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Date : 20141104


Dossier : T-536-04

Référence : 2014 CF 1001

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2014

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

OMAR AHMED KHADR

demandeur

et

SA MAJESTÉ

DU CHEF DU CANADA

défenderesse

ORDONNANCE MODIFIÉE ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une requête que le demandeur a présentée le 29 juillet 2014, aux termes du paragraphe 75(1) et des articles 76, 77, 78, 79 et 201 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, sollicitant une ordonnance l’autorisant à :

1.      modifier à nouveau sa déclaration;

2.      déposer la déclaration modifiée à trois reprises.

[2]               Dans une ordonnance datée du 7 janvier 2014 (l’ordonnance de janvier), j’ai énoncé l’historique complexe de cette action et des procédures connexes mais distinctes engagées par le demandeur. Il est inutile de répéter l’information ici.

[3]               Dans sa déclaration initiale, le demandeur alléguait des violations de divers droits conférés par la Charte. Par voie de requête présentée le 15 novembre 2013, le demandeur a voulu élargir considérablement la portée de l’action. Notamment, il sollicitait l’autorisation de modifier la déclaration de manière à réclamer des dommages‑intérêts compensatoires de 20 millions de dollars pour négligence, enquête négligente, complot avec les États‑Unis dans sa détention arbitraire, torture, traitements cruels, inhumains et dégradants, emprisonnement illégal, infliction intentionnelle de troubles émotifs et de voies de fait et coups, non‑respect des obligations nationales et internationales en ce qui concerne le traitement des détenus et faute dans l’exercice d’une charge publique. Subsidiairement, il a sollicité des dommages‑intérêts aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte et une déclaration selon laquelle la défenderesse a contrevenu à ses droits conférés par les articles 7, 8, 9, 10, 12 et 15 de la Charte.

[4]               L’ordonnance de janvier statuait sur la requête précitée. Malgré le fait que je souscrivais à l’opinion de la défenderesse selon qui la déclaration modifiée présentée à ce moment comportait des lacunes à divers égards, j’avais conclu que la plupart des nouvelles allégations seraient admissibles si elles étaient formulées comme il se devait. Par conséquent, j’avais rejeté la demande de modification de la déclaration sans préjudice des droits du demandeur de demander l’autorisation de présenter de nouveau une déclaration modifiée.

[5]               La présente requête représente le plus récent chapitre de cette saga. Le demandeur demande l’autorisation d’apporter des modifications visant à peaufiner sa déclaration et de produire un projet de nouvelle déclaration modifiée pour la troisième fois. Dans sa déclaration, il réclame 20 millions de dollars en dommages, y compris des dommages‑intérêts compensatoires pour enquête négligente, complot et faute dans l’exercice d’une charge publique, des dommages en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte pour contravention à l’article 7, à l’alinéa 10a), à l’alinéa 10b) et au paragraphe 12 de la Charte, des dommages punitifs et aggravés; et des dommages spéciaux. La défenderesse s’oppose vigoureusement aux modifications.

[6]               En règle générale, une modification devait être autorisée à toute étape d’un litige afin de régler les questions véritables qui séparent les parties, dans la mesure où il n’en résulte pas pour l’autre partie un préjudice qui ne puisse être réparé par l’octroi de dépens, et dans la mesure où la modification est conforme à l’intérêt de la justice : Canderel Ltée c Canada, [1994] 1 CF 3 (CAF), aux paragraphes 9 et 14. Une nouvelle cause d’action peut être ajoutée après la clôture des actes de procédure, 1) si la nouvelle cause d’action repose sur des faits qui sont les mêmes ou essentiellement les mêmes que ceux de la cause d’action initiale, et 2) s’il parait équitable de l’autoriser : article 201 des Règles des Cours fédérales; Francoeur c Canada, [1992] 2 CF 333 (CAF); Seanix Technology Inc c Synnex Canada Ltd, 2005 CF 243, aux paragraphes 16 et 17. Les facteurs qui permettent de dire si une modification causera à l’autre partie un préjudice qu’il sera impossible de réparer par l’octroi de dépens sont l’à‑propos de la requête en modification, la mesure dans laquelle la modification retarderait l’issue du procès, la mesure dans laquelle la position initiale a obligé une autre partie à suivre une ligne de conduite qui ne pourra être facilement modifiée, enfin la question de savoir si la modification facilitera pour la Cour l’examen du bien‑fondé de l’action : Valentino Gennarini SRL c Andromeda Navigation Inc, 2003 CFPI 567, au paragraphe 29, citant Scannar Industries Inc et autres c Canada (Ministre du Revenu national) (1994), 172 NR 313 (CAF).

[7]               La défenderesse soutient que l’allégation de complot [traduction« se fond » dans les autres causes d’action soulevées par le demandeur, étant donné qu’elle n’impute aucune responsabilité additionnelle à la défenderesse qui ne soit pas déjà couverte par les allégations de délits de faute dans l’exercice d’une charge publique et d’enquête négligente ainsi que les violations alléguées de droits conférés par la Charte. Elle prétend que le fait d’accepter une allégation redondante de cette nature ne sert pas la justice parce qu’elle est inutile et qu’elle risque de faire entrave à l’analyse par la Cour du bien‑fondé de la déclaration, tout en retardant encore la tenue du procès. De plus, la défenderesse soutient  que le fait d’accepter l’allégation de complot causerait des préjudices que ne sauraient réparer les dommages‑intérêts : plus précisément, cela équivaudrait à étendre le délit de complot au‑delà de son contexte particulier dans le domaine des relations internationales et, par conséquent, élargir la responsabilité de l’état au Canada.

[8]               J’estime que la requête du demandeur entre dans la catégorie des causes dans lesquelles la Cour a autorisé la modification de la déclaration. À titre préliminaire, l’allégation de complot est admissible parce qu’elle repose sur les mêmes faits que ses autres allégations, comme l’exigent l’article 201 et l’arrêt Francoeur, précité.

