Date : 20141017
Dossier : T‑470‑14
Référence : 2014 CF 991
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2014
En présence de monsieur le juge de Montigny
ENTRE : |
BASIL MCALLISTER |
demandeur |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 30 janvier 2014 par laquelle le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le TAC ou le Tribunal) a refusé de réexaminer aux termes du paragraphe 32(1) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 (Loi sur le TAC), la décision du 11 août 2009 par laquelle un comité d’appel a refusé de reconnaître à M. Basil McAllister, le demandeur, un droit à pension, au motif que la nouvelle preuve qu’il avait soumise n’était ni nouvelle ni crédible.
[2] Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la présente demande de contrôle judiciaire devait être accueillie.
I. Les faits
[3] Le demandeur a servi vingt ans dans les Forces armées canadiennes et a pris sa retraite en 1975 à l’âge de 43 ans. À 63 ans, il a reçu un diagnostic d’adénocarcinome de la prostate (cancer de la prostate). Il prétend avoir été exposé à un herbicide connu sous le nom d’« agent Orange » alors qu’il suivait un entraînement tactique à la BFC Gagetown (Nouveau‑Brunswick) en prévision d’un déploiement de forces de maintien de la paix à Chypres.
[4] En mai 2005, le demandeur a revendiqué un droit à pension en raison de son cancer de la prostate. Le TAC a refusé sa demande. Ce refus a été maintenu dans une série d’autres décisions. La première décision d’appel a été rendue le 11 août 2009, et deux décisions de réexamen ont suivi le 29 mars 2010 et le 9 juillet 2012. Dans tous les cas, le refus était fondé sur l’absence d’éléments de preuve établissant que le demandeur a bel et bien été exposé à l’agent Orange. L’historique procédural détaillé et exhaustif de ces différentes décisions est présenté par la juge Strickland dans McAllister c Canada (Procureur général), 2013 CF 689, [2013] ACF no 751, [McAllister], et il n’est pas nécessaire de le rappeler ici. Je reviendrai sous peu sur cette décision.
[5] Lors du dernier réexamen en date du 9 juillet 2012, le demandeur a présenté de nouveaux éléments de preuve sous la forme de deux déclarations de témoins, l’une émanant du sergent à la retraite Gordon A. Gravelle, et l’autre du lieutenant‑colonel à la retraite H.J. Harkes. Le Tribunal a rejeté ces éléments de preuve parce qu’ils ne pouvaient être qualifiés ni de nouveaux ni de crédibles. Il a conclu que ces deux déclarations n’étaient pas nouvelles parce qu’elles reprenaient une prétention présentée au Tribunal lors du premier réexamen, et qu’elles ne satisfaisaient pas au critère de la crédibilité, en ce qu’elles ne concordaient pas avec les conclusions du Dr Dennis Furlong, qui a effectué des recherches sur l’agent Orange pour le gouvernement fédéral et en a rapporté les résultats en août 2007 (le rapport Furlong, reproduit dans le dossier du défendeur, page 50).
[6] Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision, et ma collègue la juge Strickland y a fait droit (McAllister, précitée). Elle a estimé notamment que le Tribunal avait eu tort de refuser d’admettre les nouveaux éléments de preuve et donc de réviser la seconde décision de réexamen. Elle a également constaté que le dossier certifié du Tribunal ne contenait pas le rapport Furlong. Sur la foi du dossier dont elle disposait, la juge a estimé que la preuve n’étayait pas l’affirmation du TAC portant que ce rapport établissait que l’agent Orange n’avait jamais été pulvérisé dans des zones d’entraînement, mais seulement dans des zones isolées où aucun entraînement n’avait lieu. Par conséquent, la Cour a estimé que la conclusion du Tribunal selon laquelle les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas crédibles, et donc pas admissibles (car contredite par le rapport Furlong), était déraisonnable. La Cour a en outre conclu qu’on pouvait raisonnablement penser que si jugés dignes de foi ces éléments de preuve auraient influé sur l’issue du litige si elle était jugée digne de foi.
[7] La Cour a ordonné que l’affaire soit renvoyée à un comité du TAC différemment constitué pour qu’il la réexamine; une nouvelle décision a été rendue le 30 janvier 2014.
II. La décision contestée
[8] Dans sa dernière décision, le TAC a examiné les deux éléments de preuve précédemment présentés par le demandeur et de nouveaux éléments dont le Tribunal ne disposait pas. Il a reconnu que si les nouveaux éléments de preuve étaient admis, il y aurait lieu de réexaminer la décision initiale rendue le 11 août 2009, et qu’en cas contraire celle‑ci serait considérée comme définitive.
[9] Le TAC a expliqué en outre qu’au moment de trancher une demande de réexamen fondée sur de nouveaux éléments de preuve, il fallait appliquer le critère à quatre volets prescrit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Palmer, [1980] 1 RCS 759, à la page 775, 106 DLR (3d) 212, et retenu par la Cour dans la décision MacKay c Canada (1997), 129 FTR 286, [1997] ACF no 495, au paragraphe 23, et Canada (Bureau de services juridiques des pensions) c Canada (Procureur général), 2006 CF 1317, au paragraphe 6, 302 FTR 201, conf. par 2007 CAF 298, 370 NR 314, pour déterminer si la preuve devrait être jugée admissible :
1) On ne devrait généralement pas admettre une déposition qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produite au procès, à condition de ne pas appliquer ce principe général de matière aussi stricte dans les affaires criminelles que dans les affaires civiles : voir McMartin c. La Reine.
2) La déposition doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès.
3) La déposition doit être plausible, en ce sens qu’on puisse raisonnablement y ajouter foi.
