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Date : 20141114


Dossier : IMM‑3608‑13

Référence : 2014 CF 1078

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Toronto (Ontario), le 14 novembre 2014

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

SHAH FAISAL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNE ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 30 avril 2013 par un agent principal de l’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada (l’agent) rejetant une demande de résidence permanente pour des considérations humanitaires (CH) présentée aux termes du paragraphe 24(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), par le demandeur, Shah Faisal.

[2]               Après avoir lu les documents qui ont été produits et entendu les observations des avocats des parties, j’ai conclu que la présente demande doit être accueillie parce que l’agent n’a pas apprécié comme il se devait l’intérêt supérieur des enfants.

Contexte

[3]               Le demandeur est un citoyen du Pakistan. Il est arrivé au Canada en mai 2007 grâce à un visa de visiteur et a demandé l’asile le mois suivant. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a rejeté sa demande en juin 2009, et la Cour a rejeté sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de la décision de la SPR en décembre 2010. Le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) qui a été rejetée, et une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de la décision d’ERAR défavorable a été rejetée le 6 décembre 2010.

[4]               En février 2010, le demandeur a présenté une demande CH reposant essentiellement sur l’intérêt supérieur de deux nièces et deux neveux, dont l’une a la maladie de Hodgkin, sur le soutien qu’il apporte à sa sœur canadienne qui vit dans une relation marquée par la violence et sur son établissement au Canada. La demande CH a été rejetée le 2 mars 2012, mais, après que l’autorisation de contrôle judiciaire eut été accordée, le défendeur a accepté que la demande fasse l’objet d’un nouvel examen. La demande CH a à nouveau été rejetée le 30 avril 2012, et cette décision est l’objet du présent contrôle judiciaire.

Décision visée par le contrôle

[5]               L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas démontré que son renvoi du Canada entraînerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Pour tirer cette conclusion, l’agent a examiné les difficultés comme se rapportant aux risques ou aux sanctions en cas de retour au Pakistan, l’établissement au Canada, les liens personnels et familiaux, et l’intérêt supérieur des enfants, soit les quatre neveux et nièces du demandeur, Zanab, Fatima, Umer et Mohammed, qui avaient tous moins de 18 ans au moment de la présentation de la demande.

[6]               Étant donné que les questions soulevées par le demandeur se rapportent uniquement aux liens personnels et familiaux et à l’intérêt supérieur des enfants, seuls les aspects de la décision de l’agent concernant ces questions sont décrits ci‑après. Pour examiner les liens personnels et familiaux, l’agent s’est fondé sur l’affidavit de la sœur canadienne du demandeur, Farah Fayyaz, et a souligné qu’elle avait affirmé que son mariage arrangé avec son cousin, Fayyaz Ahmed, était une relation marquée par la violence. Outre la violence conjugale, son mari l’a isolée et lui a interdit de travailler ou d’étudier. L’agent a souligné que Mme Fayyaz avait déclaré que le demandeur joue un rôle essentiel dans sa vie. Sans lui, elle ne serait pas décidée à faire des études, exercer un métier, obtenir un permis de conduire et mener une existence relativement indépendante. Malgré le fait que des contraintes culturelles l’empêchent de quitter son mari, c’est l’objectif auquel elle tend avec le soutien du demandeur. Elle a affirmé que, si le demandeur était renvoyé dans son pays, cet objectif serait impossible à atteindre.

[7]               L’agent a reconnu qu’il pouvait y avoir [traduction] « des problèmes à la maison », mais a conclu qu’il n’existait pas d’éléments de preuve objectifs voulant que Mme Fayyaz ait fait appel à la police, à des organismes communautaires ou à d’autres ressources quant au problème de violence conjugale.

