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Date : 20141016


Dossier : T-2035-14

Référence : 2014 CF 990

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 16 octobre 2014

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

BRADLEY COURCHENE, PETER COURCHENE, RÉVÉREND RICHARD BRUYERE, CYNTHIA BUNN, LILLIAN SPENCE, WAYNE M. FONTAINE et

JOHN COURCHENE

demandeurs

et

PREMIÈRE NATION DE SAGKEENG, ÉGALEMENT CONNUE SOUS LE NOM DE BANDE DE FORT ALEXANDER et CHEF INTÉRIMAIRE DERRICK HENDERSON, CONSEILLER JOSEPH GERALD DANIELS, CONSEILLER LYLE MORRISSEAU ET CONSEILLER KIRBY SWAMPY

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.         Vue d’ensemble

[1]               Les demandeurs cherchent à faire annuler la décision du chef et des conseillers de la Première Nation de Sagkeeng d’ordonner la tenue d’un second scrutin de leurs membres sur un important projet de loi, en l’occurrence la Loi de 2014 de la Première Nation de Sagkeeng sur l’accord avec Manitoba Hydro [Sagkeeng 2014 Hydro Accord Law]. S’il est adopté, ce projet de loi mettrait en œuvre une entente intervenue entre la Première Nation et Hydro Manitoba qui prévoit le versement d’une indemnité pécuniaire pour les terres touchées par des barrages hydroélectriques (39 millions de dollars), des contrats à venir (jusqu’à concurrence de 100 millions de dollars) d’autres terres, et la protection et la mise en valeur du littoral.

[2]               Le projet de loi a été rejeté lors d’un premier vote à mainlevée tenu le 14 juin 2014 (à 265 voix contre 120). La Première Nation compte une population de 7 565 habitants.

[3]               Pour diverses raisons, les chefs et les conseillers ont décidé d’organiser un second scrutin, dont la tenue est prévue pour le 17 octobre 2014. Il s’agit de la décision à l’examen en l’espèce.

[4]               Les demandeurs soutiennent que la décision est déraisonnable, principalement parce qu’elle contrevient à la Loi établissant le processus d’adoption des lois de la Première Nation [Process Law], un instrument qui explique de quelle manière les nouvelles lois sont édictées. Dans leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs réclament l’infirmation de la décision. Ils sollicitent également une injonction provisoire pour empêcher la tenue du vote.

[5]               À mon avis, la décision n’était pas déraisonnable. Le chef et les conseillers avaient des réserves au sujet du premier vote en raison du nombre limité de consultations préalables tenues auprès de la collectivité, de la présence d’un certain nombre de personnes lors des assemblées de consultation qui avaient empêché la communication de renseignements au sujet de la teneur de l’accord, du faible taux de participation lors du scrutin et du fait que ce dernier avait eu lieu à main levée. Par conséquent, le chef et les conseillers ont décidé de procéder à une campagne de sensibilisation plus poussée auprès des membres de la Première Nation et d’inciter un plus grand nombre de membres à exercer leur droit de vote ‑ notamment auprès de membres habitant à l’extérieur de la réserve ‑ en permettant la tenue d’un scrutin secret. À mon avis, il s’agissait là d’une réaction raisonnable dans les circonstances.

[6]               Par conséquent, je suis d’avis de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Il s’ensuit que je rejetterais également la requête en injonction provisoire.

II.        Contexte factuel

[7]               La Première Nation et Manitoba Hydro ont conclu en 1997 un accord de dix ans portant sur les répercussions de plusieurs centrales hydroélectriques. Manitoba Hydro a versé des indemnités totalisant plus de trois millions de dollars.

[8]               En 2005, en prévision de l’expiration du premier accord, les parties ont entamé des négociations en vue de la signature d’un éventuel second accord. La Première Nation a créé un « groupe consultatif » composé de 20 membres chargés de se pencher sur ses préoccupations et de consulter ses membres. De nombreuses rencontres et consultations ont eu lieu et ont débouché sur la rédaction de la première ébauche de l’accord avec Manitoba Hydro en février 2014. Des documents accessoires ont également été rédigés, en l’occurrence le Fonds de protection du patrimoine de Sagkeeng et la Loi relative au Trésor. Ces documents ont reçu l’approbation de principe des conseillers de la Première Nation en mai 2014. À la suite de la tenue d’autres séances d’information, des documents d’information ont été distribués et des messages ont été diffusés dans les médias et les trois documents devaient faire l’objet d’un vote lors de l’assemblée des législateurs devant avoir lieu le 14 juin 2014.

