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Date : 20141022


Dossier : IMM-2673-13

Référence : 2014 CF 1008

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 22 octobre 2014

En présence de Monsieur le Juge Diner

ENTRE :

ALCEMEBA BAUTISTA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Alcemeba Bautista [la demanderesse], citoyenne des Philippines, demande un contrôle judiciaire relativement à la décision de rejeter sa demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire [CH], présentée en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, ch 27) [la LIPR].

[2]               Mère célibataire, la demanderesse habite Toronto avec sa fille de 10 ans née au Canada, Renalyn Bautista. Arrivée au Canada le 12 décembre 1999, la demanderesse a obtenu la résidence permanente grâce au parrainage de son conjoint d’alors, de qui elle s’est séparée en 2000.

[3]               La demanderesse a épousé en 2006 son conjoint actuel, résident et citoyen des Philippines. Dans sa tentative de le parrainer pour l’emmener au Canada, elle a dû comparaître à une enquête de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Section de l’immigration. Cette enquête a conclu à l’interdiction de territoire au Canada pour cause de présentations erronées sur des faits importants, en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, dans sa demande de résidence permanente avec son premier conjoint, qui avait une union de fait avec quelqu’un d’autre à l’époque. Maintenue par la Section d’appel de l’immigration, la mesure de renvoi qui s’en est suivie n’a plus été portée en appel, vu certaines faiblesses dans la demande de contrôle judiciaire.

[4]               Le 15 septembre 2011, une demande CH a été déposée insistant sur l’intérêt supérieur de la fille de la demanderessse née au Canada, Renalyn. Un grand nombre de proches de Renalyn habitent au Canada; son oncle et sa tante (sœur de la demanderesse) et ses deux cousins, qui sont comme des frères ou des sœurs pour elle, demeurent au même étage qu’elle; sa grand-mère (mère de la demanderesse) habite le même immeuble, tandis que son autre tante demeure à Montréal. Renalyn voit à l’occasion durant l’année son père, qui habite à Toronto. Elle a visité les Philippines deux fois dans son enfance, mais elle ne s’en souvient pas puisqu’elle n’avait que deux ou trois ans à l’époque. Renalyn possède des bases en tagalog, mais elle ne sait ni lire ni écrire cette langue.

[5]               La demanderesse a insisté aussi sur son propre établissement personnel et économique au Canada (elle habite au pays depuis plus de 12 ans). Outre les parents susmentionnés, Mme Bautista est copropriétaire d’un dépanneur avec sa sœur; elle possède sa propre entreprise de nettoyage, en plus de s’impliquer activement dans sa paroisse.

[6]               Après que sa demande CH a été rejetée le 5 mars 2012 par un agent du Bureau de réduction de l’arriéré de Citoyenneté et Immigration Canada à Niagara Falls (CIC BRA-NF), Mme Bautista a présenté une demande d’autorisation de contrôle judiciaire à la Cour fédérale, qui lui a été accordée le 13 novembre 2012. Quelques jours à peine avant l’audience toutefois, elle s’est entendue avec le ministère de la Justice, acceptant qu’un agent différent se livre à un nouvel examen.

[7]               Le 25 mars 2013, un autre agent du même CIC BRA-NF a rejeté la deuxième demande CH de Mme Bautista; cette dernière a déposé en Cour fédérale, le 9 avril 2013, une deuxième demande d’autorisation de contrôle judiciaire de cette nouvelle décision CH (« la décision »), et tel est le fondement des présents motifs.

II.                La décision

[8]               L’agent a décidé de rejeter la demande CH après avoir conclu que le renvoi de la demanderesse du Canada ne lui occasionnerait pas de difficultés injustifiées, inhabituelles et excessives. L’agent du CIC BRA-NF [« l’agent »] a conclu que l’expérience de la demanderesse en tant que propriétaire d’entreprise lui permettra de gagner sa vie après un renvoi, que ses entreprises au Canada peuvent survivre sans elle, et que sa famille aux Philippines saura l’aider dans sa transition; il conclut que, même s’il lui sera difficile de quitter le Canada, la demanderesse n’est pas assez intégrée à la société canadienne pour que son départ lui cause des difficultés injustifiées, inhabituelles ou excessives.

