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Date : 20140916


Dossier : T-2792-96

Référence : 2014 CF 883

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 16 septembre 2014

En présence de monsieur le protonotaire Roger R. Lafrenière

ENTRE :

MERCK & CO.,

MERCK FROSST CANADA & CO.,

MERCK FROSST CANADA LTD., SYNGENTA LIMITED,

ASTRAZENECA UK LIMITED ET ASTRAZENECA CANADA INC.

demanderesses

et

APOTEX INC.

défenderesse

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               La défenderesse, Apotex Inc. (Apotex), a présenté une requête en autorisation pour déposer un énoncé en réponse des questions en litige modifié.

[2]               Apotex désire faire valoir devant un arbitre nommé en vertu de l’article 153 des Règles de la Cour fédérale que les demanderesses n’ont pas droit à des dommages-intérêts pour contrefaçon de leur brevet, parce qu’après la délivrance du jugement sur la responsabilité rendu contre Apotex et l’épuisement des appels d’Apotex, mais avant l’audience sur le renvoi relatif aux dommages-intérêts, la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt dans une autre instance dans lequel elle rejetait l’un des principes invoqués par le juge de première instance pour conclure que le brevet des demanderesses avait été délivré à juste titre. Apotex demande également l’autorisation d’alléguer que les demanderesses ont violé certaines dispositions de la Loi sur la concurrence, de manière à les rendre inadmissibles à des dommages-intérêts.

[3]               Les demanderesses s’opposent à la requête, au motif que les modifications proposées sont hors délai, qu’elles sont préjudiciables et qu’elles ne font état d’aucune question raisonnable pouvant être traitée à ce stade de l’instance.

[4]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que la requête pour obtenir l’autorisation d’apporter des modifications devrait être rejetée intégralement.

Les faits

(A)       Le contexte

[5]               Les faits, tirés des actes de procédure et de divers jugements cités par les parties, sont résumés ci-après.

[6]               Les demanderesses, Merck & Co. Inc. (Merck US), Merck Frosst Canada & Co., Merck Frosst Canada Ltd. (Merck Canada et, collectivement, « Merck ») et Syngenta Limited, Astrazeneca UK Limited (Astrazeneca UK) et Astrazeneca Canada Inc. (Astrazeneca Canada et, collectivement, « Astrazeneca »), ont intenté l’action sous-jacente contre Apotex pour contrefaçon du brevet canadien no 1,275,350 (le brevet 350) le 19 décembre 1996.

[7]               Le brevet 350 est l’un des six brevets subdivisés d’une seule demande de brevet portant le numéro de série 341,340 (la demande 340) et revendiquant priorité à cet égard. Le brevet 350 a été délivré en vertu du paragraphe 36(2) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4, toujours en application, selon lequel une demande complémentaire pourrait (et, dans certains cas, doit) être déposée si la demande de brevet décrit et revendique plus d’une invention. Le paragraphe 36(4) permettait que les demandes complémentaires déposées conformément au paragraphe 36(2) revendiquent la priorité à compter de la date de la demande de brevet pertinente.

[8]               La demande 340 revendiquait l’invention d’une vaste classe de composés qui comprenaient l’enalapril, l’enalprilat et le lisinopril, chacun ayant été déclaré utile pour la fin déclarée, à savoir le traitement de l’hypertension. Le brevet 350 revendiquait une classe plus limitée de composés sélectionnés dans la classe plus vaste de la demande 340 (dont le lisinopril) et plus spécifiquement le lisinopril comme tel dans la revendication 2.

[9]               Les demanderesses ont allégué dans leur déclaration modifiée qu’Apotex avait enfreint les revendications 1, 2 et 5 du brevet 350. Apotex a, de son côté, fait valoir dans une demande reconventionnelle l’invalidité du brevet 350.

[10]           Le 24 juillet 2000, la protonotaire Roza Aronovitch a ordonné la disjonction des questions de responsabilité et de dommages (l’ordonnance de disjonction) sur consentement des parties, de manière à reporter ultérieurement l’interrogatoire préalable et le calcul du montant des dommages-intérêts ou des bénéfices.

(B)       Le procès relatif à la responsabilité

[11]           L’instruction de l’étape de la responsabilité de l’action a débuté le 9 janvier 2006 devant le juge Roger Hughes. À l’instruction, l’un des arguments d’Apotex était que le brevet 350 était nul, parce que Merck avait enfreint l’exigence fondamentale contenue dans la Loi sur les brevets selon laquelle chaque brevet doit divulguer une invention utile au public. Plus précisément, Apotex soutenait que Merck US avait obtenu six brevets, dont le brevet 350, en contrepartie de la divulgation d’une invention unique dans la demande 340.

[12]           Apotex a fait valoir que, comme Merck avait divulgué seulement une invention dans la demande 340, elle n’avait droit qu’à un brevet. D’après Apotex, le brevet 350 n’a pas divulgué une invention distincte et n’a par conséquent pas été délivré à juste titre aux termes du paragraphe 36(2) de la Loi sur les brevets.

[13]           Dans sa décision datée du 26 avril 2006 intitulée Merck & Co Inc c Apotex Inc, 2006 CF 524, (2006), 53 CPR (4th) 1 (le jugement sur la responsabilité), le juge Hughes a statué que l’argument d’Apotex avait été empêché par l’irrecevabilité, parce qu’il aurait pu être soulevé dans un litige précédent concernant le brevet pour l’enalapril, qui avait également découlé de la demande 340. Malgré cette conclusion, il s’est penché sur la question de savoir si la demande 340 divulguait plus d’une invention.