[9]               De plus, la défenderesse n’a pas présenté d’argument convaincant justifiant le contrôle de ma conclusion dans l’ordonnance de janvier, selon laquelle [traduction« il est difficile de voir en quoi la défenderesse subirait des préjudices que ne saurait réparer l’octroi de dépens si la demande était accueillie ». Même si le demandeur a lancé sa poursuite par l’intermédiaire de sa grand‑mère, en 2004, il était alors un mineur détenu à Guantanamo. Vu sa situation personnelle, l’affaire progresse lentement. En fait, les parties n’ont pas encore terminé la communication préalable. La production des documents s’effectue sous la supervision de la Cour. Que le demandeur soit autorisé ou non à modifier sa déclaration, il est peu probable qu’un procès ait lieu dans un avenir prévisible. À la lumière de ce contexte particulier, la requête en modification arrive au bon moment et ne risque pas de retarder indûment le procès. Tout report serait proportionné à l’avantage de tenir un procès complet et pourrait être réparé, en théorie, du moins, par l’octroi de dépens.

[10]           De plus, il ne semble pas que la déclaration initiale du demandeur ait obligé la défenderesse à adopter une démarche à laquelle il lui serait difficile de déroger. La défenderesse n’a même pas prétendu qu’elle devra modifier sa défense à l’égard des allégations originales pour réfuter l’allégation de complot. Enfin, les modifications contestées n’empêcheraient pas la Cour d’examiner l’affaire en fonction de son bien‑fondé. En fait, le fait d’ajouter le complot à la déclaration clarifie la teneur du litige qui oppose les parties et permet à un tribunal de faire un examen exhaustif.

[11]           L’argument de la défenderesse, selon lequel elle subirait un préjudice que ne saurait réparer l’octroi de dépens, n’est pas convaincant. La question de savoir si le délit de complot peut s’appliquer aux tractations entre États est du type que devrait trancher un juge, après avoir reçu la totalité de la preuve et des arguments juridiques. Elle ne devrait pas être tranchée par voie de requête. La Cour suprême a souscrit à cette position dans Hunt c Carey Canada, 1990 2 RCS 959, aux paragraphes 48 à 55. Je constate aussi que toutes les modifications dans les affaires mettant en cause la responsabilité de l’état risquent d’imposer une responsabilité au gouvernement et de créer des précédents défavorables. C’est précisément l’objectif poursuivi par un demandeur rationnel qui poursuit l’état. Pour éviter ce préjudice, la défenderesse doit présenter une défense viable. Elle ne devrait pas demander à la Cour de faire une interprétation trop libérale du « préjudice » au sens de Canderel, précité, de manière à faire obstacle à des poursuites à cet égard.

[12]           Au‑delà de son argument relatif au préjudice, la défenderesse prétend que l’autorisation d’apporter  des modifications ne sert pas la justice parce que l’allégation de complot repose sur les mêmes faits que les autres causes d’action du demandeur. Voilà qui présente à la Cour un argument sans issue. Selon l’article 201 et les jugements Francoeur et Seanix, précités, une partie ne peut modifier ses actes de procédure pour ajouter une nouvelle cause d’action que si celle‑ci repose sur des faits qui sont les mêmes ou essentiellement les mêmes que ceux des causes initiales. La défenderesse prétend que l’ajout d’une cause d’action qui repose sur essentiellement les mêmes faits contrecarre les intérêts de la justice. Selon cette logique, une partie ne pourrait jamais présenter une nouvelle cause d’action par voie de modification. La cause d’action devrait alors 1) reposer sur des faits essentiellement différents, ce qui contrevient à l’article 201, ou 2) reposer sur des faits essentiellement similaires, en contravention avec le critère de « l’intérêt de la justice » énoncé dans Canderel. C’est un faux dilemme. Le fait d’autoriser des modifications lorsque celles-ci satisfont aux exigences juridiques sert les intérêts de la justice – au lieu de leur nuire.

[13]           En outre, plusieurs considérations donnent à penser que faire droit à la demande d’autorisation d’apporter des modifications servirait davantage l’intérêt de la justice que la rejeter. Le cas du demandeur suscite un intérêt considérable dans le public. La question de savoir si le Canada a comploté avec des responsables étrangers pour contrevenir aux droits fondamentaux d’un citoyen n’est aucunement futile. De plus, la portée incertaine du délit de complot justifie que la question soit examinée par un tribunal. Justice est rendue lorsque les tribunaux tranchent des litiges qui soulèvent des questions nouvelles et, par le fait même, contribuent à l’évolution de la jurisprudence.

[14]           L’invocation par la défenderesse de la doctrine de la fusion doit également échouer. Cette doctrine justifie le rejet d’une allégation de complot dans des circonstances particulières. Lord Denning a formulé une définition de cette doctrine faisant autorité dans Ward c Lewis, 1955 1 All ER 55 (CA Angl), au paragraphe 56 : [traduction« Il importe de se rappeler que, lorsqu’un délit a été commis par au moins deux personnes, une allégation de complot en vue de commettre un délit ne veut rien dire. L’entente préalable se confond avec le délit ». Donc, la doctrine de la fusion s’applique sans controverse aux litiges lorsque le demandeur allègue que les défendeurs ont commis un délit contre lui et ont aussi comploté en vue de commettre ledit délit. Toutefois, les parties invoquent souvent cette doctrine lorsque leurs adversaires allèguent l’existence d’un complot et un délit distinct qui repose sur les mêmes faits que le complot.

[15]           Dans l’arrêt Hunt, précité, aux paragraphes 57 et 58, la Cour suprême a appelé à la prudence dans l’application de la doctrine de la fusion à de tels cas. La Cour supérieure de l’Ontario s’est fondée sur ces motifs dans Dominion of Canada General Insurance Co c MD Consult Inc, 2013 ONSC 1347 (Dominion of Canada). Au paragraphe 36, la Cour a estimé que [traduction« des allégations distinctes et différentes » dans les affaires de complot et autres délits peuvent résulter d’un ensemble de faits identiques : [traduction] « Donc, ce n’est pas le fait que les deux allégations reposent sur des faits communs qui est déterminant, mais bien le fait que la théorie de la responsabilité s’attache à l’allégation ». Dans de tels cas, la doctrine de la fusion ne devrait pas s’appliquer. La Cour a aussi souligné que les dommages spéciaux devaient être plaidés expressément pour le complot, même si ceux‑ci peuvent être établis au même montant que les dommages réclamés pour un autre délit : paragraphe 44.

[16]           Les modifications proposées par le demandeur n’allèguent pas un complot dans le but de commettre un délit ou une violation des droits en vertu de la Charte qui figure déjà dans ses actes de procédure. Malgré le fait qu’il ait allégué une enquête négligente, une faute dans l’exercice d’une charge publique et diverses violations en vertu de la Charte dans son allégation de complot, il prétend que le Canada s’est entendu avec le gouvernement des États‑Unis pour commettre les délits suivants contre lui : emprisonnement illégal, infliction intentionnelle de troubles émotifs, voies de fait et coups. Les délits relevant du complot sont distincts de ceux qui sont recensés à titre de causes subsidiaires d’action. Cette affaire n’appelle pas une application pure et simple de la doctrine de la fusion.

