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Date : 20141112


Dossier : IMM-6640-13

Référence : 2014 CF 1063

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 novembre 2014

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

EDWIN YAW SARFO AKUFFO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               M. Edwin Yaw Sarfo Akuffo (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 18 septembre 2013, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) qui a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention, conformément à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), ni celle d’une personne à protéger, conformément au paragraphe 97(1) de la même Loi. La SPR a conclu que la demande du demandeur était dénuée de crédibilité. La SAR a appliqué la norme de la raisonnabilité à la conclusion de la SPR concernant la crédibilité et, après avoir examiné les trois questions principales soulevées par le demandeur, elle a statué que cette conclusion appartenait tout à fait aux issues possibles.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.  

II.                Contexte

[3]               Le demandeur est un citoyen du Ghana. Il a fait valoir, devant la SPR, qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de son homosexualité et, comme l’homosexualité est illégale au Ghana, qu’il est une personne à protéger.

[4]               Le demandeur a entretenu une relation pendant huit ans avec un certain M. Manu, avant de quitter le Ghana. Ils ont gardé leur relation « discrète ou secrète ».

[5]               Le 8 novembre 2012, le demandeur a organisé une fête pour son propre anniversaire, et M. Manu et lui sont allés dans une chambre pour avoir une relation sexuelle. Ils ont été surpris en train de faire l’amour par un groupe de justiciers qui les a agressés et menacés. Plus tard, ce soir-là, le demandeur a une fois de plus été interpellé puis agressé par les justiciers alors qu’il marchait main dans la main avec M. Manu. Le même soir, le demandeur s’est rendu à la station de police pour déposer une plainte. Les policiers auraient refusé de l’aider en raison de son orientation sexuelle. Le demandeur a commencé à recevoir des menaces de la part des justiciers et, en conséquence, il s’est caché dans l’entrepôt de sa mère.  

[6]               Le demandeur est un musicien, et des rumeurs sur son homosexualité se sont répandues dans le voisinage. Il est également directeur d’une agence de voyages et d’une société de voyages organisés. À ce titre, le demandeur a demandé un visa de visiteur pour venir au Canada, car il craignait pour sa vie.   

[7]               Le demandeur a pris l’avion pour le Canada en passant par Londres pour demander un soutien financier à ses sœurs qui y vivent. Il n’a pas demandé l’asile au R.-U., car il est bien connu par la communauté ghanéenne en Grande-Bretagne, et il craignait que sa vie soit également en danger à cet endroit. 

III.             La décision de la SPR

[8]               Le 14 mai 2013, la SPR a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger. La SPR a simplement conclu que celui-ci n’était pas crédible, notamment en déclarant ce qui suit :

[8] Le tribunal estime que ces réponses ne sont simplement pas crédibles. À son avis, le fait de prendre le risque d’avoir une relation sexuelle dans une maison où se trouve une vingtaine de personnes et de marcher main dans la main dans la rue au Ghana après avoir été surpris en train de faire l’amour n’est pas compatible avec le comportement de quelqu’un qui déclare avoir eu peur, une fois pris sur le fait, ni avec celui de quelqu’un qui prétend ne pas avoir ébruité sa relation durant huit ans.

[…]

[13] Le tribunal ne trouve simplement pas vraisemblable qu’un jeune artiste et homme d’affaires instruit qui soutient avoir eu une relation intime avec un autre homme durant huit ans, ne savait pas qu’avoir des relations sexuelles avec lui constituait un crime dans son pays, que la situation des homosexuels y est très problématique et que c’est toute la société ghanéenne en général qui y est opposée, et non seulement les justiciers. Pour tous ces motifs, le tribunal doute sérieusement que le demandeur d’asile soit homosexuel.

