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Date : 20141105


Dossier : T-377-14

Référence : 2014 CF 1045

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

ANIS HAYMOUR

demandeur

et

AGENCE DU REVENU DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Contexte

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Anis Haymour [le demandeur] en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch. F‑7, d’une décision rendue par le Bureau national de résolution de conflits [le BNRC ou la défenderesse] de l’Agence du revenu du Canada [ARC] le 16 décembre 2013. Le BNRC a maintenu sa décision antérieure de refuser de soumettre à un tiers indépendant le grief de licenciement au motif que la demande en avait été reçue après le délai prévu et qu’elle n’était donc pas admissible.

[2]               La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

II.                Faits de l’espèce

[3]               La plupart des faits pertinents de l’espèce ont été relevés par le juge Manson dans une affaire semblable faisant intervenir les mêmes parties, les mêmes faits connus et une question juridique centrale presque identique (Haymour c Canada (Revenu national), 2013 CF 1072, aux paragraphes 3 à 9 [Haymour n1]) :

[3]        Le demandeur travaillait à l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] depuis 1994. De 1997 à 2002, il a occupé le poste de vérificateur AU-01. En 2002, le demandeur a été promu au poste MG‑03 de chef d’équipe. Le 26 avril 2006, par suite d’évaluations du rendement défavorables en 2003, en 2004 et en 2005, on l’a rétrogradé à son ancien poste AU-01. Le demandeur a présenté des griefs à l’égard des évaluations défavorables et de sa rétrogradation. Après renvoi des griefs pour révision par un tiers indépendant le 24 avril 2008, une audience a été tenue en mars 2011.

[4]        Le 12 septembre 2008, le demandeur a pris congé pour des raisons médicales. Peu après, l’ARC a fait de nombreuses demandes en vue d’obtenir des renseignements médicaux à jour. Le demandeur a donné suite à diverses demandes jusqu’en 2011, après quoi il a omis de fournir les renseignements médicaux à jour qui lui ont été demandés. Le 18 novembre 2011, parce qu’il n’avait pas donné suite à cette dernière demande, le demandeur a été congédié pour abandon de poste.

[5]        Le 6 janvier 2012, le demandeur a déposé un grief à l’égard de son congédiement. Le grief a été rejeté au dernier palier de la procédure le 2 octobre 2012, après avoir franchi au cours de la même année toutes les étapes de la procédure de grief. Le 15 octobre 2012, on a transmis par courrier au demandeur une copie de la réponse au grief du 2 octobre 2012. Le demandeur déclare dans son affidavit que le 16 octobre 2012 Kent McDonald, son représentant syndical, lui a remis une copie de la réponse au grief datée du 2 octobre 2012 et l’a informé qu’il disposait d’un délai de sept jours à compter de la date où il le recevrait – commençant donc à courir lors de la réception de l’avis donné par son employeur –, pour demander un renvoi pour RTI. Le demandeur a sollicité le renvoi pour RTI au moyen du formulaire RC117 – Demande de révision par un tiers indépendant. L’ARC a reçu ce formulaire le 29 octobre 2012.

[6]       Le demandeur déclare dans un affidavit produit au soutien de la présente demande de contrôle judiciaire n’avoir reçu l’avis relatif à la réponse au grief que le 1er novembre 2012. La défenderesse conteste la recevabilité de cet affidavit.

[7]        Le 4 décembre 2012, la [défenderesse] a transmis au demandeur une lettre l’informant du rejet, pour cause de retard, de sa demande de renvoi pour RTI.

[8]        La [défenderesse] a relevé qu’il est inscrit sur le formulaire RC117 qu’il doit « être rempli par le demandeur et reçu par le Bureau national de résolution de conflits dans les sept jours civils suivant la date de l’avis ou de l’événement à l’origine du droit du demandeur de solliciter une RTI comme moyen de recours ».

[9]        La [défenderesse] a conclu que, compte tenu du fait qu’on avait envoyé la réponse au grief le 15 octobre 2012 et que, conformément aux normes de livraison de Postes Canada, cette réponse est censée avoir été reçue au plus tard le 19 octobre 2012, la demande de renvoi du demandeur, reçue le 29 octobre 2012, était tardive puisqu’on l’avait reçue après le délai de sept jours prescrit pour solliciter une RTI, soit après le 26 octobre 2012.

[Les passages ne sont pas en italiques dans l’original et sont traités ci‑après.]