[9]               Comme nous l’avons déjà mentionné, le projet de loi devant mettre à exécution l’accord a été rejeté.

[10]           Le Conseil de la Première Nation était au courant de certaines des préoccupations de la collectivité et les a transmises à Manitoba Hydro. Parmi celles‑ci, mentionnons le manque de consultation, le montant de l’indemnité jugé insuffisant, la durée trop longue de l’accord, l’insuffisance de la protection du littoral et l’absence d’électricité subventionnée. Tout en se disant déçue du résultat du premier vote, Manitoba Hydro a refusé de modifier l’accord, mais a convenu de laisser la question en suspens jusqu’au 31 octobre 2014 pour permettre la tenue d’un second vote à ce sujet.

[11]           Le chef et les conseillers ont décidé de sensibiliser davantage les membres de la Première Nation et de procéder à un second vote le 17 octobre 2014.

III.      Questions préliminaires au sujet de la preuve

[12]           Chacune des parties conteste la preuve de l’autre. Les défendeurs allèguent que la preuve des demandeurs est truffée d’opinions, de conjectures et d’arguments. Les demandeurs affirment que la preuve des défendeurs repose en grande partie sur du ouï-dire et qu’il convient d’en tirer des conclusions défavorables.

[13]           À mon avis, les circonstances ne permettent pas de procéder à une évaluation très détaillée de la preuve. La plupart des éléments de preuve qui ont été portés à ma connaissance ont été recueillis en quelques jours à peine. Je m’attendrais donc, d’une part, à ce que certains éléments de preuve pertinents manquent ou n’aient pu être obtenus de la part de souscripteurs d’affidavits au courant des faits. D’autre part, avec un peu plus de temps, certains des affidavits auraient pu être révisés de manière à en retirer certains commentaires non pertinents et malheureux.

[14]           Il serait injuste pour les deux parties, selon moi, d’appliquer des règles strictes en ce qui concerne l’admissibilité de la preuve dans ces circonstances. Au lieu de scruter à la loupe les éléments de preuve de chacune des parties, je m’en remettrai plutôt aux éléments de preuve dont je dispose et qui me semblent pertinents et raisonnablement fiables.

IV.       La décision de tenir un second vote de ratification était-elle raisonnable?

[15]           Les demandeurs présentent deux principaux arguments. D’abord, ils affirment que la Loi établissant le processus d’adoption des lois ne permet pas la tenue d’un second vote sur un projet de loi à moins que la loi ait été révisée après le premier scrutin. De plus, ils soutiennent qu’un vote au scrutin secret est incompatible avec les traditions de la Première Nation et qu’il ne peut donc pas être approuvé selon la Loi établissant le processus d’adoption des lois, laquelle est censée incarner les pratiques coutumières de la Première Nation.

[16]           Les demandeurs affirment, dans leur avis de demande et dans leur mémoire des faits et du droit, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Toutefois, dans leur mémoire en réplique, ils soutiennent que la norme applicable est celle de la décision correcte. Ils affirment que leur position a évolué après examen des questions en jeu en l’espèce.

[17]           On trouve peut-être un certain appui dans la jurisprudence pour la position la plus récente des demandeurs. Il n’est pas nécessaire que je tranche cette question, compte tenu du fait qu’à mon avis, il n’est pas nécessaire de l’examiner. L’avis de demande informait les défendeurs de la position que les demandeurs avaient l’intention de défendre. Leur mémoire des faits et du droit confirmait et explicitait cette position. Les défendeurs ont naturellement admis que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable, mais ils n’ont soumis aucun argument sur ce point.