[…]

[16] Le tribunal juge que les réponses du demandeur d’asile ne sont pas satisfaisantes. Il croit qu’une personne qui fuit son pays parce qu’elle dit craindre une menace à sa vie et qui a l’intention de demander l’asile ailleurs n’aurait pas d’abord tenté d’être admise au Canada à titre de visiteur pour ensuite amorcer des discussions à ce sujet et, au bout du compte, accepter de rentrer au Royaume-Uni où elle ne croyait pas pouvoir demander l’asile, et ce, sous prétexte qu’elle voulait d’abord s’entretenir avec un avocat ou réfléchir à « la façon d’aborder la question de l’asile ».   

[17] Devant l’incapacité du demandeur d’asile à justifier convenablement son comportement à son arrivée au Canada, le tribunal accorde plus de poids à la preuve et aux faits présentés par le représentant du ministre qui démontrent que le demandeur d’asile s’est rendu au Royaume-Uni pour assister au mariage de l’une de ses sœurs, a tenté ensuite de venir au Canada à titre de visiteur et a ensuite demandé l’asile devant le refus des autorités. Le tribunal estime donc que le comportement du demandeur d’asile n’est pas compatible avec celui d’une personne qui craint pour sa vie. La crédibilité du demandeur d’asile s’en trouve réduite d’autant.

[…]

[22] Le tribunal estime que, si le demandeur d’asile avait été homosexuel, il n’aurait pas utilisé des expressions aussi vagues et distanciées comme « cette catégorie » au moment de parler de son orientation sexuelle ni n’aurait été incapable de fournir des précisions sur sa relation de huit ans avec un même homme, surtout si, comme l’a mentionné le demandeur d’asile, ils se voyaient deux ou trois fois la semaine. La crédibilité du demandeur d’asile quant à son orientation sexuelle s’en trouve d’autant minée.

[9]               La SPR était également d’avis qu’une personne qui est homosexuelle, et qui demande le statut de réfugié en se fondant sur ce fait, n’aurait pas attendu à la toute fin de l’audience pour mentionner qu’elle fréquentait maintenant un homme au Canada.  

IV.             La décision contestée de la SAR

[10]           Le 11 juin 2013, le demandeur a interjeté appel à la SAR. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu le 9 juillet 2013. Le demandeur n’a pas présenté de nouvelle preuve, ni demandé la tenue d’une audience. Il a fait valoir deux motifs dans sa demande : Le premier portait sur la norme de contrôle que devait appliquer la SAR pour trancher l’appel, et le second avait trait au caractère raisonnable de la conclusion de la SPR relativement à sa crédibilité et, de façon plus générale, à la demande qu’il a présentée.

[11]           Le 18 septembre 2013, la SAR a confirmé la décision de la SPR.   

[12]           En ce qui concerne la norme de contrôle applicable à la décision de la SPR, la SAR a conclu, en invoquant l’arrêt Newton c Criminal Trial Lawyers’ Association, 2010 ABCA 399 (Newton), que la SPR, à titre de tribunal de première instance, avait droit à la retenue, et que ses conclusions quant à la crédibilité devaient être appréciées selon la norme de la raisonnabilité. Le fondement de la décision de la SAR est que l’appel n’était pas admissible à une audience, et que seule la SPR a tenu une audience au cours de laquelle elle a directement interrogé le demandeur et examiné la preuve avant de tirer sa conclusion. La SAR a ajouté qu’elle n’avait pas pour mission d’agir en tant que tribunal instruisant des appels de novo, mais qu’elle devait plutôt examiner le caractère raisonnable de la décision de la SPR, au sens où l’entendait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir).

[13]           En ce qui a trait à la conclusion de la SPR concernant la crédibilité, la SAR a statué que celle-ci tenait « des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Même si les explications du demandeur quant à son comportement durant les incidents qui se sont produits à l’occasion de la fête pour son anniversaire – notamment que son amoureux était « passionné », et que les invités étaient considérés comme « ouverts d’esprit » — peuvent être perçues comme raisonnables, la SAR a conclu que « lorsque la demande d’asile est considérée dans son ensemble » l’analyse de la SPR est raisonnable. La SAR a en outre conclu que la SPR n’avait pas formulé de « considérations stéréotypées ».