[4]               Dans l’affaire Haymour no 1, les parties s’opposaient au sujet des mêmes faits que les faits de l’espèce, en ce sens qu’ils avaient convenu que l’affidavit susmentionné du demandeur n’allait pas être pris en considération. Comme l’a déclaré le juge Manson :

[11]           Les avocats des deux parties ont convenu à l’audience qu’à la lumière de la jurisprudence pertinente de la Cour et de la Cour d’appel fédérale, l’affidavit du 23 janvier 2013 d’Anis Haymour ne devait pas être pris en considération. L’affidavit n’a pas été porté à la connaissance de la directrice intérimaire, et il ne s’agit pas d’un cas où il peut être fait exception à la règle selon laquelle la Cour ne doit pas prendre en compte lors d’un contrôle sur le fond les éléments de preuve qui n’avaient pas été présentés au décideur administratif (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22 (CanLII), au paragraphe 20).

[5]               Par conséquent, même si les parties connaissaient les mêmes faits à cette époque qu’aujourd’hui, la défenderesse n’a pas présenté sa cause en se fondant sur certains des faits. Ces faits (« autres faits connus ») sont en italiques aux paragraphes 5 et 6 de la décision du juge Manson cités au paragraphe 3 ci‑dessus. C’est autour des autres faits connus que s’articule la position actuellement adoptée par la défenderesse.

[6]               Dans la décision Haymour No. 1, la défenderesse, sans se reporter aux autres fais connus présentés dans l’affidavit du demandeur, a fait valoir que le demandeur avait soumis sa demande de pourvoi en appel un jour trop tard, selon la norme de livraison de Postes Canada. La date de livraison de Postes Canada est calculée en fonction de la date de mise à la poste, en l’occurrence le 12 octobre 2012. Selon cette norme, la date limite à laquelle le demandeur pouvait interjeter appel était le 28 octobre 2012. Le demandeur a présenté une demande de révision par un tiers indépendant (RTI) le 29 octobre 2012, à l’aide du formulaire RC117 – Demande de révision par un tiers indépendant. Ce formulaire a été reçu par l’ARC un jour trop tard, selon la défenderesse dans l’affaire Haymour no 1, et l’ACR l’a rejeté pour ce motif uniquement.

[7]               Le juge Manson a rejeté ces arguments et accueilli la demande de contrôle judiciaire du demandeur le 23 octobre 2013. Le juge Manson a déclaré qu’il était déraisonnable de refuser de traiter la demande d’appel pour un retard d’un jour et a renvoyé la demande de révision par un tiers indépendant présentée le 29 octobre 2012 à la défenderesse pour qu’elle procède à un nouvel examen en tenant compte de sa décision. Le juge Manson concluait ainsi :

En raison du délai retenu, on a empêché le demandeur de recourir au processus de RTI par suite d’un retard d’un seul jour ouvrable. Compte tenu de la durée des procédures, du préjudice causé au demandeur, de l’absence de tout préjudice pour la défenderesse et des autres facteurs précédemment exposés, un tel résultat est déraisonnable. (Haymour n1, au paragraphe 20)

[8]               Le juge Manson a également conclu qu’« [i]l convient toutefois d’interpréter les dispositions prévoyant un délai de prescription d’une manière qui permette de réaliser leur objet » (Haymour n1, au paragraphe 18).

[9]               La défenderesse n’a pas interjeté appel de la décision du juge Manson.

[10]           Voici ce en quoi consiste les autres faits connus qu’invoque ici la défenderesse pour justifier son second refus de traiter la demande d’appel du demandeur (des faits qu’elle connaissant à l’époque de l’affaire Haymour n1) : le 16 octobre 2012, le représentant syndical du demandeur, Kent McDonald, a remis au demandeur copie de la réponse au grief datée du 2 octobre 2012 et l’a informé qu’il disposait de sept jours à compter de ce jour pour demander une révision par un tiers indépendant, ce délai commençant à courir à la date à laquelle il recevait l’avis de licenciement de son employeur.

[11]           Plutôt que de mentionner le retard d’un jour à compter de la date de livraison de Postes Canada, la défenderesse allègue maintenant que le demandeur était en retard de six jours; compte tenu de la date à laquelle le syndicat lui a remis la réponse au grief, soit le 16 octobre 2012, la date limite aurait été le 23 octobre 2012, mais le demandeur n’a soumis sa demande de révision que le 29 octobre 2012. C’est en raison de ce retard de six jours que la défenderesse a refusé de traiter la deuxième demande d’appel du demandeur.

