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Date : 20141022


Dossier : IMM-2232-13

Référence : 2014 CF 1004

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 octobre 2014

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

SARGIS AVAGYAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE l’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur (ou M. Avagyan) sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 6 mars 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a conclu qu’il n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, suivant les articles 96 et 97, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi).

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Avagyan est rejetée.

I.                   Contexte

A.                Demande d’asile de M. Avagyan

[3]               Monsieur Avagyan est un citoyen de l’Arménie. De 1988 jusqu’à quelques semaines avant son départ pour le Canada en septembre 2011, il a exercé la médecine à titre d’obstétricien. Dans le cadre de son travail il a participé, au début de 2000, à des efforts visant à dénoncer la corruption au sein du ministère de la Santé et de l’Éducation (le ministère). Plus précisément, il s’est associé à un groupe connu sous le nom de Groupe de travail sur les méthodes de suivi participatif de la lutte contre la corruption dans le secteur de la santé et de l’éducation (le groupe de travail). Ce groupe, de concert avec des organisations non gouvernementales, a rédigé des documents traitant des pratiques de corruption et proposant diverses façons de surveiller et de réduire au minimum ces pratiques. Le groupe s’inscrivait dans la stratégie de lutte contre la corruption adoptée en 2003 par le gouvernement. Le groupe de travail comptait quinze membres.

[4]               Monsieur Avagyan allègue qu’en avril 2006, des menaces de représailles ont été proférées contre les membres de sa famille et lui‑même en raison du rôle qu’il jouait dans la dénonciation des pratiques de corruption au ministère. Monsieur Avagyan affirme que ce rôle lui a aussi valu d’être agressé à deux reprises, en mai et en juin 2006, par des inconnus. Il aurait continué de participer aux activités du groupe de travail, malgré ces menaces et ces deux agressions, chacune ayant nécessité son hospitalisation.

[5]               À la fin de 2010 et au début de 2011, M. Avagyan a présenté au ministre de la Santé et de l’Éducation des éléments de preuve quant à l’existence de conditions dangereuses et de pratiques de corruption à l’hôpital où il travaillait. Il soutient qu’en mars 2011, des individus armés, disant relever des services de sécurité nationale, ont perquisitionné son domicile, et l’ont conduit au poste de police où il est resté détenu deux jours et, à un certain moment, battu. À la suite de cette agression, il a également dû être hospitalisé. Monsieur Avagyan allègue que peu après cet incident il a envoyé une lettre décrivant les événements survenus au Bureau du Procureur général, et qu’on y avait simplement donné suite au moyen d’une [traduction] « réponse toute faite ».

[6]               Monsieur Avagyan affirme qu’après l’incident causé par les individus armés, puis sa sortie de l’hôpital, il a commencé à prononcer des discours dans différents centres médicaux et il a participé à une émission‑débat, où il parlait du problème de corruption sévissant au sein du ministère. Monsieur Avagyan a prononcé un discours lors d’une activité politique le 4 juin 2011 et le même jour, selon ses dires, des inconnus ont à nouveau fait irruption chez lui, l’ont tabassé et l’ont même poignardé.

[7]               Monsieur Avagan affirme qu’après son congé de l’hôpital, quelque treize jours plus tard, il a fait de son mieux pour se cacher puis il est parti à destination du Canada le 12 septembre 2011, vu sa crainte que les autorités gouvernementales ne le persécutent en raison de ses activités de lutte contre la corruption. Il a demandé l’asile peu après son arrivée au Canada.

B.                 Décision à l’examen

[8]               La SPR a rejeté la demande d’asile de M. Avagyan pour des motifs liés à la crédibilité et à la protection de l’État.