4) Elle doit être telle que si l’on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat.
[Notes de bas de page omises.]
[10] Comme l’a relevé la juge Strickland dans sa décision de 2013 (au paragraphe 21), les deux éléments de preuve produits par le demandeur lors du second réexamen du 9 juillet 2012 étaient les suivants :
a) La déclaration qui suit du sergent à la retraite Gordon A. Gravelle (la déclaration de M. Gravelle) :
[traduction]
J’étais sergent de peloton du 7e peloton de la Compagnie C et le sergent Basil J. McAllister faisait partie du 12e peloton de la Compagnie D, qui se trouvait sur notre flanc droit lorsqu’on a pulvérisé l’agent Orange sur nous.
On nous avait ordonné auparavant d’utiliser des appareils de protection respiratoire et de porter des ponchos en vue de l’attaque. Cela est survenu lorsque le 2e Bataillon du Black Watch (RHR) du Canada était la force ennemie du 1er Bataillon du Black Watch (RHR) du Canada à l’été 1967.
b) La déclaration du lieutenant‑colonel à la retraite H. J. Harkes, MC, CD (la déclaration de M. Harkes) selon laquelle le demandeur était membre, à la BFC Gagetown, du bataillon de M. Harkes, le Black Watch (Royal Highland Regiment), que l’on avait chargé de concevoir et de mettre en œuvre un programme d’entraînement devant préparer le 1er Bataillon du Black Watch à un déploiement de six mois à Chypre, et renfermant les précisions suivantes :
[traduction]
La partie pratique de l’entraînement comportait une série d’exercices sur le terrain menés dans le secteur d’entraînement de Gagetown […] L’entraînement a été couronné par un important exercice sur le terrain auquel ont participé presque tous les soldats des deux bataillons à la mi‑juin 1967 – seulement quelques jours après la pulvérisation d’« agent Orange » sur des parties de la zone d’entraînement. M. McAllister, sergent de peloton de carabiniers à l’époque, a pris part à l’exercice. En outre, en tant que membre de l’état‑major de contrôle pour l’exercice, il a dû se trouver dans la zone d’entraînement pendant les semaines précédant l’exercice final à des fins de reconnaissance et en vue des préparatifs requis pour assurer le caractère réaliste de l’entraînement.
Bien que je ne puisse pas déclarer en tant que témoin direct que M. McAllister a été en contact avec l’« agent Orange », ou qu’on a pulvérisé sur lui cette substance, je suis certain qu’il a dû se trouver dans la zone touchée, ou dans ses environs, les jours où on a procédé à la pulvérisation ou les jours qui immédiatement suivi.
[11] Les éléments de preuve additionnels que le TAC a également soupesés dans le cadre de ce réexamen étaient les suivants :
• un affidavit établi sous serment par Dave Tucker le 12 octobre 2012;
• une déclaration du demandeur datée du 12 mai 2009;
• l’extrait d’un site Web de défense des intérêts des anciens combattants;
• une déclaration du demandeur datée du 5 août 2013;
• un extrait de la politique de règlement des demandes relatives à l’agent Orange du ministère des Anciens combattants (Anciens Combattants ou le ministère);
• un examen médical pour « 40 ans et plus » daté du 26 mai 1971 et faisant état d’une prostate hypertrophiée (mais non douloureuse).
[12] En ce qui concerne le premier des quatre volets du critère, la diligence raisonnable, le TAC a estimé que les déclarations de MM. Gravelle, Harkes et Tucker étaient nouvelles, mais qu’elles ne jetaient pas d’éclairage différent ou original sur les deux questions déterminantes, à savoir la possibilité que le demandeur ait été exposé à l’agent Orange et la possibilité raisonnable que cela ait causé le cancer de la prostate du demandeur. L’extrait du site Web de défense des intérêts des anciens combattants et la déclaration du demandeur du 5 août 2013 sont nouveaux. Cependant, l’extrait de la politique de règlement des demandes relatives à l’agent Orange du ministère ne l’est pas puisqu’il a déjà été pris en compte dans les décisions précédentes. L’examen médical du 26 mai 1971 n’est certainement pas un document nouveau, pas plus que la déclaration du demandeur du 12 mai 2009. Cela étant dit, le TAC a pris acte du fait que la Cour a fait une mise en garde contre l’idée d’accorder trop d’importance au premier volet du critère, et il est donc passé à l’analyse des trois autres volets.
[13] Pour ce qui est du deuxième des quatre volets du critère, la pertinence, le TAC a conclu que tous les documents produits étaient de façon générale pertinents au regard de l’une des deux questions clés en l’espèce, soit celle de savoir si le demandeur a raisonnablement été exposé à l’agent chimique Orange.
[14] Quant au troisième volet du critère, la crédibilité, le TAC a analysé tous les éléments de preuve présentés : le rapport Furlong, les déclarations du demandeur ainsi que les affidavits de MM. Gravelle, Harkes et Tucker. Le Tribunal a tout d’abord précisé qu’il ne croyait pas que le demandeur, ni aucun de ses camarades, aient sciemment fait de déclarations trompeuses. Comme il l’a relevé, toutefois, la difficulté consiste à « déterminer s’ils étaient en mesure de savoir vraiment quel produit a été pulvérisé »; le Tribunal a aussi indiqué que sa « tâche se complique lorsqu’il s’agit de déterminer avec exactitude, sur la foi des déclarations, l’intensité de l’exposition à l’agent Orange, le cas échéant ». Le Tribunal a précisé que cette analyse était nécessaire pour l’aider à déterminer s’il y avait une possibilité crédible et raisonnable d’exposition, et ensuite fait observer qu’au moment d’évaluer la demande, « nous ne rendons pas notre décision aveuglément sur la seule foi d’un rapport ou d’une étude, quels qu’ils soient ».
