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Date : 20141030


Dossier : IMM-4383-13

Référence : 2014 CF 1030

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 30 octobre 2014

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

CSONGOR VARGA

KRISZTINA HOMONNAI

MARTON VARGA

(demandeur mineur)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs consistent en une famille de citoyens de la Hongrie : le père, la mère et un jeune enfant. Ils se réclament de la protection du Canada en invoquant l’origine ethnique rom de la mère, Krisztina Homonnai, qui avait qualité de « demandeure d’asile ». Ils contestent, par la présente demande, la décision datée du 14 mai 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté leur demande d’asile. La question déterminante était celle de la protection de l’État, et la SPR a rejeté la demande pour les deux motifs suivants : les demandeurs n’avaient pas produit de « preuve claire et convaincante démontrant, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est insuffisante » et ils « [n’avaient] pas pris toutes les mesures raisonnables, dans les circonstances, pour tenter d’obtenir la protection de l’État en Hongrie avant de solliciter la protection internationale au Canada » (décision, au paragraphe 17). Il est important de relever que, sans égard au fait qu’il incombait aux demandeurs de réfuter la présomption relative à la protection de l’État, la SPR a effectivement conclu qu’il existe une protection de l’État « suffisante » pour les Roms en Hongrie.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SPR est entachée d’une erreur susceptible de contrôle, parce qu’elle témoigne de lacunes fondamentales en ce qui a trait à la détermination des faits.

I.                   La conclusion de la SPR quant à la protection de l’État

[3]               Il y a deux éléments d’établissement des faits qui mènent à une conclusion quant à l’applicabilité de la présomption relative à l’application de l’État en Hongrie. La conclusion quant au premier élément, qui se rapporte à la nature de l’État et de ses institutions, était facile à tirer et elle n’est pas contestée en l’espèce. Étant donné que la Hongrie est une démocratie fonctionnelle, qu’elle a le contrôle efficient de son territoire et qu’elle peut compter sur une force de sécurité efficace pour faire observer les lois et la constitution de ce pays, la présomption s’applique (décision, paragraphe 13).

[4]               Tirer une conclusion quant au deuxième élément est un peu plus ardu. Cette partie de l’analyse se rapporte au contenu de la protection de l’État : à savoir, en quoi consiste cette protection? Il est bien établi en droit que la protection de l’État n’a qu’à être « suffisante ». Dans ce contexte, le mot « suffisante » est un adjectif employé pour décrire la qualité de la protection offerte par un État donné. Il n’est pas possible d’affirmer si cette qualité est suffisante ou insuffisante, sans procéder à une comparaison avec un État comparateur offrant une protection suffisante. Le comparateur établit la norme factuelle à l’égard de laquelle la protection offerte par l’État peut être jugée comme étant conforme. Il s’ensuit que la principale question préliminaire est celle de savoir quelle norme factuelle de protection est considérée comme « suffisante ». Une fois que cette norme est établie, il est possible de tirer une conclusion quant à la question de savoir si la qualité de la protection offerte par l’État satisfait ou non à cette norme.

[5]               Par conséquent, pour que la SPR puisse conclure dans la présente affaire que la protection de l’État dont peuvent se réclamer les Roms en Hongrie est « suffisante », elle doit faire une analyse en deux étapes : déterminer la norme factuelle devant être employée, et examiner la preuve au regard de la norme pour établir si la protection répond à la norme.

[6]               Cette norme factuelle en ce qui a trait au caractère adéquat de la protection de l’État a tout récemment été réitérée dans la décision Hanko c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2014 CF 474, au paragraphe 9 :

La surveillance réelle par la police, sa présence physique et ses interventions immédiates pour faire enquête et prendre des mesures en cas de commission de crime et lorsque survient un crime peuvent être considérées comme étant une protection adéquate de l’État sur le terrain. Il est vrai que même le corps policier le mieux formé, le plus sensibilisé et le plus motivé pourrait ne pas arriver à temps, mais le critère des « efforts sérieux » ne sera rempli que s’il est établi que la capacité et l’expertise du corps policier sont suffisamment au point pour le rendre apte à prendre véritablement les moyens requis, de façon crédible, tant du point de vue de la victime concernée que de celui de la collectivité visée (voir : Garcia c Canada (MCI), 2007 CF 79, au paragraphe 16). […] [Non souligné dans l’original.]