(1)               Crédibilité

[9]               Bien qu’elle ait reconnu que M. Avagyan était un médecin qui participait à des efforts visant à dénoncer la corruption qui sévissait au sein du ministère, la SPR a tiré des conclusions défavorables quant à sa crédibilité, en raison de ses choix qui ne correspondaient pas à ceux d’une personne craignant pour sa vie. La SPR a jugé incongru que M. Avagyan :

a.              ait continué à travailler comme médecin tout en dénonçant la corruption au sein du gouvernement, sans subir de répercussions, pendant une période de cinq ans après le printemps 2006, moment où il s’était rendu compte que sa vie était en danger en Arménie;

b.             ait fait de nombreux voyages à l’étranger après le moment où il affirmait avoir commencé à craindre pour sa vie, toujours en quittant l’Arménie et en y revenant sans danger;

c.              n’ait fait l’objet d’aucune menace ou agression entre 2007 et 2009, bien que pendant cette période il ait aussi dénoncé la corruption;

d.             ait demandé la délivrance d’un visa canadien à la fin de juin 2011, à un moment où sa santé et un séjour à l’hôpital pour des procédures postopératoires n’auraient pas dû lui permettre de le faire.

[10]           La SPR n’a pas cru non plus que M. Avagyan avait été agressé par des personnes liées de quelque manière que ce soit au gouvernement, vu l’absence d’éléments de preuve crédibles et suffisants en ce sens et vu l’absence de preuve concernant des agressions qui auraient visé un autre membre du groupe de travail. La SPR a jugé peu probable, en particulier, que des fonctionnaires ou d’autres personnes liées au gouvernement aient pu prendre M. Avagyan pour cible alors que celui‑ci, en tant que membre du groupe de travail, avait pu produire et publier des conclusions devant être examinées par les fonctionnaires afin que le gouvernement puisse éventuellement y donner suite et prendre des mesures. La SPR n’a accordé non plus aucun poids aux rapports médicaux fournis par M. Avagyan pour corroborer le fait, avancé lors de son témoignage, que des personnes liées au gouvernement l’avaient battu en juin 2011, puisqu’aucun détail n’était fourni dans ces rapports sur la cause des blessures subies.

(2)               Protection de l’État

[11]           En supposant que l’allégation de crainte de persécution de M. Avagyan était crédible, la SPR a conclu qu’il avait pu obtenir l’aide des policiers et, au vu de la preuve présentée, que les policiers avaient alors convenablement agi. Selon la SPR, les éléments de preuve versés au dossier permettent de conclure que les autorités arméniennes, plutôt que de se montrer peu réceptives, avaient bien réagi aux incidents. Estimant que la protection de l’État n’avait pas à être parfaite, la SPR a conclu que le seul défaut pour les policiers de ne pas avoir retrouvé les auteurs des agressions de 2006 ne suffisait pas pour établir l’absence de protection de l’État.

[12]           La SPR a aussi conclu, quant aux intrusions dans la résidence de M. Avagyan en mars et en juin 2011, qu’il ne s’était pas montré coopératif avec les policiers après avoir formulé sa plainte et n’avait pas intenté de recours comme les autorités le lui avaient recommandé. En conséquence, la SPR a conclu que M. Avagyan avait choisi de demander la protection internationale avant d’avoir épuisé tous les recours qui s’offraient à lui en Arménie, ce qui entraîne le rejet de sa demande d’asile, même s’il avait eu une crainte fondée de persécution advenant son retour dans ce pays.

II.                Question en litige

[13]           La question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la SPR, en concluant comme elle l’a fait, a commis une erreur susceptible de contrôle pour l’un des motifs énoncés au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

[14]           Déterminer si un étranger a qualité de réfugié au sens de la Convention, suivant l’article 96 de la Loi, ou celle de personne à protéger, suivant l’article 97, est une question mixte de fait et de droit qui relève du domaine de compétence spécialisée de la SPR. Pour répondre à cette question, il faut également se demander si l’État d’origine peut protéger l’étranger de la persécution alléguée. Il est de jurisprudence constante que de telles décisions appellent la norme de contrôle de la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 53; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 89; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, aux paragraphes 20 à 22; Gulyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 254, 429 FTR 22, au paragraphe 37).