[17]           Conformément à Hunt and Dominion Canada, précité, je refuse d’appliquer la doctrine de la fusion simplement parce que le demandeur pourrait avoir gain de cause quand il s’agit de tenir la défenderesse responsable dans une autre cause d’action. Chaque allégation recèle sa propre théorie de responsabilité. Comme on le verra, un juge de première instance peut tirer des conclusions différentes quant à la responsabilité du défendeur dans chaque cause d’action soulevée par le demandeur. Je ne cherche pas ici à apprécier le bien-fondé relatif de chacune des allégations du demandeur – c’est exactement ce contre quoi Hunt, précité, milite. J’essaie plutôt de démontrer que la Cour devrait autoriser le demandeur à invoquer le complot parce qu’il n’est pas acquis qu’un juge de première instance statuera à l’égard de cette allégation de la même façon qu’il le ferait pour les autres allégations.

[18]           Il n’est pas nécessaire de s’attarder aux détails du droit régissant les articles de la Charte qu’invoque le demandeur pour comprendre qu’il diffère fondamentalement du droit régissant le délit de complot. Une faute civile n’a pas la même signification qu’une atteinte à la Constitution. Les tribunaux apprécient la conduite de l’État au moyen de différents critères juridiques énoncés dans la Charte et dans les affaires de droit privé. Il n’y a aucune raison de forcer le demandeur à choisir l’un de ces paradigmes aux dépens de l’autre.

[19]           Il existe deux types de complots dans le droit canadien : le complot visant principalement à causer un préjudice et le complot prévoyant l’emploi de moyens illégaux. La Cour suprême a récemment énoncé à nouveau le critère applicable à chacun dans Pro‑Sys Consultants Ltée c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 (Pro‑Sys). Pour tenir le défendeur responsable d’un complot visant principalement à causer un préjudice, le demandeur doit démontrer ce qui suit : 1) le défendeur a conclu une entente avec au moins une partie; 2) le défendeur a posé des gestes (légaux ou illégaux en soi) dans  le cadre de ladite entente, dans le but principal de causer un préjudice au plaignant; 3) le plaignant a subi effectivement un préjudice à la suite des gestes posés par le défendeur : au paragraphe 74.

[20]           Pour tenir le défendeur responsable d’un complot prévoyant l’emploi de moyens illégaux, le demandeur doit démontrer ce qui suit : 1) le défendeur a conclu une entente avec au moins une partie; 2) le défendeur a posé des gestes illégaux visant directement le demandeur dans le cadre de ladite entente; 3) le défendeur savait ou aurait dû savoir que le demandeur en subirait vraisemblablement un préjudice (ce qu’on appelle parfois l’« intention explicite » de causer un préjudice au demandeur);  4) le demandeur a effectivement subi un préjudice à la suite des gestes posés par le défendeur : au paragraphe 80.

[21]           La Cour suprême du Canada a reconnu le délit d’enquête négligente dans Hill c Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41 (Hill). Ce délit adapte la cause d’action de négligence à la conduite de l’État dans une enquête. Une majorité de juges de la Cour suprême ont affirmé que les policiers doivent faire montre de diligence envers les suspects sous enquête. Pour établir si un agent a manqué à cette obligation, le tribunal doit apprécier sa conduite en fonction de la norme du policier raisonnable placé dans la même situation.

[22]           Il est clair que le demandeur pourrait avoir gain de cause en ce qui concerne le complot et être débouté pour ce qui est de l’enquête négligente. Premièrement, le juge de première instance pourrait refuser de conclure que les responsables canadiens poursuivis avaient une telle obligation. Dans Hill, précité, la Cour suprême a établi que cette obligation ne concernait que les  policiers envers les prévenus – la question de savoir si les agents diplomatiques et les agents du renseignement ont cette même obligation envers les présumés terroristes n’a pas été tranchée.

[23]           De plus, il pourrait être difficile pour le demandeur de prouver que les représentants de la défenderesse ont contrevenu aux pratiques acceptables, ce qui est aussi exigé par le critère. À tout le moins, un tribunal pourrait devoir examiner des éléments de preuve complexes pour établir ce qui correspond à une conduite raisonnable pour les agents diplomatiques et les agents du renseignement qui travaillent à des dossiers de sécurité nationale avec des représentants d’autres pays. Un tribunal pourrait conclure que la conduite contestée ne contrevenait pas à la norme applicable en ce qui concerne l’enquête négligente, mais accepter qu’elle correspond au critère applicable au complot visant principalement à causer un préjudice du simple fait qu’elle a causé le préjudice prévu au demandeur.

[24]           En droit canadien, l’exposé faisant autorité concernant le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique est énoncé dans Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69 (Odhavji). Pour tenir le défendeur responsable, le demandeur doit établir ce qui suit : 1) le défendeur est un responsable gouvernemental ou un organisme public exerçant ses fonctions publiques; 2) le défendeur a délibérément commis des actes illégaux dans l’exercice desdites fonctions; 3) le défendeur a agi expressément dans l’intention de léser le demandeur ou dans l’intention constructive de nuire au demandeur (il devait savoir que les gestes posés étaient illégaux et causeraient vraisemblablement un préjudice au demandeur);  4) le demandeur a subi un préjudice en raison des gestes posés par le défendeur : aux paragraphes 22 et 23.

[25]           Là encore, le demandeur pourrait être débouté, mais avoir gain de cause en ce qui concerne le complot. Si le tribunal de première instance conclut que la défenderesse n’a pas commis d’actes illégaux, l’allégation de faute échouerait automatiquement, mais pas l’allégation de complot visant à causer essentiellement un préjudice.

[26]           De plus, il n’est pas clair que les éléments psychologiques de l’allégation de complot prévoyant l’emploi de moyens illégaux et de l’allégation de faute dans l’exercice d’une charge publique soient les mêmes. Dans le complot pour l’utilisation de moyens illégaux, l’« intention implicite » suppose que le défendeur sait que les gestes posés pourraient vraisemblablement causer un préjudice au demandeur. Dans le délit de faute, l’« intention implicite » suppose que le défendeur sait que les gestes posés pourraient vraisemblablement causer un préjudice et qu’ils sont aussi illégaux.