[14]           Le juge Hughes a conclu, avec de fortes réserves, que chaque revendication dans la demande 340 divulguait une invention distincte. Il considérait qu’il était lié par deux décisions du juge Thurlow de la Cour de l’Échiquier, qui avaient été maintenues par la Cour suprême du Canada et portaient sur des brevets similaires à la demande 340 : Boehringer Sohn, CH c BellCraig Ltd, [1962] Ex CR 201; conf. par 1963 CanLII 67 (CSC), [1963] RCS 410 (Boehringer), et Hoechst Pharmaceuticals of Canada Ltd et al c Gilbert & Company et al, [1965] 1 Ex CR 710; conf. par 1965 CanLII 52 (CSC), [1966] RCS 189 (Hoechst). Le juge Hughes a énoncé le raisonnement suivant au paragraphe 116 :

[…] Si je devais aborder la question sans les contraintes que m’impose la jurisprudence, je conclurais en fait que la demande 340 vise une seule invention, une classe de composés, dont les composés individuels, tels que le lisinopril, ne sont que des illustrations. Cependant, les décisions Boehringer et Hoechst, précitées, m’obligent à conclure différemment, sur le mince fondement que la demande 340 contenait non seulement des exemples, mais aussi des revendications spécifiques visant les composés individuels que sont l’énalapril, l’énalaprilat et le lisinopril, dont chacun, selon la théorie de cette jurisprudence, constitue une invention différente de celle de la classe. Une juridiction supérieure pourra être persuadée d’une autre position, mais en raison de l’intégrité de la jurisprudence de la Cour, je dois conclure que la demande 340 divulgue des inventions distinctes à l’égard de chaque membre de la classe, le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat.

[15]           Sur la base de ces conclusions et pour d’autres motifs, le juge Hughes a rendu un jugement déclarant que le brevet 350 était valide et avait été contrefait par Apotex, accordant des dommages-intérêts aux demanderesses et ordonnant la tenue d’une audience pour quantifier ces dommages-intérêts.

(C)       Les faits postérieurs au jugement sur la responsabilité

(i)         L’appel à la CAF et l’autorisation de pourvoi devant la CSC

[16]           Le jugement sur la responsabilité a été porté en appel devant la Cour d’appel fédérale par Apotex. Le 10 octobre 2006, l’appel a été rejeté : Merck & Co Inc c Apotex Inc, 2006 CAF 323. La Cour d’appel n’a pas souscrit à la conclusion du juge Hughes selon laquelle l’argument d’Apotex était empêché par l’irrecevabilité, mais, comme lui, a accepté de se fonder sur Boehringer et a donc maintenu la conclusion selon laquelle la demande 340 divulguait plus d’une invention.

[17]           L’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada a été refusée le 10 mai 2007 : Apotex Inc c Merck & Co Inc, [2006] SCCA No 507.

(ii)        Le renvoi relatif aux dommages-intérêts

[18]           Le 22 mars 2010, les demanderesses ont déposé une demande pour établir le lieu et la date du renvoi. Merck et Astrazeneca ont toutes deux produit un énoncé des questions en litige. Apotex a déposé son énoncé en réponse le 7 septembre 2010.

[19]           Par ordonnance du juge en chef en date du 13 avril 2012, l’audition du renvoi doit débuter le 12 janvier 2015 et durer 25 jours.

(iii)       Teva c Pfizer

[20]           Le 8 avril 2012, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans Teva Canada Ltd c Pfizer Canada Inc, [2012] 3 RCS 625 (Teva). La question soumise à la Cour dans Teva concernait le caractère suffisant de la divulgation dans un brevet revendiquant un grand nombre de composés, dont la molécule sildenafil, qui étaient prétendument efficaces pour le traitement de la dysfonction érectile (le brevet 446). Les revendications contenues dans le brevet 446 étaient structurées comme des « revendications en cascade », c’est-à-dire que chaque revendication renvoyait à des groupes de composés de plus en plus petits et que les deux dernières revendications renvoyaient à un composé individuel. Par exemple, la revendication 1 portait sur plus de 260 trillions de composés : voir le paragraphe 73. Le brevet 446 divulguait que l’un des composés revendiqués avait causé une érection pénienne chez des hommes impuissants pendant les essais, mais n’a pas divulgué quel composé avait été testé.

[21]           Teva avait fait valoir à l’instruction que la divulgation dans le brevet 446 était insuffisante, parce qu’une personne versée dans l’art ignorerait lesquels des composés revendiqués constituaient l’invention utile. Toutefois, le juge Michael Kelen, dans Pfizer Canada Inc c Novopharm Limited, 2009 CF 638, ainsi que la Cour d’appel fédérale, dans Novopharm Limited c Pfizer Canada Inc, 2010 CAF 242, invoquant la décision rendue dans Boehringer, ont tous deux statué que chaque revendication dans le brevet 446 divulguait une invention distincte. Comme on considérait que la revendication sur le sildenafil portait sur sa propre invention, la question de trouver l’invention utile parmi l’ensemble des composés revendiqués n’a pas été soulevée.