L’analyse factuelle clé de la SPR quant à l’existence de la protection de l’État pour les Roms en Hongrie repose sur la preuve qui figurait dans le Cartable national de documentation (CND) de la Hongrie. Voici l’analyse en question :

[28] Je reconnais que la documentation contient des renseignements indiquant que les Roms et les autres minorités ethniques sont victimes de discrimination en Hongrie. En revanche, des éléments de preuve convaincants montrent que la Hongrie reconnaît franchement ce problème et fait de sérieux efforts pour lutter contre la discrimination et pour remédier aux problèmes existants. Des éléments de preuve convaincants démontrent également que les efforts de la Hongrie pour lutter contre la discrimination et pour remédier aux problèmes existants se sont avérés efficaces.

[29] La prépondérance de la preuve objective concernant les conditions actuelles dans le pays porte à croire que, bien qu’elle ne soit pas parfaite, la protection de l’État en Hongrie est suffisante pour les victimes de crimes, y compris les crimes commis contre des Roms, que la Hongrie fait de sérieux efforts pour résoudre les problèmes liés à la criminalité, et que la police a la volonté et la capacité de protéger les victimes. Même s’il est fait état de problèmes liés à la corruption et à de l’inconduite au sein de la police, ces phénomènes ne sont pas généralisés. Après avoir examiné la preuve documentaire, j’estime que, dans l’ensemble, la Hongrie s’occupe des problèmes liés à la corruption et à de l’inconduite.

[30] La Hongrie est une démocratie parlementaire multipartite. Le pouvoir législatif est conféré à l’Assemblée nationale monocamérale (Parlement). Le Parlement élit un président (chef de l’État) tous les cinq ans. Le président nomme un premier ministre issu du parti majoritaire ou de la coalition après la tenue d’élections à deux tours, qui ont lieu tous les quatre ans. Les dernières élections parlementaires, en avril 2010, ont été considérées comme libres et équitables. La coalition conservatrice Fidesz démocrate-chrétienne (KDNP) a remporté la majorité aux deux tiers. Le candidat au poste de premier ministre du parti Fidesz, Viktor Orban, est entré en fonction en mai 2010. Les forces de sécurité relèvent des autorités civiles.

[31] Le 1er janvier 2011, le nouveau NDS, en remplacement de l’ancien Service de défense des organismes responsables du maintien de l’ordre, a entrepris des activités visant à éliminer la corruption au sein des organismes d’application de la loi. Le nouveau NDS s’est vu confier des pouvoirs accrus, notamment celui d’utiliser des outils secrets de collecte de renseignements, et il exerce ses activités sous la supervision directe du ministre de l’Intérieur et du procureur général.

[32] Les autorités civiles assurent un contrôle efficient de la police, du NDS et des forces armées, et le gouvernement est doté de mécanismes efficaces permettant d’enquêter sur les abus et la corruption et de les sanctionner. Aucune source ne mentionne que des forces de sécurité auraient agi impunément.

[33] Au cours des neuf premiers mois de 2011, 3 022 policiers ont été reconnus responsables de manquements à la discipline par les autorités, 766 ont été déclarés coupables d’infractions mineures, 283 ont été déclarés coupables d’infractions criminelles et dix ont été déclarés inaptes au travail. Au cours de la même période, les tribunaux ont condamné quatre policiers à une peine d’emprisonnement, ont ordonné des sursis au prononcé de la peine dans 39 cas, ont infligé des amendes dans 106 cas et ont congédié 12 policiers; les tribunaux ont aussi déclaré 37 policiers coupables de corruption.

[34] Les victimes des abus de pouvoir commis par des policiers peuvent porter plainte auprès de l’unité du présumé contrevenant ou de l’IPCB, qui enquête sur les violations et les manquements commis par des policiers qui touchaient aux droits fondamentaux. L’organisme est composé de cinq commissaires nommés par une majorité aux deux tiers de l’Assemblée nationale et fonctionne indépendamment des autorités policières. À la fin de l’année, l’IPCB avait reçu 805 plaintes du public. Elle en a examiné 458 (dont certaines déposées en 2010) et a relevé des violations graves de la loi dans 67 cas et des violations mineures de la loi dans 33 cas.