[12]           Le demandeur se fonde sur un autre fait connu (également consigné dans la Haymour no 1), à savoir que la poste ne lui avait livré l’avis de réponse de son employeur au grief que le 1er novembre 2012. Je signale que si la période de sept jours a commencé à courir à compter du 1er novembre 2012, le demandeur a interjeté appel dans les délais prévus, parce que la date limite aurait alors été le 8 novembre 2012; comme la demanderesse a reçu la demande d’appel le 29 octobre 2012, le demandeur n’était donc pas du tout en retard.

[13]           Comme nous l’avons déjà mentionné, la défenderesse a refusé une seconde fois de traiter la demande d’appel de M. Haymour no 1, à savoir que le syndicat a remis la décision au demandeur le 16 octobre 2012.

[14]           Par ailleurs, le 31 octobre 2013, s’appuyant sur les motifs du juge Manson, le demandeur a demandé à la défenderesse de réexaminer sa demande de révision par un tiers indépendant en application de la décision Haymour no 1.

[15]           La défenderesse a une fois de plus rejeté la demande du demandeur.

[16]           Le 16 décembre 2013, la défenderesse a écrit au demandeur pour l’informer qu’elle maintenait sa décision de rejeter sa demande de révision par un tiers indépendant, sauf qu’elle a cette fois invoqué le fait que la demande d’appel avait été reçue après le délai prévu en fonction de la date à laquelle le syndicat a transmis la réponse au demandeur. La défenderesse s’est fondée sur la date à laquelle le syndicat avait appris la décision, soit le 16 octobre 2012, pour mettre l’horloge en marche. Voici ce qu’elle a répondu :

[traduction]

Le BNRC a le regret de vous informer que votre demande de RTI ne passera pas à l’étape de la révision pour la raison suivante :

Formulaire RC117 – Demande de révision par un tiers indépendant (RTI) – « Ce formulaire doit être rempli par le demandeur et reçu par le [BNRC] dans les sept jours civils suivant la date de l’avis ou de l’événement à l’origine du droit du demandeur de solliciter une RTI comme moyen de recours. Il faut également envoyer une copie de la demande au gestionnaire dont la décision est à l’origine de la demande de RTI ou au bureau local des ressources humaines. »

Dans sa décision, la Cour fédérale mentionne que vous avez déclaré dans votre affidavit que votre représentant syndical vous a informé de la réponse au grief le 16 octobre 2012; cela aurait dû vous permettre de faire parvenir votre demande de RTI dans les 7 jours civils suivants, c’est‑à‑dire au plus tard le 23 octobre 2012. La première demande de RTI a été reçue le 29 octobre 2012, soit bien après le délai de 7 jours civils.

La Cour fédérale indique aussi que vous avez déclaré sous serment dans votre affidavit au paragraphe [6] que vous n’aviez « reçu avis de la réponse au grief que le 1er novembre 2012 »; cela aurait dû vous permettre d’envoyer votre demande de RTI dans les sept jours civils, avant le 8 novembre 2012. La seconde demande de RTI a été reçue le 13 novembre 2012.

Compte tenu de ces faits, les deux demandes de RTI ont été reçues par le BNRC après les délais prévus et ne sont donc pas recevables.

[Souligné dans l’original.]

[17]           Le 20 décembre 2013, le conseil du demandeur a écrit à la défenderesse pour lui demander de réexaminer sa deuxième décision défavorable.  

[traduction]

La décision du [BNRC] est surprenante au vu de la décision de la Cour fédérale selon laquelle la démarche du BNRC était déraisonnable.

[…]

Vous négligez de tenir compte du fait que l’avis officiel de l’employeur n’est parvenu à M. Haymour que le 1er novembre 2012. À cette époque, usant de prudence, M. Haymour avait déjà présenté sa demande de RTI le 29 octobre 2012.

Votre avant-dernier paragraphe est par conséquent surprenant […].

Il ne fait aucun doute que le BNRC avait entre les mains la demande de RTI de M. Haymour depuis le 29 octobre 2012, soit bien avant les dates mentionnées dans votre décision.