[22]           La Cour suprême du Canada, qui a accueilli le pourvoi de Teva, a statué que Teva avait prouvé son allégation selon laquelle le brevet 446 n’était pas valide. Traitant de la nature de l’invention, le juge Lebel, rédigeant le jugement au nom de la Cour, a déclaré que la décision de la Cour de l’Échiquier dans Boehringer avait été mal interprétée. Il a ajouté au paragraphe 57 :

[…] Toutefois, elles interprètent mal cette décision, car la Cour de l’Échiquier n’y établit pas qu’à chacune des revendications de la demande de brevet correspond une invention distincte.  En fait, comme le souligne Teva (m.a., par. 106‑109), ce n’est qu’après l’examen du mémoire descriptif dans son entier que la Cour de l’Échiquier statue que chacune des revendications du brevet en cause vise une invention distincte.  Elle n’établit pas le principe général que chacune des revendications d’une demande de brevet vise toujours une invention distincte.  Une telle assertion serait contraire au régime créé par la Loi.

[23]           Le juge Lebel a expressément fait mention de la décision rendue par la Cour d’appel fédérale en appel du jugement sur la responsabilité (ce qu’il appelait « Apotex ACE ») et a formulé les observations suivantes aux paragraphes 63 et 64 :

[63]      La Cour d’appel fédérale a partiellement infirmé la décision Apotex ACE, mais confirmé la conclusion selon laquelle des revendications distinctes divulguent des inventions distinctes.  Or, je rappelle que cette conclusion générale est contraire aux dispositions de la Loi et doit être rejetée.

[64]      Il se peut que chacune des revendications d’un brevet divulgue une invention distincte, comme dans Boehringer.  Toutefois, on ne peut se prononcer qu’à l’issue d’une analyse des faits propres à une affaire.  Selon moi, Teva propose au par. 119 de son mémoire une démarche appropriée en l’espèce : [traduction] « . . . le mémoire descriptif doit être considéré dans son ensemble pour déterminer si le sildénafil et les autres composés revendiqués sont liés de telle sorte qu’ils forment une seule idée originale générale ».  Cette approche concorde avec l’observation de notre Cour selon laquelle « [i]l faut considérer l’ensemble de la divulgation et des revendications pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement... » (Consolboard, p. 520).

(iv)       Virgin c Zodiac

[24]           Le 3 juillet 2013, la Cour suprême du Royaume-Uni a rendu sa décision dans Virgin Atlantic Airways Limited c Zodiac Seats UK Limited, [2013] UKSC 46 (Virgin Atlantic). Dans cette affaire, il a été jugé que Zodiac Seats UK Limited (Zodiac) avait contrefait un brevet portant sur des sièges d’avion inclinables, détenu par Virgin Atlantic Airways Ltd. (Virgin). Cette décision a été maintenue en appel, et l’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême a été refusée. Toutefois, après l’expiration des droits d’appel de Zodiac, mais avant l’évaluation des dommages subis par Virgin, le brevet qui faisait l’objet de la poursuite a été modifié par l’Office européen des brevets (l’OEB) sous prétexte qu’il était invalide dans sa forme initiale. Cette modification a eu pour effet que le brevet jugé contrefait par Zodiac a été réputé n’avoir jamais existé.

[25]           La question en litige soumise à la Cour suprême du Royaume-Uni consistait à déterminer si, pendant l’enquête sur les dommages, Zodiac avait le droit d’affirmer qu’il n’y avait pas eu de dommages, parce que le brevet avait ultérieurement été modifié et que les sièges de Zodiac n’enfreignaient pas le brevet modifié. Les deux jugements concordants ont statué que Zodiac était autorisée à invoquer la modification subséquente du brevet (et l’invalidité du brevet non modifié), malgré que l’argument même sur lequel l’OEB s’est fondé pour exiger la modification du brevet avait été rejeté dans l’instance du R.-U.

[26]           Selon le raisonnement de la Cour suprême du Royaume-Uni, bien que Zodiac puisse être liée par la préclusion fondée sur la cause d’action et/ou par la préclusion pour même question en litige concernant l’invalidité et la contrefaçon du brevet en regard de l’état de la technique, et puisse être liée par une conclusion d’abus de procédure touchant un autre élément de l’état de la technique antérieur qu’elle pourrait soulever, il ne lui était pas interdit de faire valoir que le brevet avait été révoqué, car ce fait n’était pas disponible au moment de la première décision. Par conséquent, la Cour suprême du Royaume-Uni a statué que Zodiac avait le droit de se fonder sur la modification du brevet devant l’OEB ou lors de l’enquête sur les dommages.

[27]           Comme l’a indiqué lord Neuberger au paragraphe 52, il serait fondamentalement injuste d’accorder des dommages-intérêts comme si le brevet non modifié demeurait valide :

[traduction]

Outre des facteurs particuliers, le principe, l’équité et l’intérêt commercial appuient le point de vue selon lequel le fait que le brevet en litige avait été révoqué constituait un argument établissant que le contrefacteur prétendu aurait dû avoir le droit de se fonder sur l’évaluation […] pour soutenir que le fait de nier au contrefacteur prétendu la capacité de soulever cet argument équivalait à donner effet à un droit de caractère monopolistique que le détenteur du brevet n’aurait jamais dû posséder.