[8]               De plus, l’agent a conclu que le renvoi du demandeur n’entraînerait pas de difficultés financières injustifiées pour la famille de Mme Fayyaz. Le demandeur a produit un état de transfert de fonds à Mme Fayyaz pendant que celle‑ci était au Pakistan pour démontrer sa dépendance financière. L’agent a conclu que l’événement invoqué pour le transfert de fonds, soit l’hospitalisation de Zanab, s’était produit après que les fonds eurent été envoyés. Étant donné que Mme Fayyaz occupe deux emplois et qu’aucune information n’a été fournie concernant l’emploi de l’époux, l’agent n’était pas convaincu que sa famille avait besoin du soutien financier du demandeur.

[9]               En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a souligné que l’une des nièces du demandeur, Zanab, a reçu un diagnostic de maladie de Hodgkin en août 2010. Les éléments de preuve dont il disposait faisaient état de chimiothérapie, de deux arthroplasties et de nombreux autres traitements médicaux, du soutien constant apporté par le demandeur pendant la maladie de Zanab, et de liens étroits entre le demandeur et la nièce. De plus, dans une lettre datée du 30 janvier 2012, Zanab a décrit en détail l’absence de soutien à l’extérieur de sa famille biologique, la violence et l’agressivité manifestées pas son père, l’absence de relation harmonieuse avec celui‑ci, et la relation de soutien qu’elle a avec son oncle. En plus de la conduire à ses rendez‑vous médicaux, son oncle, a-t-elle déclaré, a assumé une partie du coût de ses études universitaires, dont  600 $ pour les droits de résidence de février 2013, que son père avait refusé d’acquitter. Toutefois, l’agent a déclaré qu’il n’avait pas reçu suffisamment d’éléments de preuve au sujet du paiement des droits de scolarité. Il a conclu que rien n’empêchait Zanab d’obtenir des prêts et bourses par l’intermédiaire de programmes comme le Régime d’aide financière aux étudiantes et étudiants de l’Ontario ou le Programme canadien de prêts aux étudiants.

[10]           L’agent a aussi souligné que la plus jeune nièce du demandeur, Fatima, fréquente  l’école secondaire et a aussi produit une lettre de soutien dans laquelle elle indique que le demandeur est pour elle un second père et qu’elle dépend de lui pour le transport à l’école, les devoirs et le soutien émotionnel parce qu’elle n’entretient pas de très bonnes relations avec son père en raison du caractère agressif de celui‑ci. Les neveux du demandeur, Mohammed et Umer, ont écrit des lettres analogues, soulignant son apport à la famille quand il s’agit de prêter de l’argent à leur père, de les conduire à tel ou tel endroit, d’acquitter des factures, de faire leurs devoirs et de fournir des soins à Zanab, ainsi que de leur apporter un soutien à l’égard de problèmes personnels, comme l’intimidation à l’école, et les recueillir chez lui lorsque leur père a jeté la famille à la rue.

[11]           L’agent a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur tisse des liens avec ses nièces et neveux et a souligné que [traduction] « les enfants dépendent uniquement de leurs principaux fournisseurs de soins, qui sont leurs parents; il est raisonnable de s’attendre à ce que leurs parents continuent de prendre soin d’eux ». Et, malgré le fait que l’intérêt supérieur des enfants doit recevoir un poids considérable, c’est là un seul des nombreux facteurs à prendre en compte dans une décision CH. L’agent a estimé que la participation du demandeur à la vie de ses nièces et neveux était un facteur favorable, mais a conclu que [traduction] « les éléments de preuve dont [il] disposait ne montraient pas que les conséquences générales d’un départ du Canada contreviendraient aux intérêts des enfants ».

Questions en litige

[12]           J’estime que les questions en litige sont les suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il commis une erreur en omettant d’effectuer une analyse adéquate de l’intérêt supérieur des enfants?
  2. L’agent a‑t‑il mal interprété les éléments de preuve dont il disposait?
  3. L’agent a‑t‑il commis une erreur en omettant de reconnaître le demandeur comme un membre de la famille de fait?

Norme de contrôle

[13]           La norme de contrôle qui s’applique à la décision d’un agent à l’égard d’une demande CH, y compris l’appréciation de l’intérêt supérieur des enfants, est la raisonnabilité (Figueroa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 673, au paragraphe 24; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 20 (Kisana); Webb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1060, au paragraphe 5 (Webb)).