[9]               Quant à l’intérêt supérieur de l’enfant [l’ISE], l’agent a jugé que la connaissance limitée de Renlyn ne l’empêchera pas d’intégrer le système scolaire philippin et que, malgré la difficulté émotionnelle de la séparation, moyens électroniques et visites occasionnelles lui permettront de garder le contact avec sa famille. Tout en admettant que les soins de santé n’ont pas la même qualité aux Philippines qu’au Canada, l’agent a conclu que la demanderesse n’a pas été en mesure de prouver, ni que Renalyn avait des problèmes de santé qui réclament un traitement au Canada, ni que ces traitements n’existent pas aux Philippines. Selon l’agent, aller dans ce pays ne sert pas l’ISE, et la décision d’y emmener Renalyn constitue un choix parental de la mère.

III.             Questions en litige

[10]           La demanderesse soulève les points suivants dans ses documents écrits :

1.      La décision de rejeter la demande CH tient-elle suffisamment compte de l’ISE?

2.      L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation du degré d’établissement de la demanderesse?

[11]           L’audience a porté principalement sur le premier point, qui soulève de grandes inquiétudes.

IV.             Arguments des parties

[12]           La demanderesse affirme premièrement que l’Agent n’a pas respecté la structure des analyses d’ISE : il aurait négligé les directives de la Cour d’appel fédérale dans Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475) et Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, selon lesquelles on doit d’abord définir l’intérêt supérieur de l’enfant, et ensuite seulement établir les difficultés que vivrait l’enfant ou appliquer le critère décrit dans Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 258, (voir la décision 2012 CF 166) selon lequel outre les deux étapes susmentionnées, l’agent doit déterminer le poids à accorder à l’ISE au moment d’équilibrer définitivement les facteurs évalués dans le cadre de la demande. Selon la demanderesse, l’agent n’a pas défini l’intérêt supérieur de Renalyn, et son analyse globale ne met pas en balance les divers facteurs décisifs de la demande.

[13]           En définitive, la demanderesse affirme que l’ISE ne penche en faveur du renvoi du parent que dans des circonstances exceptionnelles selon la jurisprudence. L’agent qualifie de facteur neutre le déménagement possible de Renalyn aux Philippines, mais sans expliquer ce qui rend les circonstances exceptionnelles pour favoriser le renvoi du parent. En résumé, la décision décrit comment la fille pourra s’adapter à la vie aux Philippines, mais elle n’explique pas pourquoi tel serait son intérêt supérieur. L’agent a commis une erreur en présentant le déménagement de Renalyn comme un choix parental, car les directives de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hawthorne veulent au contraire qu’une analyse de l’ISE englobe les difficultés auxquelles s’exposerait l’enfant dans la décision d’accompagner son parent à l’étranger.

[14]           Deuxièmement, la demanderesse fait valoir que l’agent d’immigration n’a pas analysé son établissement au Canada de façon réaliste au sens de Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 316, paragr. 2; il en a parlé en termes favorables, pour ensuite conclure sans raison à l’appui que son renvoi n’occasionnerait pas de difficultés injustifiées, inhabituelles ou excessives.

[15]           Pour sa part, le défendeur qualifie de raisonnable l’analyse d’ISE de l’agent. Comme il est indiqué dansWebb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1060, paragr. 13, le critère établi dans Williams préconisé par la demanderesse est une ligne directrice utile, mais facultative. Aucune exigence officielle ne définit les mots à employer ni l’approche à suivre dans les demandes CH, pour peu que l’agent soit réceptif, attentif et sensible à l’ISE [Hawthorne, paragr. 7]. Ici, l’agent se serait montré sensible en soupesant plusieurs facteurs dont la situation familiale de Renalyn et sa capacité de s’adapter à la société philippine. Contrairement à ce que prétend la demanderesse, l’agent n’a pas conclu que l’ISE penchait en faveur du renvoi de Mme Bautista quand il a affirmé que [traduction« même si la codification du principe de “l’intérêt supérieur de l’enfant” dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés lui donne beaucoup de poids dans l’évaluation d’une demande, celui-ci n’est qu’un des nombreux facteurs importants à examiner ».