La requête en modification

[28]           Le 30 janvier 2014, Apotex a déposé la présente requête en autorisation pour modifier son énoncé des questions en litige pour faire valoir que le même résultat que celui de Virgin Atlantic devrait s’appliquer à la présente affaire, ainsi que pour modifier le paragraphe 26 afin de préciser les dispositions de la Loi sur la concurrence qui, selon Apotex, auraient été violées par les défenderesses. Les modifications proposées sont reproduites ci-après :

[traduction]

3.         La conclusion du juge Hughes selon laquelle le brevet 350 était valide reposait sur son application d’un principe ou d’une règle de droit qui, selon sa compréhension, signifiait que les revendications distinctes contenues dans un brevet constituent des inventions distinctes séparées du concept inventif du brevet dans son ensemble.

4.         Le brevet 350 a été délivré à la suite d’une demande sciemment subdivisée à partir de la demande principale 340 (la demande 340). La demande 340 revendiquait l’invention d’une grande classe de composés qui comprenaient l’enalpril, l’enalprilat et le lisinopril, au sujet desquels il a été affirmé qu’ils étaient utiles pour traiter l’hypertension. Le brevet 350 revendiquait une classe plus limitée de composés choisis dans la plus grande classe de la demande 340 dans la revendication 1, qui comprend le lisinopril, et qui revendiquait expressément le lisinopril même dans la revendication 2.

5.         Le juge Hughes a décidé que rien dans la demande 340 ne donne à penser que la classe de composés revendiqués dans le brevet 350, dont le lisinopril, constituait une invention séparée distincte de la classe revendiquée dans cette demande. Le juge Hughes a conclu que les inventeurs du brevet 350 n’avait réalisé qu’une invention qui était rattachée à tous les composés revendiqués dans la demande 340.

6.         Toutefois, le juge Hughes se sentait lié par un précédent jurisprudentiel pour statuer que l’objet de chacune des revendications du brevet 350 constituait des inventions distinctes. Cependant, en ce qui concerne le principe ou la règle de droit qu’il se sentait tenu d’appliquer, le juge Hughes aurait conclu que l’objet du brevet 350 ne constituait pas une invention distincte de l’invention de la classe des composés revendiqués dans la demande principale 340, et qui comprenait l’objet des brevets canadiens 1,275,349, 1,300,313 et 1,308,313, qui ont tous été délivrés à la demanderesse, à savoir Merck & Co. Inc.

7.         La Cour d’appel a maintenu la décision du juge Hughes selon laquelle chaque revendication constituait une invention distincte et, par conséquent, selon laquelle le brevet 350 monopolisait la classe spécifique des composés revendiqués, dont le lisinopril, comme invention distincte de l’invention de la plus grande classe de composés revendiqués dans la demande 340.

[…]

10.       Pendant le déroulement de cette phase de l’action portant sur les questions reportées, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans Teva Canada Ltd c Pfizer Canada Inc, 2012 CSC 60 (Teva). Dans l’arrêt Teva, la Cour suprême du Canada a statué qu’aucune règle de droit ne prévoit que des revendications distinctes contenues dans un brevet constituent des inventions distinctes du concept inventif du brevet dans son ensemble. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour suprême du Canada a explicitement renvoyé au jugement concernant la responsabilité, et a rejeté sans équivoque le principe sur lequel le juge Hughes et la Cour d’appel s’étaient appuyés pour conclure que le brevet 350 avait été validement délivré.

11.       En conséquence de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Teva et de la décision de la Cour suprême du Royaume-Uni dans Virgin Atlantic Airways Ltd c Zodiac Seats UK Ltd, 2013 UKSC 46 (Virgin), le fondement juridique et factuel de cette enquête concernant les questions reportées n’existe plus. Dans Virgin, la Cour suprême du Royaume-Uni a décidé que lorsque, à la suite d’une conclusion de contrefaçon d’un brevet, mais avant le prononcé d’un jugement monétaire à cet égard, le brevet sous-jacent est invalidé, il n’existe aucun fondement permettant de recouvrer des dommages-intérêts pour violation.

12.       Apotex soutient que le même résultat devrait s’appliquer en l’espèce. L’enquête sur les questions reportées repose sur l’existence d’un brevet valablement délivré qui comprend une invention distincte de l’invention de toute la classe des composés revendiqués dans la demande 340. Apotex établit comme un fait que, comme il a été statué par la Cour suprême du Canada dans Teva que le seul fondement pour décider que le brevet 350 qui aurait pu être légitimement accueilli est erroné en droit, les demanderesses ne pouvaient subir et n’ont pas subi de dommages en conséquence des activités d’Apotex.

13.       Subsidiairement, toute enquête sur les dommages qui auraient été subis par les demanderesses doit tenir compte du fait que la décision subséquente de la Cour suprême dans Teva a établi que l’invention revendiquée dans le brevet 350 ne pouvait constituer l’objet d’un brevet distinct au moment de la contrefaçon alléguée. Il est bien établi en droit qu’un brevet qui a été jugé invalide est nul ab initio, et qu’un brevet qui n’aurait pas dû être accordé ne peut avoir été contrefait. Du point de vue du droit et de l’équité, les demanderesses ne devraient aucunement recevoir des dommages-intérêts qui ne tiennent pas compte du fait que le brevet en question n’a pu être contrefait lorsque les activités d’Apotex qui constituent le fondement de l’enquête sur les questions reportées étaient exercées.

