Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20141017


Dossier : IMM-5254-13

 

Référence : 2014 CF 992

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2014

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

SAFDAR SIDDIQUE

NAHEED SAFDAR

MINHA ET MUHAMMAD ZAEEM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Vue d’ensemble

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Safdar Siddique (le demandeur principal), Naheed Safdar et Minha et Muhammad Zaeem (les demandeurs) en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la LIPR) d’une décision en date du 4 juillet 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a refusé de leur reconnaître la qualité de réfugiés au sens de Convention ou celle de personnes à protéger.

[2]               La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

II.                Les faits

[3]               Le demandeur principal est né le 14 août 1974, son épouse, Naheed Safdar, est née le 1er juin 1975. Son fils, Muhammad Zaeem, est né le 12 juin 2006 et sa fille, Minha, est née le 22 février 2009. Ils sont tous des citoyens de la République islamique du Pakistan (le Pakistan).

[4]               Le demandeur principal allègue qu’il a mené seul une campagne contre les tentatives de recrutement faites par un groupe extrémiste nommé le Lashkar-e-Taiba (le LeT). Suivant le demandeur principal, la campagne qu’il a menée lui a valu trois agressions en avril, en mai et en juin 2011, ainsi qu’une tentative de meurtre en août 2011, après quoi les demandeurs ont quitté le Pakistan parce qu’ils craignaient pour leur vie.

[5]               Les demandeurs ont été admis au Canada le 4 octobre 2011 en tant que visiteurs. Ils ont demandé l’asile le 7 novembre 2011.

[6]               Le 4 juillet 2013, la SPR a refusé la demande d’asile présentée par les demandeurs.

[7]               Les demandeurs ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision le 8 août 2013 et cette demande a été accueillie le 25 juin 2014.

III.             Décision à l’examen

[8]               La SPR a refusé de reconnaître aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention et celles de personnes à protéger. La crédibilité des demandeurs et le fait qu’ils disposaient d’une possibilité raisonnable de refuge intérieur (PRI) à Karachi ont joué un rôle déterminant dans la conclusion tirée par la SPR. Ces deux questions sont au cœur du contrôle judiciaire.

A.                La crédibilité

[9]               La SPR a estimé que le demandeur principal n’était pas un témoin crédible ou digne de foi et en est arrivée à cette conclusion après avoir tenu compte de plusieurs éléments.

[10]           La SPR  a conclu qu’il n’était pas raisonnable de la part du demandeur principal de ne pas documenter les tentatives qu’il avait faites pour dissuader les jeunes de son quartier d’adhérer au LeT, d’autant plus qu’il avait gardé contact avec les gens du Pakistan pendant la presque totalité des deux ans qu’il avait passés au Canada. La SPR a tiré une conclusion négative de l’absence de documentation du demandeur principal à l’appui de ses prétentions.

[11]           La SPR a jugé déraisonnable le fait que le demandeur principal continuerait à vivre comme si de rien n’était et à exposer ses enfants à des risques pendant quatre mois après les présumées agressions s’il croyait que sa famille et lui-même étaient ciblés par le LeT.

[12]           La SPR a reproché à tort au demandeur principal de ne pas avoir produit de rapports médicaux au sujet de deux des agressions dont il avait été victime. En fait, les deux rapports médicaux ont été soumis à la SPR. La SPR a estimé, sans motiver sa conclusion, que le rapport médical concernant la troisième agression n’avait aucune valeur probante. À l’audience, la SPR a exprimé des réserves au sujet de ce rapport médical parce qu’il avait été numérisé et présenté sur un format papier différent des deux autres et qu’il avait vraisemblablement été envoyé par la poste au frère du demandeur principal, mais qu’il avait été présenté sans l’enveloppe postale.

[13]           En ce qui concerne la quatrième agression dont le demandeur principal aurait été victime, la SPR a conclu que son allégation suivant laquelle les étrangers qui l’avaient poursuivi à motocyclette avec des armes à feu au cours de cet incident présumé étaient des membres du LeT n’était que de la spéculation de sa part parce qu’il n’avait pas eu de contact direct avec eux.