[15]           Il est également bien établi que la SPR tire, quant à la crédibilité et à la vraisemblance du récit du demandeur d’asile, des conclusions portant sur les faits et compte tenu de son rôle de juge des faits, une grande retenue doit être accordée à ces conclusions (Khosa, au paragraphe 89; Camara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 362, au paragraphe 12; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052, au paragraphe 13; Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 7, au paragraphe 14; Dong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 55, au paragraphe 17; Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558, au paragraphe 11; Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 491, au paragraphe 12).

[16]           Le rôle de la Cour n’est donc pas d’apprécier de nouveau la preuve présentée à la SPR, ni de substituer ses conclusions à celles de la SPR. Elle est plutôt chargée d’examiner la décision contestée, et de la modifier uniquement si elle ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, ni n’appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

III.             Régime législatif applicable

[17]           Pour se voir reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention suivant l’article 96 de la Loi, le demandeur devait démontrer qu’il craignait avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un groupe social, qu’il se trouvait hors du pays dont il avait la nationalité et qu’il ne pouvait ou, du fait de cette crainte, ne voulait se réclamer de la protection de ce pays.

[18]           Quant à la qualité de personne à protéger suivant l’article 97 de la Loi, le demandeur devait établir que son renvoi vers l’Arménie l’exposerait au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis soit à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture, soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Dans ce dernier cas, il devait établir entre autres, les éléments suivants :

a.              il ne pouvait ou, du fait de ce risque, ne voulait se réclamer de la protection de son pays d’origine,

b.             il serait exposé à ce risque en tout lieu de ce pays, et

c.              les autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne sont généralement pas exposées à ce risque.

[19]           Les articles 96 et 97 de la Loi sont reproduits en annexe du présent jugement.

IV.             Analyse

[20]           Selon M. Avagyan, la SPR a commis trois erreurs justifiant l’annulation de sa décision : premièrement, parce qu’elle a appliqué le mauvais critère juridique pour juger de sa qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi; deuxièmement, parce qu’elle a tiré au sujet de sa crainte de persécution des inférences défavorables déraisonnables quant à la crédibilité; et troisièmement, parce qu’elle a conclu qu’il n’avait pas épuisé tous les moyens à sa disposition pour obtenir la protection de l’État en Arménie, alors que l’État lui-même avait été l’auteur des agressions de mars et de juin.

A.                Critère relatif à l’article 97

[21]           Monsieur Avagyan soutient que l’article 97 de la Loi requiert que la SPR examine, selon la prépondérance de la preuve, s’il serait exposé à un risque de torture ou de mauvais traitements dans l’éventualité où il devait retourner en Arménie, et non s’il allait effectivement y être victime de torture ou de mauvais traitements. Il fonde son argument sur l’arrêt Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, [2005] 3 RCF 239, de la Cour d’appel fédérale.

[22]           Suivant l’arrêt Li, précité, le critère fondé sur l’article 97 consiste à déterminer si, selon toute probabilité, M. Avagyan sera personnellement exposé à une menace à sa vie ou à un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner en Arménie. Dans les derniers paragraphes de sa décision, la SPR a repris exactement ces mêmes termes pour formuler le critère. Le fait que la SPR ait renvoyé au jugement rendu en première instance dans l’affaire Li (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1514, 243 FTR 261), importe peu puisque la Cour d’appel fédérale a confirmé ce jugement.