 

Positions des parties

Position du demandeur

[14]           Le demandeur présente trois arguments de fond pour faire valoir que la décision est déraisonnable. Premièrement, contrairement à la jurisprudence, l’agent a effectué une analyse superficielle dans le cadre de l’appréciation de l’intérêt supérieur des enfants touchés (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] RCS 817 (Baker); Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, au paragraphe 32 (Hawthorne)) et n’a pas effectué l’analyse en trois volets qui s’imposait (Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166, aux paragraphes 54 et 63 (Williams)). Quoi qu’il en soit, l’agent a omis de faire et d’inclure une appréciation du scénario selon lequel l’intérêt des enfants serait le mieux protégé (Kobita c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1479, au paragraphe 53 (Kobita); Joseph c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 993, aux paragraphes 18 à 20 (Joseph)).

[15]           Deuxièmement, l’agent a mal compris et a apprécié de façon déraisonnable des éléments de preuve qui lui ont été présentés, a omis de les prendre en compte et a tiré des conclusions, en ce qui concerne le soutien familial apporté à sa sœur et le soutien financier apporté à sa famille, qui contredisent les éléments au dossier et sont déraisonnables. Troisièmement, l’agent a omis de procéder à une appréciation de la question de savoir si le demandeur était un membre de la famille de fait, ce qui aurait constitué un facteur favorable dans sa demande CH.

 

Position du défendeur

[16]           Le défendeur soutient qu’il incombe au demandeur de fournir tous les éléments de preuve pertinents pour convaincre l’agent que l’exigence d’obtenir un visa à l’extérieur du Canada entraînerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. L’agent a minutieusement examiné toutes les observations, mais n’était pas convaincu que le demandeur s’était acquitté de ce fardeau. De plus, l’agent s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des nièces et des neveux du demandeur et a raisonnablement conclu que les enfants dépendent de leurs parents, qui sont leurs principaux fournisseurs de soins, et qu’il est raisonnable de s’attendre que leurs parents continuent de prendre soin d’eux. L’agent a apprécié de façon raisonnable l’intérêt supérieur des enfants, et d’après la jurisprudence, il n’existe pas de formule mathématique pour déterminer le résultat d’une analyse de l’intérêt supérieur des enfants (Hawthorne, aux paragraphes 7 et 37; Kisana, au paragraphe 32; Webb, précité, Tarafder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 817, au paragraphe 46; Gara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1247, aux paragraphes 46 et 47).

[17]           De plus, le défendeur affirme que le demandeur n’est pas un membre de la famille de fait, étant donné que ce statut se limite aux personnes vulnérables qui ne répondent pas à la définition de membres de la famille prévue dans la LIPR et qui dépendent du soutien financier et émotionnel de personnes qui sont au Canada (Frank c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 270, au paragraphe 29; Judnarine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 82).

PREMIÈRE QUESTION EN LITIGE : L’agent a‑t‑il commis une erreur en omettant d’effectuer une analyse adéquate de l’intérêt supérieur des enfants?

[18]           Le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoit une exception à l’obligation pour les personnes souhaitant obtenir un visa de résident permanent au Canada de soumettre, comme le prévoit le paragraphe 11(1) de la LIPR, une demande à l’extérieur du Canada. Il s’agit d’une mesure exceptionnelle qu’il convient d’appliquer lorsque l’obligation pour un demandeur de quitter le Canada et de présenter une demande hors du pays selon la procédure normale, lui causerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 40; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15 (Legault)). Selon le paragraphe 25(1),  l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché doit être pris en compte dans le cadre de  l’analyse :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations - request of foreign national

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire - sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 -, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada - sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 - qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible - other than under section 34, 35 or 37 - or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada - other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 - who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[19]           Dans l’affaire Baker, précitée, la Cour suprême du Canada a statué que les agents de CH devraient prendre en compte l’intérêt des enfants comme un facteur important, en lui donnant un poids considérable et devraient être « réceptifs, attentifs et sensibles » à celui‑ci. 

