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Date : 20141009


Dossier : T-1093-13

Référence : 2014 CF 963

[TRADUCTION FRANÇAISE CETRIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 octobre 2014

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

EDDIE BELLEFEUILLE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’instance

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, en vue d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale [le TSS], constitué sous le régime de la partie 5 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 [la LMEDS]. Dans des motifs datés du 7 mai 2013, la division d’appel du TSS [la division d’appel] a refusé au demandeur la permission d’interjeter appel de la décision d’un tribunal de révision [le TR], lequel a refusé d’accorder une pension d’invalidité au demandeur en vertu du Régime de pensions du Canada, LRC 1985, c C‑8 [le RPC].

[2]               Le demandeur s’adresse maintenant à la Cour pour obtenir l’annulation de la décision de la division d’appel et le renvoi de son dossier à un autre membre de la division d’appel pour nouvel examen. Il sollicite également les dépens afférents à sa demande.

II.                Ordonnance préliminaire concernant l’intitulé de la demande

[3]               À l’ouverture de l’audience portant sur la demande, les parties ont confirmé qu’elles consentaient à ce que soit rendue une ordonnance désignant le procureur général du Canada à titre de défendeur plutôt que le ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences. Les parties ont demandé cette ordonnance en février 2014, mais celle‑ci n’a pas encore été rendue. Il est juste de dire que le procureur général du Canada est le défendeur légitime selon le paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Par conséquent, il est ordonné de désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur dans la présente instance et de modifier l’intitulé de la demande en conséquence.

III.             Le contexte

[4]               Le 21 octobre 2010, le demandeur a présenté une demande de prestations d’invalidité au titre du RPC. Le 3 février 2011, un évaluateur médical travaillant pour Service Canada a rejeté sa demande au motif qu’il n’était pas atteint d’une invalidité grave et prolongée. Le demandeur a alors sollicité le réexamen de cette décision. Le 16 août 2011, sa demande de prestations d’invalidité a été rejetée par un deuxième évaluateur médical pour le même motif, à savoir l’absence d’invalidité grave et prolongée.

[5]               Après avoir essuyé ces refus, le demandeur a fait appel au TR en vertu de ce qui était alors le paragraphe 82(1) du RPC. Le TR a rejeté l’appel du demandeur par décision écrite datée du 2 janvier 2013. Pour rendre sa décision, le TR a examiné non seulement les témoignages du demandeur et de son épouse, mais aussi les nombreux rapports rédigés par des médecins et d’autres professionnels de la santé. Sur la base de la preuve dont il disposait et des observations formulées par l’avocat du demandeur, le TR a déterminé que, même s’il était incapable de continuer de travailler comme ouvrier en bâtiment, le demandeur restait en mesure d’occuper un autre emploi de nature sédentaire. Le TR n’était donc pas convaincu que l’invalidité du demandeur était suffisamment grave pour lui donner droit à une pension d’invalidité dans le cadre du RPC. Ayant jugé que l’invalidité du demandeur n’était pas grave, le TR a conclu qu’il n’était pas nécessaire de rendre une décision concernant le caractère prolongé de l’invalidité.

[6]               Le 28 mars 2013, le demandeur s’est adressé à la Commission d’appel des pensions [la CAP] en vertu de ce qui était alors le paragraphe 83(1) du RPC, afin d’obtenir la permission d’interjeter appel. C’est la division d’appel du TSS qui, le 1er avril 2013, a hérité de sa demande de permission d’en appeler, conformément à l’article 260 de la Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable, LC 2012, c 19, qui prévoit ce qui suit :

260. Toute demande de permission d’interjeter appel présentée avant le 1er avril 2013, au titre du paragraphe 83(1) du Régime de pensions du Canada, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur de l’article 229, est réputée être une demande de permission d’en appeler présentée le 1er avril 2013 à la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale si aucune décision n’a été rendue relativement à cette demande.

260. Any application for leave to appeal filed before April 1, 2013 under subsection 83(1) of the Canada Pension Plan, as it read immediately before the coming into force of section 229, is deemed to be an application for leave to appeal filed with the Appeal Division of the Social Security Tribunal on April 1, 2013, if no decision has been rendered with respect to leave to appeal.