[27]           Qu’en est‑il alors du défendeur qui savait que les gestes posés causeraient vraisemblablement un préjudice au demandeur, mais qui croyait sincèrement qu’ils étaient légaux? Il est clair en droit que le défendeur n’a pas commis de faute dans l’exercice d’une charge publique. Cependant, il n’est pas clair que l’état mental pourrait rendre le défendeur responsable d’avoir pris part à un complot. Un tribunal pourrait tirer une telle conclusion, si le défendeur a comploté pour commettre des actes qui sont illégaux (qu’il en soit conscient ou non) s’il savait que les gestes en question causeraient un préjudice au demandeur. Étant donné que d’autres issues sont possibles, le demandeur devrait être autorisé à alléguer un complot prévoyant l’emploi de moyens illégaux. Le défendeur pourrait voir sa responsabilité engagée au titre de ce délit pour son comportement même si d’autres moyens ne pourraient pas être retenus contre lui.

[28]           À titre de dernière observation sur ce sujet, je dirais qu’il est bien établi en droit qu’un demandeur qui allègue un complot doit réclamer des dommages spéciaux. J’estime que le demandeur a satisfait à cette exigence en demandant des « dommages spéciaux » dans sa déclaration modifiée pour la troisième fois, même s’il n’a pas expressément précisé que ceux‑ci concernaient le complot. S’il y a ambiguïté à cet égard, elle est minime et ne justifie pas le rejet de l’allégation de complot.

[29]           Selon le deuxième ensemble d’observations de la défenderesse, l’allégation de complot prévoyant l’emploi de moyens illégaux enfreint le principe de l’immunité souveraine (aussi appelé « immunité des États »), en mettant indirectement en cause le gouvernement des États‑Unis dans la procédure. Je n’ignore pas que la Cour doit faire montre de prudence dans le domaine délicat des relations internationales, mais n’en estime pas moins que la doctrine de l’immunité souveraine, quand elle est bien comprise, ne peut pas faire obstacle aux modifications contestées.

[30]           La doctrine de l’immunité souveraine procède du droit international coutumier. Le législateur l’a intégrée dans les lois fédérales au moyen de la Loi sur l’immunité des États, LRC 1985, c S‑18 (la LIÉ), afin de codifier et de perpétuer une doctrine enracinée dans le droit international : Kuwait Airways Corp c République d’Irak, 2010 CSC 40, au paragraphe 13; Re Code canadien du travail, [1992] 2 RSC 50, au paragraphe 73 [Code du travail]. Pour cette raison, un tribunal peut se référer au texte de la LIÉ, à la jurisprudence ainsi qu’à la doctrine internationale pour établir la portée de la doctrine au Canada. Selon la Cour suprême, la LIÉ devrait être interprétée d’une manière qui soit conforme au droit international, sauf s’il y a contradiction expresse : Schreiber c Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, au paragraphe 50; Succession Kazemi c République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, au paragraphe 63 [Kazemi].

[31]           Dans ce contexte, l’immunité équivaut à une protection contre la compétence d’exécution des tribunaux. J’aimerais maintenant décrire brièvement son évolution dans la common law et au Canada, à l’aide d’une argumentation pertinente trouvée dans United Mexican States c British Columbia, 2014 BCSC 54.

[32]           L’immunité souveraineté représente un obstacle procédural à une poursuite qui, par ailleurs, pourrait être fondée en droit. Dans le cas classique Compania Naviera Vascongado c “Cristina” (The), [1938] AC 485 (CL R-U), au paragraphe 490, Lord Atkin a expliqué que la doctrine englobe deux principes. Premièrement, un tribunal ne peut pas « mettre en cause » un état souverain étranger : c’est‑à‑dire qu’il ne peut pas en faire une partie à une procédure juridique contre son gré. Deuxièmement, un tribunal ne peut en aucune façon saisir ou détenir les biens d’un état souverain étranger, que l’état souverain soit partie à des poursuites ou non. En common law, par conséquent, c’est le sens de l’expression « mettre en cause » qui importe. Dans Sultan of Johore c Abubakar, [1952] 1 All ER 1261 (Conseil privé de Singapour), la Chambre des lords a précisé que la doctrine ne s’appliquait qu’aux poursuites dans lesquelles l’issue pourrait avoir une incidence sur les intérêts juridiques de l’État étranger. Manifestement, cela peut s’avérer même si l’État n’est pas partie à l’affaire.

[33]           Les tribunaux d’Angleterre ont à terme précisé que la doctrine n’empêche pas les tribunaux de se pencher sur la conduite d’un État étranger, dans la mesure où cela n’a pas d’incidence sur ses intérêts juridiques. Dans Buttes Gas & Oil Co c Hammer (no 2), [1975] QB 557 (Div Ch Angl), au paragraphe 573 (Hammer no 2), Lord Denning a donné l’exemple suivant : Un journal publie un article alléguant qu’une entreprise pétrolière nationale a versé un pot‑de‑vin à un État étranger; l’entreprise est autorisée à poursuivre le journal pour diffamation, même si cela suppose que le juge de première instance enquête sur la conduite de l’État étranger pour trancher l’affaire. Même si elle a renversé la décision pour d’autres motifs, la Chambre des lords a souscrit aux conclusions de Lord Denning sur l’immunité souveraine : Buttes Gas & Oil c Hammer (no 3) 1981, 1982 AC 888 (CL R-U), au paragraphe 926.

[34]           Au Canada, la LIÉ crée des exceptions à l’applicabilité de l’immunité souveraine. En fait, « le libellé du paragraphe 3(1) de la LIÉ écarte entièrement la common law et le droit international comme sources de nouvelles exceptions à l’immunité qu’elle accorde » : Kazemi, précité, au paragraphe 58. Par exemple, l’article 5 autorise les poursuites contre des États étrangers en ce qui concerne leurs activités commerciales. Dans Code canadien du travail, précité, la Cour suprême a interprété la portée de cette exception en prenant en compte les justifications relatives à l’immunité souveraine. Elle a défini l’activité commerciale d’une manière qui contourne l’ingérence dans les fonctions souveraines de l’État étranger. J’estime que cette justification contribue aussi à répondre à la question de savoir si un État étranger est indirectement mis en cause : c’est le cas lorsque des poursuites pourraient restreindre son autonomie à l’égard de ses fonctions souveraines.