[14]           Enfin, la SPR a conclu que les affidavits souscrits respectivement par le frère et par le camarade de classe du demandeur principal ne démontraient pas que le LeT s’intéressait toujours à lui. Par conséquent, la SPR a estimé que les demandeurs n’étaient pas effectivement ciblés par les LeT et que, si c’était le cas, cette menace n’existait plus.

B.                 Possibilité de refuge intérieur

[15]           La SPR a appliqué le critère à deux volets proposé dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) (Rasaratnam) pour déterminer l’existence d’une possibilité de refuge intérieur et a estimé que les demandeurs disposaient effectivement d’une PRI raisonnable à Karachi. La SPR a correctement énoncé comme suit le critère à deux volets applicable :

[…] la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge.

[...] [traduction]

De plus, les conditions dans la partie du pays où l’on juge qu’il existe une possibilité de refuge sont telles que, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles lui étant particulières, il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge.

[16]           En premier lieu, la SPR a fait observer que, suivant la preuve, bien que le LeT avait des bureaux un peu partout au Pakistan, il était surtout actif au Jammu-et-Cachemire. La preuve a convaincu la SPR que le LeT n’avait pas une forte présence à Karachi, une ville de plus de 13 millions d’habitants. Par conséquent, la SPR s’est dite convaincue que le premier volet du critère de l’arrêt Rasaratnam avait été respecté.

[17]           En second lieu, comme le demandeur principal avait une formation de technicien en génie civil et qu’il avait déjà été à la tête d’une entreprise de promotion immobilière très prospère à Lahore, la SPR a conclu qu’il était raisonnable de la part du demandeur principal d’appliquer ces compétences à Karachi et qu’il satisfaisait donc au second volet du critère de l’arrêt Rasaratnam.

IV.             Questions en litige

[18]           À mon avis, la présente affaire ne soulève que deux questions et la première est déterminante en l’espèce :

                     L’appréciation que la SPR a faite de la crédibilité du demandeur principal était‑elle raisonnable compte tenu de la preuve?

                     La conclusion de la SPR suivant laquelle le demandeur disposait d’une PRI raisonnable à Karachi était-elle raisonnable?

V.                Norme de contrôle

[19]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a affirmé qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle applicable lorsque « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ».

[20]           Il est de jurisprudence constante que la norme de contrôle qui s’applique aux conclusions de fait et aux conclusions mixtes de fait et de droit tirées par la SPR, notamment au sujet de l’appréciation de la crédibilité et de l’existence d’une PRI, est celle de la décision raisonnable (Ortiz Garzon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 299, aux paragraphes 24 et 25; Goltsberg c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 886, au paragraphe 16).

[21]           Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada explique :

[...] La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité.  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

VI.             Prétentions et moyens des parties et analyse

L’appréciation que la SPR a faite de la crédibilité du demandeur principal était‑elle raisonnable compte tenu de la preuve?

[22]           Je suis d’accord pour dire que la crédibilité constitue l’essentiel de la compétence de la SPR (Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 143 NR 238, à la page 239 (CAF)).

[23]           Toutefois, dans le cas qui nous occupe, la SPR a commis des erreurs graves et importantes dans son compte rendu de faits cruciaux pour la demande d’asile des demandeurs. À mon avis, ces erreurs fatales ont mené à un résultat déraisonnable au sens de l’arrêt Dunsmuir.

[24]           Comme nous l’avons déjà signalé, la SPR a conclu qu’elle ne disposait d’aucun rapport prouvant ou corroborant les allégations des demandeurs au sujet de deux des agressions dont le demandeur principal se prétendait victime. Ces deux conclusions de la SPR sont totalement erronées. En fait, il existait bel et bien deux rapports. Le premier, qui porte la signature du docteur Kamran Afzal et qui est datée du 9 mai 2013, confirme que le demandeur principal a été hospitalisé au complexe médical Ammar le 16 mai 2011 et le second, signé le 7 mai 2013 par le docteur Rukhshanda Sultana, confirme que le demandeur principal a été hospitalisé vers 18 h le 19 juin 2011 à l’hôpital Hameed Latif.