[…]


26.       Apotex affirme que les demanderesses ont convenu, tacitement ou explicitement, de ne pas livrer concurrence au marché du Lisinopril au Canada de façon à maintenir un prix artificiel pour leur Lisinopril, en contravention des articles 45, 47 et 61 de la Loi sur la concurrence en vigueur à toutes les époques pertinentes. Par conséquent, en raison de leur comportement anticoncurrentiel, ils sont tous inadmissibles à réclamer des dommages-intérêts ou, subsidiairement, à réclamer des dommages-intérêts à la marge bénéficiaire calculée en fonction des prix de vente maintenus par les demanderesses.

L’état de l’instance

[29]           Quand la requête d’Apotex a été présentée, un interrogatoire préalable verbal et écrit aux fins du renvoi relatif aux dommages‑intérêts avait cours. La deuxième série d’interrogatoires préalables a été complétée, mais les réponses aux engagements pris lors de ces interrogatoires n’avaient pas encore été échangées, et les requêtes en vue d’obtenir des réponses aux questions refusées ou prises en délibéré n’étaient pas encore inscrites au rôle.

[30]           Au cours du processus d’interrogatoire préalable, la revendication faite par les demanderesses se détaillait ainsi :

a)         les bénéfices perdus qu’AstraZeneca Canada et Merck Canada auraient gagnés sur les ventes des autres produits qui contiennent du lisinopril;

b)         les bénéfices perdus par AstraZeneca U.K. sur les ventes en vrac et en formulations en comprimés de lisinopril à AstraZeneca Canada;

c)         les pertes de revenus de redevances d’AstraZeneca U.K. sur la fabrication à façon de lisinopril en vrac par une filiale;

d)         la portion des dividendes additionnels qui représentent les bénéfices perdus sur les ventes additionnelles de lisinopril en vrac par l’usine de fabrication irlandaise de Merck à Merck Canada;

e)         les redevances qui, au dire de Merck U.S., auraient été gagnées par une filiale sur les ventes des produits Prinivil de Merck Canada, et sur les produits Zestril d’AstraZeneca Canada, sur les ventes de leurs produits de « remplacement » respectifs;

f)         la différence dans le prix qu’aurait facturé Merck Canada pour ses produits Prinil et Prinzide n’eût été de la présence des produits de contrefaçon à plus faible prix d’Apotex (compression de prix);

g)         des redevances raisonnables sur les exportations par Apotex des formulations de contrefaçon de lisinopril.

[31]           Bien que les demanderesses n’aient pas quantifié leurs réclamations en dommages‑intérêts respectives, on s’attend à ce qu’elles totalisent plusieurs centaines de millions de dollars. Apotex conteste le droit des demanderesses aux dommages-intérêts allégués qui sont décrits précédemment et le montant allégué de ceux-ci.

 

Les principes régissant les requêtes en autorisation de modification

[32]           L’audition de la requête d’Apotex a nécessité la majeure partie des deux jours. Une grande partie de l’argumentation était axée sur le rôle et les limites du pouvoir discrétionnaire de la Cour dans le cas d’une requête en autorisation de modification au titre de l’article 75 des Règles des Cours fédérales.

[33]           Les parties conviennent que le principe de base de la modification demeure celui qui est énoncé dans Canderel Ltd c Canada (1993), 1993 CanLII 2990 (CAF), [1994] 1 CF 3, 157 NR 380 (CA) (Canderel). L’autorisation d’apporter des modifications devrait être accueillie aux fins de déterminer les véritables questions en litige entre les parties, pourvu qu’elle serve les intérêts de la justice et que le fait d’autoriser la modification ne résulte pas en une injustice pour l’autre partie qui ne peut être dédommagée par l’adjudication de dépens.

[34]           Les parties s’entendent aussi pour dire qu’une modification doit être refusée dans le cas où elle ne résisterait pas à une requête en radiation. L’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable : Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 RCS 263, au paragraphe 15; Hunt c Carey Canada Inc, 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 RCS 959, à la page 980.

[35]           Dans l’arrêt R c Imperial Tobacco Canada Ltd, 2011 SCC 42 (Imperial Tobacco), au paragraphe 21, la Cour suprême du Canada a rappelé aux tribunaux d’instance inférieure que la requête en radiation « ne saurait être accueillie à la légère » pour permettre au droit d’évoluer naturellement. Apotex soutient que la même approche prudente devrait être adoptée par la Cour pour traiter une requête en autorisation de modification. Selon Apotex, la preuve ne sera établie au-delà de tout doute raisonnable que si la modification proposée ne présente pas de possibilités de succès parce qu’elle est incontestablement mauvaise et dénuée de tout mérite, du fait qu’elle ne soutient pas un argument qu’il vaut la peine de soupeser. Je ne souscris pas à la proposition qu’il faudrait placer la barre aussi bas.

[36]           L’une des fonctions de la Cour consiste à agir comme gardienne et à s’assurer que ses ressources soient utilisées équitablement, dans le but de réaliser des économies sur le plan judiciaire, afin que les revendications justifiées puissent être traitées efficacement. Cela signifie qu’il conviendra d’adopter une approche vigoureuse d’annulation des actes de procédure n’offrant pas de chance raisonnable de succès, comme l’a réitéré la Cour suprême du Canada dans Imperial Tobacco, aux paragraphes 19 et 20 :

[19]      Le pouvoir de radier les demandes ne présentant aucune possibilité raisonnable de succès constitue une importante mesure de gouverne judiciaire essentielle à l’efficacité et à l’équité des procès.  Il permet d’élaguer les litiges en écartant les demandes vaines et en assurant l’instruction des demandes susceptibles d’être accueillies.

