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Date : 20141030


Dossier : IMM-1017-14

Référence : 2014 CF 1029

Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2014

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

ANTOINETTE GOMA BOUANGA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse est une citoyenne de la République du Congo [Congo]. Elle reprend dans l’affidavit produit au soutien de la présente demande de contrôle judiciaire les principaux faits qui sont relatés plus en détail dans le Formulaire de fondement de la demande d’asile et la lettre qui l’accompagne.

[2]               Essentiellement, la demanderesse allègue avoir travaillé au Congo de nombreuses années pour le général Jean François Ndeuguet [général], directeur général de la police congolaise. Au début 2012, elle aurait été témoin d’un viol perpétré par le général contre la nièce de son épouse. Après avoir promptement informé l’épouse du général de ce qu’elle avait vu, elle dit que le lendemain, elle a été amenée à une station de police où elle a été torturée et violée. Elle demeurera en détention dans une résidence « gardée par des Zaïrois » pendant quatre mois, puis elle sera transférée à la station de police de Mandibou, où elle subira des mauvais traitements. Heureusement, le lendemain, elle y rencontrera un officier, ami de son oncle, qui l’aidera à s’évader. Par après, elle se cachera dans sa ville natale de Nkengue, alors que pendant ce temps, son oncle fait des plans pour l’aider à quitter le pays. À la fin janvier 2013, ils se rendent en République démocratique du Congo [RDC] pour que la demanderesse obtienne un visa de l’ambassade américaine. Les deux retournent à Nkengue où quatre mois s’écouleront avant son départ aux États-Unis, le 4 juin 2013. C’est le 20 septembre 2013, que la demanderesse se rend au Canada, où vit sa demi-sœur, pour y demander l’asile.

[3]               La demanderesse conteste aujourd’hui la légalité d’une décision rendue le 16 janvier 2014 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [Tribunal] a rejeté sa demande d’asile à cause des divers problèmes de crédibilité et d’existence d’une crainte subjective que note par le Tribunal dans sa décision.

[4]               Devant moi, la demanderesse s’en est tenue aux reproches formulés dans son mémoire écrit concernant la piètre qualité de traduction faite par l’interprète à l’audience devant le Tribunal. Or, la question de savoir si pareil défaut est fatal et a empêché la demanderesse d’être pleinement entendue doit être tranchée selon la norme de la décision correcte, puisqu’il s’agit d’une question d’équité procédurale (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43).

[5]               Rappelons que l’audience s’est tenue devant le Tribunal par vidéoconférence à Edmonton et Calgary. Les procédures se sont déroulées en anglais – une langue que la demanderesse ne comprend pas. La demanderesse était représentée à l’audition par un avocat anglophone qui ne comprenait pas le français. Ce dernier lui avait été assigné quelques jours seulement avant l’audience, car jusqu’alors, elle n’avait pu avoir un avocat de l’aide juridique pour l’assister dans sa demande d’asile. Il n’empêche, toutes les procédures antérieures de la demanderesse devant le Tribunal (incluant la demande d’asile) étaient rédigées en français : c’est que la demi-sœur de la demanderesse – qui parle et comprend le français – avait aidé la demanderesse à faire sa demande d’asile. Le Tribunal a retenu les services d’un interprète qui traduisait, au téléphone, du kikongo à l’anglais et vice versa. Après que la décision a été rendue, la demanderesse a mandaté une autre avocate – Me Mylène Barrière qui a depuis été remplacée par Me Annick Legault – pour la représenter dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[6]               Des démarches pour obtenir un rapport de vérification de l’interprétation de l’audience ont été effectuées par Me Barrière auprès de nombreuses compagnies de traduction et auprès de bureaux de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC]. Or, le seul interprète professionnel qualifié pour traduire du kikongo à l’anglais qu’elle a pu trouver était le même interprète qui avait fait l’interprétation lors de l’audience. Me Barrière a donc eu recours aux services de M. Jean-Daniel Mboungou – qui est un interprète accrédité auprès du Tribunal et de CIC – pour traduire en français tout ce qui avait été dit à l’audience dans une autre langue que le français. Comme M. Mboungou ne maîtrise pas l’anglais, Me Barrière a également eu recours à M. Wilfried Mayala, qui n’est pas un interprète accrédité, mais qui maîtrise l’anglais et le kikongo, pour vérifier le contenu d’une transcription préliminaire. Me Barrière, M. Mboungou et M. Mayala se sont par la suite rencontrés pour réviser la transcription et le rapport de vérification de l’interprétation et la demanderesse a déposé à la Cour le rapport de vérification comme pièce C de l’affidavit de M. Wilfried Mayala.