[14]           Enfin, compte tenu de tout le mal qu’il s’est donné pour venir au Canada, le demandeur aurait dû avoir une meilleure idée du système canadien d’octroi de l’asile. Il n’a pas demandé l’asile à son arrivée, mais seulement après qu’on lui eut refusé l’entrée et qu’il eut accepté de prendre des arrangements pour être renvoyé au Royaume‑Uni (R.-U). En procédant à cette analyse, la SAR a examiné des faits qui n’avaient pas été mentionnés dans la décision de la SPR.

V.                Questions en litige et norme de contrôle

[15]           La présente demande soulève les questions suivantes :

1.                  Quelle norme d’intervention appropriée la SAR doit-elle appliquer aux décisions de la SPR en ce qui a trait à une question de fait ou à une question mixte de fait et de droit et aux conclusions concernant la crédibilité?

2.                  La décision de la SAR est-elle raisonnable?

[16]           Les parties n’ont pas pris position quant à la norme de contrôle qui doit être appliquée par la Cour lorsque celle-ci examine l’interprétation des articles 110, 111, 162 et 171 de la Loi (les dispositions relatives à la SAR) par la SAR, et leur application aux faits en l’espèce.  

[17]           Dans la décision Huruglica c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 799 (Huruglica), le juge Phelan a reconnu qu’il n’existait pas de jurisprudence de la Cour d’appel fédérale ou de la présente Cour sur cette question en particulier. Cependant, en se fondant sur les arrêts Newton et Halifax (Regional Municipality) c United Gulf Developments Ltd, 2009 NSCA 78, il conclut, au paragraphe 26, que la Cour devrait appliquer la norme de la décision correcte en examinant la norme de contrôle retenue par la SAR dans le cadre de l’appel de décisions de la SPR, étant donné que « la question de droit présente un intérêt général pour le système juridique ». Ce faisant, il rejette le point de vue du défendeur selon lequel la Cour suprême du Canada en aurait décidé autrement compte tenu de l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 (Alberta Teachers). Le juge Phelan déclare, au paragraphe 31, que les extraits de l’arrêt Alberta Teachers sur lesquels le défendeur s’est fondé ne sont pas pertinents, car ils s’appuient sur « la prémisse que le tribunal administratif fait appel à ses compétences spécialisées pour interpréter sa loi constitutive ».

[18]           En tout respect, je ne partage pas l’opinion du juge Phelan pour deux raisons principales.

[19]           Premièrement, au paragraphe 167 de l’arrêt Saskatchewan Human Rights Commission c Whatcott, 2013 CSC 11, la Cour suprême du Canada réexamine les exceptions pour lesquelles il est justifié d’appliquer la norme de la décision correcte, en interprétant l’arrêt Alberta Teachers :

Le principe [de la déférence] ne vaut cependant pas lorsque l’interprétation de la loi constitutive relève d’une catégorie de questions à laquelle la norme de la décision correcte demeure applicable, à savoir les « questions constitutionnelles, [les] questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, [les] questions portant sur la “délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents” [et] les questions touchant véritablement à la compétence » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, par. 18, les juges LeBel et Cromwell . . .). [Non souligné dans l’original]

[20]           En d’autres mots, chaque critère doit être respecté pour que la Cour applique la norme de la décision correcte à l’égard d’une décision d’un tribunal administratif qui interprète sa propre loi constitutive : i) la question de droit doit revêtir une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, et ii) la question de droit doit être étrangère au domaine d’expertise du décideur. Je suis d’accord avec le juge Phelan pour dire que « [l]a détermination de la norme de contrôle que la SAR doit appliquer à l’égard d’une décision de la SPR déborde du cadre de ses compétences spécialisées et de son expérience », mais la première partie du critère doit néanmoins être respectée pour que la norme de la décision correcte s’applique.