[35]           Par conséquent, la common law définit trois circonstances dans lesquelles l’immunité souveraine constitue un obstacle procédural : 1) lorsqu’une poursuite « met en cause » un État étranger à titre de partie contre son gré; 2) lorsqu’une poursuite expose des biens appartenant à l’État étranger à la saisie et à la rétention; 3) lorsqu’une poursuite « met en cause indirectement » un État souverain puisqu’elle a une incidence sur ses intérêts juridiques. Il n’y a aucune raison d’interpréter la LIÉ comme imposant une règle différente. Dans United Mexican States c British Columbia, précité, au paragraphe 90, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a renvoyé à ces affaires et affirmé que la LIÉ ne vise pas [traduction« à préserver la dignité des États étrangers ou à empêcher qu’ils soient mis dans l’embarras dans le sens courant du terme, mais bien à protéger ceux-ci contre des poursuites intentées à l’étranger qui sont susceptibles d’entraver leur autonomie dans l’exercice de leurs fonctions souveraines ».

[36]           Ainsi, le complot allégué par le demandeur n’entre pas dans le sens traditionnel de la doctrine de l’immunité souveraine. Le défendeur pourrait facilement concocter un argument poussé pour élargir la doctrine aux faits en question, même s’il ne l’a pas encore fait. Un tel argument devrait être apprécié dans le cadre d’un procès, et non pas d’une requête en modification.

[37]           Le demandeur ne demande pas à la Cour de faire des États‑Unis une partie à l’affaire. Il ne demande pas non plus de réparation susceptible d’être exécutée à l’égard de biens appartenant aux États‑Unis. Quoi qu’il en soit, la défenderesse prétend que le principe de l’immunité souveraine fait obstacle à son allégation de complot parce qu’elle « met en cause indirectement » le gouvernement américain. La question consiste à savoir si cette allégation a une incidence sur les intérêts juridiques de ce pays d’une manière reconnue par la jurisprudence.

[38]           La défenderesse ne parvient pas à démontrer en quoi un jugement possible de la Cour tenant le Canada responsable d’un complot pourrait un tant soit peu influer sur les intérêts juridiques du gouvernement américain. Rien n’indique qu’un tel jugement puisse imputer quelque responsabilité que ce soit aux États‑Unis – qui n’est pas partie à l’affaire – et mener à une exécution d’un jugement à l’encontre de ses biens. La capacité des États‑Unis d’exercer librement ses fonctions souveraines ne serait d’aucune façon entravée. Même si la défenderesse laisse entendre qu’un jugement rendu par la Cour influerait sur les organes judiciaires des États‑Unis, elle n’explique pas comment il pourrait en être ainsi. Manifestement, le demandeur ne peut pas demander à un tribunal américain d’exécuter un jugement imputant une responsabilité au Canada contre les États‑Unis. Il ne peut pas non plus faire valoir devant un tribunal américain un tel jugement à titre de preuve définitive d’une inconduite de la part du gouvernement américain. Si un tribunal américain invoquait un jour une conclusion de la Cour, ce serait par choix. La Cour ne peut absolument pas usurper la compétence de ses pendants américains et imposer à ceux‑ci des conclusions exécutoires.

[39]           La défenderesse a raison d’affirmer que la Cour devrait juger illégaux les gestes posés par des responsables américains pour tenir le Canada responsable de complot prévoyant l’emploi de moyens illégaux. Cependant, il est bien reconnu qu’un tribunal peut apprécier la conduite d’un État étranger à des fins qui n’ont aucune incidence sur ses intérêts juridiques. Lord Denning a explicitement affirmé que c’était possible dans Hammer no 2, précité. De plus, la Cour examine couramment les gestes posés par des États étrangers dans les affaires mettant en cause des réfugiés. Pour établir si des demandeurs d’asile sont exposés à un risque de persécution ou à un risque de torture s’ils devaient rentrer dans leur pays, les juges de la Cour fédérale apprécient souvent la possibilité que des agents étatiques pourraient commettre à leur endroit certains des crimes les plus répréhensibles au plan international en examinant les comportements passés des États en question.

[40]           La faiblesse de la position de la défenderesse devient manifeste à la lecture de R c Hape, 2007 CSC 26. En l’espèce, la Cour suprême avait affirmé qu’en règle générale la Charte ne s’appliquait pas aux responsables canadiens à l’étranger. Cependant, elle avait prévu une exception importante : elle s’applique lorsque ces responsables contreviennent aux obligations internationales du Canada eu égard aux droits de la personne. En soi, le fait que les agents du Canada agissent en sol étranger de concert avec des gouvernements étrangers ne les autorise pas à contrevenir aux droits constitutionnels de citoyens canadiens. La Cour suprême a suivi ce principe dans une affaire précédente mettant en cause le demandeur : Canada (Justice) c Khadr, 2008 CSC 28 (Khadr 2008). Ce précédent ne concorde guère avec la proposition voulant que le demandeur ne peut pas poursuivre le Canada en vertu du droit privé si cette poursuite nécessite un examen approfondi du comportement d’un gouvernement étranger. Je ne connais aucun principe justifiant le fait d’accepter que des responsables canadiens puissent échapper à l’application du droit de la responsabilité délictuelle – mais pas à l’appréciation de la Charte – simplement du fait qu’ils collaborent avec des agents étrangers pour causer un préjudice à un citoyen canadien à l’étranger.

[41]           Malgré que j’estime que la Cour est habilitée à se prononcer sur la légalité de la conduite des États‑Unis dans les limites de la présente affaire, il convient de souligner que la jurisprudence américaine, à cet égard, lui facilite la tâche. Dans trois décisions, la Cour suprême des États‑Unis a déclaré illégales les procédures utilisées à Guantanamo pendant la détention du demandeur. Dans Rasul c Bush, 542 US 466 (2004), la Cour suprême a statué que le gouvernement américain avait illégalement privé les détenus du droit de présenter des requêtes en habeas corpus. Dans Hamdan, 548 US 557 (2006), elle a soutenu que les commissions militaires constituées pour juger les détenus contrevenaient au Uniform Code of Military Justice, (loi américaine) et à la Convention de Genève. Dans the Boumediene c Bush, 553 US 723 (2008), elle a affirmé que les dispositions législatives édictées en réponse à l’arrêt Hamdan – qui visait à retirer la compétence des tribunaux fédéraux à l’égard des requêtes en habeas corpus présentées par les détenus – contrevenaient à la constitution américaine. Le Congrès a répliqué à cette décision en édictant des dispositions législatives modifiant la structure des commissions militaires. Ces déclarations de culpabilité contre le demandeur, en dernière analyse, ont été obtenues sous le régime de cette loi, dont la légalité ne semble pas avoir été contestée à ce jour.