IV.             La décision de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale

[7]               Dans une décision écrite portant la date du 7 mai 2013, une formation de la division d’appel composée d’un seul membre [la membre] a refusé d’accorder au demandeur la permission d’en appeler de la décision du TR.

[8]               Selon la division d’appel, la question qu’il fallait trancher dans ce dossier était de savoir si le demandeur avait une chance raisonnable de succès en faisant appel de la décision du TR. Dans le cadre de l’analyse de cette question, la division d’appel a examiné la décision rendue par la Cour dans Canada (Procureur général) c Zakaria, 2011 CF 136, [2011] ACF no 189 (QL) [Zakaria], pour en venir à la conclusion que le demandeur devait démontrer qu’au moins un moyen d’appel a une chance raisonnable de succès, ce qui peut être fait en présentant de nouveaux éléments de preuve ou en relevant une erreur de droit ou une erreur importante de fait commise par le TR.

[9]               La division d’appel a noté que bon nombre des arguments avancés par le demandeur étaient en fait, pour l’essentiel, l’expression de son désaccord quant à la valeur probante qu’avait accordée le TR à certains des éléments de preuve dont il disposait et aux conclusions qu’il avait tirées au sujet des ces éléments de preuve. Invoquant la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Simpson c Canada (Procureur général), 2012 CAF 82, [2012] ACF no 334 (QL), la division d’appel a déclaré que le tribunal appelé à décider d’accorder ou non la permission d’interjeter appel ne pouvait substituer son appréciation de la valeur probante de la preuve à celle du tribunal ayant tiré les conclusions de fait; en conséquence, la division d’appel a conclu que les arguments du demandeur ne révélaient aucun moyen d’appel ayant une chance raisonnable de succès.

[10]           La division d’appel a ensuite déterminé qu’aucun des autres moyens d’appel soulevés par le demandeur ne présentait de chance raisonnable de succès. Plus précisément, la division d’appel a rejeté les moyens suivants :

a.                   le TR a mal interprété le terme [traduction] « amplification des symptômes »;

b.                  le TR a commis une erreur en concluant que le demandeur conservait une certaine capacité de travail sans mentionner d’emplois précis;

c.                   le TR n’a pas considéré la situation du demandeur dans un contexte réaliste conformément à ce qu’a préconisé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Villani c Canada (Procureur général), 2001 CAF 248, [2002] 1 RCF 130 [Villani].

Au moment d’arriver à sa décision de refuser la demande de permission d’en appeler, la division d’appel a souligné qu’il fallait plus qu’une simple énumération de faits pour révéler un moyen d’appel, puis elle a ajouté ce qui suit :

[traduction]

[14]      Pour finir, le demandeur promet de fournir d’autres rapports médicaux dès qu’ils seront disponibles. Il n’a pas demandé de délai supplémentaire pour produire ces éléments de preuve. Aucun autre rapport n’a été reçu. Je conclus que le simple fait de promettre la présentation de nouvelles preuves ne constitue pas un moyen d’appel ayant une chance raisonnable de succès.

V.                La compétence de la Cour fédérale

[11]           Comme nous l’avons vu précédemment, la division d’appel du TSS a hérité de la compétence de la CAP en ce qui concerne les demandes de permission d’en appeler déposées et toujours pendantes au 1er avril 2013. Par le passé, il revenait normalement à la Cour de procéder au contrôle judiciaire des décisions rendues par des membres désignés de la CAP sur des demandes de permission d’appeler (voir Canada (Procureur général) c Landry, 2008 CF 810, aux paragraphes 20 et 21, 334 FTR 157).  Bien que, suivant l’alinéa 28(1)g) de la Loi sur les Cours fédérales, c’est désormais à la Cour d’appel fédérale qu’est conféré le pouvoir de contrôler la plupart des décisions de la division d’appel, les décisions portant sur une demande de permission d’en appeler font expressément exception :

28. (1) La Cour d’appel fédérale a compétence pour connaître des demandes de contrôle judiciaire visant les offices fédéraux suivants :

28. (1) The Federal Court of Appeal has jurisdiction to hear and determine applications for judicial review made in respect of any of the following federal boards, commissions or other tribunals:

 

 

[…]

 

 

g) la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale, constitué par l’article 44 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, sauf dans le cas d’une décision qui est rendue au titre du paragraphe 57(2) ou de l’article 58 de cette loi ou qui vise soit un appel interjeté au titre du paragraphe 53(3) de cette loi, soit un appel concernant une décision relative au délai supplémentaire visée au paragraphe 52(2) de cette loi, à l’article 81 du Régime de pensions du Canada, à l’article 27.1 de la Loi sur la sécurité de la vieillesse ou à l’article 112 de la Loi sur l’assurance-emploi;

(g) the Appeal Division of the Social Security Tribunal established under section 44 of the Department of Employment and Social Development Act, unless the decision is made under subsection 57(2) or section 58 of that Act or relates to an appeal brought under subsection 53(3) of that Act or an appeal respecting a decision relating to further time to make a request under subsection 52(2) of that Act, section 81 of the Canada Pension Plan, section 27.1 of the Old Age Security Act or section 112 of the Employment Insurance Act;

 

 

 

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

L’article 58 de la LMEDS prévoit ce qui suit :

58. (1) Les seuls moyens d’appel sont les suivants :

58. (1) The only grounds of appeal are that           

 

 

a) la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence;

(a) the General Division failed to observe a principle of natural justice or otherwise acted beyond or refused to exercise its jurisdiction;

 

 

b) elle a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que l’erreur ressorte ou non à la lecture du dossier;

(b) the General Division erred in law in making its decision, whether or not the error appears on the face of the record; or

 

 

c) elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

(c) the General Division based its decision on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it.

 

 

(2) La division d’appel rejette la demande de permission d’en appeler si elle est convaincue que l’appel n’a aucune chance raisonnable de succès.

(2) Leave to appeal is refused if the Appeal Division is satisfied that the appeal has no reasonable chance of success.

 

 

(3) Elle accorde ou refuse cette permission.

(3) The Appeal Division must either grant or refuse leave to appeal.

 

 

 

(4) Elle rend une décision motivée par écrit et en fait parvenir une copie à l’appelant et à toute autre partie.

(4) The Appeal Division must give written reasons for its decision to grant or refuse leave and send copies to the appellant and any other party.

[12]           La décision de la division d’appel en cause ici a été rendue en vertu de l’article 58 de la LMEDS : elle est donc expressément exclue de la compétence de la Cour d’appel fédérale par l’alinéa 28(1)g) de la Loi sur les Cours fédérales. Il s’ensuit que la Cour a la compétence voulue pour contrôler la décision de la division d’appel de refuser au demandeur la permission d’en appeler.

VI.             Les observations des parties

[13]           Le demandeur soutient, en résumé, que la membre du TSS a appliqué le mauvais critère pour décider s’il y avait lieu d’accorder la permission d’en appeler, qu’elle n’a pas tenu compte comme elle le devait d’un certain nombre d’arguments qu’il a présentés et qu’elle a manqué à l’équité en n’attendant pas la remise de la preuve médicale supplémentaire.

[14]           Le défendeur soutient que la seule question en litige dans le cadre de la présente demande est de savoir s’il était raisonnable que la membre du TSS refuse au demandeur la permission d’en appeler. Le défendeur conteste par ailleurs l’admissibilité d’un rapport d’évaluation des besoins en matière de réadaptation professionnelle. Ce rapport a été rédigé par monsieur Robert Lychenko en date du 21 mai 2013 et joint en tant que pièce à l’affidavit souscrit par monsieur Alec Gowland le 17 juillet 2013, puis versé au dossier du demandeur.

VII.          Les questions en litige et la norme de contrôle

A.                Peut‑on tenir compte de l’évaluation des besoins en réadaptation de M. Lychenko?

[15]           Lors de l’audition de la présente demande, le défendeur a fait observer que le rapport d’évaluation des besoins en matière de réadaptation professionnelle, rédigé par M. Lychenko et daté du 21 mai 2013, ne faisait pas partie du dossier certifié du tribunal déposé devant la division d’appel et que la Cour ne devrait donc pas en tenir compte dans le cadre du contrôle de la décision de la membre du TSS.

