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Date : 20141104


Dossier : IMM-4349-13

Référence : 2014 CF 1046

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 4 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

BURNARD BIPUL ROZARIO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, un citoyen du Bangladesh, demande l’asile au Canada en tant que chrétien parce qu’il craint subjectivement et objectivement, s’il doit retourner au Bangladesh, d’être exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27, ou à une menace probable au sens de l’article 97 de la part des extrémistes musulmans.

[2]               La présente demande concerne la décision du 31 mai 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a rejeté la demande du demandeur sur la question cruciale de sa crainte subjective basée sur sa foi. Pour soutenir sa crainte subjective, le demandeur s’est fondé sur une preuve convaincante présentée à la SPR démontrant que les chrétiens souffrent de persécution au Bangladesh. En ce qui concerne son expérience avec cette réalité, la SPR a résumé ainsi le FRP du demandeur :

[2] […] Le demandeur d’asile, un catholique romain, affirme que, en tant que chrétien dans un pays où les musulmans sont majoritaires, il a grandi en subissant de la discrimination et de la persécution. En avril 2005, il a pu obtenir un permis de travail temporaire aux Bermudes, qu’il renouvelait périodiquement. Il retournait au Bangladesh tous les mois de décembre pour célébrer Noël avec sa famille. En janvier 2007, il s’est marié, et en septembre 2009, son épouse a donné naissance à leur fille. Son épouse et sa fille continuaient de vivre au Bangladesh.

[3] Le demandeur d’asile est retourné au Bangladesh pour rendre visite à sa famille en août 2010. Un jour, alors qu’il revenait de l’église et s’en allait chez lui, cinq hommes qu’il a reconnus comme étant des musulmans l’ont arrêté. Le demandeur d’asile a affirmé que l’un d’entre eux, du nom de Helal, lui avait extorqué de l’argent, l’année précédente. Les hommes se sont identifiés comme membres du Jamaat‑i‑Islami (JI), un groupe extrémiste religieux. Ils ont commencé à rabaisser le demandeur d’asile et l’ont averti qu’ils retourneraient chez lui plus tard dans la soirée. Le demandeur d’asile affirme que les hommes lui ont aussi adressé des injures, l’accusant de faire la promotion du christianisme et de dénigrer l’islam.

[3]               En ce qui concerne le témoignage du demandeur au sujet de sa crainte subjective lors de l’instruction de la présente demande, la SPR a tiré des conclusions de fait dans les paragraphes suivants de la décision :

[21] Le demandeur d’asile a mentionné qu’il retournait au Bangladesh chaque année et que, à son retour, il allait à l’église. Il a ajouté qu’il avait souvent ces conversations impromptues après avoir écouté le sermon et assisté à l’office religieux. Il a déclaré que, le 22 août 2010, un des hommes qui l’avaient interpellé lorsqu’il retournait chez lui était Helal, qui avait réussi à lui extorquer de l’argent lors de sa dernière visite chez lui en décembre 2009. À ce moment‑là, Helal n’avait pas accusé le demandeur d’asile de faire de l’apostolat ou de dénigrer l’islam, il lui avait seulement demandé de l’argent. Le demandeur d’asile a également affirmé que tous les résidents de la localité savaient qu’Helal était un extorqueur et un mécréant.

[22] Ces cinq hommes ont accosté le demandeur d’asile et lui ont fait une menace voilée en lui disant qu’ils iraient le voir plus tard dans la soirée. Le demandeur d’asile a interprété cela comme une tentative de lui extorquer davantage d’argent. À la lumière de son témoignage, je suis d’avis que, selon la prépondérance des probabilités, tout ce qui intéressait Helal et ses amis était de lui soutirer davantage d’argent.

[23] Le demandeur d’asile a déclaré que, après avoir reçu des menaces sur la rue, il n’avait pas demandé conseil auprès des responsables de sa communauté ou de son curé. On se serait attendu raisonnablement à ce qu’il sollicite les conseils ou l’aide de son curé s’il craignait de faire l’objet de préjudice en raison de sa foi. Par conséquent, j’estime que le demandeur d’asile n’était pas crédible lorsqu’il a affirmé qu’il craignait de subir des préjudices en raison de sa foi religieuse.

[Je souligne.]

[4]               Quant à savoir pourquoi il n’a pas demandé l’aide d’un curé, le demandeur a déclaré ce qui suit en réponse aux questions de la SPR :

[traduction]

Q.        Avez-vous parlé à quelqu’un?

R.        J’en ai discuté avec ma mère lorsque je suis retourné chez moi.

Q.        De quoi avez-vous discuté?

R.        Je lui ai parlé de ces cinq hommes qui m’ont cerné et menacé.

Q.        Avez-vous demandé de l’aide ou des conseils à quelqu’un?

R.        Non, je n’ai pas demandé l’aide de quiconque à ce moment‑là.

Q.        Pourquoi pas?

R.        C’était le soir et j’avais peur de sortir de la maison, et j’avais l’intention de faire une plainte ou d’en parler à quelqu’un plus tard.