[42]           La défenderesse soutient que ces affaires ne sont d’aucun secours parce qu’elles ne concernent aucune des actions commises à l’endroit du demandeur. C’est vrai, mais cela importe peu. Il n’incombe pas au demandeur de recenser la jurisprudence américaine qui confirme ses allégations pour faire valoir celles‑ci devant un tribunal canadien à titre de précédent contraignant. La Cour fédérale a toute latitude pour tirer des conclusions de fait selon lesquelles le demandeur a été traité de façon illégale du fait que la Cour suprême des États-Unis a déjà jugé illégal un traitement analogue infligé à d’autres détenus. C’est précisément ce qu’a fait la Cour suprême du Canada dans Khadr 2008, précité, et Canada (Premier ministre) c Khadr, 2010 CSC 3 (Khadr 2010). Elle a cité Rasul (Khadr 2008, au paragraphe 22), Hamdan (Khadr 2008, au paragraphe 23), et Boumediene (Khadr 2010, au paragraphe 17) pour justifier sa conclusion selon laquelle le Canada avait participé à un processus illégal ciblant le demandeur.

[43]           À titre d’observation finale sur la question, le demandeur, à juste titre, renvoie à Husayn (Abu Zubaydah) c Poland (no 7511/13) à titre d’exemple d’un tribunal étranger (la Cour européenne des droits de l’homme) ayant apprécié la conduite des États‑Unis pour imposer une responsabilité à un État relevant de sa compétence (la Pologne). Fait intéressant, la Cour a examiné plusieurs sources internationales, outre les précédents américains précités, pour établir que les États‑Unis avaient posé des gestes illégaux. Les sources consultées consistaient surtout dans  l’Opinion no 29/2006 du Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire, UN Doc A/HRC/4/40/Add1, au paragraphe 103 (2006), et la résolution 1340 (2003) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Ce ne sont pas des sources de droit qui lient les tribunaux canadiens, mais elles peuvent être utiles pour l’appréciation de la légalité des gestes posés à l’endroit du demandeur.

[44]           Je constate, en passant, que le récent jugement rendu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kazemi, précité, n’a pas de rapport direct avec la procédure intentée par le demandeur. Contrairement au demandeur dans Kazemi, le demandeur en l’espèce ne poursuit pas un État étranger, mais le Canada. Pour les motifs mentionnés plus haut, la défenderesse n’a pas démontré que les modifications proposées par le demandeur enclenchent l’application de la doctrine de l’immunité souveraine et elles ne peuvent pas être refusées pour un tel motif.

[45]           Ensuite, la défenderesse soutient que plusieurs paragraphes de la déclaration modifiée à trois reprises contreviennent aux principes fondamentaux en matière d’actes de procédure. Elle conteste d’abord les paragraphes 58, 59 et 60, qui allèguent une faute dans l’exercice d’une charge publique. Elle soutient que le paragraphe 58, selon lequel le demandeur s’était vu refuser [traduction« des possibilités de réadaptation importantes, y compris une formation scolaire, des séances de thérapie, des soins médicaux et d’autres traitements » à Guantanamo, n’impute ce refus à aucun fonctionnaire canadien précis. Il est invraisemblable qu’un agent canadien ait pu causer de tels préjudices au demandeur pendant qu’il était détenu par les États‑Unis. Par conséquent, du point de vue du la défenderesse, cette allégation ne peut pas être retenue dans la cause d’action.

[46]           La défenderesse s’objecte aussi aux paragraphes 59 et 60 parce que ceux‑ci incorporent les paragraphes 29 à 56. Elle accepte que le demandeur puisse invoquer une faute sur la foi d’interrogatoires menés par des responsables gouvernementaux, mais soutient que l’incorporation des paragraphes 29 à 56 élargit et embrouille l’allégation en renvoyant également à des gestes posés par les États‑Unis. Selon la défenderesse, le même problème survient en ce qui concerne le renvoi au paragraphe 60 aux [traduction] « actes et omissions ». Il semblerait que ces allégations soient tellement générales que la défenderesse est dans l’impossibilité de présenter une réponse valable.

[47]           Pour évaluer le bien‑fondé de ces oppositions, je renvoie à  l’article 174 (selon lequel les actes de procédure doivent contenir des faits substantiels) et à l’article 181 (selon lequel les actes de procédures doivent contenir des précisions). Ces dispositions stipulent que « chaque élément constitutif d’une cause d’action doit être invoqué avec suffisamment de détails» : Simon c Canada, 2011 CAF 6, au paragraphe 18. Les tribunaux, toutefois, n’imposent pas un seuil trop élevé. Les actes de procédure ont deux fonctions principales, soit définir les questions en litige avec clarté et aviser raisonnablement la partie adverse de la preuve à réfuter : Weatherall c Canada (PG), [1989] 1 CF 18 (CAF), au paragraphe 14. Pour cette raison, un acte de procédure sera accepté – même si certains de ses éléments sont incomplets – tant qu’il « renferme suffisamment d’éléments pour permettre à la partie adverse de savoir avec une certaine certitude ce qu’elle doit prouver » : Brantford Chemicals Inc c Merck & Co, 2004 CAF 223, au paragraphe 2 (Brantford).

[48]           Je conclus qu’aux paragraphes 59 et 60, le demandeur énonce de façon précise des faits substantiels sur lesquels il se fonde pour alléguer qu’il y a eu délit de faute dans l’exercice d’une charge publique, conformément aux articles 174 et 181. Toutefois, le paragraphe 58 ne contient pas suffisamment de précisions pour justifier son inclusion.

[49]           Il est allégué au paragraphe 58 que [traduction« des responsables canadiens » (expression qui englobe des employés de la GRC, du SCRS et du MAECD) n’ont pas offert des possibilités de réadaptation au demandeur pendant sa détention, ce qui contrevient aux [traduction« obligations juridiques du Canada ». Cela correspond au deuxième volet du critère applicable au délit de faute dans l’exercice d’une charge publique (conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions officielles). De plus, le demandeur allègue que ceux‑ci ont agi ainsi tout en sachant que [traduction] « les actes » lui causeraient des préjudices ou étaient illégaux. Cela correspond au troisième volet du critère (intention réelle ou implicite de causer des préjudices).