[21]           Deuxièmement, dans l’arrêt Alberta Teachers, le juge Binnie a expliqué qu’une question qui revêt une importance capitale pour le système juridique en est une « dont le règlement n’importe pas seulement pour le régime législatif considéré ». Depuis l’arrêt Alberta Teachers, la Cour suprême du Canada a réaffirmé les règles strictes qu’elle a établies quant à l’application des exceptions à la norme de la raisonnabilité (voir par exemple l’arrêt McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 (McLean)). Qui plus est, depuis l’arrêt Alberta Teachers, la Cour suprême du Canada n’a pas encore trouvé une situation qui relève de cette exception particulière à la norme de la raisonnabilité.

[22]           Dans l’arrêt Nor-Man Regional Health Authority Inc c Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59 (Nor-Man), le juge Fish, en exprimant l’opinion unanime de la Cour, a conclu que la Cour d’appel du Manitoba avait commis une erreur en choisissant d’appliquer la norme de la décision correcte à la décision d’un arbitre qui aurait interprété incorrectement la réparation en équité que constitue la préclusion. La Cour d’appel avait conclu qu’il s’agissait d’une question de droit d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, et que celle-ci ne relevait pas de l’expertise des arbitres en droit du travail. La Cour suprême a conclu que le mandat de ceux-ci était vaste (bien que limité) et qu’il les autorisait à rendre des décisions arbitrales en appliquant des principes de common law ou d’équité en raison de leur expertise.  

[23]           Dans l’arrêt Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 RCS 458, la Cour suprême du Canada a statué que les conclusions qu’elle avait tirées dans l’arrêt Nor-Man, précité, étaient directement applicables à l’affaire. La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick avait émis une opinion différente du fait qu’elle avait conclu que le différend constituait une préoccupation publique plus générale; elle avait appliqué la norme de la décision correcte au cadre analytique de la Commission pour décider de la validité d’une politique d’un employeur relativement au dépistage aléatoire de l’alcool. En poursuivant sur la question de la norme de contrôle, la Cour suprême a conclu que le différend avait « peu de conséquences juridiques en dehors du droit du travail et c’est ce qui détermine la norme de contrôle applicable, et non ses conséquences possibles dans le monde réel » (paragraphe 66, par le juge Moldaver, lequel a exprimé sa dissidence sur d’autres questions).

[24]           Dans l’arrêt McLean, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que l’interprétation par un tribunal administratif d’une disposition relative à un délai de prescription prévu par la loi commandait l’application de la norme de contrôle de la décision correcte. En rejetant l’application de cette norme de contrôle, la Cour suprême du Canada a conclu que la question n’était pas une question de droit d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, car même si la question du délai de prescription revêt généralement une importance capitale aux fins d’une saine administration de la justice en raison de sa nature conceptuelle, il n’y avait aucune raison justifiant que le délai de prescription en cause dans l’appel revête une importance particulière. La Cour a conclu que les dispositions contestées dans le cadre de l’affaire portaient simplement que sur une question d’interprétation législative, même si elles étaient constituées de notions juridiques complexes. La Cour a réaffirmé, au paragraphe 27, que l’exception relative à la « question de droit générale » était simple et que « [p]areille question [devait] être tranchée de manière uniforme et cohérente étant donné ses répercussions sur l’administration de la justice dans son ensemble » (citant Dunsmuir, paragraphe 60), et ce, « dans un souci de cohérence de l’ordre juridique fondamental du pays » (citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général) 2011 CSC 53, paragraphe 22). Dans l’affaire dont elle était saisie, la Cour n’a pas conclu que le critère susmentionné relatif à l’« uniformité » était particulièrement pertinent du fait qu’il était peu probable, dans l’affaire en question, que d’autres commissions de valeurs mobilières provinciales et territoriales auraient pu en arriver à différentes interprétations de leur propre délai de prescription prévu par la loi.