[18]           À mon avis, il serait injuste de recevoir les nouveaux arguments des demandeurs suivant lesquels la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Ces arguments contrediraient la position qu’ils ont jusqu’ici défendue et empêcheraient les défendeurs de répondre sur le fond à leur argument. En fait, les défendeurs – et la Cour – ont reçu les nouvelles observations présentées par les demandeurs en réponse la veille de l’audience. De plus, les nouveaux arguments des demandeurs ne se prêtent de toute évidence pas à la formulation d’observations en réponse (Canada (Ministre du Revenu national c Sumanis, [1994] ACF no 1556, au paragraphe 4; Lioubimenko c Canada, [1994] ACF no 485, au paragraphe 4). En conséquence, j’appliquerai la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[19]           Les demandeurs affirment que le chef et les conseillers, en permettant la tenue d’un second scrutin sur le projet de loi rejeté, ont interprété de façon déraisonnable la Loi établissant le processus d’adoption des lois. Je ne suis pas de leur avis.

[20]           Je constate que Loi établissant le processus d’adoption des lois n’est pas un code complet. Elle vise de toute évidence à énoncer certains principes et procédures généraux et non à prévoir des modalités détaillées. Par exemple, elle ne prévoit rien au sujet de la façon dont le vote doit se dérouler (à main levée, par scrutin secret, ou autrement).

[21]           De plus, la Loi établissant le processus d’adoption des lois est muette sur les mesures à prendre lorsque les résultats du scrutin sur un projet de loi sont contestés ou que des préoccupations ont été exprimées au sujet de l’équité ou de la fiabilité des résultats. Ces questions relèvent du chef et des conseillers et leur décision est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[22]           La Loi établissant le processus d’adoption des lois affirme que les projets de loi sont préparés par le conseil exécutif (le chef et les conseillers), qu’ils sont soumis à la consultation publique, révisés en conséquence puis soumis à l’assemblée des législateurs, qui les acceptent ou les rejettent (art. 3 – voir l’annexe pour les dispositions citées). Lorsque, comme en l’espèce, un projet de loi a été rejeté, le conseil exécutif peut le réviser et le soumettre de nouveau à l’assemblée des législateurs (art. 4).

[23]           Les demandeurs affirment que les défendeurs n’ont aucun motif les justifiant de soumettre de nouveau le projet de loi à l’assemblée des législateurs parce qu’il n’a pas été révisé depuis le dernier scrutin. Manitoba Hydro a clairement écarté toute révision de l’accord sous‑jacent au projet de loi. Ils affirment par conséquent que le scrutin prévu pour le 17 octobre 2014 ne sera qu’une simple répétition du vote du 14 juin 2014, ce qui n’est pas prévu par la Loi établissant le processus d’adoption des lois.

[24]           À mon avis, la Loi établissant le processus d’adoption des lois n’envisageait tout simplement pas la situation qui s’est produite en l’espèce. Un scrutin a eu lieu sur l’accord proposé avec Manitoba Hydro, mais le chef et les conseillers ont raisonnablement conclu que ce processus comportait les problèmes que nous avons déjà évoqués. La Loi établissant le processus d’adoption des lois ne prévoit aucune disposition au sujet de cette situation. À mon avis, la tenue d’un second scrutin, à la suite d’autres consultations et séances d’information avec la collectivité, ne constitue pas une réponse déraisonnable. Bien que la Loi établissant le processus d’adoption des lois indique que le chef et les conseillers peuvent réviser un projet de loi et le soumettre de nouveau à l’assemblée des législateurs, elle ne les empêche pas de soumettre de nouveau un projet de loi lorsqu’ils ont des réserves au sujet de processus ayant conduit au premier scrutin et au sujet des résultats de celui‑ci.

[25]           À mon avis, le chef et les conseillers ont par conséquent conclu de façon raisonnable que la ligne de conduite à suivre dans les circonstances consistait à soumettre la question à un second vote après d’autres consultations et échanges de renseignements.

[26]           Le chef et les conseillers ont également décidé qu’il vaudrait mieux procéder par voix de scrutin secret plutôt que par scrutin à main levée compte tenu du fait que certains membres seraient mal à l’aise de faire connaître publiquement leur opinion sur une question aussi litigieuse. Les demandeurs soutiennent que cette décision était déraisonnable étant donné qu’elle était contraire à la façon traditionnelle de voter au sein de la communauté.

[27]           Je ne suis pas de cet avis.

[28]           Dans les circonstances que nous avons relatées, le chef et les conseillers avaient des raisons valables d’être préoccupés par le faible taux de participation au scrutin et par la fiabilité des résultats de ce vote public.