[20]      Ce faisant, il favorise deux conséquences positives, soit l’instruction efficace des litiges et le bien‑fondé des décisions sur ces demandes.  La radiation des demandes n’ayant aucune possibilité raisonnable de succès favorise l’efficacité et fait épargner temps et argent.  Les plaideurs peuvent se concentrer sur les demandes importantes et n’ont pas à consacrer des jours — parfois même des semaines — à la preuve et aux arguments de demandes vouées de toute façon à l’échec.  Il en va de même pour les juges et les jurés, dont l’attention est portée là où il le faut, soit sur les demandes présentant une possibilité raisonnable de succès.  […]

[37]           Cette tendance à la simplification dès qu’il est raisonnable et équitable d’agir ainsi a été réitérée par la Cour suprême du Canada dans Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, un jugement sommaire exigeant « un virage culturel […] afin de créer un environnement favorable à l’accès expéditif et abordable au système de justice civile […] impliqu[ant] que l’on insiste moins sur la tenue d’un procès conventionnel et plus sur des procédures proportionnées et adaptées aux besoins de chaque affaire ». La radiation d’actes de procédure ou le fait de refuser des modifications qui ne présentent pas de possibilité raisonnable de succès est cohérent avec cette nouvelle culture.

[38]           Pour déterminer si une nouvelle revendication présente une « possibilité raisonnable » de succès, il convient de se pencher sur de nombreux facteurs. La clarté des actes de procédure sur les faits est importante, au même titre que l’existence de la jurisprudence traitant de causes d’action identiques ou similaires est pertinente. Les tribunaux doivent prendre bien soin de ne pas nuire au développement de la common law en appliquant un critère trop strict aux nouvelles revendications. Toutefois, tel qu’il a été énoncé par la Cour d’appel de l’Alberta dans O’Connor Associates Environmental Inc c MEC OP LLC, 2014 ABCA 140 : [traduction] « les tribunaux doivent résister à la tentation de procéder à l’instruction de chaque affaire, même si une analyse juridique est nécessaire pour établir si une revendication présente une possibilité raisonnable de succès […] ». Par conséquent, les tribunaux sont tenus d’apprécier avec soin le caractère raisonnable ou la viabilité d’une défense et de séparer le bon grain de l’ivraie.

[39]           Les actes de procédure peuvent également être radiés sur la base d’autres motifs énumérés au paragraphe 221(1) des Règles des Cours fédérales. Ceux-ci comprennent les actes de procédure qui porteraient préjudice à l’instruction équitable de l’action et qui retarderaient celle-ci. Les mêmes facteurs s’appliquent aux modifications proposées.

ANALYSE

[40]           Il est évident qu’il incombe au requérant, dans le cas d’une requête en autorisation de modification, de convaincre la Cour qu’il existe une « possibilité raisonnable » que la demande ou la défense soit accueillie.

[41]           D’après Apotex, la Cour suprême du Canada, dans Teva, a rejeté la règle de droit alléguée qui a été appliquée par le juge Hughes dans le jugement sur la responsabilité et maintenue par la Cour d’appel fédérale, statuant que ce serait contraire à l’économie de la Loi sur les brevets. Dans l’énoncé des questions en litige modifié qu’elle propose, Apotex tente de plaider des faits qui, selon elle, sont pertinents quant à l’évaluation des dommages causés aux demanderesses. Apotex soutient que son acte de procédure est cohérent avec la décision récente de la Cour suprême du Royaume-Uni rendue dans Virgin Atlantic, affaire dans laquelle le défendeur a été autorisé à soulever la révocation du brevet en réponse à l’évaluation des dommages, nonobstant le fait que le brevet avait été jugé valide et contrefait.

[42]           Apotex soutient qu’elle devrait être autorisée à faire valoir que le même résultat que celui de Virgin Atlantic devrait s’appliquer en l’espèce. Le fait que la Cour suprême du Canada a expressément rejeté le fondement juridique du jugement sur la responsabilité selon lequel le brevet 350 avait été délivré à juste titre fait ressortir les faiblesses du brevet 350 et serait pertinent dans toute évaluation de ce qu’ont perdu les demanderesses en conséquence de la contrefaçon établie à l’instruction.

[43]           Apotex demande l’autorisation de faire valoir devant l’arbitre que la conclusion juridique de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Teva constitue un facteur pris en compte pour quantifier la demande de dommages-intérêts des demanderesses. Apotex désire faire valoir qu’en fixant un montant juste et approprié, il serait inapproprié pour l’arbitre de ne pas tenir compte de toutes les circonstances touchant le brevet 350. Apotex soutient que le principe clé dans Virgin Atlantic est qu’un tribunal chargé d’évaluer les dommages ne devrait pas faire abstraction des événements ultérieurs qui sont pertinents au brevet en litige et devrait plutôt tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour éviter un résultat absurde.

[44]           Peu importe la façon dont Apotex formule son argumentation, l’essentiel des modifications proposées représente une attaque collatérale contre la décision du juge Hughes selon laquelle le brevet 350 est valide et contrefait par Apotex. La question de la validité du brevet a finalement été tranchée en faveur de la demanderesse. En proposant des modifications, Apotex tente de passer outre le jugement en matière de responsabilité, qui a été porté en appel sans succès jusqu’à la Cour suprême du Canada.