[25]           Finalement, dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, la Cour a conclu que la question soulevée n’était pas visée par la catégorie des exceptions, car elle n’avait « valeur de précédent que pour les questions relevant de ce régime législatif ». La question mettait en cause des contrats confidentiels prévus par la Loi sur les transports au Canada, LC 1996, c 10, ainsi que la possibilité de recourir à un mécanisme des plaintes limité aux expéditeurs répondant aux conditions prévues par la disposition en question (paragraphes 55 et 60).

[26]           À mon avis, et à la lumière de la position ferme et cohérente adoptée par la Cour suprême du Canada, l’interprétation de la SAR quant aux dispositions qui la concernent n’est pas une question qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble ou sur toute autre circonstance spéciale qui commanderait un examen selon la norme de la décision correcte. La question de l’interprétation n’a pas d’importance au-delà de l’application de ces dispositions particulières, celles-là mêmes qui ne font que définir le rôle et les responsabilités de la SAR. 

[27]           Finalement, l’application des dispositions relatives à la SAR aux faits en l’espèce, ou à toute autre affaire, constitue une question mixte de fait et de droit, et commande également l’application de la norme de la raisonnabilité.

VI.             Analyse

1.         Quelle norme d’intervention appropriée la SAR doit-elle appliquer aux décisions de la SPR en ce qui a trait à une question de fait ou à une question mixte de fait et de droit et aux conclusions concernant la crédibilité?

[28]           Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle que doit appliquer la SAR dans le cadre de l’appel de décisions de la SPR sur des questions mixtes de fait et de droit.

[29]           Le demandeur soutient que la SAR aurait dû appliquer la norme de la décision correcte. La SAR n’a pas à faire preuve du même degré de retenue à l’égard de la SPR que celui établi par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt Newton. L’arrêt Newton porte sur la structure de base et l’interdépendance des tribunaux de l’Alberta qui examinent la conduite des agents de police quand cette conduite est remise en question au cours d’une instance régie par le Police Act, RSA 2000, c P-17. Au départ, ce sont des agents supérieurs des forces policières qui mènent l’enquête et la poursuite en cas d’inconduite de la part de la police. Ensuite, un appel peut être interjeté devant le Law Enforcement Review Board, un tribunal civil. La Cour d’appel a statué que le tribunal de première instance (l’officier président) a une expertise considérable dans ce domaine, plus que le tribunal d’appel (le Law Enforcement Review Board), un mécanisme de surveillance civile. L’expertise plus grande de l’officier président commande donc un degré de retenue plus élevé à son égard.

[30]           Cependant, la SPR et la SAR sont deux sections du même tribunal. Les deux possèdent des connaissances et des compétences spécialisées lorsqu’il s’agit de trancher les demandes d’asile et, par conséquent, la SAR n’a pas besoin de faire preuve de retenue envers la SPR.   

[31]           Le défendeur soutient qu’un tribunal administratif d’appel doit appliquer la norme de la raisonnabilité quand il procède au contrôle de questions de fait ou de questions mixtes de fait et de droit soulevées dans la décision d’un tribunal d’instance inférieure. Le défendeur nous renvoie aux positions prises par la Cour d’appel fédérale dans le contexte de demandes de prestations d’assurance-emploi (Budhai c Canada (Procureur général), 2002 CAF 298, paragraphes 22-48; Canada (Procureur général) c White, 2011 CAF 190, paragraphe 2; Karelia c Canada (Human Resources and Skills Development), 2012 CAF 140, paragraphe 12). Cette approche a également été suivie par des tribunaux administratifs dans le cadre d’appels (Newton).