[15] Au sujet du rapport Furlong, le Tribunal a indiqué que depuis sa publication, ce document servait de ligne directrice aux décideurs saisis de demandes relatives à l’agent Orange. Il énumère les types de maladies pouvant être associées à cet agent chimique et aide les décideurs à déterminer si un demandeur donné est susceptible d’avoir été exposé à la substance durant son service, compte tenu de sa profession et de la situation qui lui est propre. Le Tribunal a conclu dans de nombreuses décisions que les travaux de recherche qui sous‑tendent le rapport Furlong représentaient la « meilleure preuve » sur la question de l’exposition.
[16] En ce qui concerne l’exposition en général, le Tribunal a considéré que les renseignements disponibles réfutent toute présomption d’exposition à l’agent Orange du simple fait du service à la BFC Gagetown durant les périodes pertinentes (juin 1966 et juillet 1967 ou, pour les autres herbicides, de 1952 à 2004). Par conséquent, faute de preuve à l’effet contraire, il est permis de penser que très peu de personnes ont effectivement subi une exposition importante durant et après les pulvérisations. Plus spécifiquement, la présence sur la Base durant les périodes pertinentes ne permettait pas de conclure à une exposition entraînant des risques d’effets à long terme sur la santé. Compte tenu des conclusions du rapport Furlong, le Tribunal exige la preuve d’une exposition directe et liée au service, allant au‑delà du simple entraînement à la BFC Gagetown durant les périodes pertinentes.
[17] Lorsqu’il a conclu que le rapport Furlong représentait la « meilleure preuve », le Tribunal a reconnu que « l’agent Orange est un sujet qui suscite beaucoup d’émotions »; de plus, bien qu’il se soit dit d’avis que le rapport expose de manière crédible le contexte historique et scientifique, le Tribunal a reconnu que les anciens combattants peuvent présenter une contre‑preuve concernant l’intensité de leur propre exposition durant le service. En l’espèce, le dossier comporte diverses déclarations du demandeur lui‑même et de celles de ses camarades.
[18] Le Tribunal a ensuite résumé les déclarations du demandeur et celles de ses camarades visant à étayer sa thèse, à savoir qu’il a été exposé à l’agent Orange pendant qu’il se trouvait à la BFC Gagetown, que ce soit durant l’entraînement ou ses activités de loisir. Le demandeur soutient qu’il était à la Base durant son entraînement en 1967, et qu’on ne leur interdisait l’accès à aucun secteur pendant les entraînements. Il se souvient d’avoir été aspergé plusieurs fois avec d’autres collègues. Il affirme dans sa déclaration que le rapport Furlong ne constitue pas une preuve valide parce qu’il a été rédigé plus de quarante ans après la pulvérisation. Le demandeur allègue aussi qu’il a dirigé l’entraînement des troupes à la Base dans les années qui ont suivi la fin des essais de pulvérisation, et qu’il a été exposé à l’agent Orange dans sa nourriture, pendant son sommeil et en consommant de l’eau contaminée.
[19] Le résumé des affidavits de MM. Gravelle et Harkes provient de la décision de la juge Strickland. Quant à M. Tucker, le TAC a relevé qu’il appartenait à la même compagnie que le demandeur et qu’avant l’entraînement, « des parties de la zone d’entraînement étaient pulvérisées d’agent Orange, connu sous le nom de débroussaillant ». M. Tucker allègue qu’ils ont aussi été aspergés durant l’entraînement et qu’ils ont dormi et bu de l’eau dans cette zone. Il ajoute que des barils d’agent Orange « avaient été enfouis à divers endroits de la zone d’entraînement ».
[20] Dans la mesure où elles laissent entendre que l’exposition à l’agent Orange est à l’origine de son cancer de la prostate, les déclarations du demandeur et celles de ses camarades contredisent la recherche et les conclusions du rapport Furlong qui ont donné lieu à la présomption réfutable que les activités dont fait mention le demandeur n’ont pas entraîné une exposition de nature à justifier qu’il puisse s’attendre à en ressentir des effets à long terme. Comme l’a noté le Tribunal : « [m]ême s’ils avaient occupé de tels postes [associés au programme d’essais proprement dit] et avaient été exposés à une certaine quantité de cette substance, selon le rapport, la possibilité d’effets sur la santé à long terme devrait être minime ». Le Tribunal reconnaît cependant que « chaque cas doit être jugé selon les faits qui lui sont propres; nous sommes donc conscients de l’exigence d’apprécier l’ensemble de la preuve » et il précise qu’« [i]l nous est donc encore loisible de conclure que la preuve de l’appelant est de meilleure qualité ou est plus convaincante que l’étude ».
[21] Le Tribunal a ensuite traité de différents aspects du rapport Furlong, notamment les parties qui n’ont pas été citées dans la décision précédente. Il a noté que c’est sur ce document que s’appuie la présomption générale selon laquelle « les militaires ordinaires qui effectuaient leur entraînement à la Base n’étaient pas entraînés dans les zones connues pour avoir été pulvérisées d’agent Orange », la zone des essais représentant 0,03 % de la surface totale dont fait partie la BFC Gagetown, et étant située dans une partie retirée et très boisée de la Base.