Compte tenu de ces faits, nous vous demandons de vous pencher sur la question de savoir si vous disposez de faits suffisants pour décider de l’admissibilité de la demande de RTI de M. Haymour. Nous estimons que M. Haymour devrait avoir la possibilité de répondre à toute question ou de calmer toute préoccupation que pourrait susciter son retard à présenter la demande. Il devrait pour cela pouvoir le faire par écrit ou par téléconférence.

[18]           Le 13 janvier 2014 (la lettre porte la date erronée du 13 janvier 2013), la défenderesse a écrit au demandeur pour l’informer qu’elle maintenait sa décision :

[traduction]

Le BNRC a réexaminé la demande de RTI compte tenu de l’information au dossier de sa demande de RTO. Le BNRC maintient sa décision et la demande de RTI ne sera pas acheminée à l’étape de l’examen pour la raison suivante.

Formulaire RC117 – Demande de révision par un tiers indépendant (RTI) – « Ce formulaire doit être rempli par le demandeur et reçu par le [BNRC] dans les sept jours civils suivant la date de l’avis ou de l’événement à l’origine du droit du demandeur de solliciter une RTI comme moyen de recours. Il faut également envoyer une copie de la demande au gestionnaire dont la décision est à l’origine de la demande de RTI ou au bureau local des ressources humaines. »

Notre dossier indique que M. Haymour a reçu avis de la réponse définitive à son grief le 16 octobre 2012 par son représentant syndical, ce qui aurait dû lui donner le temps de faire parvenir sa demande de RTI dans les 7 jours civils suivants, c’est‑à‑dire au plus tard le 23 octobre 2012. La première demande de RTI a été reçue le 29 octobre 2012, soit bien après le délai de 7 jours civils.

Notre dossier indique aussi que M. Haymour a reçu un avis formel le 1er novembre 2012, et qu’il aurait pu envoyer sa demande de RTI dans les 7 jours civils suivants, soit avant le 8 novembre 2012. La seconde demande de RTI a été reçue le 13 novembre 2012, soit après les 7 jours civils prévus dans ce cas également.

Au vu de ces faits, les deux demandes de RTI ont été reçues par le BNRC après le délai prescrit et sont par conséquent irrecevables.

[Souligné dans l’original.]

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[19]           La décision contestée en l’espèce consiste en la décision prise par le BNRC le 16 décembre 2013 et ayant pour effet de maintenir sa décision du 4 décembre 2012, annulée antérieurement, de rejeter la demande de RTI du demandeur. En l’espèce, ou bien il n’y a pas eu retard du tout, comme j’en ai conclu, ou bien il y a eu un retard de deux ou de six jours comme nous en discuterons plus loin; il convient de rappeler que le juge Manson a conclu dans la décision Haymour no1 qu’il était déraisonnable de rejeter la demande par suite d’un retard d’un seul jour ouvrable.

IV.             Question à trancher

[20]           La présente affaire soulève la question de savoir si la décision par laquelle le BNRC a rejeté la demande de soumettre le grief de licenciement à un tiers indépendant était raisonnable.

V.                Norme de contrôle

[21]           Les deux parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

[22]           Toutefois, le demandeur considère qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit, tandis que la défenderesse fait valoir qu’il s’agit strictement d’une question de fait. Le demandeur se réfère à l’arrêt Canada (Procureur général) c Abraham, 2012 CAF 266, aux paragraphes 42 et 43 :

[42]      Le caractère raisonnable constitue une norme de contrôle unique. Mais le fait d’affirmer qu’il existe différentes issues possibles acceptables élude le point de savoir dans quelle mesure cet éventail d’issues doit être large ou étroit dans une affaire donnée. Selon la majorité des juges de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59, bien que « la raisonnabilité constitue une norme unique », elle « s’adapte au contexte » .

[43]      Ce contexte influe sur l’étendue de la gamme des solutions possibles acceptables. La Cour suprême a confirmé que cet éventail est tributaire de « l’ensemble des facteurs pertinents » au regard du processus décisionnel en cause : Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), [2012] 1 R.C.S. 5, aux paragraphes 17, 18 et 23; arrêt Halifax (Regional Municipality), précité, au paragraphe 44.