[16]           Je souscris à l’avis du défendeur : la Cour ne doit pas tenir compte du rapport de M. Lychenko pour procéder au contrôle de la décision de la division d’appel. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le dossier est normalement constitué uniquement de ce qui a été porté à la connaissance du décideur; s’il en allait autrement, il y aurait un risque que la demande de contrôle judiciaire se transforme en procès sur le fond. Or, le contrôle judiciaire consiste en réalité à évaluer la légalité des mesures administratives (voir : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, aux paragraphes 14 à 20, 428 NR 297, cité dans Gaudet c Canada (Procureur général), 2013 CAF 254, au paragraphe 4, [2013] ACF no 1189 (QL)). La division d’appel ne pouvait pas déterminer si l’appel du demandeur avait une chance raisonnable de succès ou si l’affaire révélait une cause défendable à partir d’éléments de preuve qui étaient attendus, mais dont elle n’a pu prendre connaissance (voir : Villeneuve c Canada (Procureur général), 2013 CF 498, au paragraphe 46, 432 FTR 234).

B.                 La division d’appel a-t-elle manqué à l’équité?

[17]           Le demandeur soutient que la division d’appel a agi avec iniquité en statuant sur sa demande de permission d’en appeler sans attendre qu’il produise les nouveaux éléments de preuve d’ordre médical promis et sans communiquer avec lui pour s’enquérir au sujet de cette preuve. 

[18]           Il est admis qu’au regard de la common law, la division d’appel avait l’obligation générale d’agir avec équité envers le demandeur (voir : Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, à la page 653, 24 DLR (4th) 44); toutefois, au paragraphe 42 de l’arrêt Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :

[42]      […] L’obligation d’équité ne s’applique pas de la même manière dans tous les cas. […] il faut retenir que dans un cas donné, la nature de l’obligation dépendra des circonstances particulières de l’affaire. …

[19]           À cet égard, la Cour note ce qui est prévu à l’alinéa 41a) du Règlement sur le Tribunal de la sécurité sociale, DORS/2013‑60 [le RTSS] :

41. Avant d’accorder ou de refuser la permission d’en appeler, la division d’appel peut :

41. Before granting or refusing an application for leave to appeal, the Appeal Division may

 

 

a) demander des renseignements supplémentaires au demandeur en lui adressant des questions écrites auxquelles il répond par écrit;

(a) request further information from the applicant by way of written questions and answers;

 

[20]           Certes, l’alinéa 41a) autorise la division d’appel à demander des renseignements supplémentaires au demandeur avant d’accorder ou de refuser la permission d’en appeler, mais il s’agit néanmoins d’un pouvoir de nature discrétionnaire qui n’impose à la division d’appel aucune obligation particulière envers le demandeur. Compte tenu du degré d’équité requis au regard des circonstances de l’espèce, la division d’appel n’était pas tenue d’attendre de nouveaux éléments de preuve ni de chercher à savoir s’ils étaient disponibles avant de refuser la permission d’en appeler. S’il est vrai que la division d’appel aurait pu prendre les devants et demander à prendre connaissance des éléments de preuve présentés comme nouveaux avant de rendre sa décision, j’estime qu’aucune obligation d’équité ne lui commandait de le faire.

[21]           Par ailleurs, il convient de rappeler la teneur de l’alinéa 66(1)b) de la LMEDS :

66. (1) Le Tribunal peut annuler ou modifier toute décision qu’il a rendue relativement à une demande particulière :

66. (1) The Tribunal may rescind or amend a decision given by it in respect of any particular application if

 

 

[…]

 

 

b) dans les autres cas, si des faits nouveaux et essentiels qui, au moment de l’audience, ne pouvaient être connus malgré l’exercice d’une diligence raisonnable lui sont présentés.

(b) in any other case, a new material fact is presented that could not have been discovered at the time of the hearing with the exercise of reasonable diligence.

 

 

(2) La demande d’annulation ou de modification doit être présentée au plus tard un an après la date où l’appelant reçoit communication de la décision.

(2) An application to rescind or amend a decision must be made within one year after the day on which a decision is communicated to the appellant.