[20]           Dans Legault, précité, au paragraphe 12, la Cour d’appel fédérale a affirmé que, une fois que  l’agent a cerné et défini l’intérêt supérieur de l’enfant, il lui incombe d’établir quel poids accorder à cet élément dans les circonstances de l’espèce.

[21]           Dans Kisana, précité, la Cour d’appel fédérale a souligné que la Cour suprême du Canada dans Baker, précité, avait jugé que l’intérêt supérieur de l’enfant représentait un facteur qu’un agent doit examiner avec beaucoup d’attention. De la même façon, dans Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 37, la Cour suprême a affirmé qu’il incombe à l’agent de déterminer le poids qu’il convient d’accorder à ce facteur dans les circonstances de l’espèce. Il n’entre pas dans le rôle des tribunaux de réexaminer le poids accordé aux différents facteurs par l’agent. L’agent doit être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt des enfants, mais, une fois qu’il a cerné et défini ce facteur, il lui revient d’établir le poids à lui accorder :

[24]      Ainsi, un demandeur ne peut s’attendre à une réponse favorable à sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire simplement parce que l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur de ce résultat. La plupart du temps, il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de résider avec ses parents au Canada, mais ce facteur n’est qu’un de ceux dont il y a lieu de tenir compte. Il n’appartient pas aux tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par l’agent chargé de se prononcer sur les raisons d’ordre humanitaire. En revanche, l’intérêt supérieur des enfants est un facteur que l’agent doit examiner « avec beaucoup d’attention » et qu’il doit soupeser avec les autres facteurs applicables. Le simple fait de dire qu’on a tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas suffisant (Legault, précité, aux paragraphes 11 et 13).

[22]           Le demandeur soutient que l’agent a omis de suivre le cadre énoncé dans Williams, précité, où l’agent doit d’abord établir en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, puis la mesure dans laquelle l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision possible par rapport à une autre et, enfin, le poids qu’il convient d’accorder à l’intérêt supérieur de l’enfant dans la mise en équilibre des facteurs favorables et défavorables appréciés dans la demande. Toutefois, comme le souligne le défendeur, le juge Mosley dans Webb, précité, a reconnu que l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant, lorsque l’enfant directement touché n’est pas l’enfant du demandeur, peut ne pas concorder exactement avec les critères énoncés dans Williams. De plus, l’agent n’est pas lié par « une formule magique à laquelle devaient recourir les agents d’immigration dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire » :

[13]      L’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant dans une affaire comme celle‑ci concorde difficilement avec le type d’analyse décrite dans la décision Williams, précitée. À mon avis, la formule de William peut être utile pour les agents chargés d’apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant, mais les décisions faisant autorité de la Cour suprême et de la Cour d’appel fédérale ne l’ont pas rendue obligatoire. Dans la décision Williams, l’intérêt de l’enfant né au Canada dont il était question était directement et considérablement affecté par le renvoi de sa mère puisqu’il devait quitter le pays avec elle. En l’occurrence, il est probable qu’il serait dans le meilleur intérêt d’Alika que le demandeur reste au Canada. Mais il est difficile de voir comment un agent pourrait évaluer jusqu’à quel point cet intérêt serait compromis par une décision défavorable, et en tenir compte dans la pondération finale des facteurs positifs et négatifs. Comme l’affirmait la Cour d’appel dans l’extrait de l’arrêt Hawthorne, précité, reproduit plus haut, les agents d’immigration ne sont liés par aucune formule magique quand il s’agit d’exercer leur pouvoir discrétionnaire.

[23]           Par conséquent, malgré le fait que l’approche énoncée dans Williams représente un outil précieux qui, dans certains cas, permet à l’agent de faire en sorte que l’analyse effectuée atteigne le seuil de la raisonnabilité, le défaut d’appliquer strictement ce cadre ne rend pas en soi la décision déraisonnable (Chandidas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 258, au paragraphe 67; Simkovic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 943, au paragraphe 13; Martinez Hoyos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 998, aux paragraphes 32 et 33; Beggs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 903, aux paragraphes 10 à 22). Quoi qu’il en soit, il est clair que, peu importe l’approche adoptée, l’agent doit démontrer que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant a été effectuée « avec beaucoup d’attention » (Kisana, précité, au paragraphe 24) et cerne et définit l’intérêt supérieur de l’enfant.