[32]           La Cour a récemment rendu plusieurs décisions concernant le rôle de la nouvelle SAR (voir Iyamuremye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 494; Garcia Alvarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 702 (Garcia Alvarez); Eng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 711 (Eng); Huruglica; Njeukam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 859 (Njeukam); Yetna c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 858 (Yetna) et Spasoja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 913 (Spasoja). En outre, dans Alyafi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 952, le juge Martineau, qui n’était pas particulièrement tenu de prendre position sur ces questions, a effectué un examen intéressant des décisions rendues antérieurement par la Cour.

[33]           Les juges de la Cour s’entendent pour dire que le régime de contrôle judiciaire ne s’applique pas aux appels des décisions de la SPR dont la SAR est saisie. À mon avis, cela signifie que la SAR devrait éviter de faire référence à la jurisprudence et aux termes employés, et de se fonder sur ceux-ci, tels qu’ils ont été établis dans le contexte du contrôle judiciaire.

[34]           Cela dit, il semble également exister un consensus selon lequel la SAR, lorsqu’elle n’a pas tenu d’audience, doit faire preuve de retenue à l’égard des conclusions tirées par la SPR concernant la crédibilité.  

[35]           Les opinions sont plutôt divergentes en ce qui a trait : i) au degré de retenue qu’il convient d’accorder ou à sa définition exacte et ii) à l’étendue des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit à l’égard desquelles la retenue s’impose.

[36]           Les juges Phelan (Huruglica) et Locke (Njeukam et Yetna), en se fondant sur le libellé des dispositions relatives à la SAR, ainsi que sur les pouvoirs réparateurs qui sont accordés à celle-ci, ont conclu que la SAR n’a pas à faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR concernant une question de fait ou une question mixte de fait et de droit (voir p. ex. Yetna, au paragraphe 17), sauf lorsque la crédibilité d’un témoin est cruciale ou déterminante, ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier. Le juge Phelan ne précise pas le degré de retenue qu’il y aurait lieu d’accorder aux conclusions de la SPR concernant la crédibilité, mais le juge Locke, citant le juge Phelan, explique que la SAR a commis une erreur en concluant que la norme de la raisonnabilité était applicable à la décision de la SPR.   

[37]           Les juges Shore (Garcia Alvarez et Eng) et Roy (Spasoja) sont plutôt d’avis que la SAR doit faire preuve de retenue envers la SPR en ce qui concerne toutes les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, et non seulement en ce qui a trait aux conclusions concernant la crédibilité ou aux questions pour lesquelles la SPR jouit d’un avantage particulier en tirant une telle conclusion. En outre, ils sont d’avis que la SAR ne devrait intervenir que lorsqu’il existe une erreur « manifeste et dominante ».  

[38]           Je suis loin d’être convaincue qu’il existe une différence réelle et pragmatique entre une erreur « déraisonnable » et une erreur « manifeste et dominante », mais j’estime que ladite distinction n’aurait aucune incidence en l’espèce.  

[39]           Cependant, je suis d’accord avec la conclusion du juge Phelan selon laquelle la SAR doit faire preuve de retenue uniquement à l’égard des conclusions de la SPR concernant la crédibilité, et lorsque celle-ci jouit d’un avantage particulier pour tirer une conclusion.

1.                  La décision de la SAR est-elle raisonnable?

[40]           Le demandeur fait valoir que la SAR a agi de façon déraisonnable en concluant que la SPR avait raisonnablement évalué sa crédibilité en invoquant trois différents arguments.     

