 mars 2014, le CCM a nommé trois membres pour constituer un comité d’enquête chargé d’examiner les allégations portées contre la juge Douglas (après la démission du premier comité d’enquête). Les membres du deuxième comité d’enquête sont Monsieur le juge François Rolland (désigné président), Monsieur le juge Austin Cullen ainsi que Madame la juge Christa Brothers, c.r.

[9]               Dans un jugement daté du 28 mars 2014, je me suis prononcé sur la demande présentée par la juge Douglas dans laquelle elle alléguait l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part du Conseil : Douglas c Procureur général (Canada), 2014 CF 299 [Douglas 2014]. Cette décision a été portée en appel.

[10]           Maître Suzanne Côté, qui a succédé à Me Guy Pratte en qualité d’avocat indépendant après sa démission, a déposé le 31 mars 2014 un avis d’allégations exposant trois allégations contre la juge Douglas. D’après la première allégation, la juge Douglas n’aurait pas divulgué certains faits dans sa demande de nomination judiciaire. Selon la deuxième, les photographies affichées en ligne [traduction] « pourraient être interprétées comme fondamentalement contraires à l’image et à l’intégrité de la magistrature, de sorte que la confiance des personnes comparaissant devant la juge ou celle du public dans son système de justice pourrait être compromise ». Enfin selon la troisième, la juge Douglas n’aurait pas divulgué certains faits à Me Pratte dans le cadre de l’instance soumise au premier comité d’enquête.

[11]           Le 1er octobre 2014, la juge Douglas a saisi le Comité d’enquête d’une requête sollicitant (1) le rejet des allégations sans tenir une audience officielle concernant la preuve et (2) une conclusion déclarant que les photographies ne sont pas admissibles en preuve et une autorisation que ces photographies lui soient rendues. Le Comité d’enquête a instruit la requête les 27 et 28 octobre 2014. Il l’a rejetée séance tenante.

[12]           Le Comité d’enquête a rendu des motifs écrits le 4 novembre 2014. Il expliquait qu’il n’était pas approprié qu’il se prononce sur les allégations dans le cadre d’une procédure sommaire et affirmait qu’il avait le pouvoir de se prononcer sur la troisième allégation, contrairement à ce qu’affirmait la juge Douglas. Il a également refusé de prononcer une conclusion déclarant que les photographies sont inadmissibles et d’autoriser que ces photographies lui soient remises, comme la juge Douglas le demandait.

[13]           Le Comité d’enquête a conclu que les photographies concernaient les première et deuxième allégations. Il a également conclu que leur admission en preuve ne causerait pas un préjudice indu. Il a souligné qu’il souhaitait protéger la vie privée de la juge Douglas dans toute la mesure du possible en délivrant les ordonnances nécessaires en matière de confidentialité, de mise sous scellés et de non-communication.

[14]           Le Comité d’enquête a prévu la tenue d’une audience pour examiner les allégations à partir du 24 novembre 2014, pour une durée de 10 jours.

[15]           Le 6 novembre 2014, la juge Douglas a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du Comité d’enquête.

[16]           Le 10 novembre 2014, la juge Douglas a déposé un avis de requête sollicitant une ordonnance en vue de suspendre l’exécution de la décision par laquelle le Comité d’enquête a jugé les photographies admissibles.

II.                La question en litige

[17]           L’unique question en litige à laquelle doit répondre la Cour est celle de savoir s’il y a lieu de suspendre la décision par laquelle le Comité d’enquête a déclaré que les photographies étaient admissibles dans cette instance, en attendant que soit tranchée la demande de contrôle judiciaire sous-jacente.

III.             Le droit

[18]           La Cour suprême du Canada a exposé le critère en trois étapes applicable à la suspension interlocutoire d’instance dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311. À la page 334, la Cour résume le critère de la façon suivante :

Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu’il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.

[19]           Par conséquent, la partie requérante a le fardeau d’établir que les trois conditions suivantes sont remplies : (1) il y a une question sérieuse à juger, (2) la partie requérante subirait un préjudice irréparable si la demande était rejetée et (3) la prépondérance des inconvénients favorise la partie requérante.

[20]           La Cour suprême a réitéré ce critère dans l’arrêt Harper c Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, au paragraphe 4.