[24]           Le demandeur invoque Kobita et Joseph, précités, pour soutenir l’opinion selon laquelle l’agent, quoi qu’il en soit, devait faire et inclure une appréciation du scénario selon lequel les intérêts des enfants sont le mieux protégés et examiner tous les autres scénarios en fonction de celui‑ci. Même s’il s’agissait de cas où un enfant né au Canada risquait de rester au pays sans un parent ou d’accompagner le parent dans le pays de renvoi, des cas, donc, différents du cas en l’espèce du point de vue des faits, il reste que l’agent devait à tout le moins prendre en compte le scénario du renvoi du demandeur et la conséquence de celui‑ci sur l’intérêt supérieur des enfants en l’espèce (Kobita, précité, aux paragraphes 52 et 53).

[25]           J’estime que l’agent a commis une erreur à cet égard en omettant d’apprécier l’effet que le renvoi du demandeur aurait sur la santé et le bien‑être de Zanab. Malgré le fait que l’agent a analysé la situation de Zanab et a jugé que le demandeur était [traduction] « une source constante d’appui pour elle pendant sa maladie », il a omis d’aborder  la question de l’incidence du renvoi du demandeur sur sa vie et la question de savoir s’il était dans l’intérêt supérieur de la jeune fille que le demandeur reste au pays.

[26]           Le rôle important que le demandeur joue dans la vie de Zanab est décrit dans la lettre de celle-ci datée du 18 mai 2011, dont disposait l’agent [RA, p. 76] :

[traduction]

[…] Mon père est un homme très violent et colérique […] Mon oncle, lui, est calme et généreux. Au cours des trois dernières années, il est devenu un père pour moi.

C’est dire que mon père et moi n’avons pas une bonne relation. C’est devenu encore plus difficile depuis je suis malade : j’ai un diagnostic de cancer, la maladie de Hodgkin. Même si je suis très malade, mon père n’a pas atténué son comportement violent. Quand j’étais à l’hôpital, il n’est pour ainsi dire jamais venu me voir. Les cris à la maison n’ont pas cessé.

Mon oncle, lui, a été présent à toutes les étapes. Quand j’ai eu mon diagnostic, il vivait avec nous. Il passait du temps avec moi, m’appuyait et m’aidait à composer avec les effets secondaires du traitement. Maintenant, il vient avec moi aux rendez‑vous à l’hôpital et il est mon plus grand soutien. Il m’a donné la force de croire que je guérirais, et il m’a montré que rien au monde ne pouvait m’empêcher de mener la vie que je veux mener. Même pas le cancer […]

Je ne sais pas ce que je ferai si mon oncle part. Je vis la période la plus difficile de ma vie.

[…] J’ai beaucoup souffert et, quand ma famille et moi avions cru que la fin des traitements approchait, que tous ces déplacements à l’hôpital seraient bientôt terminés, un autre problème s’est présenté […] Quand mon cancer a été en rémission, j’ai eu des problèmes avec mes poumons, et quand mes poumons ont guéri, il y a eu autre chose. À cause de ça, les rendez-vous à l’hôpital n’ont jamais arrêté. Cependant, cela ne m’a jamais empêchée d’être une fille de 17 ans comme les autres, parce que mon oncle faisait tout pour ça.