[41]           Premièrement, en ce qui concerne les incidents qui se sont produits lors de la fête d’anniversaire du demandeur, la SAR a omis de tenir adéquatement compte des arguments que celui-ci lui a présentés en ce qui a trait à la crédibilité relative à la conduite naïve ou imprudente. Le demandeur n’a peut-être pas toujours agi prudemment lors de cette soirée, mais cela ne justifie pas de tirer une conclusion négative quant à la crédibilité. Le demandeur a expliqué qu’il était tard le soir et croyait que les gens ne remarqueraient peut-être pas qu’il tenait la main de son compagnon. Il a expliqué que son amoureux se sentait passionné, ce qui les a conduits spontanément à faire l’amour durant la fête qu’il avait organisée chez lui. En outre, le demandeur est un musicien et un artiste, ce qui signifie que les personnes qui font partie de son cercle social ont des points de vue plus libéraux à l’égard de l’homosexualité. Par conséquent, le demandeur était moins préoccupé par le fait d’avoir des contacts sexuels intimes, en privé, dans sa chambre à coucher durant une fête à laquelle étaient conviés des invités ouverts d’esprit.

[42]           Deuxièmement, la SAR a commis une erreur en concluant qu’il était raisonnable que la SPR ait jugé invraisemblable que le demandeur n’ait pas été au courant des risques qu’il courrait au Ghana en raison de son homosexualité, compte tenu de la preuve documentaire. En outre, la SAR a commis une erreur en concluant que la SPR ne s’était pas fondée sur des considérations stéréotypées en décidant que le demandeur n’était pas homosexuel. Ce dernier savait que l’homosexualité était socialement inacceptable au Ghana, mais il n’avait pas pris cela au sérieux, jusqu’à ce qu’il soit agressé. Il se peut qu’il n’ait pas encore accepté son identité et qu’il éprouve des difficultés à parler librement de son orientation sexuelle avec une figure d’autorité.

[43]           Enfin, la SAR a commis une erreur en ce qui a trait à la conclusion de la SPR concernant l’absence d’une crainte subjective de persécution de la part du demandeur. La SAR n’aurait pas dû s’attendre à ce que le demandeur connaisse le processus d’octroi de l’asile au Canada.

[44]           Le défendeur fait valoir qu’en l’absence de nouveaux éléments de preuve, la SAR n’a pas pour rôle de réexaminer la preuve et de procéder à une nouvelle évaluation de la crédibilité du demandeur dans le cadre d’un appel. Il n’y a pas eu d’audience de novo, et la décision de la SPR devait être examinée en vertu de la norme de la raisonnabilité. En outre, il n’est pas nécessaire de faire état de la preuve dans ses moindres détails dans les motifs. La SAR, de même que la SPR, ont rejeté la demande d’asile du demandeur en tenant compte de la preuve dans son ensemble.  

[45]           Encore une fois, il n’est pas nécessaire en l’espèce d’analyser la question de savoir si l’appel à la SAR constitue une audience de novo lorsqu’une nouvelle preuve est présentée et qu’une audience est tenue, comme le laisse entendre l’argument du défendeur. Cependant, la SAR doit examiner et réévaluer la preuve, même si aucune nouvelle preuve n’est présentée et qu’aucune audience n’est tenue. C’est le rôle qui lui est dévolu à titre de tribunal d’appel.  

[46]           En l’espèce, je suis d’avis que c’est exactement ce qu’a fait la SAR. Dans son évaluation de la preuve qui a été présentée à la SPR, la SAR a accordé un degré de retenue approprié aux conclusions de la SPR concernant la crédibilité, lesquelles étaient suffisantes pour que la SAR confirme de façon raisonnable la conclusion générale de la SPR selon laquelle le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger.  

[47]           La SAR a tenu compte des explications du demandeur sur son comportement durant la fête d’anniversaire, et plus tard ce même soir. La SAR a conclu, même si ces explications semblaient raisonnables, qu’elle était néanmoins d’avis, en examinant la preuve dans son ensemble, que l’analyse de la SPR était raisonnable. Il s’agit d’une forte indication que la SAR avait examiné la preuve présentée par le demandeur, et qu’elle a réévalué la demande à la lumière de sa propre conclusion selon laquelle certaines des explications données par le demandeur étaient raisonnables.