A.                La question sérieuse

[21]           À la première étape, la Cour doit déterminer si la demande sous-jacente soulève une question sérieuse. Le critère est peu exigeant – il suffit que la Cour soit convaincue que « la demande n’est ni futile ni vexatoire » : RJR-MacDonald, précité, à la page 335. La Cour suprême a expliqué la procédure que doit suivre le juge des requêtes aux pages 337 et 338 :

Les exigences minimales ne sont pas élevées. Le juge saisi de la requête doit faire un examen préliminaire du fond de l’affaire. […] Une fois convaincu qu’une réclamation n’est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s’il est d’avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire.

[Non souligné dans l’original.]

[22]           La Cour suprême fait toutefois immédiatement observer que cette approche générale comporte des exceptions. Il y a lieu d’appliquer une norme plus élevée si « le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l’action » : RJR-MacDonald, précité, à la page 338. La Cour fait à la page 339 un commentaire sur la bonne approche qui doit être adoptée dans une telle situation :

Lorsqu’elle s’applique, le tribunal doit procéder à un examen plus approfondi du fond de l’affaire. Puis, au moment de l’application des deuxième et troisième étapes de l’analyse, il doit tenir compte des résultats prévus quant au fond.

[23]           Dans le jugement Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, au paragraphe 11, Monsieur le juge Pelletier a expliqué quelle était l’approche correcte dans de telles situations : « Ce n’est pas que le critère en trois volets ne s’applique pas, c’est que le volet du critère qui porte sur la question sérieuse se transforme en critère de vraisemblance que la demande sous-jacente soit accueillie … »

B.                 Le préjudice irréparable

[24]           La Cour suprême du Canada a expliqué quelle était la deuxième étape à suivre dans l’arrêt RJR-MacDonald, précité, à la page 341 :

À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire.

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre.

[Non souligné dans l’original.]

[25]           Il est bien établi par la jurisprudence que le préjudice irréparable ne peut reposer sur des hypothèses concernant l’issue ou l’effet éventuel d’une décision administrative : VIA Rail Canada Inc c Cairns (2000), 26 Admin LR (3d) 52 (C.A.F.), au paragraphe 4 [VIA Rail]; Cognos Inc c Canada (Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux), 2002 CFPI 882, au paragraphe 21; Telecommunications Workers Union c Conseil canadien des relations industrielles, 2005 CAF 83, au paragraphe 8.

[26]           La jurisprudence reconnaît également que le préjudice causé à la réputation professionnelle de la partie requérante peut constituer un préjudice irréparable : Bennett v British Columbia (Superintendent of Brokers) (1993), 77 BCLR (2d) 145 (C.A. C.‑B.), aux paragraphes 18 et 19; Adriaanse c Malmo-Levine, [1998] ACF no 1912 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 20 à 22; Viswalingam v Fort Smith Health Centre (1992), 36 ACWS (3d) 1008 (C.S. T.N.‑O.), aux paragraphes 57, 61 et 62 [Viswalingam], infirmé pour d'autres motifs dans Viswalingam v Forth Smith Health Centre (1993), 46 ACWS (3d) 1138 (C.A. T.N.‑O.).

[27]           La jurisprudence reconnaît également que le préjudice causé à la santé mentale de la partie requérante peut également constituer un préjudice irréparable : Viches c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 389, au paragraphe 14.

[28]           Le préjudice qui est déjà survenu ne peut justifier une suspension d’instance : VIA Rail, précité, au paragraphe 6. Cependant, ce critère est rempli si la partie requérante démontre que le préjudice se poursuivra – ou qu’un autre préjudice surviendra – à moins que la suspension ne soit accordée : Viswalingam, précité, aux paragraphes 61 et 62.

C.                 La prépondérance des inconvénients

[29]           Dans l’arrêt RJR-MacDonald, précité, la Cour suprême a expliqué à la page 342 la dernière étape de la façon suivante :

Dans l’arrêt Metropolitan Stores, le juge Beetz décrit, à la p. 129, le troisième critère applicable à une demande de redressement interlocutoire comme un critère qui consiste « à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond ». Compte tenu des exigences minimales relativement peu élevées du premier critère et des difficultés d’application du critère du préjudice irréparable dans des cas relevant de la Charte, c’est à ce stade que seront décidées de nombreuses procédures interlocutoires.

Il y a de nombreux facteurs à examiner dans l’appréciation de la « prépondérance des inconvénients » et ils varient d’un cas à l’autre.

[Non souligné dans l’original.]

[30]           Par la suite, les tribunaux ont tenu compte de l’intérêt public dans une série de différentes affaires de droit public qui ne concernaient pas la Charte.