[16]           Quant à l’analyse relative à l’établissement, le défendeur rappelle à la Cour que la résidence permanente accordée pour CH est une mesure discrétionnaire et exceptionnelle, un processus conçu pour éliminer non pas toutes les difficultés inhérentes à un renvoi, mais seulement les difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. La décision fait ressortir que le fait de quitter sa famille et son emploi n’entraîne pas des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives, et que la présente affaire découle du fait que la demanderesse est demeurée au Canada sans statut adéquat.

V.                Analyse

[17]           Selon les parties, la norme de contrôle judiciaire en l’espèce est celle de la raisonnabilité et, par conséquent, il faut se demander si la décision est transparente, justifiée et intelligible et si elle fait partie des issues possibles à la lumière de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9.

[18]           Empreint d’une grande déférence, le critère établi dans Dunsmuir est souvent difficile à remplir pour qui veut obtenir une réparation. Pourtant, la présente Cour juge que la demanderesse y est très bien parvenue dans l’affaire qui nous intéresse : l’agent a fait une erreur flagrante, autant dans l’analyse d’ISE elle-même que dans le choix du cadre retenu pour l’effectuer à l’endroit de la jeune Renalyn.

[19]           Des décisions des trois instances judiciaires canadiennes (la Cour suprême du Canada dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, la Cour d’appel fédérale dans Hawthorne et Kisana, et la Cour fédérale dans plusieurs affaires dont celles discutées ci-dessous) évoquent la primauté de l’enfant dans toute analyse d’ISE, pour peu que l’agent ait assez d’éléments de preuve pour apprécier la situation de l’enfant. En l’espèce, la demanderesse avait fourni une abondance de preuves révélant que l’agent aurait pu, et même dû, examiner.

[20]           Autrement dit, quand une affaire s’apparente à celle-ci au plan factuel, l’analyse d’ISE doit s’intéresser d’abord à l’enfant lui-même, et non pas à la possibilité qu’il s’adapte à la vie dans un autre pays, qu’il accompagne ses parents, ou qu’il suive une autre personne dans ce qui lui arrive. Le déménagement ne s’avère la meilleure solution que dans les cas exceptionnels, comme le dit le juge Evans de la Cour d’appel dans Hawthorne :

[5]        L’agente n’examine pas l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’abstrait. Elle peut être réputée savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités et que, règle générale, un enfant qui vit au Canada avec son parent se trouve dans une meilleure position qu’un enfant vivant au Canada sans son parent. À mon sens, l’examen de l’agente repose sur la prémisse - qu’elle n’a pas à exposer dans ses motifs - qu’elle constatera en bout de ligne, en l’absence de circonstances exceptionnelles, que le facteur de « l’intérêt supérieur de l’enfant » penchera en faveur du non‑renvoi du parent. Outre cette prémisse que je qualifierais d’implicite, il faut se rappeler que l’agente est saisie d’un dossier particulier dans lequel un parent, un enfant ou les deux, comme en l’occurrence, allèguent des raisons précises quant à savoir pourquoi le non-renvoi du parent est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il va de soi que l’agente doit examiner attentivement ces raisons précises.

[21]           Les faits probants concernant l’ISE dans la présente affaire, mentionnés aux paragraphes 4 et 20 ci‑dessus), dont a été saisi l’agent, représentent tous les liens de Renalyn au Canada : elle est née ici, elle y a passé toute sa vie (soit plus de 12 ans). Elle a grandi en présence de toute sa famille proche : tantes, grand-mère, cousins, etc. Tous ses amis se trouvent au Canada, et c’est ici qu’elle a fait toute sa scolarité. Elle n’a pas de relation véritable avec son père ni avec aucun autre parent aux Philippines. Renalyn ne maîtrise pas le tagalog, et il n’est pas évident qu’en pleine adolescence elle supporterait de devoir apprendre à la fois une nouvelle langue, un nouveau système scolaire et une nouvelle culture. D’autant plus que sa mère n’a pas aux Philippines le revenu ni les relations dont elle dispose au Canada pour l’entretenir.