[29]           De plus, le mode de scrutin dans le cas d’un projet de loi n’est pas précisé dans la Loi établissant le processus d’adoption des lois. Le vote qui a eu lieu au sujet de l’accord de 1997 avec Manitoba Hydro s’était déroulé à main levée, alors celui du 14 juin 2014 l’a aussi été. Or, rien n’empêchait les chefs et les conseillers de prévoir un vote au scrutin secret. Ce mode de scrutin n’est pas inconnu de la Première Nation; on l’utilise pour l’élection du chef et des conseillers. Le fait que le vote à main levée ait été utilisé dans le passé dans le cas des accords avec Manitoba Hydro ne signifie pas que tous les accords futurs devront être décidés de la même façon ou que la façon de voter sur d’autres questions ne peut plus être au moyen d’un vote à main levée.

[30]           Dans le cas qui nous occupe, des préoccupations précises et valables ont été formulées au sujet du mode de scrutin utilisé lors du premier vote. Par conséquent, je ne puis conclure que la décision de tenir un vote au scrutin secret était déraisonnable. Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, le fait de tenir un vote au scrutin secret ne violerait pas la Loi établissant le processus d’adoption des lois ou les pratiques coutumières de la Première Nation.

V.        Conclusion et décision

[31]           La décision du chef et des conseillers de la Première Nation de Sagkeeng de tenir un second vote au sujet de la Loi de 2014 de la Première Nation de Sagkeeng sur l’accord avec Manitoba Hydro n’était pas déraisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire, le tout avec dépens.

[32]           Comme la requête en injonction provisoire des demandeurs était fondée sur la demande principale de contrôle judiciaire, il s’ensuit que cette requête doit être également rejetée.

 


JUGEMENT

LA COUR :

1.         REJETTE la demande de contrôle judiciaire, le tout avec dépens;

2.         REJETTE la requête en injonction interlocutoire des demandeurs.

« James W. O’Reilly »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


[traduction]

Annexe

Loi établissant le processus d’adoption des lois

Sagkeeng Onakomgawin

[…]

Procédure à suivre

3.  La procédure à suivre pour adopter une loi est la suivante :

a)      Les Anicinabek peuvent, par résolution adoptée lors d’une assemblée des législateurs, ordonner qu’une loi soit adoptée;

b)      un projet de loi est préparé par le conseil exécutif conformément à la résolution de l’assemblée;

c)      le projet de loi est soumis à la consultation publique;

d)     le projet de loi est révisé par le conseil exécutif au besoin à la suite de la consultation publique;

e)      le projet de loi est soumis à l’assemblée des législateurs pour qu’il l’accepte ou le rejette;


 

f)       si le projet de loi est accepté par l’assemblée des législateurs, le conseil exécutif l’adopte formellement comme loi;

g)      le secrétaire du gouvernement certifie ensuite la loi et la promulgue sous le sceau de la Nation.

Révision ultérieure

4.  Le conseil exécutif peut réviser et soumettre de nouveau à l’assemblée des législateurs un projet de loi qui a été rejeté.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2035-14

INTITULÉ :

BRADLEY COURCHENE, PETER COURCHENE, RÉVÉREND RICHARD BRUYERE, CYNTHIA BUNN, LILLIAN SPENCE, WAYNE M. FONTAINE et

JOHN COURCHENE c PREMIÈRE NATION DE SAGKEENG, ÉGALEMENT CONNUE SOUS LE NOM DE BANDE DE FORT ALEXANDER ET CHEF INTÉRIMAIRE DERRICK HENDERSON, CONSEILLER JOSEPH GERALD DANIELS, CONSEILLER LYLE MORRISSEAU ET CONSEILLER KIRBY SWAMPY

 

AUDIENCE TENUE PAR CONFÉRENCE TÉLÉPHONIQUE ENTRE OTTAWA, CALGARY ET WINNIPEG

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 14 octobre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

J.R. Norman Boudreau

Corey B. Shefman

POUR LES demandeurS

 

Ryan Lake

Michael Bailey

Steven Carey

 

pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BOUDREAU LAW

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

pour les demandeurS

 

MAURICE LAW

Avocats

Calgary (Alberta)

pour les défendeurs

 

 

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