[31]           Dans le jugement Todd c Canada (Procureur général), 2005 CF 439, le juge Simon Noël a exposé au paragraphe 29 l’intérêt public dans la tenue d’une audience de discipline professionnelle :

Enfin, la prépondérance des inconvénients plaide davantage en faveur de l’intérêt public à ce que justice soit faite qu’en faveur de l’intérêt personnel de M. Todd à ce que l’affaire ne soit pas entendue. La Cour reconnaît que M. Todd ne supportera pas seulement des frais juridiques, mais également un coût personnel en termes de stress, de risque de décision défavorable et de perte possible de sa réputation, si l’audience a lieu comme prévu, tandis que l’on peut soutenir que le surintendant, de son côté, risque seulement d’être privé de sa compétence dans cette affaire, si l’ordonnance de sursis provisoire est délivrée. La question de la prépondérance des inconvénients est cependant plus complexe et il semble logique que si M. Todd a commis une faute dans l’exercice de ses activités professionnelles en qualité de syndic de faillite, le public est en droit de le savoir. Suivant le même raisonnement, si sa conduite est irréprochable, il est alors dans l’intérêt des parties - de M. Todd et du public qu’il pourrait servir dans le futur - que son innocence soit reconnue au grand jour.

[32]           Selon une certaine jurisprudence, la prépondérance des inconvénients penche en faveur de la partie requérante lorsque la suspension demandée n’a aucune incidence sur l’application générale de la loi. Dans le jugement Viswalingam, précité, au paragraphe 66, le juge des requêtes a suspendu une audience disciplinaire concernant des allégations portées contre un médecin pour les raisons suivantes :

[traduction]
Seule l’instance introduite contre le demandeur fera l’objet d’un sursis provisoire. Cette affaire n’est pas une contestation des dispositions réglementaires de la Loi sur les médecins. Aucune autre instance n’est touchée. La seule personne qui est directement touchée est le demandeur.

[Non souligné dans l’original.]

[33]           Il est possible de concilier ces décisions parce que cette étape du critère à trois volets fait appel à une appréciation des faits de nature discrétionnaire. Le fait pour une suspension de ne toucher directement qu’une seule personne est favorable à son octroi, alors que l’intérêt public dans l’examen rapide d’une inconduite professionnelle favorise la solution opposée.

IV.             Analyse

[34]           Pour les motifs qui suivent, je conclus que la suspension est indiquée dans les circonstances. Je tiens néanmoins à bien préciser que je ne dis pas si la juge Douglas obtiendra gain de cause dans la demande sous-jacente. La Cour fera droit ou non à sa demande après avoir examiné d’autres observations écrites et livrées de vive voix et étudié le dossier.

A.                La question sérieuse

[35]           À mon avis, la présente requête commande l’application de la norme habituelle de la « question sérieuse ». L’avocat indépendant n’a pas établi qu’il y avait lieu d’appliquer une norme plus élevée et je ne suis pas convaincu qu’accorder la suspension « […] équivaudra en fait au règlement final de l’action » : RJR-MacDonald, précité, à la page 338. Maître Côté a admis au cours de sa plaidoirie que le Comité pourrait entendre des témoignages en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire. Elle a soutenu essentiellement que, pour en arriver à une conclusion au sujet des allégations, les membres du Comité d’enquête devaient examiner les photographies, mais que cela pouvait se faire à une étape ultérieure de l’enquête. Si la suspension est accordée, il n’est pas certain que le Comité d’enquête effectuera son enquête sans que les photos soient déposées en preuve et qu’il publiera ensuite son rapport sans avoir eu la possibilité d’examiner ces éléments de preuve, opération qu’il estime nécessaire pour s’acquitter de sa tâche.

[36]           J’estime que la demanderesse remplit le critère peu exigeant de la « question sérieuse ». Elle a soulevé des questions sérieuses au sujet de la pertinence, de la valeur probante et des effets préjudiciables des photographies. Je ne me prononce pas sur le fond de sa demande de contrôle judiciaire, mais j’estime qu’elle n’est ni futile ni vexatoire.

[37]           De plus, je ne suis pas tenu de décider à la présente étape si la demande sous-jacente est prématurée. La Cour répondra à cette question lorsqu’elle se prononcera sur le fond de la demande. S’il existe une possibilité sérieuse que la Cour juge que la demande est prématurée, je devrais faire droit à la suspension « même [si je suis] d’avis que le demandeur sera probablement débouté au procès » : RJR-MacDonald, précité, aux pages 337 et 338.