[23]           Le demandeur fait valoir que l’éventail des issues acceptables est étroit en l’espèce parce qu’il est examiné en fonction d’une conclusion de fait très objective (la date à laquelle le demandeur a reçu la réponse au grief) ainsi que de l’interprétation du délai qu’a faite le BNRC en se fondant sur le formulaire de demande de RTI, le RC117. La défenderesse soutient qu’il ne faudrait pas souscrire à l’argument du demandeur, étant donné que, dans Haymour no 1, la Cour a déjà déterminé que la norme de contrôle applicable aux décisions prises par le BNRC relativement à l’admissibilité était la celle du caractère raisonnable et qu’elle a déjà conclu, dans Pieters c Canada (Procureur général), 2004 CF 342, au paragraphe 7, que les questions liées au respect de délais sont purement des questions de fait.

[24]           À mon avis, cette affaire n’est pas pertinente en l’espèce parce que je considère que la décision de la défenderesse est déraisonnable, que l’éventail des issues acceptables soit étroit ou vaste. Je me fonde pour cela sur l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], où, la Cour suprême du Canada explique, au paragraphe 47, ce qui est attendu d’un tribunal qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable.

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

VI.             Analyse

[25]           Il est trois raisons pour lesquelles la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie : le demandeur a présenté sa demande dans les délais prescrits compte tenu du mode de calcul du délai pertinent, la défenderesse ne peut invoquer des faits qu’elle aurait pu et aurait dû soulever dans la décision Haymour no 1, mais qu’elle a choisi de ne pas mentionner, et les motifs et les conclusions de la décision Haymour no 1 permettent de trancher ce point efficacement.

A.                Le demandeur a présenté sa demande dans les délais

[26]           Dans son dossier, le demandeur fait remarquer que le délai de « 7 jours civils » dont il est question dans le formulaire RC117 – Demande de révision par un tiers indépendant a été instauré par voie de la directive interne intitulée « Système de gestion des différends de l’agence [RTI] » [se reporter au dossier du demandeur, aux pages 28 et 51] et où sont énoncées les lignes directrices procédurales relatives à la révision par un tiers indépendant :

La demande doit être reçue par le gestionnaire et/ou par le BGD dans les 7 jours civils suivant la date de réception d’une Rétroaction individuelle relative à une mesure de dotation, ou d’une réponse relative au dernier palier de la procédure interne de règlement de griefs. L’unité qui reçoit une demande après le délai prévu doit faire preuve de discernement au moment d’accepter ou de rejeter celle-ci et tenir compte des circonstances atténuantes.

[Non souligné dans la version originale française.]

[27]           De fait, il semble que le demandeur se fondait sur une directive datant de 1999.

[28]           La défenderesse a soumis la directive applicable en 2012‑2013, qui remonte à 2005 [dossier de la demanderesse, aux pages 15 et suivantes]. J’admets la preuve présentée par la défenderesse selon laquelle c’est la directive de 2005 qui prévaut.

[29]           Les différences entre deux directives sont pertinentes même si l’une et l’autre exigent d’un demandeur qu’il remplisse et présente le même formulaire.

[30]           Je mentionne les différences parce que la défenderesse se fonde sur une interprétation très stricte du droit d’être avisé. L’absence d’avis formel est au cœur de l’argument de la défenderesse. Pourtant, celle-ci n’a quant à elle donné qu’un court préavis par écrit du délai de sept jours sur lequel elle se fonde maintenant.

[31]           La principale différence à cet égard réside dans le fait que la disposition portant sur l’avis dont il est question au paragraphe 26 ci‑dessus a été entièrement abrogée et supprimée.

[32]           La directive de 2005 ne renferme qu’une mention indirecte d’un délai de sept jours. Mais il n’y est pas question d’un avis de « 7 jours civils ». Il est question d’un « délai de 7 jours », mais seulement à la quatrième page. La directive recourt à l’article défini pour désigner le « délai initial de sept jours » : « Le demandeur peut fournir les renseignements manquants si la demande initiale était incomplète, mais le délai initial de sept jours s’applique. » S’il est possible que le délai ait pu être établi dans une version antérieure de la directive de 2005 (ce qui expliquerait l’article défini « le »), il n’est question de ce délai nulle part ailleurs dans la directive de 2005. Cette unique mention d’un délai de sept jours ne se trouve pas là où on se serait attendu à l’y voir, à savoir la section précédente intitulée « ÉTAPES ET APERÇU DU TRAITEMENT D’UNE DEMANDE DE RTI ».