[23]           Dans l’arrêt Li, la Cour d’appel fédérale a souligné l’importance de la distinction à faire entre le critère d’applicabilité de l’article 97 et la norme de preuve qu’il requiert. La personne demandant l’asile sur le fondement de cet article doit établir, selon la probabilité des probabilités, qu’elle sera exposée aux risques ou à la menace qui y sont décrits. Le processus se déroule en deux étapes distinctes. La SPR doit en premier lieu évaluer les éléments de preuve qui lui ont été présentés pour en tirer des conclusions de fait. On recourt pour cette évaluation à la norme de preuve applicable : la prépondérance des probabilités. Puis, en fonction des conclusions tirées, la SPR doit décider s’il est plus probable que le contraire que l’intéressé serait personnellement exposé à un risque de torture ou de mauvais traitements. Il s’agit du critère juridique servant à déterminer si l’intéressé a la qualité d’une personne à protéger au sens de l’article 97 (Li, précité, au paragraphe 29).

[24]           En l’espèce, la SPR a estimé selon la prépondérance des probabilités que M. Avagyan n’était pas exposé à un risque de persécution par les agents du gouvernement en Arménie, en raison de ses activités de lutte contre la corruption. Elle a aussi conclu que, même si M. Avagyan devait courir un risque, il n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. Rien dans l’analyse et la décision de la SPR ne s’écarte à mes yeux de la démarche prescrite dans l’arrêt Li, précité.

B.                 Inférences défavorables quant à la crédibilité

[25]           Monsieur Avagyan conteste qu’il ait été raisonnable pour la SPR de conclure que les agressions à son endroit n’étaient pas liées à ses activités de lutte contre la corruption et que sa crainte de persécution n’était pas fondée. Il précise qu’il était déraisonnable que la SPR évalue la crédibilité de sa crainte de persécution en fonction du fait qu’il avait poursuivi ses activités de lutte contre la corruption pendant cinq ans après les agressions du printemps 2006. En fait, il affirme que la SPR a formulé de pures hypothèses lorsqu’elle a précisé ce qu’une personne politisée aurait dû faire en de telles circonstances.

[26]           Je n’interprète pas la décision de la SPR de cette manière. La SPR a reconnu que M. Avagyan avait participé à des efforts visant à dénoncer la corruption au sein du ministère et qu’il avait été agressé en 2006 et en 2010. Elle a toutefois conclu que sa crainte de persécution en raison d’activités de lutte contre la corruption n’était pas crédible pour deux motifs principaux : premièrement, il avait pu s’adonner à de telles activités pendant cinq ans sans répercussions après les événements de 2006, et deuxièmement, il s’était aussi réclamé à nouveau de la protection de l’Arménie pendant cette période.

[27]           La Cour a déjà dit estimer que le fait de se réclamer de nouveau de la protection de l’État était un élément de preuve duquel la SPR pouvait tirer des inférences et qu’elle pouvait analyser et prendre en considération. Dans le jugement Bromberg c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 939, 224 FTR 176, aux paragraphes 23 et suivants, la Cour fait une analyse approfondie de la jurisprudence sur les conclusions fondées sur la crédibilité et le fait de se réclamer de nouveau de la protection de l’État. Dans cette affaire, le fait que la demandeure d’asile soit retournée volontairement en Ouzbékistan avait fait douter la SPR de la véracité de son récit. La Cour a étayé comme suit sa conclusion selon laquelle la SPR n’avait pas commis d’erreur en inférant que le fait pour la demandeure d’asile d’être retournée volontairement en Ouzbékistan permettait de douter de sa crainte subjective de persécution :

Je crois que l'argument de la demanderesse ne reflète pas exactement la conclusion de la Section du statut. La Section du statut a constaté qu'il était comprenable que la demanderesse soit retournée à Moscou pour secourir son fils, mais qu'elle soit aussi volontairement retournée en Ouzbékistan. Je note aussi, comme d'ailleurs le reflète la récitation des faits non disputés ci-haut, que la demanderesse est retournée à Tachkent une deuxième fois au début de décembre 1999 pour prendre ses bagages et faire ses adieux à sa tante. Je suis d'avis que la Section du statut était bien fondée de mettre en doute la crainte subjective de la demanderesse face à son retour en Ouzbékistan.