[27]           Le soutien constant apporté par le demandeur dans les traitements et les soins est manifeste dans la lettre de Zanab datée du 30 janvier 2013 :

[traduction]

[…] J’ai eu deux arthroplasties l’an dernier. Sans mon oncle et l’aide de sa femme, je n’aurais jamais été capable de marcher. Les deux prennent soin de moi comme si j’étais leur fille […]

[…] Je fais constamment l’aller‑retour entre l’hôpital et la maison. Mes traitements n’en finissent pas, et j’ai toujours besoin qu’on me conduise à mes rendez‑vous. Je suis mieux qu’avant, mais je ne suis pas remise complètement. J’ai souvent des pneumonies à cause de mon système immunitaire affaibli, je subis régulièrement des examens avec de nombreux médecins à l’hôpital St. Michael (à Toronto) pour discuter de mes problèmes de santé et me faire expliquer les traitements […] Je ne fais confiance qu’à mon oncle pour aller à mes rendez‑vous.

[28]           Dans son affidavit, le demandeur explique qu’il rendait visite à Zanab deux fois par semaine quand elle était hospitalisée et restait avec elle les fins de semaine. Quand, à la suite de ses traitements, à l’âge de 17 ans, elle a dû subir deux arthroplasties, sa femme et lui sont restés avec elle et l’ont appuyée pendant la chirurgie et le rétablissement. À l’heure actuelle, il va la chercher chaque fin de semaine à l’université pour la ramener à la maison ou chez lui, puis la reconduit le dimanche. Il déclare qu’elle devra subir d’autres chirurgies et qu’il veut la soutenir tout en étant un modèle masculin positif dans sa vie et dans la vie de ses frères et sœurs. L’affidavit de Mme Fayyaz fait aussi état de cette relation étroite constante entre le demandeur et Zanab.

[29]           Malgré le fait que le dossier mette en lumière l’influence du demandeur sur la santé et le bien‑être continu de Zanab, il ne contient aucune appréciation des conséquences qu’aurait le renvoi sur l’intérêt supérieur de Zanab et ne fait aucune mention du poids qui a été accordé dans l’examen fait par l’agent de l’ensemble de la demande CH. Plutôt, l’agent a finalement conclu que  « les éléments de preuve dont je dispose ne montrent pas que les conséquences générales du départ du Canada contreviendraient à l’intérêt supérieur des enfants ». L’absence notable d’une telle analyse rend la décision déraisonnable. La situation de Zanab, dans le contexte de sa relation avec son oncle, aurait dû faire l’objet d’une grande attention. Dans ses motifs, l’agent n’indique pas clairement que cette relation était un facteur à prendre en compte dans son analyse de l’intérêt supérieur et, par conséquent, qu’il y était réceptif, attentif et sensible.

[30]           De plus, comme il est indiqué plus haut, l’agent a effectué une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant quant aux quatre nièces et neveux mineurs du demandeur. Dans le cadre de son analyse, l’agent a examiné notamment l’écoute compatissante et le soutien que le demandeur a apporté à ses nièces et neveux quand il était au Canada. Dans l’examen de l’incidence de son renvoi sur ses deux neveux et sa nièce Fatima, l’agent a raisonnablement conclu qu’il n’est pas rare qu’un lien affectueux se soit développé à la suite d’un séjour prolongé.

[31]           Toutefois, l’agent a commis une erreur en omettant d’apprécier l’incidence du rôle positif que le demandeur joue dans la vie de tous les enfants. Chaque neveu et nièce du demandeur a produit des lettres décrivant le rôle que celui‑ci joue dans leur vie et le climat violent et agressif dans lequel ils vivent avec leur père. Par exemple, en décembre 2010, quand Zanab était malade, leur père les a jetés à la rue avec leur mère en pleine nuit. Le demandeur est venu, les a recueillis et hébergés. Ils décrivent tous le demandeur comme étant une présence constante et rassurante dans leur vie quand ils en ont besoin, quelle que soit la raison, et font mention du rôle positif et réconfortant que celui-ci joue dans chacune de leur vie.

[32]           Malgré ces éléments de preuve, l’agent a conclu :

[traduction]

Malgré le fait qu’il est raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur ait tissé des liens avec ses neveux et nièces depuis son arrivée au Canada, il est à noter que les enfants dépendent uniquement de leurs principaux fournisseurs de soins, qui sont leurs parents; il est raisonnable de croire que leurs parents continueront de s’occuper d’eux […] J’estime que le rôle positif que le demandeur joue auprès de ses nièces et neveux constitue un facteur favorable, cependant, les éléments de preuve dont je dispose ne montrent pas que les conséquences générales de son départ du Canada contreviendraient à leur intérêt supérieur.