[50]           La Cour d’appel fédérale a souligné l’importance de faire montre de prudence dans les actes de procédure lorsqu’est allégué le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique : Merchant Law Group c Canada (Agence du revenu), 2010 CAF 184 (Merchant LG) et Administration portuaire de St. John’s c Adventure Tours, 2011 CAF 198 (Adventure Tours). Des allégations laconiques ne suffisent pas. Les demandeurs doivent préciser l’identité des responsables visés par les allégations (ne serait-ce que le secteur organisationnel ou le poste occupé) : Merchant LG, précité, au paragraphe 38), les actes commis par ces personnes et leur état mental. Dans le cas contraire, les actes de procédure contreviennent à l’article 181 et doivent être rejetés.

[51]           Je conclus, selon mon interprétation du paragraphe 58, que le demandeur ne satisfait pas à ces exigences. Les responsables mis en cause ne sont pas identifiés. Est-ce que tous les employés de la GRC, du SCRS et du MAÉDC qui ont eu quelque chose à voir avec son dossier sont responsables des actes illégaux allégués? La nature de l’illégalité est également vague : le paragraphe invoque les [traduction« obligations juridiques » sans préciser leur source ou leur nature. Enfin, la conduite même dont se plaint le demandeur n’est pas non plus précisée. Même si le Canada était tenu de lui fournir des programmes de réadaptation, en quoi ses agents ont‑ils manqué à cette obligation dans les circonstances? Était‑ce en omettant de faire des démarches diplomatiques auprès du gouvernement américain? Ou en omettant de s’enquérir de son bien‑être quand ils s’entretenaient avec lui? Ou d’autres façons? En fait, l’expression [traduction« actes » porte à confusion parce que le paragraphe renvoie probablement à des omissions. Pour ces motifs, la défenderesse a raison de soutenir que le paragraphe ne contient pas suffisamment de précisions de sorte qu’elle sache ce qu’elle doit réfuter.

[52]           En ce qui concerne les paragraphes 59 et 60, la défenderesse indique que ceux‑ci sont indument vastes et ne lui donnent pas la possibilité de soulever une défense significative. Je ne suis pas d’accord avec cette affirmation. Contrairement à l’observation de la défenderesse, le demandeur ne prétend pas que les responsables canadiens ont commis chacun des actes mentionnés aux paragraphes 29 à 56, ce qui comprend divers agissements de la part des États‑Unis. Le demandeur, plutôt, accuse les responsables canadiens de l’avoir interrogé tout en sachant qu’il avait été torturé par les Américains, [traduction« comme il est énoncé aux paragraphes 29 à 56 ». La défenderesse doit donc répondre à l’accusation selon laquelle ses agents ont procédé à des interrogatoires illégaux (la deuxième étape du délit de faute) tout en sachant que leurs agissements causeraient un préjudice au demandeur, même si le préjudice en question était directement infligé par des responsables américains (la troisième étape du délit de faute). Il est manifeste que le demandeur n’allègue pas que les agents de la défenderesse ont commis les gestes que ses actes de procédure imputent explicitement au personnel américain. S’il devait présenter un tel argument pendant le procès, la défenderesse pourrait soulever une objection à cet égard. Les paragraphes 59 et 60 peuvent ne pas être un modèle de clarté, mais ils devraient être acceptés parce qu’ils énoncent la preuve que doit réfuter la défenderesse : Brantford, précité, au paragraphe 2.

[53]           Je décèle seulement un problème mineur concernant le paragraphe 60, soit l’inclusion du mot [traduction« omissions ». Le demandeur renvoie probablement au défaut du Canada de fournir des programmes de réadaptation, conformément à mon interprétation du paragraphe 58. La suppression de ce mot éliminerait toute ambiguïté au paragraphe 60. La mention des [traduction« actes précités » renvoie clairement aux interrogatoires mentionnés au paragraphe 59.

[54]           Je terminerai cet élément  en soulignant que la Cour d’appel fédérale a fait valoir dans Merchant LG et Adventure Tours, précités, l’importance des précisions dans les allégations relatives au délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. Dans les deux cas, les actes de procédure étaient insuffisants. La Cour a précisé que les actes de procédure ne sont  pas un motif pour lancer une « enquête à l’aveuglette » (Merchant LG, au paragraphe 34) et que les précisions doivent concerner l’état mental des défendeurs (Merchant LG, au paragraphe 35; Adventure Tours, au paragraphe 37) et les préjudices subis par le demandeur (Adventure Tours, au paragraphe 37).

[55]           À la lumière de ces décisions, les paragraphes 59 et 60 sont valables. Le demandeur ne semble pas avoir « lancé son filet à l’aveuglette ». Il allègue une faute reposant sur la conduite d’interrogatoires qui ont eu lieu à des dates précises et qui ont précédemment été soulevés devant la Cour suprême du Canada dans Khadr 2008 et Khadr 2010, précités. Quand il aborde l’état mental des responsables canadiens, ce n’est pas en termes vagues. Il soutient que ces responsables [traduction« savaient que leurs agissements causeraient des préjudices à Omar ou, sinon, que leurs agissements étaient illégaux », qu’ils étaient [traduction« conscients que l’utilisation de ces renseignements obtenus illégalement causerait des préjudices à Omar » et qu’ils avaient agi [traduction« en sachant que de tels gestes étaient contraires à [la loi] et causeraient et, en fait, avaient causé des préjudices à Omar ». La défenderesse peut réfuter les allégations en démontrant que ses agents ne le savaient pas. Enfin, le demandeur, à bon droit, a réclamé des dommages‑intérêts pour les diverses rubriques des paragraphes 1 et 61 à 63. Dans les affaires comprenant plusieurs causes d’action, la loi n’oblige pas un demandeur à indiquer le montant exact correspondant au délit de faute.

[56]           La défenderesse attaque aussi les alinéas 54(a) et 54(b) de la déclaration modifiée à trois reprises. Ces alinéas renvoient à des déclarations faites par le premier ministre et son représentant. Selon la défenderesse, les déclarations n’étayent aucune cause d’action et ne font que pimenter l’allégation de complot.