[22]           Rien dans la preuve n’indique qu’après avoir reçu le rapport de M. Lychenko, le demandeur se soit adressé à la division d’appel pour obtenir la modification ou l’annulation de la décision de lui refuser la permission d’en appeler, et ce, même s’il a pris possession de ce rapport bien avant l’expiration du délai de prescription prévu au paragraphe 66(2).

[23]           À mon sens, l’alinéa 66(1)b) de la LMEDS offrait au demandeur un moyen de porter le rapport de M. Lychenko (dans la mesure où ce rapport présentait des faits nouveaux et essentiels) à l’attention de la division d’appel. En permettant au demandeur de faire valoir, à ce stade‑ci, que la division d’appel a en quelque sorte manqué à l’équité en statuant sur sa demande sans attendre la preuve médicale supplémentaire qu’il avait promise et sans communiquer avec lui pour s’enquérir au sujet de cette preuve revient essentiellement à imposer à la division d’appel une responsabilité dont le demandeur aurait pu lui‑même s’acquitter.

C.                 La norme de contrôle

[24]           Les parties n’ont soumis aucune jurisprudence portant sur le contrôle d’une décision du TSS. Or, la Cour d’appel fédérale a rendu récemment une décision digne de mention : Atkinson c Procureur général du Canada, 2014 CAF 187, [2014] ACF no 840 (QL) [Atkinson]. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a fait les observations suivantes :

[traduction]

[30]      La création du TSS représente une réforme en profondeur des mécanismes d’appel en matière de demandes de prestations d’assurance-emploi et de sécurité de la vieillesse. Elle vise à offrir des mécanismes d’appel plus efficients, plus simples et plus rationnels pour les décisions du Régime de pensions du Canada, de la Sécurité de la vieillesse et de l’assurance-emploi en « offrant un guichet unique où l’on peut interjeter appel » (en ligne : Tribunal de la sécurité sociale – Canada.ca http://www.canada.ca/fr/tss/). Les changements apportés ne touchent pas uniquement la composition et la structure du TSS, mais aussi ses règles de pratique (voir le Règlement sur le Tribunal de la sécurité sociale, DORS/2013‑60). 

[31]      À mon avis, les différences de structure, de composition et de mission entre le TSS et la CAP ne réduisent en rien la nécessité d’appliquer une norme de contrôle caractérisée par la retenue lors de la révision des décisions du TSS. L’une des missions du TSS consiste à interpréter le RPC et à le mettre en application, et, dans le cadre de l’exercice de ses fonctions, le TSS sera appelé de façon régulière à appliquer ce texte législatif. En outre, le paragraphe 64(2) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social restreint également le type de questions de droit ou de fait que le TSS peut trancher concernant le RPC, probablement pour assurer que ce tribunal ne traite que des questions qui relèvent de son champ d’expertise. Ces facteurs laissent entendre que le législateur avait l’intention que la Cour fasse preuve de retenue à l’égard du TSS étant donné que son champ d’expertise est plus étendu en matière d’interprétation et d’application du RPC.

[25]           S’agissant par ailleurs de la CAP, qui a précédé le TSS, le juge Rennie a récemment résumé le droit applicable à la décision d’un membre désigné d’accorder ou non l’autorisation d’interjeter appel dans Grein c Canada (Ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2014 CF 650, [2014] ACF no 678 (QL) :

[6]        Le contrôle de la décision d’un membre de la CAP de faire droit ou non à la demande d’autorisation d’appel nécessite l’examen de deux questions : le critère identifié était‑il le bon (cause défendable); et, en deuxième lieu, le critère a‑t‑il été appliqué de manière adéquate? Le choix du critère juridique est assujetti à la norme de contrôle de la décision correcte; l’application du critère est assujettie à la norme de la raisonnabilité.

[7]        Le critère pour faire droit à la demande d’autorisation d’interjeter appel est celui de savoir si la demande soulève une « cause défendable ». Une cause défendable est soulevée si une preuve importante nouvelle ou supplémentaire est produite avec la demande ou si la demande soulève une question de droit ou une question de fait importante qui n’ont pas été examinées de manière adéquate par le TR dans sa décision : Callihoo c Canada (Procureur général) [2000] ACF no 612 (CFPI), aux paragraphes 15 et 22; Canada (Procureur général) c Zakaria, 2011 CF 136, aux paragraphes 35, 36 et 38.

