Décisions de la Cour fédérale

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Date : 20141014


Dossier : T-815-13

Référence : 2014 CF 971

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 octobre 2014

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

ASLAM SHER MOHAMMAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Aslam Sher Mohammad fait appel de la décision d’un juge de la citoyenneté, qui a refusé sa demande de citoyenneté canadienne au motif qu’il ne satisfaisait pas aux exigences linguistiques prévues dans la Loi sur la citoyenneté.

[2]               Monsieur Mohammad soutient que l’alinéa 300c) des Règles des Cours fédérales, qui régit la conduite des procédures de contestation des décisions des juges de la citoyenneté, outrepasse le pouvoir de réglementation du Comité des règles des Cours fédérales constitué en vertu de l’article 45.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Cela est dû au fait que, suivant le paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, la contestation de ces décisions doit se faire par voie d’« appel », et non au moyen d’une demande.

[3]               Selon M. Mohammad, vu qu’aucune règle n’a été dûment adoptée, il devrait être autorisé à faire juger son appel de la décision du juge de la citoyenneté par voie d’une audition de novo devant la Cour, comme cela était fait avant que les Règles des Cours fédérales ne soient modifiées en 1998.

[4]               À titre subsidiaire, M. Mohammad soutient que le juge de la citoyenneté a commis une erreur dans l’appréciation de sa maîtrise de l’anglais.

[5]               M. Mohammad n’a pas réussi à me convaincre que l’alinéa 300c) des Règles des Cours fédérales outrepasse les pouvoirs conférés par l’article 46 de la Loi sur les Cours fédérales, ni que le juge de la citoyenneté a commis une erreur d’appréciation de ses compétences linguistiques. En conséquence, l’appel sera rejeté.

I.                   Le contexte

[6]               M. Mohammad est un citoyen de l’Inde qui a obtenu la résidence permanente au Canada en 2006. Il a demandé la citoyenneté canadienne en 2009 et, en février 2011, un agent de la citoyenneté a jugé que sa demande devait être transmise à un juge de la citoyenneté pour que soit évaluée sa connaissance du Canada et de la langue.

[7]               M. Mohammad a comparu devant le juge de la citoyenneté le 6 mars 2013. Il a réussi l’examen portant sur la connaissance du pays avec l’aide d’un interprète, mais a échoué celui portant sur sa connaissance de l’anglais, en obtenant une note de 1 sur 6. Dans une lettre datée du 11 mars 2013, le juge de la citoyenneté a rejeté la demande de citoyenneté canadienne de M. Mohammad au motif qu’il n’avait pas une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada, comme l’exige l’alinéa 5(1)d) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29.

[8]               Le juge de la citoyenneté a souligné que, suivant l’article 14 du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93‑246, on considérera qu’un demandeur possède une « connaissance suffisante » de l’une des langues officielles du Canada s’il comprend des déclarations et des questions élémentaires formulées verbalement et s’il peut communiquer oralement ou par écrit des renseignements élémentaires et des réponses à des questions.

[9]               Le juge de la citoyenneté a conclu que M. Mohammad ne satisfaisait pas au volet linguistique des conditions d’attribution de la citoyenneté parce qu’il [traduction] « était incapable de comprendre des déclarations et des questions élémentaires formulées verbalement ou des renseignements ou des réponses à des questions élémentaires ».

[10]           Le juge de la citoyenneté a décidé de ne pas recommander la levée de l’exigence linguistique pour des raisons d’ordre humanitaire; il a aussi refusé d’attribuer la citoyenneté pour remédier à une situation inhabituelle de détresse ou récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, ainsi que l’autorise le paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté. Le demandeur ne conteste pas ce dernier aspect de la décision du juge de la citoyenneté.

II.                Les questions en litige

[11]           Les questions soulevées par M. Mohammad peuvent être résumées comme suit :

1.                  La loi autorisait-elle le Comité des règles de la Cour fédérale à modifier la procédure régissant la conduite des appels interjetés en vertu de la Loi sur la citoyenneté en 1998?