[57]           L’alinéa 221(1)a) autorise la Cour à supprimer un acte de procédure qui « ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable ». Dans Pembina County Water Resource District c Manitoba, 2008 CF 1390, au paragraphe 12, [Pembina], la Cour a statué que cette disposition s’appliquait aux modifications. Lorsqu’elle est appelée à trancher la question d’autoriser ou non une modification, la Cour doit établir si la modification pourrait être supprimée en vertu de l’article 221 si elle était incluse dans l’acte de procédure original.

[58]           Dans Pembina, précité, aux paragraphes 14 à 17, le juge Russell a expliqué en quelques mots le critère applicable à l’alinéa 221(1)a). Il a écrit que « dans la mesure où il existe une cause d’action qui ne serait pas manifestement futile, il convient d’autoriser la modification proposée » (paragraphe 14) et que la « Cour doit adopter une approche libérale à l’égard de modifications » (paragraphe 16).

[59]           Le demandeur présente les déclarations du premier ministre comme des actes commis par le Canada pour faire avancer le complot visant à contrevenir à ses droits. Il ne soutient pas qu’elles fondent d’autres causes d’action relevant du droit privé, comme l’enquête négligente ou le délit de faute dans l’exercice d’une fonction publique. Il n’est ni évident ni manifeste que ces modifications n’ajoutent rien à l’allégation de complot. Par exemple, il est possible qu’un tribunal conclue que ces déclarations ont contribué au maintien du demandeur en détention en montant l’opinion publique contre lui à un moment où plusieurs groupes militaient en faveur de son rapatriement. Un tribunal pourrait aussi considérer les déclarations comme une preuve de l’intention de la défenderesse de nuire au demandeur, autre élément essentiel au délit de complot. À la lumière du seuil élevé à atteindre pour la radiation, défini par le critère « évident et manifeste », et de l’approche libérale réservée aux modifications, j’autorise le maintien des alinéas.

[60]           Il n’est pas nécessaire de trancher la question de savoir si ces alinéas contreviennent aux autres conditions énoncées au paragraphe 221(1), comme la règle contre les actes de procédure scandaleux, frivoles ou vexatoires. La défenderesse n’a fait que reproduire la formulation de l’alinéa 221(1)a) dans ses observations contre cette modification, et je ne vois aucune raison d’élargir la portée du présent examen.

[61]           La dernière contestation de la défenderesse se rapporte à l’alinéa 55(i) de la déclaration modifiée à trois reprises. Le demandeur y allègue que le Canada savait que les États‑Unis avaient commis des actes criminels contre lui, en contravention de la Loi sur les Conventions de Genève, LRC 1985, c G‑3 (LCG) et la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24 (LCHCG). La défenderesse s’oppose à cette modification pour deux raisons. Premièrement, la modification invite un tribunal canadien à assumer la compétence à l’égard d’actes commis par les États‑Unis. Deuxièmement, rien ne prouve que des responsables américains aient été déclarés coupables d’actes criminels aux termes de la LCG ou de la LCHCG. Du point de vue de la défenderesse, aucune de ces lois ne s’applique à une poursuite civile en dommages-intérêts.

[62]           Comme je l’ai déjà expliqué, la doctrine de l’immunité souveraine n’empêche pas un tribunal canadien de tirer des conclusions de fait au sujet de la conduite d’États étrangers dans des poursuites qui n’ont aucune incidence sur leurs intérêts juridiques. Le demandeur allègue que des responsables américains ont commis à son endroit des actes qui constituent des crimes au titre de la LCG et de la LCHCG. Il fait ces allégations pour étayer sa prétention de l’existence d’un complot contre le Canada. Si le juge de première instance devait tirer une conclusion de fait selon laquelle les allégations sont avérées, la conclusion en question n’imposerait aucune responsabilité – civile ou criminelle – aux États‑Unis ou à ses représentants.

[63]           Le mieux qu’on puisse dire contre cet alinéa est qu’il semble inutile en ce qui concerne l’allégation de complot. Si le demandeur établit que le Canada était au courant des autres actes illégaux qu’auraient commis des responsables américains – y compris la torture, comme il est allégué au paragraphe 55(l) –, il pourrait par conséquent avoir gain de cause sans que lesdits actes soient reconnus comme étant des crimes aux termes de la LCG ou de la LCHCG. Cependant, les règles n’obligent pas la Cour à décider si chaque élément d’un acte de procédure est nécessaire pour établir une cause d’action à l’égard d’une requête en modification. Les actes de procédure ne sont supprimés que s’ils ne révèlent aucune cause d’action raisonnable. Manifestement, une conclusion selon laquelle le Canada savait que les États‑Unis commettaient des actes qui contrevenaient à la LCG ou à la LCHCG aiderait le demandeur à établir l’existence d’un complot. Par conséquent, cet alinéa ne contrevient pas aux principes établis en matière d’actes de procédure.

[64]           Par conséquent, la demande est accueillie en partie. J’autorise le demandeur à produire la déclaration modifiée à trois reprises avec deux modifications. Premièrement, le paragraphe 58 est complètement supprimé. Deuxièmement, le mot [traduction« omissions » au paragraphe 60 est supprimé.

[65]           Le demandeur a gain de cause en ce qui concerne pratiquement tous les éléments de la présente requête. Seuls quelques-uns des nombreux arguments présentés par la défenderesse sont fondés. En s’opposant à cette requête, la défenderesse a considérablement accru les coûts et retardé l’instruction de cette affaire complexe, qui accapare la Cour depuis dix ans. Par conséquent, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire d’adjuger des dépens en faveur du demandeur, conformément aux articles 400 et 401.


ORDONNANCE

La COUR ORDONNE :

1.      La requête est accueillie en partie;

2.      Le demandeur est autorisé à produire la déclaration modifiée à trois reprises avec les deux modifications suivantes : (i) le paragraphe 58 est supprimé complètement et (ii) le mot [traduction] « omissions » est supprimé du paragraphe 60;

3.      Les dépens relatifs à la présente requête sont adjugés au demandeur.

« Richard G. Mosley »

Juge


Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-536-04

INTITULÉ :

OMAR AHMED KHADR c SA MAJESTÉ DU CHEF DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 septembRe 2014

ORDONNANCE Modifiée ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DE L’ORDONNANCE MODIFIÉE ET DES MOTIFS :

LE 4 NovembRe 2014

COMPARUTIONS :

John Kingman Phillips

Patrick Senson

POUR LE DEMANDEUR

Barney Brucker

Jessica Winbaum

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Phillips Gill LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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