[35] La Hongrie possède des lois contre la discrimination et un système de protection des minorités qui comptent parmi les plus complets de l’Europe centrale et de l’Est. Des mécanismes ont été créés afin de veiller à ce que les groupes minoritaires jouissent de leurs droits civils et politiques. Cependant, l’incapacité générale du gouvernement central à maintenir des mécanismes de contrôle solides et efficaces quant aux violations des droits de la personne a des conséquences néfastes sur le groupe minoritaire le plus important de la Hongrie, les Roms.

[36] Les autorités se sont efforcées de mettre fin aux abus commis par les forces de police en intensifiant le recrutement de policiers roms, en organisant les formations sur les droits de la personne et en créant, en 2008, le Comité indépendant chargé d’examiner les plaintes (IPCC) pour comportement répréhensible de la part de policiers. Toutefois, d’après cette résolution, des allégations de violences à caractère raciste de la part de membres des forces de l’ordre continuent d’être formulées. Par ailleurs, les comportements discriminatoires de la police semblent, de manière générale, poser problème.

[37] Il est mentionné que, le 25 mars 2011, devant le tribunal du comté de Pest, s’est ouvert le procès de quatre personnes accusées relativement aux meurtres en série de six Roms commis en 2008 et en 2009, notamment d’un père et de son enfant qui ont été tués par balle alors qu’ils s’enfuyaient de leur maison en flammes. Trois des défendeurs ont été accusés d’homicides multiples, et le quatrième a été accusé de complicité dans ces homicides. Cette affaire était toujours en instance à la fin de l’année.

[38] Selon la preuve documentaire, l’IPCB a commencé ses activités en janvier 2008. L’IPCB, organisme indépendant de la police, examine les plaintes déposées contre les exactions policières qui contreviennent à des droits fondamentaux. Des sources affirment que l’IPCB est un organisme composé de cinq commissaires qui formulent des recommandations au chef de la police nationale. Si les recommandations ne sont pas acceptées, l’affaire peut être portée devant un tribunal. Un rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe mentionne que, selon les commissaires de l’IPCB, la police n’a assuré un suivi que pour un petit nombre des recommandations formulées par l’IPCB. D’après les Country Reports 2009 [rapports nationaux – 2009], datés du 15 décembre 2009, l’IPCB avait reçu 697 plaintes du public, examiné 457 plaintes et constaté des violations dans 215 cas; des 52 cas transférés au chef de la police nationale, le chef était d’accord avec 8 cas, a partiellement accepté les conclusions de 23 cas et a rejeté les conclusions de 21 autres cas.

[39] Le Bureau des commissaires parlementaires, aussi connus sous le nom d’ombudsmans, offre une autre voie de recours possible. Il y a quatre commissaires parlementaires : le commissaire parlementaire à la protection des données et à l’accès à l’information, le commissaire parlementaire aux droits des minorités nationales et ethniques, le commissaire parlementaire aux générations futures et le commissaire parlementaire aux droits de la personne. Selon le guide général du Bureau des commissaires parlementaires, quiconque dont les droits constitutionnels sont violés, ou qui a reçu des menaces en ce sens, par un fonctionnaire ou un agent public (y compris un policier), peut présenter une demande à l’ombudsman des droits de la personne. Des exemples de griefs sont donnés dans le guide : [traduction] « procédures déraisonnablement longues; discrimination; information fournie inexacte ou fausse; traitement personnel inéquitable; refus déraisonnable de communication d’information; décision illégale; et autres omissions ». Les ombudsmans sont élus par le Parlement pour des mandats de six ans et ils doivent rendre compte uniquement au Parlement. Même si les recommandations des ombudsmans ne sont pas contraignantes, la proportion de recommandations acceptées est élevée. Selon les Country Reports de 2009, les ombudsmans mènent leurs activités sans interférence du gouvernement et le public a généralement une opinion positive au sujet de leurs activités.