[7]               À l’audition devant moi, la procureure du défendeur n’a pas repris l’argumentation de son mémoire écrit voulant que la Cour n’accorde aucune force probante au rapport de vérification de la traduction (soi-disant parce que M. Mayala n’est pas un interprète qualifié ou parce que la façon dont le rapport a été préparé pourrait soulever des doutes quant à l’indépendance du traducteur et la fidélité du rapport). Quoi qu’il en soit, après avoir examiné les affidavits produits par la demanderesse, je conclus que le rapport de vérification doit être reçu en preuve – le soussigné étant par ailleurs satisfait que les circonstances entourant sa confection ne posent pas problème dans cette affaire. J’accorde, en outre, un poids important au contenu du rapport. En l’espèce, le défendeur n’a présenté aucune preuve réfutant le rapport de vérification. J’ai, ainsi, révisé l’ensemble du procès-verbal d’audience reproduit dans le dossier certifié du Tribunal à la lumière du rapport de vérification pour déterminer si, dans les faits, l’interprétation effectuée à l’audience du 19 novembre 2013 a été adéquate dans les circonstances.

[8]               En premier lieu, il convient de souligner que le droit à l’assistance d’un interprète au profit d’une partie ou d’un témoin qui ne peuvent suivre les procédures, notamment parce qu’ils ne comprennent pas ou ne parlent pas la langue employée, est constitutionnellement garanti par l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés (partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11). Or, la jurisprudence de cette Cour reconnaît que la traduction effectuée par l’interprète n’a pas à être « parfaite »; il n’empêche, elle doit néanmoins être « adéquate ». Au passage, il n’est pas absolument nécessaire de prouver l'existence d'un préjudice réel pour que la Cour retourne l’affaire pour une nouvelle audition. Ce qui compte, c’est que le juge soit satisfait que le demandeur d’asile n’a pas bénéficié à l’audition d’une « interprétation continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante », et qu’il n’a pas a renoncé à son droit à l’assistance d’un interprète (Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CAF 191). Voir également : Sayavong c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 275 au para 1 (le juge en chef Lutfy); Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1161 au para 3 (le juge Lemieux); Mohamed Neheid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 846 au para 9 (le juge Phelan); Zaree c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 889 aux paras 8 et 11 [Zaree] (le juge Martineau); Mah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 853 aux paras 22-23 (la juge Gleason); Batres c Canada (Citoyenneté et immigration), 2013 CF 981 a para 13 (la juge McVeigh).

[9]               Deuxièmement, le Code de conduite des entrepreneurs de services d’interprétation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, auquel doivent se conformer tous les interprètes auprès de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, énonce clairement à la Règle 2 que l’interprète doit informer sans tarder le Tribunal s’il n’est pas capable d’interpréter avec compétence ou traduire dans la langue d’arrivée ce qui était indiqué dans la langue de départ. De plus, la Règle 3 prévoit que les interprètes doivent interpréter : « fidèlement et exactement dans la langue d'arrivée ce qui est indiqué dans la langue de départ en tenant d'abord compte du sens, puis ensuite du style, sans faire aucune paraphrase, exagération et omission, sans fournir d'explication ni exprimer d'opinions, en utilisant le même sujet que dans la langue de départ et l'équivalent le plus naturel de la langue de départ ». Le Guide de l’interprète de la Commission ajoute que les interprètes ont la responsabilité d’interpréter fidèlement, ce qui veut dire notamment refléter exactement ce qui est dit et corriger immédiatement ses erreurs. L’interprète doit également informer le Tribunal si la personne en cause ne comprend pas une question posée durant l’audience.

[10]           En l’espèce, il ressort clairement du rapport de vérification et de la décision du Tribunal que la crédibilité de la demanderesse a pu être globalement influencée par de nombreux problèmes de traduction à l’audience. Aux fins des présentes, il n’est pas nécessaire de reprendre au long tous les exemples que l’on retrouve dans le rapport de vérification. Force est de conclure qu’il y a de nombreuses instances où l’interprétation n’a pas été fidèle ni vers le kikongo, ni vers l’anglais. En outre, de manière irrégulière, sans jamais l’indiquer au Tribunal, l’interprète – qui provenait de RDC – a dû avoir recours à une autre langue que le kikongo pour communiquer avec la demanderesse. Il s’agit du lingala qui a été utilisé à plusieurs reprises, étant donné que la demanderesse ne le comprenait pas toujours. En effet, il faut comprendre que le kikongo de Brazzaville (Congo) n’est pas exactement le même que le kikongo de RDC. De plus, l’interprète résumait, paraphrasait, condensait et exagérait les propos, et dissimulait ses erreurs ou ses omissions de traduction. En comparant le procès-verbal de l’audience avec le rapport de vérification déposé par la demanderesse, on voit bien que les mots utilisés par l’interprète ne reflétaient pas adéquatement ce qui était dit de part et d’autre à l’audience.