Dans le jugement rendu dans l'affaire Cihal c. Canada (M.C.I.), (1997), 126 F.T.R. 198, le juge Rothstein a déclaré que la Section du statut pouvait conclure à l'absence de crainte subjective du fait du retour du revendicateur dans le pays à l'égard duquel il alléguait une crainte de persécution.

C'est ce qu'a décidé également madame la juge Tremblay-Lamer dans l'affaire Ali c. Canada (M.C.I.) (1996), 112 F.T.R. 9 (C.F.), en se fondant sur le jugement du juge Rothstein dans l'affaire Bogus c. Canada (M.E.I.) (1993), 71 F.T.R. 260. Ce dernier avait conclu ceci au paragraphe 5 :

Il s'est prévalu de nouveau de la protection de la Turquie à trois reprises (les avocats ont convenu qu'il était de fait qu'il était retourné en Turquie seulement deux fois), et cela élimine le fondement des craintes qu'il a alléguées. Le tribunal s'est prononcé en ces termes à la page 89 :

[traduction] En outre, le tribunal doit noter que, effectivement, vous vous êtes prévalu de nouveau, et il n'existe pas -- il semble qu'il n'existe pas de conflit à ce sujet -- de la protection de la Turquie à pas moins de trois reprises. Vous y êtes retourné à trois occasions. Et cet acte lui-même doit nuire à la véracité de vos craintes alléguées, à notre avis, de retourner maintenant en Turquie.

À mon avis, il était loisible au tribunal d'apprécier la preuve pour conclure que la revendication du requérant était dépourvue d'un minimum de fondement en raison de ses actions ou inactions qui ne correspondaient pas au fait pour une personne d'avoir une crainte subjective et objective de persécution en Turquie. Ces conclusions sont claires et sans équivoque. [Non souligné dans l’original.]

[28]           Comme M. Avagyan s’est réclamé de nouveau de la protection de l’Arménie entre 2006 et 2010 (à cinq reprises), et qu’il a pu exercer ses activités de lutte contre la corruption pendant cette période, sans répercussions, j’estime que la SPR disposait de motifs suffisants pour qu’il soit raisonnable de conclure que le demandeur n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une crainte de persécution en raison de ces activités.

[29]           Ces conclusions s’appuyaient, à mon avis, sur des inférences admissibles pouvant être tirées de manière raisonnable et logique à partir d’un ensemble de faits établis en preuve, et ne faisaient pas appel, de manière hypothétique, à l’imagination subjective (K.K. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 78; Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, 419 FTR 135).

[30]           Monsieur Avagyan soutient que ces conclusions n’importent pas puisque sa crainte d’être persécuté ne s’était pas encore manifestée à l’époque, l’élément déclencheur ayant été, dit‑il maintenant à la Cour, l’incident de juin 2011.

[31]           Cet argument ne peut tenir puisqu’il va à l’encontre de son propre témoignage devant la SPR, soit qu’il avait commencé à craindre pour sa vie à compter des incidents de 2006. Il était raisonnable pour la SPR de conclure, dans les circonstances, que le fait que M. Avagyan se soit réclamé de nouveau de la protection de l’État et qu’il ait poursuivi ses activités de dénonciation de la corruption, sans en subir de répercussions, pendant les années ayant suivi ces incidents influait sur la crédibilité générale de sa demande d’asile.

[32]           La SPR a d’ailleurs conclu que, même en supposant que M. Avagyan ait commencé à craindre d’être persécuté à partir de l’incident de juin 2011, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour lier cet incident à un désir quelconque d’agents du gouvernement de prendre, pour sanctionner ses activités de lutte contre la corruption, des mesures pouvant mettre sa vie en danger. La SPR a jugé peu probable à cet égard que des fonctionnaires ou d’autres personnes liées au gouvernement rechercheraient M. Avagyan étant donné que celui‑ci et les membres de son groupe, le groupe de travail, avaient pu produire et publier des conclusions devant être examinées par les fonctionnaires afin qu’ils puissent éventuellement prendre des mesures correctrices.