[40] Il y a également un bureau des plaintes au NPH. L’action ou l’inaction policière peut être contestée devant les tribunaux civils; les victimes peuvent intenter des poursuites en justice en cas de violations des droits individuels. Il n’existe pas d’organisme indépendant unique en Hongrie chargé d’enquêter sur les cas de corruption, mais il existe plutôt un certain nombre de services gouvernementaux mandatés pour lutter contre différents types de corruption. Le Service de défense des organismes responsables du maintien de l’ordre, qui relève du ministère de la Justice et de la police, effectue une enquête si un membre des forces de l’ordre est impliqué dans une affaire de corruption; les citoyens détenant de l’information peuvent s’adresser au Service. Les cas de corruption de haut niveau et de criminalité organisée relèvent de la compétence du Service central des enquêtes du Bureau national du procureur.

[41] Les éléments de preuve qui précèdent montrent que la Hongrie a déployé des efforts considérables pour améliorer la protection offerte à tous ses citoyens, y compris les Roms et les autres minorités ethniques. La preuve montre également que la Hongrie prend au sérieux la lutte contre la criminalité et la corruption. En outre, la documentation fait état de l’efficacité de bon nombre des mesures prises par la Hongrie, même si ces mesures ne sont pas parfaites, au cours des dernières années. Les éléments de preuve susmentionnés montrent aussi que la police fait enquête sur les crimes commis contre les Roms et leur propriété, et que les auteurs des crimes sont mis en accusation et poursuivis lorsqu’il y a suffisamment d’éléments de preuve contre eux.

[…]

[53] Bien que de nombreux rapports, articles et autres documents contenus dans la preuve documentaire présentée par la conseil décrivent les problèmes vécus par les Roms en Hongrie et dans toute l’Europe, les mêmes documents font généralement état des efforts et des progrès accomplis par la Hongrie et l’Union européenne dans l’amélioration de la situation des Roms. Certains de ces documents présentent également de l’information concernant les efforts et les progrès de la Hongrie en ce qui touche les services policiers, les poursuites intentées contre les auteurs de crimes haineux et l’amélioration de la protection des Roms. Cela témoigne de l’engagement de la Hongrie et de l’Union européenne à résoudre les problèmes vécus par les Roms et à éliminer la violence et la discrimination à l’égard de ce groupe.

[Non souligné dans l’original.] [Renvois omis] (Décision, paragraphes 28 à 41, et paragraphe 53)

Étant donné qu’aucune norme factuelle n’a été établie ou appliquée dans l’analyse, je juge que la conclusion de la SPR selon laquelle les Roms peuvent se prévaloir de la protection de l’État en Hongrie constituait une erreur de fait susceptible de contrôle.

[7]               De plus, dans un argument qui n’a pas été contredit et qui n’est pas contesté, l’avocat des demandeurs a formulé une critique très détaillée de la preuve sur laquelle la SPR s’est fondée à l’appui de la proposition de nature factuelle selon laquelle les Roms peuvent se prévaloir d’une protection de l’État « suffisante » en Hongrie. Dans sa critique, il dresse un contraste entre la preuve tirée du CND sur laquelle la SPR s’est fondée et la quantité impressionnante d’éléments de preuve produits par les demandeurs, et dont la SPR disposait, qui contestaient le cœur de l’analyse factuelle de la SPR et que je reproduis ci-dessous :

[traduction]

Le deuxième aspect de l’analyse de la Commission en ce qui a trait à la protection de l’État portait sur la preuve objective quant à la situation dans le pays en Hongrie. En l’espèce, la Commission a conclu que, malgré l’existence d’éléments de preuve quant à la persécution des Roms en Hongrie, ces derniers peuvent néanmoins se réclamer d’une protection de l’État suffisante. À cet égard, la Commission a énoncé que la Hongrie déploie de « sérieux efforts » pour corriger les problèmes auxquels sont exposés sa minorité rom, et que ces efforts ont été efficaces. Cependant, l’allégation de la Commission quant à l’efficacité opérationnelle est contredite par la preuve, ce qui démontre que les efforts déployés par le gouvernement de la Hongrie ont en grande majorité échoué.