2.                  La décision du juge de la citoyenneté était‑elle raisonnable?

III.             La question de la validité

[12]           M. Mohammad souligne qu’avant que les Règles de la Cour fédérale, DORS/98‑106 ne soient modifiées, en 1998, les appels en matière de citoyenneté prenaient la forme de procès de novo instruits par des juges de la Cour fédérale ou de la Cour de l’Échiquier, qui l’a précédée, ces juges siégeant en qualité de juges de la Cour d’appel de la citoyenneté. Les nouveaux éléments de preuve y étaient recevables. En outre, les juges pouvaient interroger les candidats à la citoyenneté canadienne et tirer leurs propres conclusions concernant le respect des conditions prévues par la Loi sur la citoyenneté en vigueur à l’époque.

[13]           Selon M. Mohammad, cette façon de faire était conforme à l’intention du législateur, comme en font foi les observations présentées à la Chambre des communes et au comité parlementaire compétent au moment de l’édiction de la Loi sur la citoyenneté de 1967, SC 1967‑68, c 4, et plus tard, lors de l’édiction de la Loi sur la citoyenneté de 1976, SC 1974‑75‑76, c 108.

[14]           En 1967, le secrétaire parlementaire du Secrétaire d’État a confirmé, devant la Chambre des communes, que le gouvernement proposait la création d’une cour d’appel de la citoyenneté chargée « d’entendre les appels interjetés contre les décisions négatives des tribunaux de citoyenneté » [non souligné dans l’original].

[15]           Cela dit, la Loi sur la citoyenneté de 1967 ne précisait pas la procédure à suivre pour la conduite des appels en matière de citoyenneté. En fait, le paragraphe 30A(7) de la Loi laissait aux juges de la Cour d’appel de la citoyenneté le soin d’établir les règles régissant l’interjection des appels, sous réserve de l’approbation du gouverneur en conseil. Par contre, il convient de signaler que le paragraphe 30A(5) de la Loi conférait à la Cour d’appel de la citoyenneté le pouvoir de confirmer ou infirmer la décision du tribunal dont il était fait appel.

[16]           Par la suite, la Cour d’appel de la citoyenneté a adopté des règles qui prévoyaient notamment que l’instruction des appels dont elle était saisie se ferait par voie de nouvelle audition : paragraphe 10(1) des Règles. En outre, la Cour était autorisée à recevoir des éléments de preuve et à procéder à l’interrogatoire des appelants, selon ce qu’elle estimait indiqué : paragraphe 10(2) des Règles.

[17]           À l’abolition, en 1970, de la Cour de l’Échiquier, l’instruction des appels en matière de citoyenneté a été confiée à la Section de première instance de la Cour fédérale. Les Règles concernant les appels en matière de citoyenneté ont été abrogées et remplacées par les Règles de la Cour fédérale. Toutefois, ces appels ont continué de prendre la forme d’auditions de novo, conformément à la procédure qui était alors prévue par les Règles de la Cour fédérale.

[18]           En 1976, la Loi sur la citoyenneté a été modifiée à nouveau. M. Mohammad invoque les propos tenus à l’époque par un avocat du ministère de la Justice devant un comité parlementaire. Ce dernier a en effet déclaré qu’en vertu des nouvelles dispositions législatives, [traduction] « [l]e demandeur pourra bénéficier d’un procès de novo devant la Cour fédérale, puisque les juges de la citoyenneté ne sont pas de véritables juges ». Or, ce n’est pas ce qui a été retenu dans le texte définitif de la Loi.

[19]           Le paragraphe 13(5) de la Loi sur la citoyenneté de 1976 prévoyait que les décisions rendues en matière de citoyenneté pouvaient être portées en appel devant la Cour fédérale. Il convient toutefois de signaler que, mis à part le fait qu’elle fixait à 30 jours le délai pour interjeter appel, la nouvelle loi était tout aussi muette quant à la procédure à suivre pour ce faire, laissant ainsi au Comité des règles de la Cour fédérale le soin de concevoir le processus applicable.