[22] Le Tribunal a fait mention de la différence entre les données scientifiques et la preuve anecdotique recueillie par le Dr Furlong. Ce dernier a indiqué que les études permettaient de conclure, en somme, que « les personnes ayant habité près de la base ou y ayant travaillé, y compris la plupart des militaires, ne courent pas de risque de souffrir de problèmes de santé à long terme à cause des produits utilisés dans le cadre des programmes de pulvérisation d’herbicides. On a établi des risques potentiels à long terme pour la santé uniquement pour les préposés à l’application d’herbicides ou au débroussaillage après l’application d’herbicides. » Le demandeur ne remplissait pas de telles fonctions.
[23] Le Tribunal a cité la conclusion du Dr Furlong portant que les soldats « qui se trouvaient directement sous le vent de la zone cible à moins de 800 mètres de la ligne de pulvérisation au moment de la pulvérisation pourraient avoir été exposés à court terme à des niveaux élevés d’herbicides ». Cependant, cela « n’accroît pas les risques nocifs pour la santé à long terme ».
[24] Le Tribunal a conclu que les principaux points de divergence entre l’ensemble de la preuve du demandeur et le rapport Furlong concernaient le site de pulvérisation de l’agent Orange. Plus spécifiquement, d’après certaines déclarations produites à l’appui de la thèse du demandeur, l’agent Orange a été pulvérisé soit directement sur les troupes qui s’entraînaient, soit dans une zone à laquelle les troupes avaient accès et où elles se sont entraînées peu après la pulvérisation. L’étude scientifique très complète indique pourtant le contraire et, en s’appuyant sur le rapport Furlong, le Tribunal a établi une distinction entre les zones de manœuvre, où le demandeur se trouvait, et les zones d’impact, seules visées par le programme de pulvérisation.
[25] Le Tribunal a enchaîné avec quelques commentaires sur la nature de la pulvérisation aérienne, et relevé que les différents appelants ayant comparu devant lui ont affirmé avoir été aspergés par des aéronefs ordinaires à voilure fixe; cependant, le programme de pulvérisation de l’agent Orange (contrairement à d’autres agents) s’est effectué exclusivement par hélicoptère, ce que le rapport Furlong confirme sans équivoque. Le Tribunal a jugé que l’absence de rapports de témoins concernant la pulvérisation par hélicoptère était déterminante, attendu que, bien qu’il fasse mention de la présence d’hélicoptères dans sont affidavit, M. Tucker ne déclare pas avoir vu des hélicoptères pulvériser quoi que ce soit sur lui ou sur le demandeur en 1967.
[26] Le Tribunal a conclu, compte tenu de tous les éléments dont il disposait, que le rapport Furlong constituait la preuve la plus crédible. Il a souligné qu’aucune des déclarations n’émanait de personnes en mesure de connaître l’étendue du programme de pulvérisation en 1967, de sorte qu’elles puissent être jugées plus crédibles que les sources citées par le Dr Furlong. C’est sur la base de cette évaluation que le Tribunal est parvenu aux conclusions suivantes :
• on n’a pas pulvérisé d’agent Orange sur les militaires pendant qu’ils s’entraînaient dans les zones de manœuvre de la Base;
• les militaires ne se sont pas trouvés à proximité de la zone pulvérisée d’agent Orange étant donné qu’elle était densément boisée et qu’elle n’était pas utilisée pour l’entraînement en tant que tel après la conclusion du programme;
• les déclarations alléguant que telle substance (l’agent Orange) était pulvérisée ne sont pas crédibles à cette fin, car aucune n’a été préparée par des personnes en mesure de savoir à l’époque;
• aucune des déclarations ne fait de distinction entre l’agent Orange (par hélicoptère seulement) et tout autre programme de pulvérisation en cours à l’époque;
• aucune des déclarations ne place l’appelant dans un éventuel groupe à risque élevé (comme les pilotes, les signaleurs, les applicateurs, les chargeurs, etc.);
• en l’absence de « preuves d’une exposition directe liée à son service » [traduction] il est improbable, voire impossible, que l’appelant ait été le moindrement exposé à l’agent Orange.
[27] Bien qu’il ait déterminé que le demandeur n’avait pas satisfait au troisième volet du critère, le Tribunal s’est demandé si les éléments de preuve étaient susceptibles d’influer sur l’issue des décisions précédentes, comme le requiert le quatrième volet. Le Tribunal a conclu que les nouveaux éléments de preuve produits par le demandeur n’en disaient pas plus sur la mesure dans laquelle le demandeur avait été exposé à l’agent Orange, et surtout n’établissait pas de lien plus convaincant entre son service militaire et son cancer de la prostate.
[28] Le Tribunal a noté qu’Anciens Combattants Canada a adopté, après la publication du rapport Furlong, un critère d’admissibilité fondé sur les paliers retenus par l’Institute of Medicine (IOM) relativement à un lien possible entre l’exposition à l’agent Orange et certaines maladies. Le cancer de la prostate figure au deuxième palier du classement de l’IOM, intitulé [traduction] « preuve limitée ou indicative de l’existence d’un lien ». Anciens Combattants Canada a décidé de traiter de la même manière les deux paliers supérieurs aux fins d’admissibilité : s’il parvient à établir une exposition à l’agent Orange et un diagnostic de l’une des maladies des deux paliers supérieurs, l’ancien combattant peut bénéficier de la reconnaissance d’une présomption favorable par le ministère. Il faut qu’il y ait eu exposition, cependant, et le Tribunal a conclu, sur la base du rapport Furlong, que le demandeur n’avait pas pu avoir accès à la zone de test et être autrement exposé à la substance chimique. Le Tribunal n’a donc pas été en mesure d’appliquer la présomption adoptée par Anciens Combattants à l’égard des deux niveaux supérieurs, et a dû se rabattre sur les questions et les éléments de preuve qui entrent habituellement en jeu dans le contexte des demandes plus courantes liées à une exposition dans l’environnement.