(Décision, aux paragraphes 27 et 28)

Pour illustrer ce point, les « efforts » que la Commission a invoqués à titre de preuve de l’efficacité de la protection de l’État sont décrits ci‑dessous :

• La Commission a énoncé que le 1er janvier 2011, le service national de Défense de la Hongrie (le NDS) a entrepris des activités visant à éliminer la corruption au sein des organismes d’application de la loi. Cependant, la Commission n’a cité aucun élément de preuve quant à savoir si ces activités avaient eu quelques effets significatifs que ce soit à l’égard de la minorité rom. De plus, l’existence d’une organisation visant à réduire la corruption au sein des forces policières n’est tout simplement pas pertinente quant à la question de savoir s’il existe une protection suffisante pour les Roms victimes de crimes racistes.

(Décision, aux paragraphes. 31-32;

Gulyas c Canada (MCI), 2013 CF 254, aux paragraphes 76 à 81

Katinkszki c Canada (MCI), 2012 CF 1326

Orgona c Canada (MCI), 2012 CF 1438

Rezmuves c Canada (MCI), 2012 CF 334)

• La Commission s’est fondée sur des éléments de preuve se rapportant aux sanctions qui sont imposées à l’endroit des agents de police qui ont commis des actes répréhensibles. Cependant, il n’y avait aucun élément de preuve quant au fait que ces sanctions avaient été imposées relativement à des actes dont s’étaient plaints des Roms. Il est donc difficile de voir quelle pertinence ce fait a quant à la disponibilité de la protection de l’État pour les Roms.

(Décision, paragraphes 32 et 33)

• La Commission a énoncé à maintes reprises que les victimes de corruption policière (y compris les demandeurs) peuvent se plaindre à l’IPCB. Cependant, comme il a été mentionné ci‑dessus, ce programme a fait l’objet de critiques acerbes, puisque la police donne suite à une infirme proportion des recommandations de l’IPCB. De plus, le pouvoir de l’IPCB se limite à faire des recommandations et à faire part de ses conclusions au Parlement. L’IPCB ne dispose pas non plus du droit d’intervenir dans le contrôle judiciaire des décisions du chef de la police nationale. L’organisme n’a pas compétence pour lancer des enquêtes et il a été critiqué en raison du fait qu’il ne dispose pas de droits d’enquêtes « suffisants »; ces droits sont habituellement limités à la consultation de la plainte et du dossier tel que soumis par la police, ce qui fait en sorte qu’il est difficile pour le membre de rétablir les faits.

(Décision, aux paragraphes 26, 34 et 38; pièces « F », « G » de l’affidavit Rojas; dossier de demande, vol. I, pages 102 et 111

Gulyas c Canada (MCI), 2013 CF 254, au paragraphe 19; Katinkszki c Canada (MCI), 2012 CF 1326, au paragraphe 14; Orgona c Canada (MCI), 2012 CF 1438, au paragraphe 14; Rezmuves c Canada (MCI), 2012 CF 334)

• La Commission s’est fondée sur les « efforts » déployés par les autorités hongroises pour réduire les cas d’abus de la police en recrutant des agents de police roms et en donnant de la formation aux agents sur les droits fondamentaux. Cependant, le document invoqué par la Commission à l’appui de cet énoncé affirme aussi que « des allégations de violence à caractère raciste de la part de membres des forces de l’ordre continuent d’être formulées » et que la conduite discriminatoire de la police est un problème récurrent. Le document mentionne aussi que la formation par dépliants se rapportant aux Roms est « marginale » et « qu’il n’y existe pas de formation du tout concernant les minorités, la gestion des conflits, la résolution des crimes non violents, la médiation des aptitudes interculturelles, etc. ». Le document mentionne aussi que les efforts déployés relativement à la formation ne sont « pas encore suffisants ».

(Décision, au paragraphe 36; pièce « H » de l’affidavit Rojas; dossier de demande, vol. I, aux pages 118 et 119).

• La Commission s’est fondée sur le fait que, à la suite d’une série d’attaques contre la communauté rom en 2008 et en 2009, la police a effectué une enquête qui s’était soldée par l’arrestation de quatre suspects. Cependant, la Commission a omis de mentionner que, malgré ces arrestations, la police avait été accusée de graves omissions et de négligence dans son traitement de l’enquête, et que le caractère raciste des agressions n’avait été établi dans aucun des cas. Cependant, malgré ces allégations, il n’y a aucun renseignement quant à la question de savoir si les autorités avaient élaboré un plan pour régler le problème : il n’y a toujours pas de formation professionnelle ni de programmes de formation visant à former les policiers quant au traitement des crimes haineux.