[20]           Cela dit, il est intéressant de noter que sous le régime de cette nouvelle loi, les juges n’étaient plus habilités à confirmer ou infirmer les décisions dont il était fait appel et, à cet égard, je ne souscris pas au point de vue de M. Mohammad, qui prétend qu’il faut simplement y voir [traduction] « un oubli » de la part du législateur.

[21]           En 1985, la Loi sur la citoyenneté a été révisée et refondue, pour devenir la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29. Bien que cette dernière loi ait été récemment modifiée par le projet de loi C‑24, Loi renforçant la citoyenneté canadienne, 2e sess., 41e lég., 2014 (adopté par la Chambre des communes le 19 juin 2014), je crois comprendre que les parties conviennent que la version de la loi applicable en l’espèce est celle de 1985.

[22]           Les dispositions relatives aux appels figurent à l’article 14 de la Loi sur la citoyenneté de 1985. Le paragraphe 14(5) de cette loi prévoit qu’un demandeur peut interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté à la Cour fédérale. Encore une fois, la Loi prévoit un délai d’appel de 60 jours, mais ne dit rien en ce qui concerne la procédure régissant les appels.

[23]           Vers le milieu des années 1990, le Comité des règles de la Cour fédérale s’est engagé dans un processus exhaustif de révision et de modernisation des Règles de la Cour fédérale datant de 1971.

[24]           Le Comité des règles est le produit d’une loi. Il a été constitué sous le régime de l’article 45.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Sous réserve de l’approbation du gouverneur en conseil, ce comité peut « prendre les mesures nécessaires à l’application de toute loi donnant compétence à la Cour d’appel fédérale ou à la Cour fédérale ou à un juge de celles-ci en ce qui touche les instances devant elles ».

[25]           Suivant le paragraphe 46(2) de la Loi sur les Cours fédérales, le comité peut également, au titre de cet article, prendre des règles dont la portée s’étend « à des questions, notamment de pratique et de procédure, qui surviennent à l’occasion d’affaires engagées sous le régime d’une loi quelconque mais qui ne sont pas prévues par celle-ci ou toute autre loi et qu’il est jugé nécessaire de régir en vue de l’application de ces lois ».

[26]           La révision des Règles de la Cour fédérale menée en 1990 a donné lieu à des études exhaustives et des consultations à grande échelle et a conduit à une série de modifications en profondeur des règles. Les changements visaient, entre autres choses, à simplifier la procédure et à assurer une plus grande efficacité.

[27]           Mais pour les besoins particuliers de l’espèce, mentionnons que, suivant l’alinéa 300c) des Règles de la Cour fédérale de 1998, les appels interjetés en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté seraient désormais instruits sous le régime de la partie 5 des Règles, comme s’il s’agissait d’une demande. Ces appels seraient fondés sur le dossier présenté au juge de la citoyenneté et ne feraient plus l’objet d’une audition de novo. Ces règles ont été approuvées par le gouverneur en conseil et elles ont valeur de législation déléguée.

[28]           Pour contester avec succès la validité de l’alinéa 300c) des Règles de la Cour fédérale de 1998, M. Mohammad doit démontrer qu’il est incompatible avec l’objectif de sa loi habilitante ou encore qu’il déborde le cadre du mandat prévu par cette loi : Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, au paragraphe 24, [2013] 3 RCS 810.

[29]           Les règlements jouissent d’une présomption de validité, ce qui « favorise une méthode d’interprétation qui concilie le règlement avec sa loi habilitante de sorte que, dans la mesure du possible, le règlement puisse être interprété d’une manière qui le rend intra vires » : Katz Group Canada Inc., précité, au paragraphe 25, passage souligné dans l’original.

[30]           Aucune disposition de la Loi sur les Cours fédérales ou de la Loi sur la citoyenneté de 1985 ne prévoyait que les appels des décisions rendues par un juge de la citoyenneté devaient être instruits par voie d’audition de novo. Il ne fait aucun doute que depuis 1967, l’intention du législateur est de laisser à la discrétion de la Cour (ou des autres cours qui l’ont précédée) les décisions concernant la procédure à suivre dans le cadre des appels en matière de citoyenneté, et les commentaires qu’aurait formulés un avocat du ministère de la Justice en 1976 ne sauraient écarter une intention aussi claire.