D.                La division d’appel a‑t‑elle commis une erreur dans le choix du critère à appliquer à la décision d’accorder ou non la permission d’en appeler?

[26]           Le demandeur fait valoir que la membre du TSS a confondu le critère de la « cause défendable » pouvant justifier l’autorisation d’en appeler avec celui de la « chance raisonnable de succès » désormais codifié au paragraphe 58(2) de la LMEDS.

[27]           Quant au défendeur, il prétend que ce supposé « nouveau critère » énoncé au paragraphe 58(2) de la LMEDS est plus stricte que l’« ancien critère » de la cause défendable, en ce sens que les seuls moyens d’appels admis à compter du 1er avril 2013 sont ceux énumérés au paragraphe 58(1) de la LMEDS, lequel n’envisage pas la possibilité d’établir l’existence d’une chance raisonnable de succès en présentant de nouveaux éléments de preuve ou en relevant une erreur de droit ou une erreur importante de fait commise par le tribunal de révision. 

[28]           Il ne serait pas indiqué, en l’espèce, de statuer de manière définitive sur la question de savoir s’il existe ou non une différence réelle ou substantielle entre ce que le défendeur a choisi de désigner comme étant l’« ancien critère » applicable aux décisions rendues par la CAP en matière de permission d’en appeler et le « nouveau critère » relatif aux décisions de même nature rendues par la division d’appel du TSS. En effet, les faits à l’origine de la demande de permission d’en appeler de la décision de la CAP sont antérieurs au 1er avril 2013. La Cour devrait par conséquent trancher ce débat lorsqu’elle sera clairement saisie d’une décision de la division générale du TSS à l’égard de laquelle la permission d’en appeler à la division d’appel du TSS est demandée.

[29]           Quoi qu’il en soit, je suis d’avis qu’en l’espèce, la division d’appel n’a pas erré dans le choix du critère à appliquer pour décider s’il y avait lieu ou non de permettre l’appel. Bien que sa décision s’articule autour de la question de savoir si les moyens d’appel avaient une «  chance raisonnable de succès », selon les termes du paragraphe 58(2) de la LMEDS, plutôt que celle de savoir si le demandeur avait une « cause défendable » à faire valoir, selon le critère formulé dans la jurisprudence antérieure, la membre du TSS (au paragraphe 8 de sa décision) s’est servie, à juste titre, de la décision rendue par la Cour dans l’affaire Zakaria comme fondement de son analyse de la demande de permission d’en appeler du demandeur. Or, comme le fait remarquer le juge de Montigny au paragraphe 37 des motifs de Zakaria : « [L]a question de savoir si le défendeur a une cause défendable en droit revient à se demander si le défendeur a une chance raisonnable de succès sur le plan juridique : Canada (Ministre du Développement des Ressources humaines) c Hogervorst, 2007 CAF 41, au paragraphe 37; Fancy c Canada (Ministre du Développement social), 2010 CAF 63, aux paragraphes 2 et 3. »

E.                 La décision de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale est‑elle déraisonnable?

[30]           À mon avis, la décision de la division d’appel était raisonnable. La Cour ne peut intervenir si la décision de la division d’appel est transparente, justifiée et intelligible et si elle peut se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). En l’espèce, ces critères sont respectés étant donné que les motifs de la division d’appel « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708).

[31]           Au paragraphe 9 de sa décision, la division d’appel a rejeté bon nombre des motifs de révision invoqués par le demandeur en expliquant que ceux-ci ne faisaient que remettre en cause la valeur probante attribuée à la preuve. Or, la simple possibilité que la preuve présentée au TR soit appréciée de manière favorable au demandeur en appel ne fait pas naître une cause défendable ou une chance raisonnable de succès justifiant d’octroyer la permission d’en appeler.