(Décision, aux paragraphes 37; pièces E et K de l’affidavit de Rojas; dossier de demande, volumes I et II, pages 92 à 95, 223; Organa c Canada (MCI), 2012 CF 1438, aux paragraphes 12-13)

• La Commission s’est fondée sur les recours à la disposition des victimes de discrimination, notamment celui de s’adresser au protecteur des minorités. Cependant, la preuve révèle que le protecteur des minorités a été critiqué en raison du fait que ses mesures correctrices sont de portée limitée. Quoi qu’il en soit, il n’est pas clair comment le protecteur des minorités, dont le mandat est de traiter les plaintes en matière de discrimination, peut offrir la protection de l’État aux demandeurs. Dans le meilleur des cas, le protecteur peut faire enquête sur des plaintes concernant l’inaction policière, mais après le fait.

(Décision, au paragraphe 39; transcription, affidavit de Rojas; dossier de demande, p. 26; pièce « K » de l’affidavit de Rojas; dossier de demande, vol. II, aux pages 178 et 179

Gulyas c Canada (MCI), 2013 CF 254, aux paragraphes 76-81)

• La Commission s’est fondée sur les recours juridiques que les Roms de Hongrie ont à leur disposition pour obtenir réparation, surtout la capacité de présenter une action en justice. Cependant, la Commission n’a pas tenu compte du fait que la cour hongroise a statué que les tentatives du gouvernement de restreindre les propos haineux et de les criminaliser étaient anticonstitutionnelles et elle n’a pas mentionné que les procédures judiciaires en Hongrie sont très longues, que les tribunaux sont très peu disposés à reconnaître l’existence de dommages non matériels et que les fonctionnaires sont hésitants à présenter des poursuites lorsqu’il n’existe pas de preuve d’agression physique. La Commission a aussi omis de mentionner que les dispositions du code criminel qui traite des actes de violence à caractère raciste sont de plus en plus invoquées pour condamner les Roms, alors qu’initialement, la loi avait été conçue pour protéger les membres des groupes minoritaires.

(Décision, paragraphe 40; pièces « E », « K », « M » de l’affidavit de Rojas; dossier de demande, volumes I-III, pages 93, 179 à 180, 192 à 195, 324; transcription; affidavit de Rojas; dossier de demande, vol. I, p. 28)

• La Commission a conclu que l’Union européenne (« EU ») avait mis en œuvre des stratégies visant à améliorer la situation des Roms en Hongrie, mais elle n’a pas mentionné que les millions de dollars amassés par l’EU pour aider les populations roms visent l’ensemble de l’Europe, que les sommes d’argent sont « absorbées par les autorités, pour études ou des conférences, ou par les organismes roms eux-mêmes, et que cela prendra plusieurs années de travail social pour améliorer le sort des Rome dans l’ensemble de l’Europe ». La Commission a aussi omis de mentionner que la Commission européenne a récemment averti la Hongrie qu’elle ne respecte pas les normes de l’EU en matière de droits et libertés et de droits démocratiques, et que la détérioration des principes démocratiques en Hongrie est devenue une préoccupation en Europe.

(Décision, paragraphe 53; voir aussi Pièces « K » et « M » de l’affidavit Rojas; dossier de demande, volumes II-III, pages 152 à 162, 275 à 276, 281, 304, 309 et 310)

(Mémoire du droit et des arguments des demandeurs, aux paragraphes 30 et 31)

[8]               Je conclus que la critique fait mouche, et ce, sur deux aspects. Elle confirme que les « meilleurs efforts » pour atteindre la norme de protection de l’État efficace qui ne sont pas couronnés de succès n’équivalent pas à une protection de l’État, et encore moins à une protection de l’État « suffisante ». La critique confirme aussi que l’application de preuve non pertinente et inexacte pour parvenir à une conclusion quant aux faits aura pour effet de rendre la conclusion tout aussi manifestement erronée. Je suis d’avis que c’est le cas en l’espèce en ce qui concerne la conclusion de la SPR quant au caractère suffisant de la protection de l’État.