[31]           Pendant un certain temps, le gouverneur en conseil a approuvé un processus prévoyant des auditions de novo. Depuis 1998, année où le gouverneur en conseil a approuvé les Règles des Cours fédérales actuellement en vigueur, c’est plutôt par introduction d’une demande que le processus est engagé. L’instruction se fait désormais à partir du dossier dont disposait le juge de la citoyenneté; il peut être complété par de nouveaux éléments de preuve si l’affaire soulève des questions d’équité procédurale ou de compétence. L’un et l’autre processus sont le produit de règles de la Cour, et ni l’un ni l’autre n’était incompatible avec les objectifs de la Loi sur les Cours fédérales ou de la Loi sur la citoyenneté.

[32]           Par conséquent, M. Mohammad n’a pas réussi à me convaincre que l’alinéa 300c) des Règles des Cours fédérales outrepasse les pouvoirs conférés par la Loi sur les Cours fédérales ou la Loi sur la citoyenneté.

IV.             La décision du juge de la citoyenneté était-elle déraisonnable?

[33]           À l’audience, M. Mohammad a reconnu qu’il n’avait pas d’argument solide à avancer pour faire valoir que le juge de la citoyenneté avait mal évalué ses aptitudes en anglais, et je suis d’accord avec son appréciation.

[34]           Toutefois, il prétend que, puisque la Loi sur la citoyenneté permet d’interjeter « appel » à la Cour, il me faut appliquer à la décision du juge de la citoyenneté la norme de révision qui vaut en appel, soit celle de l’« erreur manifeste et dominante ». À l’appui de ce qu’il avance, il invoque la décision Huruglica c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 799, [2014] ACF no 845, qui traite de la norme judiciaire appliquée par la Section d’appel des réfugiés dans le cadre de l’examen des décisions rendues par la Section de la protection des réfugiés, deux organes faisant partie de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié. Dans cette décision, le juge Phelan procède à une analyse des différences entre la norme applicable aux examens en appel et celle qui est utilisée dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[35]           Le défendeur prétend que la Cour a maintes fois déclaré que la norme de contrôle applicable aux décisions des juges de la citoyenneté sur des questions se rapportant à l’admissibilité d’une personne à la citoyenneté était celle de la décision raisonnable : voir, p. ex. Zhao c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1536, au paragraphe 45, 306 FTR 206; Amoah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 775, au paragraphe 14, [2009] ACF no 947; Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 85, au paragraphe 10, [2006] ACF no 119.

[36]           Je n’ai pas à statuer sur cette question en l’espèce puisque le choix de la norme de contrôle n’aurait pas une influence déterminante sur l’issue de l’appel de M. Mohammad. Que j’applique la norme de l’« erreur manifeste et dominante » applicable en appel ou la norme de raisonnabilité établie par la jurisprudence de la Cour, il n’a pas été établi que le juge de la citoyenneté a commis quelque erreur que ce soit dans l’appréciation des aptitudes de M. Mohammad en langue anglaise.

[37]           Dans sa décision, le juge de la citoyenneté énonce les raisons qui l’ont amené à conclure que M. Mohammad ne satisfaisait pas aux exigences linguistiques prévues par l’alinéa 5(1)d) de la Loi sur la citoyenneté, et la Cour n’a aucune raison d’intervenir.

V.                Conclusion

[38]           Pour les motifs qui précèdent, l’appel de M. Mohammad est rejeté. Étant donné que M. Mohammad a soulevé une question présentant une certaine importance eu égard à l’ensemble du régime, j’exercerai le pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré en n’adjugeant pas de dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.                  L’appel est rejeté.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-815-13

 

INTITULÉ :

ASLAM SHER MOHAMMAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er octobre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

le 14 octobre 2014

 

COMPARUTIONS :

William Macintosh

 

pour le demandeur

 

Timothy Fairgrieve

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Massood Joomratty

Avocats

Surrey (Colombie‑Britannique)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour le défendeur

 

 

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