[25]           La conclusion suivant laquelle les rapports médicaux concernant ces deux agressions n’existaient pas était inacceptable et par conséquent déraisonnable.

[26]           On me demande de n’accorder aucune importance à ces erreurs très graves. En toute déférence, bien qu’elle doive se garder de scruter à la loupe les décisions des tribunaux administratifs, la Cour ne peut passer sous silence ou excuser de telles erreurs. S’ils sont acceptés, ces rapports sont susceptibles de prouver ou de corroborer l’argument du demandeur principal suivant lequel il a été persécuté. Ces rapports et son témoignage suivant lequel il a été agressé revêtent une importance capitale pour sa demande d’asile. Je ne me prononce pas sur leur valeur, mais ces éléments doivent de toute évidence être soupesés et tranchés par un autre tribunal.

[27]           L’erreur commise au sujet de ces deux rapports amène la Cour à s’interroger au sujet des éléments de preuve se rapportant aux autres agressions dont le demandeur principal aurait été victime.

[28]           La troisième agression dont le demandeur principal aurait fait l’objet a également été documentée et était susceptible d’être prouvée ou corroborée par un rapport médical déposé par le demandeur. Toutefois, la SPR a rejeté le rapport médical qui a été déposé en déclarant qu’il n’avait aucune valeur probante. Tout comme les deux autres rapports médicaux, ce document avait une importante cruciale quant à l’affirmation du demandeur principal suivant laquelle il avait été persécuté.

[29]           La SPR n’a pas motivé son rejet du troisième rapport. Dans ces conditions, force m’est de conclure que ce défaut a mené à une décision déraisonnable en ce sens qu’elle manque de transparence. Les parties et le public ne sont en effet pas en mesure de comprendre la raison du rejet d’un rapport qui revêtait une telle importance pour l’argument du demandeur principal suivant lequel il avait été persécuté. Il se peut que la SPR ait estimé qu’il s’agissait d’un faux document ou d’un document inexact, mais nous ne pouvons que spéculer.

[30]           Bien que ces trois conclusions suffisent pour trancher la présente demande, je tiens à formuler quelques observations au sujet du rejet, par la SPR, du quatrième argument avancé par le demandeur principal relativement à sa quatrième agression. Il va sans dire que le demandeur principal spécule sur l’identité de ses agresseurs. Il s’agit de savoir si ces spéculations sont raisonnables. C’est à la SPR qu’il incombera de trancher la question, d’après la preuve dont elle disposera lors d’une nouvelle audience. Si la SPR donne gain de cause au demandeur principal au sujet des trois autres agressions, elle pourrait raisonnablement conclure que le même groupe criminel était l’auteur de cette quatrième agression.

[31]           Il appartient à la Commission de se prononcer sur la crédibilité. Vu les conclusions qui précèdent, la présente affaire doit être renvoyée à une autre formation de la SPR pour une nouvelle décision au motif que le rejet des trois rapports médicaux soumis par le demandeur n’était pas raisonnable.

[32]           Dans ces conditions, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la conclusion de la SPR suivant laquelle le demandeur disposait d’une PRI raisonnable à Karachi.

VII.          Dispositif

[33]           Je conclus par conséquent que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie et que l’affaire devrait être renvoyée à une autre formation de la SPR pour qu’elle rende une nouvelle décision. Aucune question à certifier n’a été proposée par les parties et l’affaire n’en soulève aucune. Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT

LA COUR :

1.      ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire;

2.      RENVOIE la demande d’asile des demandeurs à une autre formation de la Section de la protection des réfugiés pour qu’elle rende une nouvelle décision;

3.      DÉCLARE qu’aucune question n’est certifiée;

4.      DÉCLARE qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

S. Tasset

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5254-13

 

INTITULÉ :

SAFDAR SIDDIQUE, NAHEED SAFDAR, MINHA ET MUHAMMAD ZAEEM c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

John Savaglio

 

PoUR LES demandeurs

 

Asha Gafar

 

PoUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Savaglio

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.