Q.        Vous n’avez pas demandé conseil auprès d’un responsable de votre communauté?

R.        Non.

Q.        Avez-vous songé à parler à votre curé de ce que vous pourriez faire?

R.        Notre curé ne veut pas être impliqué dans ce genre de choses.

Q.        Le curé de l’Église catholique romaine ne veut pas être impliqué lorsque l’un de ses paroissiens est menacé par des extorqueurs et des extrémistes?

R.        Oui, parce que les chrétiens sont en minorité et des églises ont été vandalisées et même brûlées. Alors tout le monde a peur.

(Dossier du tribunal, p. 343-344)

[5]               J’ai trois conclusions à faire concernant la décision de la SPR. Premièrement, l’hypothèse émise quant à la motivation personnelle d’Helal ne peut être extraite et considérée indépendamment du contexte global de ce qui s’est produit dans la rue : l’extorsion, avec une condamnation antichrétienne, d’un chrétien connu par cinq musulmans qui sont membres d’un groupe extrémiste religieux. Deuxièmement, rien ne permet d’étayer la conclusion d’invraisemblance tirée au paragraphe 23. Au contraire, le témoignage du demandeur quant à savoir pourquoi il n’a pas demandé les conseils d’un curé était direct, clair et étayé par la preuve : les curés ont subi un préjudice en s’impliquant (voir le dossier du tribunal, p. 222). La SPR a rejeté le témoignage du demandeur au motif qu’il n’était pas crédible en se fondant sur rien de plus qu’une croyance personnelle au sujet de ce qu’il était attendu du demandeur.

[6]               La conclusion d’invraisemblance tirée au paragraphe 23 de la décision n’est pas conforme au droit applicable aux conclusions d’invraisemblance formulé aux paragraphes 10 et 11 de la décision Vodics c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 783 :

En ce qui a trait aux conclusions défavorables sur la crédibilité en général et les conclusions d’invraisemblance en particulier, le juge Muldoon a énoncé, dans la décision Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1131[aux paragraphes 6 et 7], la norme à appliquer :

Le tribunal a fait allusion au principe posé dans l’arrêt Maldonado c. M.E.I., [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), à la page 305, suivant lequel lorsqu’un revendicateur du statut de réfugié affirme la véracité de certaines allégations, ces allégations sont présumées véridiques sauf s’il existe des raisons de douter de leur véracité. Le tribunal n’a cependant pas appliqué le principe dégagé dans l’arrêt Maldonado au demandeur et a écarté son témoignage à plusieurs reprises en répétant qu’il lui apparaissait en grande partie invraisemblable. Qui plus est, le tribunal a substitué à plusieurs reprises sa propre version des faits à celle du demandeur sans invoquer d’éléments de preuve pour justifier ses conclusions.

Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le demandeur d’asile le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les demandeurs d’asile proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

[Non souligné dans l’original.]

Il n’est pas difficile de comprendre que, en toute justice pour la personne qui jure de dire toute la vérité, des motifs concrets s’appuyant sur une preuve forte doivent exister pour qu’on refuse de croire cette personne. Soyons clairs. Dire qu’une personne n’est pas crédible, c’est dire qu’elle ment. Donc, pour être juste, le décideur doit pouvoir exprimer les raisons qui le font douter du témoignage sous serment, à défaut de quoi le doute ne peut servir à tirer des conclusions. La personne qui rend témoignage doit bénéficier de tout doute non étayé.

[7]               Par conséquent, dans le cas qui nous occupe, selon la preuve au dossier, la SPR avait l’obligation de : premièrement, déterminer clairement ce à quoi on pourrait raisonnablement s’attendre d’un chrétien au Bangladesh qui a été victime de persécution et d’extorsion par des musulmans extrémistes en raison de ses croyances religieuses; ensuite, tirer des conclusions de fait concernant la réponse qui a été donnée par le demandeur au sujet de l’incident dont il a été victime; et, finalement, déterminer si la réponse est conforme à ce à quoi on peut raisonnablement s’attendre. En l’espèce, ce processus d’analyse critique n’a pas été suivi. Par conséquent, j’estime que la conclusion d’invraisemblance de la SPR constitue une hypothèse non fondée, et, par conséquent, la décision faisant l’objet du contrôle ne peut se justifier au regard des faits et du droit.

[8]               Par conséquent, je conclus que la décision faisant l’objet du contrôle est entachée d’une erreur susceptible de contrôle qui la rend déraisonnable.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

La décision faisant l’objet du contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

Il n’y a aucune question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, b.a. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4349-13

 

INTITULÉ :

BURNARD BIPUL ROZARIO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 NOVEMBRE 2014

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 NOVEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Jeffrey Goldman

POUR LE DEMANDEUR

Judy Michaely

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jeffrey L. Goldman

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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