[29] Le Tribunal a ensuite indiqué que l’examen médical de 1971 avait révélé que le demandeur avait une hypertrophie de la prostate, mais qu’à la visite de 1974 précédant sa libération des Forces armées, sa prostate était normale. Le Tribunal a conclu :
On ne nous a pas présenté de preuve médicale établissant que l’hypertrophie de la prostate pourrait avoir été causée par l’exposition à l’agent Orange, ou qu’elle aurait été un précurseur du cancer de l’appelant. Nous n’avons pas non plus de preuve médicale attestant qu’une hypertrophie temporaire de la prostate, qui s’est résorbée selon un examen effectué quelques années plus tard, est un facteur cliniquement significatif ou annonciateur d’un cancer précoce de la prostate.
[30] Le Tribunal a examiné l’argument du demandeur concernant les décisions antérieures par lesquelles certains comités ont accordé des pensions à d’autres militaires qui avaient allégué avoir été exposés à l’agent Orange. Le Tribunal en a reconnu l’intérêt, mais a conclu que les tribunaux administratifs ne sont pas liés par leurs décisions antérieures puisque les faits de chaque affaire sont uniques. Il a d’ailleurs précisé que les décisions favorables soumises par le demandeur représentaient une proportion limitée des décisions du Tribunal, et que son dossier faisait partie des 86 % de dossiers d’appel où la preuve de l’exposition à la substance s’est révélée insuffisante pour ouvrir droit à une pension.
[31] Le TAC a conclu que les demandes sont tranchées selon la norme civile de la prépondérance des probabilités, et que les nouveaux éléments de preuve, examinés et soupesés au regard du rapport Furlong, n’établissaient pas que le demandeur avait été exposé à l’agent Orange. Le TAC a décidé de ne pas revenir sur la décision définitive et exécutoire rendue le 9 juillet 2012.
[32] Un membre du TAC a exprimé sa dissidence : il s’est dit d’avis que le rapport Furlong laissait place à l’interprétation et, après examen, il n’a relevé aucune mention de l’existence d’une quelconque restriction d’accès aux sites de pulvérisation visant les militaires; il a donc estimé qu’il était possible pour eux d’y accéder. Il a tenu compte notamment de la déclaration d’un témoin, le capitaine James W. Bloomfield, commandant de peloton du demandeur durant la période de pulvérisation en 1967, aujourd’hui à la retraite. Dans sa déclaration, M. Bloomfield indique que son rôle était de préparer et de former les soldats en vue de leur déploiement et qu’il était « en mesure de savoir s’il y avait certaines zones de la base que nous ne devions pas utiliser ». Il ajoute : « […] nous n’avons jamais reçu instruction de ne pas entrer dans ces zones de pulvérisation ni dans n’importe quelle autre partie de l’aire de formation […] ».
[33] Le membre dissident du TAC a également noté dans sa décision :
Le dossier confirme qu’un ancien collègue de l’appelant a reçu une pleine pension pour un cancer de la prostate découlant d’une exposition à l’agent Orange à la suite d’une décision rendue par un comité de révision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) le 6 août 2008. Ce client a servi dans le même peloton que l’appelant. La décision a été inscrite au dossier permanent du cas de l’appelant, celle‑ci ayant été présentée en tant qu’élément de preuve expurgé. Cette décision vise également un autre collègue qui a servi dans la même région que l’appelant et s’est vu accorder le droit à pension pour un cancer de la prostate sur les mêmes bases que l’appelant. Le comité qui a accordé cette pension a accueilli un témoignage verbal crédible, l’avis médical d’un oncologue et a résolu tous les doutes en faveur du client conformément aux dispositions de l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel). Il est également intéressant de noter qu’il existait des antécédents de cancer de la prostate dans la famille de ce client, ce qui n’est pas le cas de l’appelant. De plus, cette décision a été rendue après la production du rapport Furlong.
[34] Citant un extrait du rapport Furlong d’après lequel [traduction] « […] les herbicides ont été pulvérisés par voie terrestre et aérienne (au moyen d’hélicoptères ou d’aéronefs à voilure fixe) de 1956 à 2004 sur la BFC Gagetown […] », le membre dissident du Tribunal a estimé que cela permettait d’accorder foi aux diverses déclarations de témoins selon lesquelles non seulement des pulvérisations chimiques avaient eu lieu, mais elles s’effectuaient à la fois par aéronef et hélicoptère.
[35] Le membre dissident du TAC a donc conclu :
Les éléments de preuve dont je dispose ont soulevé suffisamment de doutes pour qu’il soit raisonnable de conclure, sur la prépondérance des probabilités, que l’appelant peut avoir été exposé à l’agent Orange. L’allégation que les militaires aient souffert d’une exposition directe ou indirecte pourrait faire l’objet de débats pour de nombreuses années à venir. Cependant, la politique d’Anciens Combattants Canada quant au « Bénéfice du doute – BFC Gagetown » ne précise pas que l’exposition « directe » doit être établie. Elle stipule que le bénéfice du doute ne peut être invoqué comme substitut à un manque d’éléments de preuve raisonnables concernant l’exposition » [c’est moi qui souligne]. De plus, dans cette affaire, je trouve des éléments de preuve raisonnables d’exposition [c’est moi qui souligne] étant donné les déclarations à l’appui de l’appelant, les déclarations des témoins, et le fait que le rapport indépendant du Dr Furlong ne conclut pas que le personnel militaire s’est fait empêcher l’accès aux sites de pulvérisation. En fait, la plupart des éléments de preuve permettent de conclure que le personnel militaire en formation avait accès à ces sites pendant la période de pulvérisation et dans les années qui ont suivi.
