Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20141104


Dossier : IMM-1420-14

Référence : 2014 CF 1038

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

ROYA BEHROOZNIA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La demanderesse conteste la décision par laquelle un agent principal (l’agent) a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR).

[2]               La demande est accueillie pour les motifs suivants.

II.                Faits

[3]               La demanderesse, Mme Behrooznia, est une femme kurde âgée de 46 ans qui est née en Iran. En 2008, elle a quitté l’Iran pour Chypre, où elle a, sans succès, demandé l’asile. En mai 2011, elle s’est rendue en Norvège pour rendre visite à ses deux fils adultes, qui y vivent illégalement. Elle n’a pas demandé l’asile en Norvège.

[4]               Le 30 juillet 2011, Mme Behrooznia est arrivée au Canada munie de faux documents de voyage. Elle a immédiatement demandé l’asile au motif qu’elle avait été victime de persécution en raison de ses activités politiques en Iran, des antécédents politiques de sa famille, de son sexe et de son origine kurde. Le 24 avril 2012, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté sa demande. La demande d’autorisation relative au contrôle judiciaire de cette décision a subséquemment été rejetée.

[5]               Le 5 juin 2013, la demanderesse a présenté au défendeur une demande d’ERAR remplie. Elle soutenait que, si elle retournait en Iran, elle serait persécutée en raison de sa religion (christianisme), de son sexe, de sa situation de demanderesse d’asile déboutée non munie de documents de voyage en règle, de sa situation de femme ayant commis l’adultère et de ses activités politiques continues. L’agent a rejeté la demande de Mme Behrooznia le 22 janvier 2014, mais cette dernière n’a pas été immédiatement informée de cette décision.

[6]               Le 5 février 2014, l’avocat de la demanderesse a envoyé au défendeur un courriel renfermant les éléments de preuve supplémentaires suivants à l’appui de la demande d’ERAR : (1) un affidavit signé par la demanderesse, (2) une copie du certificat de baptême de la demanderesse (elle a été baptisée le 25 janvier 2014), (3) une lettre du pasteur de la demanderesse, (4) un affidavit signé par un bénévole ayant traduit une allocution prononcée par la demanderesse à l’occasion d’une manifestation politique le 18 octobre 2013, ainsi que (5) des photographies du baptême de la demanderesse et de sa participation à la manifestation susmentionnée. Le lendemain, Mme Behrooznia a reçu une lettre du défendeur l’informant qu’une décision avait déjà été prise. Plus tard le même jour, son avocat a envoyé par messager aux bureaux du défendeur situés à Vancouver des copies papier des éléments de preuve supplémentaires ainsi qu’un disque compact sur lequel était enregistrée l’allocution prononcée par Mme Behrooznia lors de la manifestation.

[7]               Le défendeur a reçu ces documents à ses bureaux de Vancouver le 7 février 2014. Le même jour, l’agent responsable du dossier de la demanderesse, lequel se trouvait à Toronto, a examiné les éléments de preuve supplémentaires envoyés par courriel, mais non ceux envoyés par messager. Il a confirmé la décision défavorable et y a joint des notes additionnelles. Le défendeur a communiqué la décision à la demanderesse le 20 février 2014.

[8]               L’agent a conclu que, si elle retournait en Iran, Mme Behrooznia ne serait pas exposée à des risques ou à des dangers répondant aux exigences prévues aux articles 96 et 97 de la LIPR. Il a tenu compte de la demande d’asile antérieure présentée par la demanderesse et rejetée par la Commission en raison de conclusions défavorables concernant la crédibilité. Il a ensuite mentionné que la demanderesse n’avait réfuté aucune des conclusions de la Commission et qu’elle avait plutôt choisi de soumettre à son examen [traduction] « des éléments relatifs au risque entièrement différents ».

[9]               L’agent a conclu que la religion chrétienne de la demanderesse ne pouvait être assimilée aux nouveaux éléments de preuve visés à l’alinéa 113a) de la LIPR et il ne s’est donc pas demandé si la religion de la demanderesse pouvait servir de fondement à une crainte raisonnable de persécution. Selon lui, la crainte de persécution alléguée qui était fondée sur le sexe ne permettait pas de prouver l’existence d’un risque auquel la demanderesse serait exposée dans l’avenir, car la preuve était insuffisante pour établir que son ancien petit ami s’était rendu en Iran ou qu’il serait intéressé à s’y rendre dans l’intention de lui faire du mal. L’agent a conclu également qu’il ne ressortait pas de la preuve que la relation de la demanderesse avec un homme marié au Canada deviendrait connue en Iran ou, le cas échéant, que cette relation répondrait à la norme de preuve applicable en matière de condamnation pour adultère.