[33]           Le défendeur concède qu’il avait été inopportun pour la SPR de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité fondées sur la date – fin du mois de juin 2011 ‑ à laquelle M. Avagyan avait présenté une demande de visa canadien.

[34]           Toutefois, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que cette conclusion n’était pas un élément fondamental de la décision de rejeter la demande d’asile. Le motif principal du rejet était plutôt l’insuffisance de la preuve produite pour établir un fait essentiel, soit que le gouvernement prenait M. Avagyan pour cible.

[35]            Les deux rapports médicaux, datés du 20 juin 2011 et du 8 septembre 2011, décrivent bien les blessures subies par M. Avagyan, la date de son hospitalisation (le 4 juin 2011) ainsi que les soins postopératoires qu’il a dû subir après sa sortie de l’hôpital le 22 juin 2011. C’était sans doute trop demander que de s’attendre à ce que M. Avagyan produise des rapports décrivant la cause de ses blessures. Il était toutefois loisible à la SPR de conclure, à mon avis, que les rapports produits n’établissaient pas l’élément central de la demande d’asile de M. Avagyan.

[36]           Enfin, M. Avagyan fait valoir que la SPR, en exigeant d’être « convaincue » que des fonctionnaires seraient si préoccupés par ses critiques concernant la corruption qu’ils prendraient des mesures pour mettre sa vie en danger, lui a imposé un fardeau de preuve excessif. J’estime à cet égard, comme le défendeur, que la SPR a fait cette déclaration dans le cadre de l’évaluation des faits de l’affaire, et non pour faire état du critère juridique applicable.

[37]           Ainsi que je l’ai déjà dit, j’estime que la SPR a appliqué le bon critère juridique en vue d’établir si M. Avagyan avait la qualité de réfugié au sens de la Convention, ou celle de personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la Loi : elle a évalué, selon la prépondérance des probabilités, la preuve produite par M. Avagyan pour en tirer des conclusions de fait, puis elle a évalué si ces faits l’exposaient à un risque de persécution (Pararajasingham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1416).

[38]           Lorsqu’on considère la décision dans son ensemble, comme il convient de le faire (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, aux paragraphes 14 et 15; Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 616, 352 FTR 11, au paragraphe 70; Shire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 97, au paragraphe 54; Stuart c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1139, au paragraphe 28), l’emploi du mot « convaincue » ne donne pas à croire, en contexte, que la SPR a utilisé en l’espèce un critère juridique différent.

[39]           Je ne vois donc aucune raison de modifier la conclusion de la SPR selon laquelle M. Avagyan n’avait pas établi qu’il était plus probable que le contraire qu’il serait personnellement exposé à un risque de torture ou de mauvais traitements s’il devait retourner en Arménie. À mon avis, il était loisible à la SPR de tirer cette conclusion au vu de la preuve qui lui avait été présentée. Je le répète, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve et de substituer sa propre conclusion à celle de la SPR. Son rôle consiste plutôt à décider si la conclusion de la SPR est transparente et intelligible et appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. J’estime que la conclusion de la SPR possédait ces attributs en l’espèce.

C.                 Protection de l’État

[40]           Il est bon de se rappeler que le droit international des réfugiés s’est élaboré à titre de « régime de réserve » quant à la protection qu’on peut s’attendre d’obtenir de l’État d’origine, et qu’il ne devait s’appliquer « que si la protection ne pouvait être fournie, et même alors, dans certains cas seulement » (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 709).

[41]           Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans l’arrêt Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, le point de départ de l’examen de toute demande d’asile est le principe selon lequel l’asile est censé constituer une forme de protection auxiliaire, qui ne doit être invoquée que dans les cas où le demandeur d’asile a tenté en vain d’obtenir la protection de son État d’origine (Hinzman, au paragraphe 41). Cela vient du fait que la crainte de persécution du demandeur d’asile doit être fondée objectivement, et qu’en vue d’établir ce fondement objectif, l’étape charnière de l’analyse consiste à évaluer si le demandeur peut être protégé de la persécution alléguée par son État d’origine (Hinzman, au paragraphe 42).