[36] Il a conclu sur ce fondement que le demandeur avait droit à une pension au titre du paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions, LRC 1985, c P‑6.
III. Questions en litige
[37] La présente affaire soulève les deux questions suivantes :
A. Quelle norme de contrôle s’applique à la décision portant sur le réexamen d’une décision du TAC?
B. Le TAC a‑t‑il commis une erreur en concluant que les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas de nature à établir que l’appelant avait été exposé à l’agent Orange, et donc en refusant de revenir sur la décision d’appel relative au droit à pension rendue par le Tribunal?
IV. Analyse
A. La norme de contrôle
[38] D’après la jurisprudence, les réexamens effectués par le TAC sont soumis à la norme de la raisonnabilité : McAllister, au paragraphe 30; Bullock c Canada (Procureur général), 2008 CF 1117, aux paragraphes 11 à 13, 336 FTR 73; Rioux c Canada (Procureur général), 2008 CF 991, aux paragraphes 15 et 17, [2008] ACF no 1231; Dugré c Canada (Procureur général), 2008 CF 682, au paragraphe 19, [2008] ACF no 849; Lenzen c Canada (Procureur général), 2008 CF 520, au paragraphe 33, 361 FTR 16; Beauchene c Canada (Procureur général), 2010 CF 980, au paragraphe 21, 375 FTR 13.
[39] La question de savoir si le TAC a bien appliqué l’article 39 de la Loi sur le TAC appelle aussi la norme de la raisonnabilité (Wannamaker c Canada (Procureur général), 2007 CAF 126, au paragraphe 13, 361 NR 266).
[40] Ainsi, lors de l’examen d’une décision du TAC suivant cette norme, la Cour ne doit pas intervenir si celle‑ci est transparente, justifiable et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il ne revient pas au tribunal de révision de réévaluer la preuve dont disposait le décideur : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339.
B. La décision contestée est‑elle raisonnable?
[41] En vertu de l’article 31 de la Loi sur le TAC, les décisions du TAC sont « définitive[s] et exécutoire[s] ». L’article 32 de la même loi autorise toutefois leur réexamen si une erreur de fait ou de droit est mise au jour, ou si de nouveaux éléments de preuve sur lesquels un demandeur devrait pouvoir s’appuyer sont présentés. Les réexamens ne visent pas à fournir l’occasion au demandeur de présenter ses arguments de nouveau en ce qui concerne une affaire déjà tranchée par le Tribunal; il doit y avoir une raison valable de revenir sur une décision définitive et exécutoire, par exemple l’existence de nouveaux éléments de preuve.
[42] Les demandeurs qui participent à une instance devant le Tribunal doivent prouver leurs allégations selon la prépondérance des probabilités. Le Tribunal qui applique cette norme de preuve est guidé par l’article 39 de la Loi sur le TAC, qui dispose ce qui suit :
39. Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve : |
39. In all proceedings under this Act, the Board shall |
a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui‑ci; |
(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant; |
b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui‑ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence; |
(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and |
c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande. |
(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case. |
[43] La question primordiale devant le Tribunal et notre Cour est de savoir si le demandeur a été exposé à l’agent Orange. Comme l’a signalé le Tribunal, Anciens Combattants Canada a adopté un critère d’admissibilité fondé sur les paliers de l’IOM américain relatifs au lien possible entre l’exposition à l’agent Orange et certaines maladies. Anciens Combattants Canada a pris le parti de traiter de la même manière les deux paliers supérieurs pour déterminer l’admissibilité dans le cadre de son processus décisionnel. S’il réussit à établir qu’il a été exposé à l’agent Orange et qu’on lui a diagnostiqué l’une des maladies classées dans les deux paliers supérieurs (le cancer de la prostate se trouve au second palier), l’ancien combattant peut bénéficier de la présomption que la maladie est vraisemblablement due à un aspect du service militaire.
[44] Le rapport Furlong n’avait pas été versé dossier dont disposait la juge Strickland; celle‑ci a donc dû se fier aux sommaires des travaux d’enquête commandés par le gouvernement fédéral. Après avoir attentivement examiné cette preuve, elle est parvenue à la conclusion suivante :
Au vu du dossier qui m’a été présenté, la preuve n’étaye pas l’affirmation du TAC selon laquelle on avait conclu dans le « rapport Furlong » que jamais de l’agent Orange n’avait été pulvérisé dans les zones d’entraînement, mais bien seulement dans des endroits éloignés où l’on ne procédait à aucun entraînement. Il était par conséquent déraisonnable de la part du TAC de conclure que les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas crédibles, et donc pas admissibles, parce qu’ils étaient contredits par le rapport Furlong. En outre, les éléments de preuve exclus sont pertinents, de sorte que, si l’on y ajoute foi, on peut raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits par le demandeur, ils auraient influé sur le résultat.
[45] Lors du réexamen qui a suivi la décision de la juge Strickland, le Tribunal s’est dit d’avis que le rapport Furlong, qui consiste en une analyse de seize pages basée sur des travaux scientifiques cités en annexe, et maintenant inclus dans le dossier, est la meilleure preuve concernant l’exposition. Dans la mesure où les déclarations du demandeur et de ses camarades, selon lesquelles ils se sont entraînés dans des zones contaminées, contredisent le rapport Furlong, le Tribunal a une fois de plus accordé plus de poids aux conclusions du rapport qu’à ces déclarations. Une lecture attentive du rapport m’amène toutefois à conclure que le Tribunal y a décelé plus que ce qu’il contient réellement. En particulier, je n’y trouve aucune conclusion claire selon laquelle les soldats ordinaires se voyaient interdire l’accès aux sites de pulvérisation et qu’il n’y avait effectivement pas accès.