[10]           Le risque allégué fondé sur l’absence de documents de voyage a été écarté parce que la demanderesse était au fait de cette situation au moment de l’audition de sa demande d’asile et qu’aucune preuve ne permettait d’établir qu’elle ne pouvait demander ou obtenir des documents de voyage iraniens. L’inquiétude éprouvée par la demanderesse quant à son retour en Iran à titre de demanderesse d’asile déboutée aurait dû être divulguée à la Commission puisqu’elle était déjà une demanderesse d’asile déboutée à Chypre au moment de l’audience. L’agent a en outre estimé que la preuve de la participation de la demanderesse à des événements politiques au Canada, lesquels sont survenus après la décision relative à la demande d’asile, n’était pas sensiblement différente de la preuve dont la Commission était saisie.

[11]           Après avoir examiné la preuve envoyée par courriel le 5 février 2014, l’agent a conclu que celle‑ci faisait état des mêmes renseignements que ceux donnés dans la demande d’ERAR initiale. Bien qu’il n’ait pas été saisi de la vidéo montrant la participation de la demanderesse à une manifestation politique à l’Iranian Plaza à Toronto, l’agent a conclu que, même si cette vidéo lui avait été présentée, son contenu n’aurait pu être assimilé à des observations écrites au sens de l’article 161 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227. De plus, on ne lui avait pas fourni [traduction] « une traduction écrite dudit CD vidéo réalisée par un interprète officiel agréé ».

III.             Analyse

[12]           La demanderesse a soulevé un certain nombre de questions, y compris celle de savoir si l’agent a manqué à l’équité procédurale en omettant d’examiner les documents envoyés par messager à Vancouver et de tenir une audience. Selon mon examen de la preuve et des observations produites devant moi, il n’y a pas lieu de modifier sur ces moyens la décision de l’agent.

[13]           Le devoir d’agir équitablement oblige l’agent d’ERAR à tenir compte de la preuve reçue avant le prononcé de sa décision, mais non de celle qui, selon les dires du demandeur, sera produite quelque temps plus tard. Dans la présente affaire, l’agent a pris note de l’existence des éléments envoyés par messager en raison des assertions que l’avocat de la demanderesse a formulées par courriel. Il a mentionné que ces éléments n’auraient pas eu d’incidence sur sa décision même s’il en avait été saisi. Il était loisible à l’agent de refuser d’apprécier la vidéo, car celle‑ci n’était pas accompagnée d’une traduction écrite établie par un interprète agréé. Il était en outre légitime de sa part de n’accorder aucune force probante aux photocopies des photographies, puisqu’elles étaient [traduction] « floues et inintelligibles » et qu’elles ne précisaient ni le moment ni le lieu ni les circonstances où elles avaient été prises.

[14]           L’agent ne s’est pas appuyé sur les conclusions défavorables touchant la crédibilité. Il a plutôt conclu que le témoignage de la demanderesse ne permettait pas d’étayer la crainte de celle‑ci, contrairement aux exigences prévues aux articles 96 et 97 de la LIPR. L’agent devait apprécier la valeur probante de la preuve dont il était saisi, non sa crédibilité. Même s’il reconnaissait la véracité de la preuve, cette dernière ne pouvait suffire, selon lui, à le justifier de faire droit à la demande. En conséquence, il n’était pas nécessaire pour l’agent de tenir une audience, malgré la demande faite en ce sens, puisque cela aurait simplement eu pour effet de donner à la demanderesse l’occasion de traiter de la crédibilité de son témoignage, lequel, de l’avis de l’agent, était insuffisant pour justifier sa demande : Cosgun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 400, aux paragraphes 31 à 41.

[15]           Je ne suis pas convaincu que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a écarté la preuve relative à la pratique de sa religion par la demanderesse. Dans la plupart des affaires touchant l’alinéa 113a) de la LIPR, le demandeur tente d’ajouter des éléments de preuve corroborant une allégation liée au risque qu’il a formulée précédemment. En l’espèce, la demanderesse n’a fait aucune mention de sa religion chrétienne dans sa demande d’asile. L’agent n’a pas conclu que ses observations relatives à la religion n’étaient pas nouvelles parce qu’elles ressemblaient à celles qu’elle avait déjà présentées, mais bien parce qu’elles renvoyaient à une situation personnelle antérieure à la tenue de l’audience.

[16]           Comme l’a écrit le juge de Montigny, « la jurisprudence insiste pour que les nouveaux éléments de preuve se rapportent à des faits nouveaux, concernant soit la situation ayant cours dans le pays, soit la situation personnelle du demandeur » : Elezi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 240, au paragraphe 27. Dans la présente affaire, le baptême de la demanderesse n’a pas établi un élément « sensiblement différent » de sa pratique du christianisme, laquelle elle aurait dû divulguer à la Commission : Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385, au paragraphe 22; conf. par 2007 CAF 385, au paragraphe 17.