[22]           Quant au « choix » parental, il n’a jamais été envisageable qu’une mère célibataire comme Mme Bautista abandonne sa fille au Canada. Aucun parent responsable n’abandonnerait son enfant à des milliers de kilomètres.

[23]           La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale montre clairement que, sauf circonstances exceptionnelles, jamais l’ISE ne penche en faveur du renvoi du parent (Hawthorne, Kisana, ci‑dessus). Or en l’espèce, tel n’a pas été le principe ou cadre de base de l’agent. Plutôt que de supposer une non-exception qui d’emblée aurait favorisé le maintien de Renalyn au Canada avec sa mère, l’Agent a opté pour une approche qu’on pourrait au mieux qualifier de neutre en se demandant si elle pourrait surmonter les obstacles d’un retour aux Philippines. C’est là une faiblesse dont le juge Annis a parlé dans Joseph c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 993 :

[20]      En l’espèce, la conclusion de l’agent, selon laquelle il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de simplement demeurer avec leurs parents, n’établit aucune distinction au chapitre de l’intérêt supérieur entre le renvoi ou le non‑renvoi du Canada. Par conséquent, sa décision ne tire aucune conclusion sur l’intérêt supérieur des enfants selon qu’ils restent au Canada ou qu’ils quittent le pays au renvoi des parents, ce qui constitue l’essence du critère de l’ISE.

[24]           De même, la juge Kane statue dans Chandidas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 258 que l’intérêt supérieur de l’enfant consiste à demeurer avec son principal dispensateur de soins. L’agent dans l’affaire Chandidas a examiné l’ISE d’une petite fille de neuf ans, âge que Renalyn avait au moment de la première décision CH en l’espèce.

[69]  Le point de départ consiste à se demander en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant. L’agent s’est contenté, au début de ses motifs, de déclarer qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants (c.‑à‑d., l’intérêt supérieur de Rhea, étant donné que les deux fils avaient plus de 18 ans) de demeurer avec leurs parents. Ce point de départ est un peu étrange, étant donné qu’on ne peut s’attendre à ce qu’une fille de neuf ans demeure seule au Canada.

[25]           Il faut noter que la décision en l’espèce n’aborde l’ISE que de la façon la plus élémentaire en six paragraphes à peine, sans mentionner Renalyn explicitement ni préciser où se trouve son intérêt supérieur. La décision porte principalement sur la mère, Mme Bautista; on pourrait dire qu’elle oublie complètement la fille, ou presque. Comme l’a écrit récemment le juge Zinn de notre Cour dans l’affaire Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 :

[16]      Il ne fait aucun doute qu’on ne pourra jamais prétendre qu’il est dans l’intérêt supérieur d’un enfant de le placer dans un milieu où ses besoins fondamentaux ne sont pas comblés. Cependant, laisser entendre que l’intérêt de l’enfant à demeurer au Canada est neutralisé si l’autre pays offre un niveau de vie minimal est abusif. Cette approche escamote complètement la question à laquelle l’agent est chargé de répondre : Quel est l’intérêt supérieur de cet enfant? L’agent était tenu de décider en premier lieu s’il était dans l’intérêt supérieur de Leticia d’aller avec ses parents au Brésil, où elle n’avait jamais mis les pieds, ou plutôt de demeurer au Canada, où elle bénéficiait de [traduction] « meilleures possibilités sur le plan social et financier ». Ce n’est qu’après avoir clairement défini ce qui était dans l’intérêt supérieur de Leticia que l’agent pouvait apprécier ce résultat en tenant compte des autres éléments favorables et défavorables que révèle la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[26]           Si la demanderesse avait été la seule protagoniste en l’espèce, l’affaire aurait été examinée selon des critères et un point de vue bien différents. Or, autant la jurisprudence que les politiques et le paragraphe 25(1) lui-même nous indiquent qu’une analyse CH doit s’intéresser autant, sinon plus, aux jeunes vies que la décision va influencer. Puisque les enfants comptent parmi les citoyens les plus vulnérables d’une société, les instances d’immigration ne sauraient les reléguer au second plan. Leur avenir doit nécessairement occuper le devant de la scène, de manière à ce qu’ils soient eux aussi des protagonistes clés dans les demandes CH. La présente Cour a souvent statué que les agents devaient se montrer « réceptifs, attentifs et sensibles » à l’ISE. Dans l’affaire Baker, Madame la juge L’Heureux-Dubé a qualifié la décision de déraisonnable justement parce que tel n’avait pas été le cas.