[46] Tout d’abord, il est intéressant de prendre note des « faits saillants » mentionnés dans la lettre explicative du 27 août 2007 que le Dr Furlong a adressée au ministre de la Défense nationale :
• Nous n’avons pas été en mesure de déterminer le degré d’exposition d’une personne aux produits chimiques pulvérisés;
• Le gouvernement du Canada a créé un précédent en indemnisant des personnes exposées aux « produits chimiques multicolores » mis à l’essai par l’Armée américaine à la base de Gagetown;
• La documentation scientifique n’établit pas de liens entre l’exposition aux contaminants, les dioxines et l’hexachlorobenzène; jusqu’à présent, nous n’avons fait qu’une association plus ou moins officielle. Nous n’avons pas déterminé de dose seuil ni du point de vue de la quantité de produit ni de la durée de l’exposition qui indique un risque pour la santé humaine.
[47] Ces mises en garde sont d’une grande pertinence pour apprécier, à la lumière des conclusions du rapport Furlong, les éléments de preuve présentés par le demandeur.
[48] Le Tribunal s’est servi du passage suivant à la page 12 du rapport Furlong pour justifier la présomption générale selon laquelle les soldats ordinaires entraînés à la Base n’ont pas fait leur entraînement dans des zones dont on sait qu’elles ont été pulvérisées avec de l’agent Orange :
On a procédé aux essais dans un secteur éloigné et très boisé de la base d’une superficie de 83 acres. Quatre‑vingt‑trois acres représentent 0,03 % de la superficie totale de la base de Gagetown qui compte 271 816 acres. La base m’a informé, que depuis cette époque, on n’a pas fait d’entraînement officiel dans le secteur précis utilisé par les Américains pour effectuer les essais en 1966 et en 1967.
Dossier du défendeur, page 66.
[49] Rien dans ce passage n’invitait le Tribunal à conclure, comme il l’a fait, que la zone pulvérisée n’était pas accessible aux fins d’entraînement. Le rapport indique simplement que les zones réservées aux tests effectués par les Américains n’avaient pas été utilisées pour effectuer des « entraînements officiels » depuis les pulvérisations. Cela ne veut pas dire que ces zones n’étaient pas utilisées à cette époque, ou qu’elles étaient inaccessibles aux soldats ordinaires.
[50] Le Tribunal poursuit en citant abondamment le rapport Furlong. Ces extraits laissent entendre que les tests ont été effectués dans des zones retirées de la Base, dans des conditions strictement contrôlées permettant de réduire au minimum les quantités de produits pulvérisés qui seraient entraînés par le vent, qu’un nombre limité de personnes ont pris part aux deux tests, que la plupart des soldats n’étaient pas exposés à des effets nocifs à long terme pour la santé, et qu’il a été établi que ces effets potentiels ne concernaient que les personnes ayant directement participé à la pulvérisation, ou été mises en contact direct avec le produit (décision, aux pages 13 à 15; dossier du défendeur, aux pages 131 à 133).
[51] Pourtant, comme l’a souligné le membre dissident du TAC, rien dans ces extraits n’atteste que le personnel militaire se voyait interdire l’accès aux sites de pulvérisation. D’ailleurs, le Dr Furlong ne pouvait parvenir à une telle conclusion, étant donné que les rapports d’enquête sous‑jacents ne justifiaient pas et semblaient même contredire. La juge Strickland a d’ailleurs attentivement examiné ces documents, et a estimé qu’aucun de ceux qu’elle avait consultés n’établissait que les zones pulvérisées avec de l’agent Orange étaient inaccessibles au personnel militaire dans le cadre d’entraînements réguliers, et qu’il y avait même certains indices à l’effet contraire.
[52] Le rapport Tâche d’établissement des faits 3A‑1, partie 1, portait surtout, comme il est précisé dans celui‑ci, sur les contaminants contenus dans les produits testés par l’Armée américaine en 1966 et 1967, soit la dioxine et l’hexachlorobenzène. Les risques ont été évalués pour les mélangeurs/chargeurs, applicateurs, signaleurs, observateurs post‑pulvérisation et les stagiaires militaires sur le terrain, ces derniers étant définis comme « ceux qui ont pu passer beaucoup de temps dans différents secteurs de la base pendant l’entraînement militaire, y compris l’instruction de survie ». Le résumé du même rapport indique aussi que « [d]ans le scénario relatif aux essais de 1966 et 1967, on a présumé que des exercices d’entraînement s’étaient déroulés tout près des zones de pulvérisation, pendant la période de pulvérisation ». Cela laisse entendre, comme l’a noté la juge Strickland, que les zones pulvérisées ont pu servir à l’entraînement du personnel militaire. Le Tribunal a questionné cette inférence, et il s’est dit d’avis que l’objectif de la tâche 3 était de présumer de l’existence des scénarios les plus pessimistes et d’ainsi envisager les pires scénarios en ce qui a trait à toutes les personnes et à tous les postes susceptibles d’avoir été touchés, pour évaluer les modes d’exposition. Cela est fort possible, mais le fait que le groupe des stagiaires militaires sur le terrain était considéré comme représentatif tend à montrer qu’on ne pouvait écarter avec certitude la possibilité qu’ils aient été exposés à l’agent Orange. D’ailleurs, à la fin du résumé du rapport relatif à la tâche 3A‑1, (partie 1), on signale qu’il n’a pas été possible d’identifier avec certitude les personnes les plus à risque et de déterminer les circonstances de leur exposition aux produits chimiques, et que pour cette raison les hypothèses et estimations pêchent par excès de prudence (dossier du tribunal, page 337).