[45]           La chose jugée (également connue sous le nom de préclusion de chose jugée ou de préclusion fondée sur la cause d’action) et la préclusion pour même question en litige empêchent Apotex de rouvrir la question de la validité du brevet 350, car cette même question a été finalement été tranchée entre les parties : Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, [2001] 2 RCS 460, aux pages 489 et 490.

[46]           Le droit de la chose jugée est bien énoncé par le juge Middleton de la Cour d’appel de l’Ontario dans McIntosh c Parent, [1924] 4 DLR 420, à la page 422 :

[traduction]

 

Lorsqu’une question fait l’objet d’un litige, le jugement de la Cour constitue une décision définitive entre les parties et leurs ayants droit. Tout droit, toute question ou tout fait qui fait distinctement l’objet d’un litige et qui est directement tranché par un tribunal compétent comme motif de recouvrement, ou en réponse à une revendication présentée, ne peut être instruit à nouveau dans le cadre d’une poursuite subséquente entre les mêmes parties ou leurs ayants droit, même pour une cause d’action différente. Le droit, la question ou le fait, une fois tranché, doit, entre les parties, être considéré comme tranché pour autant que le jugement demeure.

[47]           Le principe de la préclusion pour même question en litige a été appliqué régulièrement par les tribunaux, notamment dans Virgin Atlantic, au paragraphe 27 :

[traduction]

 

Si cette affaire est tranchée suivant les principes généraux du droit moderne, je crois que la réponse fait peu de doute. Il a été statué par la Cour d’appel, avant le résultat de la procédure d’opposition devant l’OEB, qu’en sa forme non modifiée, le brevet était valide et contrefait. Il s’ensuit que Zodiac ne peut faire valoir dans le cadre de l’enquête sur les dommages que, dans sa forme non modifiée, le brevet était invalide ou n’a pas été contrefait. Cette forme de préclusion constitue une véritable préclusion fondée sur la cause d’action. La Cour d’appel a tranché en faveur de Virgin les questions essentielles à l’existence de la cause d’action pour contrefaçon du brevet non modifié, qui constituent le fondement de la réclamation en dommages-intérêts.

[48]           Le même raisonnement s’appliquerait en l’espèce. Toutes les questions de fait, de droit, et les questions mixtes de fait et de droit tirées de la décision du juge Hughes, tel qu’elle a été confirmée par la Cour d’appel fédérale, sont des choses jugées, et Apotex ne peut soutenir le contraire.

[49]           Je suis d’accord avec les demanderesses que le fait que la Cour suprême a modifié ultérieurement la jurisprudence sur laquelle reposait le jugement sur la responsabilité n’est pas pertinent. Un tel changement ne constitue pas un fondement suffisant pour rouvrir des décisions déjà rendues : Régie des rentes du Québec c Canada Bread Company Ltd, 2013 CSC 46, au paragraphe 55, AB Hassle c Apotex Inc, 2008 CF 184, aux paragraphes 39 et 40, conf. par 2008 CAF 416, Metro Can Construction Ltd c Canada, 2001 CAF 227, aux paragraphes 4 et 5.

[50]           Des circonstances particulières peuvent limiter l’application de la règle de l’irrecevabilité pour identité des questions en litige et autoriser une partie à intenter une nouvelle poursuite au sujet d’une question qui aurait autrement été irrecevable : Apotex Inc c Merck & Co, 2002 CAF 210, au paragraphe 29. Toutefois, Apotex n’a pas plaidé de circonstances particulières dans les modifications qu’elle proposait.

[51]           Apotex fonde largement sa position sur Virgin Atlantic. La décision repose toutefois sur un aspect particulier du droit européen des brevets qui n’a pas d’équivalent au Canada.

[52]           Le Royaume-Uni est assujetti à un régime des brevets unique dans le cadre duquel deux organismes indépendants, soit les tribunaux anglais et l’OEB, ont compétence sur les brevets européens. Virgin a poursuivi Zodiac au Royaume-Uni pour contrefaçon de son brevet européen sur des sièges d’avion. La Cour d’appel britannique a statué que le brevet était valide et qu’il avait été contrefait. La Chambre de recours technique de l’OEB, un organisme indépendant des tribunaux du Royaume-Uni, mais qui a parallèlement compétence sur les brevets européens, ce qui s’applique également au Royaume-Uni, a statué ultérieurement que le même brevet était invalide en matière réelle et l’a modifié, avec effet en matière réelle et rétroactif.

[53]           La Cour suprême du Royaume-Uni a conclu qu’il y avait deux motifs connexes pour lesquels Zodiac ne pouvait être empêchée d’invoquer la décision de la Chambre sur l’enquête relative aux dommages. Le premier motif était que Zodiac invoquait les modalités plus limitées d’un brevet différent qui, en vertu de la décision de la Chambre, devait être traité au moment de l’enquête comme le seul ayant existé. L’autre motif était que Zodiac ne demandait pas de rouvrir la question de la validité tranchée par la Cour d’appel. Zodiac faisait valoir le simple fait de la modification, et non les motifs de celle-ci. Comme l’OEB avait compétence pour modifier le brevet avec effet rétroactif, la modification constituait un nouveau fait, que la Cour britannique était tenue de reconnaître. Rien dans Virgin Atlantic n’affecte le droit canadien des brevets ou le principe de la chose jugée.