L’agent n’a prêté aucune attention à l’intérêt des enfants de Mme Baker.  Comme je le démontrerai avec plus de détails dans les paragraphes qui suivent, j’estime que le défaut d’accorder de l’importance et de la considération à l’intérêt des enfants constitue un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article, même s’il faut exercer un degré élevé de retenue envers la décision de l’agent d’immigration. 

… pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt.  Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants.  Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable. [Baker, paragr. 65 et 75].

[27]           Une autre décision de notre Cour résume l’impératif de se placer du point de vue l’enfant lorsqu’on examine une demande CH. Le regretté juge Blanchard a statué dans l’affaire Mulholland c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 597, paragr. 30 :

[…]

Lorsqu’il s’apprête à renvoyer du Canada une personne qui a des enfants à sa charge, le ministre ne peut ignorer le fait qu’une des conséquences pratiques de sa décision est de priver les enfants des avantages que comporte le paragraphe 4(2) de la Loi. Dans ces conditions, n’est-ce pas au ministre qu’il appartient de réfuter la conclusion que la présence des enfants constitue un facteur d’ordre humanitaire qui justifie l’exercice de son pouvoir discrétionnaire? Il n’y a rien dans l’arrêt Baker qui rendrait cette présomption irréfutable. Aucun État ne peut systématiquement excuser en raison de conséquences sur leurs enfants la mauvaise conduite d’adultes sans créer un climat d’irresponsabilité tant en ce qui a trait à la conduite des adultes qu’aux mobiles qui les ont poussés à avoir des enfants. Mais la réfutation doit être fondée sur des faits qui concernent le père ou la mère qui pèseraient plus lourd dans la balance que la dépendance des enfants envers leurs parents et que leur droit légal, voire constitutionnel, de demeurer au Canada. La vague affirmation que la présence des enfants au Canada est le résultat du choix des parents ne saurait être considérée comme une réfutation.

[28]           Tout résumer à la question de savoir si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce que la personne surmonte les inévitables difficultés d’une nouvelle vie, comme l’agent l’a fait en l’espèce, ressemble plutôt au critère qu’on applique pour les adultes. Puisque les enfants sont beaucoup plus malléables que les adultes, quiconque se pose au départ la question de savoir s’ils vont pouvoir s’adapter aboutira presque inévitablement à une conclusion affirmative comme quoi les enfants parviendront effectivement à surmonter les difficultés inhérentes au départ pour ensuite s’adapter à une nouvelle vie, avec entre autres l’apprentissage d’une toute nouvelle langue (le tagalog dans le cas présent). Procéder ainsi, c’est vider de son sens l’obligation de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants directement touchés, comme le veut pourtant le paragraphe 25(1).