[38]           Dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61, aux paragraphes 30 à 33, la Cour d’appel fédérale a affirmé le principe de non-intervention judiciaire dans les instances administratives, sauf circonstances exceptionnelles. Ce principe veut que les personnes ne puissent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours ou tant qu’elles n’ont pas épuisé tous les recours efficaces prévus par ce processus. Comme je l’ai expliqué dans le jugement Douglas 2014, précité, ce principe est assujetti à certaines limites dans des circonstances exceptionnelles.

[39]           À mon avis, la juge Douglas a présenté des arguments sérieux indiquant que sa demande semble visée par de telles circonstances exceptionnelles. Elle n’a pas présenté sa demande pour éviter qu’elle fasse l’objet d’une décision défavorable au fond. Les demandes de ce genre sont manifestement prématurées parce qu’elles deviennent sans objet si le tribunal administratif donne finalement raison au demandeur. La juge Douglas conteste une décision interlocutoire pour éviter de subir un préjudice irréparable qui se produirait en raison de cette décision interlocutoire, quelle que soit la décision finale du Comité. Elle ne dispose d’aucun autre recours efficace pour éviter ce préjudice, soutient-elle, étant donné que le Comité d’enquête a rejeté sa requête en vue de faire déclarer inadmissibles les photographies en question. Par conséquent, l’argument selon lequel la demande sous-jacente n’est pas prématurée indique qu’il existe une question grave à trancher.

[40]           Contrairement à l’argument de l’avocat indépendant, je ne m’estime pas lié par la conclusion que j’ai tirée dans le jugement Douglas 2014, au paragraphe 142, selon laquelle j’aurais déclaré que cette demande était prématurée n’eût été l’existence de certaines circonstances exceptionnelles. Cette conclusion ne liera pas non plus la Cour lorsqu’elle se prononcera sur la demande sous-jacente. Dans le jugement Douglas 2014, la demande concernait les relations entre le CCM et l’avocat indépendant. Le préjudice qu’invoque la juge Douglas en l’espèce n’était pas en litige.

B.                 Le préjudice irréparable

[41]           J’estime également que la demanderesse a démontré qu’elle subirait un préjudice irréparable à court terme si l’instance n’était pas suspendue.

[42]           Selon une jurisprudence constante, le préjudice causé à la réputation personnelle ou professionnelle d’une personne constitue un préjudice irréparable. Dans une décision précédente imposant la suspension d’une instance engagée devant le Comité d’enquête, Douglas v Attorney General (Canada), 2013 FC 776, aux paragraphes 24 à 28, la juge Snider a admis que l’instance disciplinaire risquait de causer un préjudice à la réputation et à la dignité de la demanderesse. Les questions que soulèvent la présente demande et la requête présentée à la juge Snider sont différentes, mais j’en suis arrivé à une conclusion semblable.

[43]           La demanderesse ne formule pas d’hypothèse au sujet du préjudice que pourrait entraîner une décision finale défavorable du Comité d’enquête. Elle soutient qu’elle subira ce préjudice dès que les membres du Comité d’enquête verront les photographies et une autre fois, si le quorum du CCM les voyait lorsqu’il recevra le dossier et le rapport du Comité. Dans le cadre de ces instances interlocutoires, je ne vois aucune raison de mettre en doute l’affirmation de la juge Douglas selon laquelle sa dignité serait compromise si ses pairs examinaient les photographies en question.

[44]           L’avocat indépendant a soutenu qu’il ne fallait pas tenir pour acquis qu’un quorum du CCM examinerait les photographies, étant donné que le CCM est maître de sa procédure. Toutefois, la supposition de la juge Douglas selon laquelle un quorum du CCM (au moins 17 juges en chef ou juges en chef adjoints) examinera les photographies en exerçant ses fonctions est raisonnable. L’idée que le CCM pourrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’écarter les règles de procédure prévues dans ses politiques est plus théorique que le préjudice que la juge Douglas cherche à éviter. Le Comité d’enquête a déclaré qu’il allait rendre diverses ordonnances de protection contre la communication, mais il ne s’est pas engagé à recommander que les juges constituant le quorum n’examinent pas les photographies.

[45]           Quoi qu’il en soit, c’est la nature du préjudice – et non pas son ampleur – qui doit être « irréparable » : RJR-MacDonald, précité, à la page 341. La nature du préjudice que la communication des photographies causerait à la réputation et à l’état psychologique de la juge Douglas ne dépend pas du nombre exact de personnes qui verront les photographies. La question de savoir si l’intérêt public dans le bon déroulement d’une enquête judiciaire l’emporte sur le préjudice n’est pas une question que la Cour est appelée à trancher dans le cadre de la présente requête.