[54]           Apotex soutient qu’à la lumière de la décision Teva, le juge Hughes aurait statué que le brevet 350 était invalide, parce qu’il était divisé de manière appropriée. Toutefois, un tel résultat est au mieux spéculatif. Le juge Hughes a statué que, même si le brevet 350 avait été subdivisé de manière inappropriée à partir de la demande 340, tel n’était pas là le motif d’invalidité. Rien dans la décision Teva ne modifie le droit régissant les brevets complémentaires ni n’affecte la validité du brevet 350 ou la responsabilité d’Apotex à l’égard de sa contrefaçon.

[55]           Apotex aura beau faire tout ce qu’elle peut, elle ne peut échapper au fait qu’elle est liée par le jugement en matière de responsabilité. La seule question qui reste à trancher en l’espèce est le montant des dommages-intérêts que doit verser Apotex parce qu’elle a enfreint les droits de propriété intellectuelle des demanderesses.

[56]           Le mandat de l’arbitre consiste à évaluer le montant des dommages-intérêts dus sur la base de la validité du brevet 350 et de sa contrefaçon comme la Cour l’a décidé. L’arbitre ne possède pas le pouvoir de prendre d’autres décisions, car la portée d’un renvoi est strictement limitée par les modalités de l’ordonnance de renvoi : SOCAN c 960122 Ontario Ltd, 2003 CAF 256, aux paragraphes 21 et 22. En outre, l’arbitre ne peut modifier ou élargir les modalités du renvoi tel qu’il est précisé par la juridiction de renvoi.

[57]           Même s’il était loisible à Apotex de demander maintenant une déclaration concernant la validité du brevet 350, un renvoi relatif aux dommages-intérêts ne constitue pas la bonne manière de le faire. Le fait de permettre que de telles questions soient soulevées à ce moment-ci équivaudrait essentiellement à convertir le renvoi en un réexamen des questions définitivement jugées entre les parties.

[58]           Pour les motifs qui précèdent, les modifications proposées ne devraient pas être acceptées, parce qu’elles représentent une attaque collatérale inappropriée du jugement sur la responsabilité, y compris la validité du brevet 350 et le droit à des dommages-intérêts des demanderesses. Il est clair et évident que les modifications proposées par Apotex ne divulguent pas de question qui soit pertinente à l’établissement du montant des dommages-intérêts. Subsidiairement, l’arbitre n’a pas compétence pour traiter de telles questions.

[59]           Les modifications supplémentaires proposées alléguant une violation criminelle de la Loi sur la concurrence doivent subir le même sort, mais pour des motifs différents.

[60]           Apotex demande une déclaration de l’arbitre selon laquelle les demanderesses ont agi [traduction] « en contravention des articles 45, 47 et 61 de la Loi sur la concurrence ». Apotex demande effectivement à l’arbitre une déclaration selon laquelle les demanderesses se sont livrées à la fixation des prix (article 45) et au truquage des offres (article 47). Apotex prétend que l’infraction des demanderesses à la Loi sur la concurrence est un facteur à prendre en compte dans l’évaluation des dommages subis par les demanderesses. Je ne suis pas d’accord.

[61]           Le fait que les demanderesses n’ont pas cherché à faire annuler les allégations de comportement anticoncurrentiel telles qu’elles sont formulées dans l’énoncé des questions en litige d’Apotex aide Apotex. Il lui incombe d’établir qu’il est juste et approprié de modifier les allégations.

[62]           J’accepte et j’adopte les objections soulevées par les demanderesses aux paragraphes 70 à 74 de leur exposé des arguments déposé le 3 avril 2014. Outre le fait que la défense comporte des lacunes, la réclamation semble prescrite. Quoi qu’il en soit, la question de savoir s’il y a eu violation de la Loi sur la concurrence exige de trancher une question de droit qui devrait être soumise à juste titre sous forme d’action au titre de l’article 36 de la Loi. Les allégations ne peuvent certes pas être greffées à un renvoi relatif aux dommages-intérêts.

[63]           Je devrais également ajouter que les motifs pour lesquels Apotex formule de telles allégations graves contre les demanderesses à un stade aussi tardif de l’instance n’ont nullement été expliqués. Si les modifications étaient accueillies, les interrogatoires préalables devraient être rouverts, ce qui occasionnerait des délais et pourrait mettre en péril les dates d’audience du renvoi. Tout autre délai dans cette affaire vieille de 18 ans causerait un préjudice grave aux demanderesses.

[64]           Dans les circonstances, j’estime qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’accorder l’autorisation de modifier le paragraphe 26 de l’énoncé des questions en litige.

CONCLUSION

[65]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’autorisation de modifier l’énoncé des questions en litige d’Apotex soumis en réponse devrait être refusée.

[66]           Enfin, à la conclusion de l’audience, les avocats ont convenu que les dépens fixés à 5 000 $ devraient être adjugés à la partie ou aux parties pour lesquelles la requête s’est révélée un succès complet. Dans les circonstances, les dépens seront adjugés aux demanderesses.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  La requête est rejetée.

2.                  La défenderesse paiera les dépens de la requête, fixés à 5 000 $, y compris les débours et les taxes, aux demanderesses.

« Roger R. Lafrenière »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-2792-96

 

INTITULÉ :

MERCK & CO, MERCK FROSST CANADA & CO, MERCK FROSST CANADA LTD, SYNGENTA LIMITED, ASTRZENECA UK LIMITED ET ASTRAZENECA CANADA INC c APOTEX INC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 MARS 2014

LE 7 AVRIL 2014

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 SEPTEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Brian Daley

Jordana Sanft

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Andrew Brodkin

David Scrimger

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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