II.                La contrepreuve des demandeurs

[9]               Lors de l’audience devant la SPR, les demandeurs ont, comme prévu, produit des éléments de preuve dans le but de réfuter la présomption selon laquelle la protection de l’État existe au sein de l’État démocratique et institutionnalisé qu’est la Hongrie. Les demandeurs ont prétendu devant la SPR que la protection de l’État n’existe pas pour les Roms en Hongrie, parce que la force de sécurité, qui est jugée essentielle par la SPR pour que la présomption puisse s’appliquer, est non seulement incapable de protéger les Roms, mais aussi qu’elle est essentiellement un agent de persécution des Roms. La SPR disposait d’amplement d’éléments de preuve qui établissaient la véracité de cette prétention :

[traduction]

L’erreur de la Commission en l’espèce était particulièrement aberrante, étant donné que le manque de confiance des demandeurs envers les autorités hongroises était étayé par une preuve objective écrasante quant à la brutalité et au racisme de la police à l’endroit des Roms en Hongrie et quant à son manque de disposition à aider les citoyens roms. Cette preuve précisait, entre autres, que :

• Les Roms sont disproportionnellement ciblés par la police pour des vérifications de type « arrêt et fouille »;

• Les Roms sont trois fois plus susceptibles d’être arrêtés pour des vérifications d’identification que les non-Roms;

• Les autorités hongroises ne prennent pas les mesures nécessaires pour prévenir la violence à l’endroit des Roms et pour y répondre;

• La police se livre au profilage ethnique des Roms;

• La police applique de manière sélective les lois contre les Roms, de manière à les laisser dans leur état de ségrégation et à restreindre leur liberté de mouvement;

• Il n’y a pas de réelles ententes de coopération entre la police et les gouvernements autonomes de la minorité rom;

• La brutalité policière à l’encontre des Roms est un problème (surtout lors des interrogatoires);

• Plusieurs victimes roms craignent de s’adresser aux tribunaux pour réclamer une réparation, et il leur est presque impossible de prouver les crimes commis contre eux, même si leurs blessures sont documentées par des certificats médicaux;

• Les organismes d’application de la loi sont systématiquement incapables d’offrir une protection adéquate aux Roms;

• La police traite souvent les victimes roms de façon discriminatoire (absence de renseignements et d’aide juridique, manque d’empressement de sa part, etc.), et ce, dès le début, lorsqu’elles veulent signaler un crime. Ce problème se manifeste surtout dans le cadre d’enquêtes sur les crimes haineux où les victimes de graves crimes à caractère raciste sont des Roms;

• Les dispositions visant à lutter contre les crimes haineux ne sont pas mises en œuvre de manière efficace en raison des facteurs suivants : la police n’a pas la capacité de reconnaître les crimes haineux et de faire enquête sur ceux‑ci; elle ne reçoit pas la formation qui lui permettrait d’améliorer sa capacité dans ce domaine; la police n’est pas dotée de lignes directrices quant à la façon d’enquêter sur les crimes haineux et de traiter les victimes alléguées, et il n’existe pas de lignes directrices à l’attention des poursuivants pour les informer de la manière de superviser ces enquêtes.

• Les agents de police roms sont hésitants à prendre les déclarations des victimes roms, surtout en ce qui a trait à la motivation raciste du crime signalé.

(Mémoire du droit et des arguments du demandeur, paragraphe 21 : en référence aux Pièces « E » à « M » de l’affidavit de Rojas, dossier de demande, volumes I-III, pages 90 à 328)

[10]           Il s’ensuit que la SPR devait trancher la question de savoir si la preuve était suffisamment claire et convaincante pour établir, du simple fait de son existence, que les Roms ne peuvent se réclamer de la protection de l’État en Hongrie. Ce que la SPR a complètement omis de faire. Par conséquent, je conclus que la décision visée par la demande de contrôle judiciaire était entachée d’une autre erreur de fait.