[33]           Le paragraphe relatif à la demande qui figure dans la directive de 1999, que j’ai cité au paragraphe 26 de mes motifs, a été supprimé de la directive de 2005. Ce faisant, les éléments de la directive de 1999 qui suivent sont maintenant absents de la directive de 2005 : la mention explicite d’un avis de sept jours civils, les caractères gras à « 7 jours civils » dans la version anglaise et l’avertissement explicite que le délai est ferme et doit être respecté. Il n’est plus mention non plus dans la directive de 2005 que les agents peuvent exercer leur discernement et accueillir une demande présentée une fois le délai expiré si les circonstances atténuantes le justifient. Je comprends qu’un employé qui lit au long la directive de 2005 pourrait se demander de quelle période de sept jours il s’agit, et la directive est loin de fournir une réponse claire.

[34]           La politique de 2005 ne fait certainement pas mention d’un délai de sept jours civils pour introduire un appel. Elle renvoie plutôt le demandeur éventuel à un formulaire affiché en ligne sur lequel figure au tout début, en caractères extrêmement petits, la phrase suivante : « Ce formulaire doit être rempli par le demandeur et reçu par le Bureau national de résolution de conflits (BNRC) dans les sept jours civils suivant la date de l’avis ou de l’événement à l’origine du droit du demandeur de solliciter une RTI comme moyen de recours. » C’est uniquement sur ce formulaire qu’il est question d’un délai de sept jours civils. Ce n’est pas là qu’on s’attendrait de trouver de l’information d’importance majeure qui attire l’attention sur le risque d’une perte catastrophique des droits d’appel.

[35]           Étant donné les conséquences du non‑respect de cette période d’avis extrêmement brève, sans parler de son importance pour la défenderesse, la défenderesse aurait pu appliquer les exigences de communication minimale prévues par la directive de 1999, ce qu’elle n’a pas fait.

[36]           Revenant à la question du dépôt dans les délais, si le délai commence à la date où l’employé reçoit un avis formel de son employeur – et nous savons que le demandeur a reçu la lettre de l’employeur faisant état de la décision le 1er novembre 2012 – , le demandeur a respecté le délai de sept jours puisqu’il a déposé son avis le 29 octobre 2012 alors qu’il avait jusqu’au 8 novembre 2012 pour le faire.

[37]           Par ailleurs, si le délai commence à la date où le demandeur a appris la décision de son employeur par son syndicat le 16 octobre 2012, il avait jusqu’au 23 octobre 2012. Toutes les parties conviennent qu’il a présenté sa demande de révision le 29 octobre 2012. Par conséquent, si la date à laquelle son représentant syndical lui a remis la lettre est la date qui prévaut ici (16 octobre 2012) et qu’il disposait de sept jours civils pour présenter sa demande, il était en retard de six jours.

[38]           D’autres questions se posent au sujet de l’avis sur lequel se fonde la défenderesse. S’agit‑il de sept jours civils ou de sept jours ouvrables? Le formulaire indique sept jours civils, mais la directive de 2005 ne fait aucune mention de jours civils. Non seulement la mention des sept jours civils ne figure que sur le formulaire en ligne, mais la définition de ce en quoi consiste un avis ne figure même pas sur le formulaire et on ne le mentionne qu’ici : « suivant la date de l’avis ou de l’événement à l’origine du droit du demandeur de solliciter une RTI comme moyen de recours ». Le juge Manson n’a donné aucune importance à ces derniers mots, et je ne leur en donne pas non plus. Pris dans leur sens littéral et vu que les résultats sont communiqués par courrier, le délai pourrait très bien s’écouler avant que l’intéressé ne soit informé de la décision, si bien que son droit d’appel serait annihilé pour cause de retard.

[39]           La question consiste à déterminer le moment auquel le délai commence à courir. Est-ce lorsque l’employé reçoit une lettre formelle de son employeur par courrier ou bien lorsque le syndicat lui en remet une copie? Rien dans les directives de 1999 et de 2005 ou encore dans le formulaire ne permet de déterminer le début de la période de sept jours.

[40]           À mon avis, les directives et le formulaire ne sont pas clairs quant au moment où commence le délai d’avis. Cette ambigüité doit être résolue en faveur de l’employé d’après la décision qu’a rendue la Cour suprême du Canada dans l’affaire Berardinelli c Ontario Housing Corp, [1979] 1 SCR 275, au paragraphe 280 [Berardinelli], et selon laquelle:

[...] qui restreint les droits d’action des citoyens, dans ses termes mêmes, doit en conséquence être interprété strictement. Toute ambiguïté découlant de l’application des règles appropriées d’interprétation des lois doit donc être résolue en faveur de la personne dont les droits sont diminués.