[11]           Devant moi, l’avocate du défendeur a admis que la traduction de l’interprète n’était pas toujours adéquate et que cela avait pu avoir une influence négative quant à l’évaluation de la crédibilité et de la crainte subjective de la demanderesse. Tant s’en faut, elle plaide aujourd’hui que l’absence d’une traduction adéquate n’est pas déterminante, car la demanderesse ne s’est pas plainte de la qualité de l’interprétation à la première occasion possible, ce que conteste bien entendu la demanderesse. Preuves à l’appui, la savante procureure de la demanderesse plaide qu’il suffit de lire le rapport de vérification pour constater que sa cliente a soulevé à de nombreuses reprises le fait qu’elle ne comprenait pas l’interprète. Le problème, c’est que ce dernier ne traduisait pas toujours fidèlement ses propos. D’ailleurs, la demanderesse a bien tenté de dire au Tribunal que peut-être l’interprète avait de la difficulté à comprendre son histoire, mais le Tribunal a choisi de l’arrêter. Lorsque la demanderesse a pu, plus tard, formuler son commentaire, l’interprète en a modifié le sens, de sorte que le Tribunal n’a donc jamais su que la demanderesse avait soulevé des problèmes avec l’interprétation.

[12]           Une constante ressort de la jurisprudence citée par et d’autre par les parties. Ce qui prime dans une audition – dont les conséquences touchent sur la vie et la sécurité d’un demandeur d’asile – c’est l’importance de s’assurer qu’il y a une compréhension linguistique mutuelle. À ce chapitre, la question de savoir s’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une plainte soit déposée devant le Tribunal est une question de fait qui doit être évaluée au cas par cas. Dans l’affaire Zaree, précitée, cette Cour a par ailleurs indiqué :

[9] En pratique, les problèmes de traduction peuvent être apparents et facilement détectables lors de l’audience; c’est le cas où les erreurs commises surviennent en amont, c’est-à-dire lorsqu’ils se manifestent dans la langue maternelle du demandeur d’asile, ce qu’il est à même de déceler lorsqu’il communique avec l’interprète. Par contre, des problèmes de traduction peuvent se produire en aval : l’interprète peut très bien comprendre et parler la langue maternelle du demandeur d’asile, mais mal traduire son histoire dans la langue de l’audience. Une telle situation est plus pernicieuse et les problèmes de traduction ne peuvent pas être détectés à l’audience par un demandeur d’asile qui ne parle pas ou comprend très peu la langue de l’audience (anglais ou français). En pareil cas, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il se plaigne à l’audience d’une traduction déficiente.

[13]           En l’espèce, je suis satisfait qu’il y a eu un manquement grave à l’équité procédurale. Du même coup, je rejette toute prétention du défendeur voulant que la demanderesse ne se serait pas objectée en temps utile à la qualité de la traduction à l’audience. Qu’on en juge et au risque de me répéter, mais il nous apparaît que, tout au long de l’audition, la demanderesse a eu non seulement de la difficulté à comprendre l’interprète, et a voulu s’en plaindre, mais le Tribunal lui-même ne semblait pas toujours comprendre ce que disait ou voulait dire la demanderesse. À preuve, il y a eu quelques incidents lorsque le Tribunal ou la demanderesse a constaté des erreurs de traduction, incluant par exemple un incident où l’interprète a ajouté le mois de novembre à une date (lorsque la demanderesse avait uniquement dit le jour) (rapport de vérification de l’interprétation aux pages 282 et 283 du dossier du demandeur) et un autre incident où il n’a pas traduit tout ce que la demanderesse avait dit et le Tribunal a dû lui demander de traduire la réponse au complet (rapport de vérification de l’interprétation à la p 296 du dossier du demandeur). On ne peut ici imputer une faute quelconque à la demanderesse ou à son avocat qui ne comprenait pas le kikongo ou le lingala. Enfin, l’ampleur des erreurs de traduction n’était pas toujours apparente, et ce n’est qu’après l’audience que la demanderesse a pu constater que l’interprète avait fait d’importantes erreurs tant dans la traduction de son témoignage que dans celle des questions du Tribunal.

[14]           En conclusion, la demanderesse n’a pas pu être pleinement entendue par le Tribunal. La demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie et l’affaire retournée pour une nouvelle audition devant un autre décideur. Les procureurs conviennent que le cas présent ne soulève aucune question de droit de portée grave.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie. La décision du 16 janvier 2014 est cassée et l’affaire retournée au Tribunal pour qu’il y ait re-détermination de la demande d’asile à la suite d’une nouvelle audition devant un autre décideur. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1017-14

 

INTITULÉ :

ANTOINETTE GOMA BOUANGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 octobre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 octobre 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Annick Legault

 

Pour la demanderesse

 

Me Suzanne Trudel

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Annick Legault

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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