[53] Compte tenu de ce qui précède, et comme ces études ont été effectuées 40 ans après les faits, le Tribunal ne pouvait pas raisonnablement conclure que le rapport Furlong constituait la meilleure preuve et qu’aucun des nouveaux éléments présentés par le demandeur ne satisfaisait au critère de la crédibilité. Ce dernier a fourni les déclarations de témoins qui ont servi avec lui à la BFC Gagetown. Bien que ces témoins aient été jugés crédibles, le Tribunal a mis en question leurs connaissances en ce qui concerne la nature des produits pulvérisés ainsi que le lieu et l’ampleur de l’exposition à l’agent Orange. Comme rien dans le rapport Furlong ni dans les rapports d’enquête ne laisse entendre que l’accès à la zone pulvérisée était interdit au personnel militaire en entraînement à la BFC Gagetown en 1966‑1967, et que le commandant de peloton du demandeur a déclaré qu’ils n’avaient jamais reçu l’ordre de ne pas y pénétrer, je crois que le demandeur a droit au bénéfice du doute, conformément à l’article 39 de la Loi sur le TAC. Comme l’inclusion du cancer de la prostate dans le second palier des catégories de l’IOM permet aux personnes exposées à l’agent Orange de bénéficier de la présomption créée par Anciens Combattants à l’usage de ses décideurs, il est évident que les nouveaux éléments de preuve sont susceptibles de changer l’issue du litige, et donc qu’ils satisfont au quatrième volet du critère applicable.
[54] Il n’est pas nécessaire que je détermine, aux fins de la présente demande de contrôle judiciaire, si l’exposition du demandeur à l’agent Orange était telle qu’elle donne naissance à la présomption d’un lien avec le cancer de la prostate. Il est clair que la simple présence dans la BFC Gagetown durant les étés 1966 ou 1967 ne suffit pas pour conclure que quelqu’un a été exposé à l’agent Orange. Cela étant dit, une exposition « directe » n’est pas requise pour que s’applique la présomption énoncée à l’alinéa 21(3)g) de la Loi sur les pensions. En vertu de cette disposition, une maladie est réputée, sauf preuve contraire, être consécutive ou rattachée directement au service militaire si elle est survenue au cours de l’exercice par le membre des Forces de fonctions « qui ont exposé celui‑ci à des risques découlant de l’environnement » qui auraient raisonnablement pu causer la maladie. De même, suivant la politique de ACC (Exposition à l’agent Orange – Prestations d’invalidité, 1er décembre 2010; dossier du tribunal, page 288), un demandeur doit fournir la preuve raisonnable d’une « exposition attribuable au service » conformément aux conclusions du MDN contenues dans le rapport relatif à la tâche 3A‑1 (partie 1). Quoi qu’il en soit, comme l’a indiqué le membre dissident du TAC, il serait déraisonnable de conclure que le demandeur peut prouver une exposition directe lorsque les événements sont survenus il y a plus de 40 ans.
[55] Par conséquent, j’estime que le Tribunal a commis une erreur en concluant que les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur n’étaient pas crédibles et que le rapport Furlong constituait la meilleure preuve. Il était déraisonnable d’écarter les déclarations du demandeur et de ses camarades parce qu’aucune de leurs déclarations « n’émane de personnes en mesure de connaître l’étendue du programme de pulvérisation en 1967 au‑delà de ce qu’elles auraient pu en apprendre à partir du rapport Furlong et d’autres sources dans les nombreuses années qui ont suivi ». Ces individus étaient sur le terrain, ils côtoyaient le demandeur, c’étaient des membres respectés de l’Armée (certains étaient de hauts gradés), et un grand nombre d’entre eux ont eu droit à une pension en raison d’une maladie similaire. Leur témoignage ne pouvait être écarté simplement parce qu’il ne concordait pas avec un rapport d’enquête rédigé 40 ans après les faits, d’autant plus que celui‑ci ne contredisait pas explicitement les souvenirs des témoins.
[56] Même si j’aimerais formuler des directives sous la forme d’un verdict imposé, je dois me garder de le faire dans les circonstances de la présente affaire. Le règlement de la revendication du demandeur soulève des questions de fait (celles de savoir s’il a été exposé à l’agent Orange et la portée de cette exposition) que le Tribunal est mieux à même d’évaluer. Cela dit, la Cour comprend l’exaspération de M. McAllister, qui essaye d’obtenir des dédommagements et un redressement d’Anciens Combattants Canada depuis presque dix ans maintenant. Il y a lieu de répéter que justice différée est justice refusée, surtout pour un ancien combattant de 83 ans. Par conséquent, j’invite instamment le Tribunal à résoudre cette affaire le plus rapidement possible, de manière juste et respectueuse.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire renvoyée au Tribunal pour qu’il réexamine à nouveau et sans délai la décision rendue par le comité d’appel le 11 août 2009.
« Yves de Montigny »
Juge
Traduction certifiée conforme
Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T‑470‑14
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INTITULÉ : |
BASIL MCALLISTER c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Fredericton (Nouveau‑Brunswick)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 15 JUILLET 2014
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE DE MONTIGNY
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DATE DES MOTIFS : |
LE 17 OCTOBRE 2014
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COMPARUTIONS :
Basil McAllister
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POUR LE demandeur (POUR SON PROPRE COMPTE)
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Melissa Grant
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POUR LE défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Basil McAllister Fredericton (Nouveau‑Brunswick)
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POUR LE demandeur (POUR SON PROPRE COMPTE)
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William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Halifax (Nouvelle‑Écosse)
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POUR LE défendeur
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