[41]            Vu l’ambigüité de l’espèce et compte tenu de cette jurisprudence, je n’hésite aucunement à conclure que le délai d’avis commence à la date à laquelle l’employé reçoit un avis officiel de son employeur. En l’espèce, l’avis a été reçu le 1er novembre 2012. En conséquence, le demandeur a présenté sa demande à temps. Il l’a présentée le 29 octobre 2012, et avait jusqu’au 8 novembre 2012 pour le faire. La décision de la défenderesse de rejeter la demande était donc incorrecte et déraisonnable.

[42]           La défenderesse fait des analogies avec certaines décisions de la Cour suprême du Canada portant sur la prescription des actions. Cependant, je suis lié par l’arrêt Berardinelli de la Cour suprême du Canada qui traite directement, plutôt que par analogie, de la question en litige en l’espèce. L’arrêt Berardinelli va dans le sens contraire de l’argumentation de la défenderesse et j’estime qu’il s’applique à l’affaire dont je suis saisi.

B.                 La défenderesse invoque des faits qu’elle aurait pu et aurait dû soulever dans la décision Haymour no 1

[43]           La seconde raison pour laquelle devrait être accueillie la demande de contrôle judiciaire découle du fait que la défenderesse invoque, comme moyen de défense, un motif dont elle était bien au fait à l’époque de la décision Haymour no 1. La défenderesse aurait pu et aurait dû mentionner au juge Manson le fait que le syndicat a remis la décision au demandeur.

[44]           Lorsqu’elle a plaidé sa cause devant le juge Manson, la défenderesse disposait de l’affidavit où le demandeur avait inscrit la date à laquelle le syndicat lui avait transmis la décision du dernier palier (le 26 octobre 2012).

[45]           La défenderesse a toutefois choisi de ne pas invoquer cette information dans le cadre de sa défense devant le juge Manson. Elle a plutôt décidé de s’opposer à la requête soumise au juge Manson en se fondant sur les normes de livraison de Postes Canada, cherchant à se donner une seconde chance au cas où le demandeur voudrait exercer le droit que lui avait accordé le juge Manson de la Cour fédérale. Il importe de souligner que la défenderesse se fonde aujourd’hui sur ce même élément d’information, soit l’affidavit du demandeur, qu’elle possédait à l’époque et qu’elle n’a pas invoqué devant le juge Manson.

[46]           La défenderesse conteste maintenant le nouvel examen ordonné par le juge Manson en invoquant les faits mêmes sur lesquels elle avait choisi de ne pas se fonder dans l’affaire Haymour n1. Mais cela est impossible. La défenderesse ne peut mettre de côté un motif de défense et l’invoquer ensuite pour s’opposer à un nouvel examen ordonné par la Cour ou à la deuxième demande de contrôle judiciaire. Selon moi, la défenderesse était tenue de jouer toutes ses cartes à l’époque de l’audience devant le juge Manson. Elle a choisi de ne pas le faire. Il lui est par conséquent interdit de présenter cet argument dans le cadre de la présente instance. Ce serait un abus de procédure judiciaire que de permettre qu’il en soit autrement.

[47]           Selon moi, l’espèce fait ressortir clairement l’importance d’éviter la répétition des instances et les remises en cause de questions qui ont déjà été tranchées (voir Burton c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2014 CF 910). Si sa démarche était sanctionnée, la défenderesse occasionnerait des instances non souhaitables et répétitives, la fragmentation de la plaidoirie d’une partie, le gaspillage des ressources judiciaires. En outre, cette démarche va dans le sens contraire à un important objectif des litiges, à savoir la nécessité d’assurer le caractère définitif des processus judiciaires. La démarche de la défenderesse en l’espèce est également choquant parce qu’elle augmente les dépens et allonge la durée de l’instance.

C.                 Les motifs du jugement et les conclusions du juge Manson dans l’affaire Haymour n1

[48]           Dans l’affaire Haymour n1, la Cour fédérale s’est penchée sur la question du délai non seulement dans sa généralité, mais dans les détails, et a tiré les deux principales conclusions suivantes :

1.                  « Il convient toutefois d’interpréter les dispositions prévoyant un délai de prescription d’une manière qui permette de réaliser leur objet », au paragraphe 18;

2.                  Le demandeur dans les circonstances à l’étude a présenté sa demande un jour ouvrable trop tard. La Cour a déclaré ceci au paragraphe 20 : « Compte tenu de la durée des procédures, du préjudice causé au demandeur, de l’absence de tout préjudice pour la défenderesse et des autres facteurs précédemment exposés, un tel résultat est déraisonnable. »

[49]           La défenderesse n’a pas interjeté appel de la décision du juge Manson.