[42]           Le droit international des réfugiés prévoit à cet égard que, sauf dans le cas d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer que tout État est capable de protéger ses citoyens et que, pour réfuter cette présomption, le demandeur d’asile doit présenter une « preuve claire et convaincante » de l’incapacité de l’État d’assurer sa protection (Ward, précité, aux pages 724 et 725; Hinzman, précité, aux paragraphes 43 et 44).

[43]           La SPR a conclu en l’espèce, tout en supposant que M. Avagyan avait démontré le bien‑fondé de sa crainte alléguée de persécution, qu’il n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle l’Arménie était apte et disposée à le protéger.

[44]           Monsieur Avagyan affirme que la présomption est écartée lorsque le persécuteur allégué se trouve être l’État lui‑même. Il affirme en l’espèce que la police était mêlée tant à l’incident de mars qu’à celui de juin 2011 et, de ce fait, il n’avait pas à épuiser tous les moyens à sa disposition pour obtenir une protection.

[45]           Le défendeur souligne l’importance des faits de l’espèce, qui ont conduit la SPR à conclure que M. Avagyan s’était bien adressé aux policiers et aux autorités, qui avaient semblé disposés à agir et qui avaient effectivement agi, en informant M. Avagyan de l’existence d’autres voies de recours pour sa plainte concernant l’incident de mars 2011 et en l’invitant à donner des précisions sur l’incident de juin 2011.

[46]           Le défendeur invoque également l’arrêt Hinzman, précité, pour faire valoir que la présomption de protection de l’État vaut tout autant lorsque le demandeur d’asile dit craindre d’être persécuté par une entité non étatique que par l'État lui‑même.

[47]           Certains éléments de preuve présentés à la SPR permettaient d’ailleurs de constater les efforts consentis par les autorités gouvernementales pour protéger M. Avagyan lorsqu’étaient survenus les incidents tant de 2006 que de 2011. Il est de droit constant que la protection de l’État n’a pas à être parfaite et que les défaillances de la police locale n’équivalent pas à l’absence de protection de l’État (Zhuravlvev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 CF 3, 187 FTR 110, au paragraphe 31; Kadenko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 124 FTR 160, [1996] ACF n° 1376 (QL) (CAF), au paragraphe 5; Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 703, au paragraphe 19; Al-Awamleh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 925, au paragraphe 26).

[48]           Le fardeau de preuve dont le demandeur d’asile doit s’acquitter pour réfuter la présomption de protection de l’État est proportionnel au degré de démocratie atteint dans son État d’origine (Kadenko, précité, à la page 534 (CAF)). Pour tirer ma conclusion, j’ai pris en compte les documents sur la situation en Arménie dont la SPR disposait et le fait que ce pays est une démocratie naissante. J’arrive néanmoins à la conclusion que, sous l’angle de la norme de contrôle de la raisonnabilité, la preuve présentée à la SPR ne démontrait pas qu’avant de solliciter la protection internationale, M. Avagyan avait épuisé tous les moyens possibles pour obtenir la protection de l’État en Arménie. Là encore, mon rôle n’est pas de décider si la conclusion tirée est juste ou erronée, ou si elle est bien fondée ou mal fondée au vu de la preuve au dossier, mais bien de décider si elle est raisonnable en fonction des principes énoncés dans Dunsmuir, précité. Elle est raisonnable, à mon avis.

[49]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question en vue de sa certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


ANNEXE

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27)

Immigration and Refugee Protection Act (SC 2001, c 27)

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Personne à protéger

Person in need of protection

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2232-13

INTITULÉ :

SARGIS AVAGYAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JUIN 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 22 OCTOBRE 2014

COMPARUTIONS :

Michael Crane

POUR LE DEMANDEUR

Allison Engel-yan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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