III.             Le manque de disposition des demandeurs à se réclamer de la protection de l’État

[11]           La demanderesse a relaté devant la SPR ce qu’elle a vécu en matière de persécution en Hongrie. Bien que la SPR n’ait rien reproché à la demanderesse au point de vue de la crédibilité, la SPR a conclu que les demandeurs « n’[avaient] pas pris toutes les mesures raisonnables, dans les circonstances, pour tenter d’obtenir la protection de l’État en Hongrie avant de solliciter la protection internationale au Canada » (décision, au paragraphe 17).

[12]           La demanderesse a relaté dans son témoignage trois incidents de persécution : en novembre 2008, elle avait été agressée physiquement et victime de vol aux mains de skinheads après que ces derniers l’eut insultée en lui lançant des quolibets liés à son origine ethnique; en janvier 2009, des individus avaient fracassé son pare‑brise et avaient rédigé, à l’aide d’un vaporisateur de peinture, un message désobligeant lié à son origine ethnique, et en mai 2010, la demanderesse et une de ses amies avaient été approchées par trois membres de la Garde hongroise, qui leur avaient crié des insultes à caractère raciste et avaient aussi brassé la poussette dans laquelle prenait place le demandeur d’asile mineur. Cet incident avait incité les demandeurs à fuir vers le Canada.

[13]           La demanderesse a formulé une plainte à la police uniquement après l’incident de 2008. La demanderesse a été interrogée par la police en ce qui a trait à cet incident et une enquête a été lancée, mais on y a par la suite mis fin, sans résultat. Pour ce motif, la demanderesse n’a pas tenté par la suite de se réclamer de la protection de l’État. La SPR a conclu que la police avait agi de manière appropriée et raisonnable dans sa réponse à la plainte formulée en 2008. Elle a aussi conclu qu’il était « déraisonnable que les demandeurs d’asile n’aient pas signalé à la police les autres incidents dont ils ont été victimes, étant donné que, d’après leur témoignage, la police avait la volonté et la capacité de les aider » et que “[s]i les demandeurs d’asile retournaient en Hongrie et éprouvaient des problèmes, je ne suis pas convaincue que la police ne ferait pas enquête sur chacune de leurs allégations (décision, au paragraphe 26).

[14]           Lors de l’audition de la présente demande, l’avocat du défendeur a prétendu que le fait que les demandeurs aient communiqué avec la police établit définitivement que la protection de l’État existe en Hongrie. Selon moi, on ne peut, à partir d’un seul contact avec un seul agent de police, tirer la conclusion selon laquelle [traduction] « la police est disposée et capable » d’assurer la protection. Il en est ainsi en raison de la preuve des demandeurs concernant les graves écarts de conduite de la police, lesquels étaient décrits dans la contrepreuve produite devant la SPR.

[15]           Par conséquent, je conclus que la SPR avait l’obligation de considérer le fait que la demanderesse avait communiqué avec un seul policier dans le contexte de toute la contrepreuve, et de tirer une conclusion quant au poids qu’il convenait d’accorder à un contact isolé avec la police. Puisque la SPR n’a pas traité la preuve de cette manière, je conclus que les attentes de la SPR quant au fait que la demanderesse signale les actes en question constituent une erreur de détermination des faits qui est susceptible de contrôle. Je conclus aussi que le commentaire « je ne suis pas convaincue », qui a été formulé par la commissaire de la SPR, est une conjecture qui contribue au caractère erroné de la conclusion.

IV.             Conclusion

[16]           L’omission cruciale de la SPR en ce qui a trait à la détermination des faits résulte en la déraisonnabilité de la décision visée par la demande de contrôle judiciaire.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la décision visée par la demande de contrôle judiciaire soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision, et ce, pour les motifs exposés ci-dessus.

Il n’y a pas de question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4383-13

INTITULÉ :

CSONGOR VARGA, KRISZTINA HOMONNAI et MARTON VARGA(DEMANDEUR MINEUR) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 octobre 2014

ORDONNANCE ET MOTIFS :

le juge CAMPBELl.

DATE DE L’ORDONNANCE ET

DES MOTIFS :

le 30 OCTOBrE 2014

COMPARUTIONS :

Elyse Korman

POUR LES DEMANDEURS

Nicholas Dodokin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

OTIS & KORMAN

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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