[50]           Vu les circonstances, je suis d’avis que la défenderesse doit accepter l’essentiel de la décision Haymour no 1 selon laquelle le refus de traiter une demande présentée avec un jour de retard est déraisonnable. En l’espèce, du point de vue de la défenderesse, le demandeur serait en retard de six jours, tout au mieux, même si je considérais à tort que la date pertinente est le 1er novembre 2012.

[51]           Selon moi, il n’y a pas grande différence entre un retard d’un jour et un retard de six jours. Le juge Manson a conclu qu’il était déraisonnable de rejeter la demande à cause d’un retard d’un jour, et je considère quant à moi tout aussi déraisonnable de rejeter la demande à cause d’un retard de six jours. Le refus de la défenderesse d’accueillir l’appel du demandeur est déraisonnable en l’espèce tout autant qu’il était déraisonnable dans l’affaire Haymour no 1. Il est déraisonnable pour les mêmes motifs que ceux qu’a énoncés le juge dans la décision Haymour no 1, celle qui régit la présente espèce, que la défenderesse n’a pas portés en appel et auxquels je souscris. Je ne pourrais faire mieux que de répéter les observations finales mon collègue le juge Manson dans l’affairer Haymour n1 :

[20]      En raison du délai retenu, on a empêché le demandeur de recourir au processus de RTI par suite d’un retard d’un seul jour ouvrable. Compte tenu de la durée des procédures, du préjudice causé au demandeur, de l’absence de tout préjudice pour la défenderesse et des autres facteurs précédemment exposés, un tel résultat est déraisonnable.

[52]           Pour conclure, la défenderesse a agi d’une manière déraisonnable en refusant de traiter la demande du demandeur étant donné que sa décision n’appartenait pas à l’éventail des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit selon l’arrêt Dunsmuir.

D.                Autres considérations

[53]           Vu le second motif de la présente décision, il convient de se demander si la Cour fédérale devrait aller plus loin en application du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales et donner des instructions précises ou ordonner un nouvel examen au titre de ces motifs. La question a été soulevée par la Cour au début de l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire.

[54]           Je remarque que, dans la décision Haymour no 1, le juge Manson n’a pas fait droit à la demande de contrôle judiciaire. Il a toutefois précisé que la nouvelle décision devait être « conforme au présent jugement ». Par ces termes, la Cour fédérale a ordonné à la défenderesse de trancher l’affaire d’une manière qui concorde avec les motifs de son jugement.

[55]           Nous avons ici affaire à une remise en cause inutile des questions fondamentales soulevées dans l’affaire Haymour no 1, comme on peut le constater dans l’exposé des faits établi à la lumière de la décision antérieure de la Cour fédérale. Bon nombre d’arguments, sans parler des résultats, sont identiques. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, les faits connus sont exactement les mêmes.

[56]           Je ne formulerai pas dans mon ordonnance d’instructions précises quant à la date du dépôt. Toutefois, je répète que le demandeur a effectivement déposé sa demande d’appel dans les délais prescrits.

[57]           Les parties s’entendent pour établir les coûts fixes à 2 500 $.

VII.          Conclusion

[58]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du BNRC est annulée et l’affaire est renvoyée au BNRC pour qu’il rende une nouvelle décision conforme aux présents motifs, c’est‑à‑dire en considérant que le demandeur a fait parvenir sa demande dans les délais. La défenderesse paiera au demandeur les dépens de 2 500 $.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      La décision du Bureau national de résolution de conflits de l’Agence du revenu du Canada, rendue le 16 décembre 2013, est annulée;

3.      La demande du demandeur sera réexaminée par le Bureau national de résolution de conflits conformément aux présents motifs;

4.      La défenderesse paiera au demandeur les dépens de 2 500 $.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-Michèle Chidiac, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-377-14

 

INTITULÉ :

ANIS HAYMOUR c AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 NOVEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

James Cameron

Ella Forbes-Chilibeck

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Joshua Alcock

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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