[46]           L’avocat indépendant fait remarquer que les photographies ont été rendues publiques sur Internet à divers moments depuis 2002. La demanderesse reconnaît qu’au moins deux de ces photographies continuent d’être affichées sur ce que d’autres ont qualifié de sites [traduction] « cyber misogynes ». L’avocat indépendant a fait remarquer que, d’après ses calculs, 11 membres au moins du CCM ont déjà vu les photographies. Étant donné qu’ils ont déjà été mêlés au dossier, ces membres ne participeront pas aux étapes ultérieures de l’instance. Rien n’indique qu’un des juges qui siège au Comité d’enquête ou qui pourrait être amené à y participer par la suite ait déjà vu ces images.

[47]           Pour résumer, la deuxième étape du critère est franchie. La jurisprudence reconnaît que le genre de préjudice que la demanderesse cherche à éviter est irréparable. Elle a déjà subi un préjudice semblable antérieurement, mais il ne faudrait pas l’obliger à subir une autre communication des photographies avant que la Cour ne se soit prononcée sur le fond de sa demande.

C.                 La prépondérance des inconvénients

[48]           Après avoir apprécié les différents facteurs pertinents, je conclus que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’une réparation interlocutoire.

[49]           L’intérêt public favorise clairement le règlement rapide des plaintes disciplinaires, ainsi que l’a déclaré le procureur général du Canada et que l’indique la jurisprudence. Il est dans l’intérêt du public de savoir si les personnes faisant l’objet d’une enquête peuvent continuer à exercer leurs fonctions judiciaires malgré les allégations portées contre elles.

[50]           Cependant, il y a en l’espèce d’autres considérations d’intérêt public qui favorisent la suspension. La demanderesse fait remarquer qu’un consensus social est en train de se former au Canada selon lequel les images intimes ne devraient être ni communiquées ni diffusées contre la volonté des personnes qu’elles représentent à moins que cette communication ou diffusion ne soit absolument nécessaire. Si la suspension est refusée et que la demanderesse obtient par la suite gain de cause sur le fond de sa demande de contrôle judiciaire, la Cour aura approuvé la communication inutile de ces images. Un tel résultat serait particulièrement regrettable dans le contexte d’une instance disciplinaire qui met en jeu l’indépendance de la magistrature.

[51]           La suspension ne toucherait directement pas les intérêts d’une autre personne que ceux de la juge Douglas. De plus, elle toucherait uniquement la partie de la décision déclarant les photographies admissibles. Son effet sur l’instance administrative ne serait pas excessif, étant donné que le Comité d’enquête peut poursuivre ses travaux sans les photographies.

[52]           Les parties et l’avocat indépendant sont en faveur d’une instruction accélérée du dossier au fond. La demande sous-jacente pourra donc être tranchée dans un délai acceptable. L’instance instituée devant le Comité d’enquête ne devrait pas être indûment retardée par ma décision d’accorder la suspension.

[53]           D’un côté, il y a l’intérêt public incontestablement très important d'assurer l’efficacité des mesures administratives. De l’autre, il est dans l’intérêt public d'interdire la communication inutile d'images intimes, d'éviter le préjudice irréparable que subirait la juge Douglas ainsi que l’instruction accélérée du dossier au fond. À mon avis, la prépondérance tend à favoriser l’octroi de la suspension de façon à préserver le statu quo jusqu’à ce que la Cour ait tranché la demande sous-jacente.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.      La requête est accordée;

2.      La décision du Comité d’enquête selon lequel les photographies sont admissibles est suspendue jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente ait fait l’objet d’une décision finale;

3.      La demande de contrôle judiciaire sous-jacente sera instruite de façon accélérée;

4.      Aucuns dépens ne seront accordés.

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-2301-14

INTITULÉ :

MADAME LA JUGE LORI DOUGLAS et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et L’AVOCAT INDÉPENDANT DANS L’AFFAIRE CONCERNANT MADAME LA JUGE LORI DOUGLAS

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 NOVEMBRE 2014

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 21 NOVEMBRE 2014

COMPARUTIONS :

Sheila Block

Molly M.Reynolds

Sarah Whitmore

POUR LA DEMANDERESSE

Catherine A. Lawrence

POUR LE DÉFENDEUR

Suzanne Côté

Alexandre Fallon

Jean-François Forget

POUR L’INTERVENANT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Torys LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR


 

Osler, Hoskin et Harcourt, s.e.n.c.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

POUR L’INTERVENANT

 

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