[29]           On peut lire ce qui suit dans la décision Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.), 2004 CAF 38 de la Cour d’appel fédérale :

[5]        L’agent d’immigration qui examine une demande pour des raisons d’ordre humanitaire doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, sur lesquels l’expulsion du père ou de la mère peut avoir des conséquences préjudiciables, et il ne doit pas « minimiser » cet intérêt : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 75. Toutefois, l’obligation n’existe que lorsqu’il apparaît suffisamment clairement des documents qui ont été soumis au décideur, qu’une demande repose, du moins en partie, sur ce facteur. De surcroît, le demandeur a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires. Par voie de conséquence, si un demandeur ne soumet aucune preuve à l’appui de son allégation, l’agent est en droit de conclure qu’elle n’est pas fondée.

[30]           Dans l’affaire qui nous intéresse, l’agent ne manquait pas de preuves pour lui démontrer les conséquences du déménagement sur l’enfant elle-même, mais il n’a pas su faire une analyse convenable au regard de toute la jurisprudence citée plus haut, c’est-à-dire comprendre et prendre en compte ce qui était pertinent pour l’analyse de l’ISE (voir par exemple Chandidas ci‑dessus, par. 47).

[31]           La conclusion à la question no 1 est que par son rejet de la demande CH, l’agent n’a pas tenu suffisamment compte de l’ISE, et que la décision était donc déraisonnable.

[32]           Puisque la première question (l’ISE) s’est avérée décisive et que je me suis concentré sur elle à l’audience, il n’est nul besoin de statuer sur la deuxième question soulevée par la demanderesse (l’établissement).

[33]           Soulignons finalement que la Cour devrait réserver ses ressources judiciaires aux affaires sérieuses au fur et à mesure qu’elles se présentent. En l’espèce, le contrôle judiciaire de la première décision CH (celle de mars 2012) s’est réglé une semaine environ avant l’audience, même si notre tribunal avait déjà consacré beaucoup de préparation, d’heures (pour ses avocats) et de ressources judiciaires, tout cela sans compter l’anxiété qu’ont vécue la demanderesse et sa famille. Dans les circonstances, on aurait pu s’attendre à ce que la nouvelle décision CH un an plus tard (mars 2013) aille dans le sens du règlement plutôt que de réitérer en substance la première décision. Les parties et la Cour ont répété toutes les étapes préparatoires de même que l’audience relative au contrôle judiciaire pour corriger dans le traitement de l’ISE par l’agent des erreurs qui, selon la Cour, étaient parfaitement évitables dans les circonstances. Comme la demanderesse l’indique dans son affidavit [traduction:

31. J’étais très contente d’avoir pu m’entendre avec le ministère de la Justice, mais en même temps, je m’indigne qu’il ait attendu jusqu’à une semaine avant mon audience en contrôle judiciaire, après que j’aie dépensé des milliers de dollars, pour admettre son erreur. Contrairement au ministère de la Justice, une mère célibataire comme moi n’a pas les moyens de s’engager dans des litiges comme fin en soi. Mais malgré cela, le Ministère a stipulé comme condition que je ne devrais pas chercher à me faire dédommager par le défendeur. J’ai donc senti que je n’avais pas le choix d’accepter. [Dossier de la demanderesse, pp. 24-25]

[34]           Pour cette raison, la Cour juge bon d’accepter l’ordonnance relative aux dépens dont les parties ont convenu, et qui témoigne des circonstances particulières de l’espèce. Les coûts sont symboliques; ils visent à rappeler que la demande est par définition exemptée des exigences habituelles de la Loi : Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208.

[35]           La Cour espère sincèrement que le nouvel agent qui sera chargé de la présente affaire donnera à l’ISE la considération qu’il mérite, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à maintenant.

[36]           Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification et aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen;

2.      Les dépens sont adjugés à la demanderesse, selon l’ordonnance dont les parties ont convenu le 8 octobre 2014;

3.      Il n’y a aucune question à certifier en l’espèce.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B, B.A. Trad


ANNEXE A

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, ch 27) Article 25

Immigration and Refugee Protection Act (SC 2001, c 27) Section 25

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de resident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de resident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

IMM-2673-13

INTITULÉ :

ALCEMEBA BAUTISTA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 SEPTEMBRE 2014

 

jUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Khatidja Moloo-Alam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell, LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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