[33]           Cette conclusion ne cadre pas avec les éléments de preuve dont disposait l’agent. Les observations des enfants montraient clairement qu’ils dépendent du demandeur, et non pas de leur père, pour recevoir un soutien émotionnel et autre. De plus, l’agent ne fait aucune mention du rôle positif que leur oncle joue dans le contexte de la violence conjugale à laquelle ils sont exposés, et ce rôle peut être très important. Il n’explique pas non plus en quoi, en ces circonstances, il serait dans l’intérêt supérieur des enfants que cette influence disparaisse de leur vie.

[34]           L’agent reconnaît qu’il peut y avoir « des problèmes à la maison », mais conclut que les observations ne comportent pas d’éléments de preuve corroborants objectifs montrant que Mme Fayyaz a demandé l’aide ou le soutien de la police ou d’organismes spécialisés dans la violence familiale et qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’elle sollicite une telle aide. Toutefois, son analyse ne va pas plus loin. On peut certes conclure que si Mme Fayyaz disposait de ces ressources communautaires, le renvoi du demandeur n’entraînerait pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Toutefois, cela n’est pas clair, et l’agent n’explique pas en quoi l’intérêt supérieur des enfants serait mieux servi par de telles mesures au lieu ou en sus du soutien que le demandeur apporte aux enfants et à Mme Fayyaz dans les circonstances. L’agent ne parle pas non plus des éléments de preuve de Mme Fayyaz selon lesquels elle ne pourrait pas quitter son mari si le demandeur était renvoyé dans son pays et de l’incidence que cela aurait sur l’intérêt supérieur des enfants.

[35]           Pour être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, l’agent devait bien comprendre l’effet réel d’une décision CH défavorable (Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165), et je ne suis pas convaincue que c’était le cas. L’agent aurait dû identifier l’intérêt supérieur des enfants, puis prendre en compte les conséquences sur celui-ci du renvoi du demandeur. Il aurait ensuite dû tenir compte de cet élément comme facteur dans l’examen global de la demande CH. Le défaut de l’agent de bien cerner l’intérêt supérieur des enfants compte tenu des éléments de preuve dont il disposait rend sa décision déraisonnable.

[36]           Vu ma conclusion concernant la première question en litige, il est inutile que j’aborde la deuxième et la troisième question en litige soulevées par le demandeur.

Dépens

[37]           Le demandeur demande l’adjudication de dépens. Il prétend que la demande de contrôle judiciaire de la première décision CH, que le défendeur a accepté de renvoyer pour nouvel examen, reposait sur une appréciation erronée de l’intérêt supérieur des enfants. Il affirme que, étant donné que la même erreur a été commise lors du nouvel examen, le tout a entraîné des dépenses inutiles et montre une mauvaise foi de la part du défendeur. Le demandeur soutient que des dépens ont été accordés, dans le cadre de faits analogues dans Bautista c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM‑2673‑13 (ordonnance datée du 8 octobre 2014).

[38]           Il est bien établi en droit que les dépens dans le contexte de l’immigration représentent une mesure exceptionnelle et ne peuvent être adjugés que pour des « raisons spéciales », aux termes de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22. L’adjudication de dépens spéciaux ne peut se justifier simplement parce qu’un responsable de l’immigration a pris une décision erronée (Ndungu v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2011 FCA 208, au paragraphe 7(5)(i)), et il n’y a aucune preuve de mauvaise foi. Dans les circonstances de l’espèce, je ne crois pas que le critère des « raisons spéciales » a été satisfait.    


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision doit être renvoyée à un autre agent pour nouvel examen;

2.      Aucune question de portée générale n’a été proposée ou n’a été soulevée pour certification;

3.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3608‑13

 

INTITULÉ :

SHAH FAISAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 NOVEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 14 NOVEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Asiya Hirji

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats en droit de l’immigration

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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