[17]           À mon avis, il était raisonnable pour l’agent de rejeter les raisons avancées par la demanderesse pour expliquer son omission de dire à la Commission qu’elle pratiquait le christianisme, à savoir qu’elle ne faisait pas confiance à son avocat et qu’elle ne pouvait retenir les services d’un avocat digne de confiance. L’agent a signalé la situation subjective de la demanderesse, soit celle d’une femme bien éduquée qui a beaucoup voyagé. Il a conclu qu’une personne raisonnable se serait attendue à ce qu’elle trouve un avocat qui lui convienne et présente à la Commission des éléments de preuve concernant sa religion. Il ne s’agissait pas d’une conclusion basée « sur des conjectures et sur une mauvaise compréhension de la preuve » et une certaine déférence est de mise à cet égard : Martinez Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 7, au paragraphe 24; voir également Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732.

[18]           Je suis toutefois convaincu qu’il était déraisonnable pour l’agent de conclure que certains éléments de preuve relatifs aux activités politiques de la demanderesse n’étaient pas nouveaux. Il a limité son analyse à la preuve photographique et à l’affidavit de Mme Bajestani. Il n’a pas suffisamment examiné d’autres éléments de preuve produits au soutien de la demande d’asile présentée sur place par la demanderesse, et plus particulièrement l’affidavit de M. Mossallanejad. Selon l’agent, il ne s’agissait pas d’éléments de preuve nouveaux parce que [traduction] « cette assertion ne renferme rien de sensiblement différent de l’information dont la Commission était saisie » et que [traduction] « ce rapport ne contient pas de nouveaux renseignements fondamentaux ». Il n’a tiré aucune conclusion relative à la crédibilité quant à ces éléments de preuve et il ne s’est pas penché sur l’opportunité d’y accorder un quelconque poids.

[19]           L’agent a commis une erreur en amalgamant les activités politiques auxquelles la demanderesse a participé à l’extérieur du Canada et au Canada. En 2012, la Commission a rejeté des éléments de preuve touchant la présumée participation de la demanderesse à la campagne [traduction] « Un million de signatures » en Iran et au groupe PKK à Chypre. Selon l’affidavit de M. Mossallanejad, la demanderesse aurait assisté à des rencontres publiques et à des lancements de livres au Canada. Dans son affidavit, Mme Behrooznia affirme avoir participé à de nombreux événements tenus par un organisme connu sous le nom d’« Iranian Green Seculars » depuis son arrivée au Canada. Cette information paraît sensiblement différente de celle examinée par la Commission.

[20]           De plus, la preuve ne montre pas clairement que les activités politiques de la demanderesse au Canada ont débuté avant son audience devant la Commission, ce qui l’aurait obligée à divulguer la situation à cette dernière. La Cour a reconnu que la preuve d’activités politiques étayant une « revendication de statut de réfugié sur place constitue […] un nouvel élément de preuve portant sur la crainte de persécution de la demanderesse » : Mane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1000, au paragraphe 8.

[21]           Compte tenu des événements récents, et en particulier de la détérioration des relations entre le Canada et l’Iran, laquelle a empiré depuis l’audience devant la Commission, il est en outre difficile de comprendre pourquoi l’agent a cru que la preuve visant le rejet, précisément par le Canada, de la demande d’asile de la demanderesse n’était pas sensiblement différente de la preuve relative au rejet de la demande qu’elle a présentée à Chypre, preuve qu’elle aurait pu produire devant la Commission : voir, par exemple, Bastamie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 251, où le juge Roy s’est penché sur le risque lié à un retour en Iran à la suite du rejet d’une demande d’asile introduite au Canada.

[22]           En conséquence, j’arrive à la conclusion que la décision de l’agent n’est pas raisonnable. En effet, elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

[23]           La demanderesse m’a demandé de certifier la question suivante :

Dans les cas où un demandeur d’ERAR invoque des risques dont la SPR n’était pas saisie, la totalité de la preuve relative à ces risques constitue‑t‑elle une nouvelle preuve?

[24]           Le défendeur s’oppose à la certification de cette question parce que le droit est clair sur ce point. Je suis aussi de cet avis.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un agent d’examen des risques avant renvoi différent pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1420-14

INTITULÉ :

ROYA BEHROOZNIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 SeptembRe 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 4 NovembRe 2014

COMPARUTIONS :

Erin Bobkin

POUR LA DEMANDERESSE

Bridgette O’Leary

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Erin Bobkin

Avocat

Refugee Law Office

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.