[32]           En ce qui a trait à la question de [traduction] « l’amplification des symptômes », le demandeur a déclaré dans l’énoncé de ses moyens d’appel que le TR avait mal interprété cette notion en y ajoutant une composante : la tromperie délibérée. Toutefois, rien n’indique que le TR n’ait pas saisi le contenu du rapport du Dr Tepperman sur cette question. Le TR a conclu que le demandeur n’était pas digne de foi parce qu’il suivait une thérapie médicamenteuse classique et qu’il n’avait pas poursuivi ses traitements de physiothérapie ni cherché d’autres moyens de contrôler la douleur qu’il disait ressentir. Du reste, lorsqu’il a parlé des signes d’amplification des symptômes, le TR s’est limité à observer qu’ils concordaient avec la conclusion à laquelle il était arrivé. Il était donc raisonnable que la division d’appel statue que ce moyen d’appel ne présentait aucune chance raisonnable de succès.

[33]           Le demandeur prétend que le TR a appliqué le critère de Villani de manière erronée. Au paragraphe 54 de sa décision, le TR a conclu que le demandeur [traduction] « restait en mesure d’occuper un autre emploi de nature plus sédentaire ». De l’avis du demandeur, cette conclusion est contraire aux indications données aux paragraphes 47 et 48 de Villani, où la Cour critique le fait que dans d’autres décisions, des catégories de travail ont été vaguement définies, par exemple le « travail semi-sédentaire », afin d’asseoir une conclusion portant que l’invalidité en cause n’est pas grave. Cependant, il est clair que le TR connaissait bien les facteurs énoncés dans Villani et il était raisonnable que la division d’appel conclue que ce moyen d’appel ne présentait aucune chance raisonnable de succès. Puisqu’il incombait au demandeur de prouver la gravité de l’invalidité dont il est atteint et que le TR a déterminé qu’il manquait de crédibilité, ce moyen d’appel n’aurait aucune chance raisonnable de succès, à moins que le demandeur ne parvienne à faire renverser les conclusions de fait du TR, ce qui, de l’avis raisonnable de la division d’appel, ne devait pas être fait.

[34]           Le demandeur prétend en outre que le TR a eu tort d’exiger qu’il se cherche un emploi sans évaluer s’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il le fasse. Au paragraphe 45 de sa décision, le TR a déclaré que [traduction] « dans des affaires où il y a des preuves de capacité de travail, [l’appelant] doit également démontrer que les efforts pour trouver un emploi et le conserver ont été infructueux pour des raisons de santé ». Selon moi, il n’était pas déraisonnable que la division d’appel rejette ce moyen d’appel soulevé par le demandeur puisque le TR reprend pratiquement mot à mot les propos tenus par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Inclima c Canada (Procureur général), 2003 CAF 117, [2003] ACF no 378 (QL). Au paragraphe 3 de ses motifs, celle‑ci déclare en effet :

[U]n demandeur qui dit répondre à la définition d'incapacité grave doit non seulement démontrer qu'il (ou elle) a de sérieux problèmes de santé, mais dans des affaires comme la présente, où il y a des preuves de capacité de travail, il doit également démontrer que les efforts pour trouver un emploi et le conserver ont été infructueux pour des raisons de santé.

Puisque le TR a conclu que le demandeur demeurait dans une mesure apte au travail, il est compréhensible et raisonnable que la division d’appel n’ait attribué à ce moyen d’appel aucune chance raisonnable de succès.

[35]           Finalement, en déclarant, au paragraphe 14 de sa décision, que [traduction ]« le simple fait de promettre la présentation de nouvelles preuves ne constitue pas un moyen d’appel ayant une chance raisonnable de succès », la division d’appel a tiré une conclusion raisonnable pour les motifs déjà mentionnés en lien avec le rapport de M. Lychenko.

[36]           Par conséquent, je conclus, en définitive, que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée. Le défendeur n’ayant pas présenté de demande en ce sens, la Cour n’adjugera aucuns dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

LA COUR STATUE EN OUTRE que l’intitulé de la demande est modifié de façon à ce que le procureur général du Canada soit désigné comme défendeur à la place du ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1093-13

 

INTITULÉ :

EDDIE BELLEFEUILLE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 AOÛT 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :

 

LE 9 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Robert W. Becker

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Vanessa Luna

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowland, Boriss

Avocats

Peterborough (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Gatineau (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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