[48]           La SAR a conclu de manière raisonnable que l’évaluation de la crédibilité effectuée par la SPR était un élément déterminant dans le cadre de l’appel, et que suffisamment d’inférences négatives pouvaient être tirées du témoignage du défendeur pour confirmer la décision de la SPR. La SPR a souligné que le demandeur était vague, et qu’il s’était interrompu en répondant aux questions concernant son style de vie. Il était raisonnable que la SAR tienne compte de l’âge du demandeur et du fait qu’il aurait eu une relation homosexuelle à long terme, en évaluant la question de savoir si la SPR s’était ou non fondée uniquement sur des stéréotypes, comme le lui reprochait le demandeur.

[49]           Enfin, en ce qui a trait à la question concernant la crainte subjective du demandeur de retourner au Ghana, la SAR a en fait effectué sa propre évaluation de la preuve et a fourni une analyse plus détaillée que ne l’avait fait la SPR.

VII.          Conclusion

[50]           J’estime qu’il est raisonnable que la SAR ait fait preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR quant à la crédibilité. Je conclus également que sa réévaluation de l’ensemble de la preuve est raisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.   

*          *          *

[51]           Dans une lettre adressée à la Cour après l’audience, le défendeur a affirmé que selon lui, il n’est pas approprié de certifier une question en l’espèce étant donné les nombreuses affaires en instance devant la Cour concernant des décisions de la SAR et le grand nombre de questions d’importance générale déjà certifiées. Cependant, puisque je rejette la demande du demandeur, c’est ce dernier qui perdrait un droit si aucune question n’est certifiée et qu’il n’a pas renoncé à son droit de proposer une question aux fins de certification.  

[52]           Lors de l’audience, l’avocate du demandeur a proposé la question suivante aux fins de certification en l’espèce : « Quel est le rôle d’appel de la SAR? » Je ne suis pas d’accord avec le demandeur, car une telle question générale n’est pas déterminante en l’espèce, pas plus qu’elle ne le serait quant à l’issue d’un appel.

[53]           J’estime que les questions suivantes sont déterminantes dans la présente affaire et qu’elles seraient déterminantes quant à l’issue d’un appel :

a)                  Quelle norme de contrôle la Cour doit-elle appliquée lorsqu’elle examine l’interprétation donnée par la Section d’appel des réfugiés des articles 110, 111, 162 et 171 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et plus précisément lorsqu’elle examine le degré de retenue qu’il convient d’accorder aux conclusions tirées par la Section de la protection des réfugiés quant à la crédibilité?

b)                  Dans son cadre législatif, quel degré de retenue la Section d’appel des réfugiés doit-elle accorder aux conclusions de fait et aux conclusions de fait et de droit de la Section de la protection des réfugiés, plus précisément en ce qui a trait aux conclusions qu’elle a tirées quant à la crédibilité, lorsque l’appel se fonde sur le dossier des procédures de la Section de la protection des réfugiés?   


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Les questions suivantes sont certifiées :

a)                     Quelle norme de contrôle la Cour doit-elle appliquée lorsqu’elle examine l’interprétation donnée par la Section d’appel des réfugiés des articles 110, 111, 162 et 171 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et plus précisément lorsqu’elle examine le degré de retenue qu’il convient d’accorder aux conclusions tirées par la Section de la protection des réfugiés quant à la crédibilité?

b)                    Dans son cadre législatif, quel degré de retenue la Section d’appel des réfugiés doit-elle accorder aux conclusions de fait et aux conclusions de fait et de droit de la Section de la protection des réfugiés, plus précisément en ce qui a trait aux conclusions qu’elle a tirées quant à la crédibilité, lorsque l’appel se fonde sur le dossier des procédures de la Section de la protection des réfugiés?

« Jocelyne Gagné »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B, B.A. trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6640-13

 

INTITULÉ :

EDWIN YAW SARFO AKUFFO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 JUILLET 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 NOVEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Jessica Ann Lipes

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Suzanne Trudel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jessica Ann Lipes

Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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