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Date : 20141016


Dossier : IMM-3593-13

Référence : 2014 CF 985

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 octobre 2014

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

MARIAN CONKA, TATIANA CONKOVA, MATUS CONKA, BRANISLAV CONKA, ZUZANA CONKOVA, ROSALIA CONKOVA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION, LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs contestent la légalité d’une décision datée du 28 février 2013 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de dispense de visa pour motifs d’ordre humanitaire [CH] qu’ils ont présentée en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. La présente demande est entendue de concert avec le dossier IMM‑1035‑14, une demande de contrôle judiciaire portant sur le rejet d’une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] relative aux mêmes demandeurs (2014 CF 984).

[2]               Les demandeurs sont tous citoyens de la Slovaquie et d’origine rom. Marian Conka et Tatiana Conkova sont les parents de Rozalia, Matus, Zuzana et Branislav (âgés de 17 à 21 ans à la date de l’audience). Ils sont entrés au Canada le 16 novembre 2009 et ont demandé l’asile à leur arrivée. Leur demande d’asile a été rejetée le 23 mars 2012 et la demande d’autorisation relative à cette décision l’a été elle aussi le 30 mai 2012. Par la suite, le 11 mai 2012, ils ont présenté une demande CH, qui a été rejetée le 28 février 2013; ils ont ensuite déposé la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire concernant la décision CH. Ils ont aussi demandé un ERAR le 6 avril 2013. Cette demande s’est soldée par une décision défavorable qui a été rendue le 6 janvier 2014, et les demandeurs ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire concernant la décision relative à l’ERAR. Les demandeurs ont été l’objet d’une mesure de renvoi qui devait être exécutée les 17 et 19 mars 2014, mais ils ont présenté une requête en vue d’obtenir une ordonnance de sursis à l’exécution de cette mesure. La demande relative à la décision CH a été rejetée, mais la requête concernant l’obtention d’un sursis à l’égard de la décision relative à l’ERAR a été accueillie le 13 mars 2014.

[3]               Pour ce qui est de la présente demande de contrôle judiciaire, et plus précisément des facteurs CH, l’agent a manifestement pris en compte l’établissement des demandeurs au Canada, les conditions défavorables dans leur pays d’origine, de même que l’intérêt supérieur des enfants, notamment celui de Matus, qui a de graves problèmes de santé et de développement.

[4]               L’agent a conclu que les demandeurs adultes, même s’ils faisaient état d’un degré d’établissement minimal au Canada (ils faisaient du bénévolat, ils suivaient des cours et avaient quelques amis), n’avaient jamais travaillé au Canada et ne s’étaient pas établis financièrement, alors que Marian Conka avait travaillé durant de nombreuses années en Slovaquie comme électricien, superviseur de lignes et entrepreneur général.

[5]               Pour ce qui est de l’intérêt supérieur de Matus, l’agent a reconnu que ce dernier se situe à l’extrémité grave du spectre autistique, qu’il souffre d’une grave déficience sur le plan du développement et qu’il est également atteint d’une maladie du rein. Matus reçoit des soins et des services, tant dans une école accueillant des élèves souffrant de déficiences sur le plan du développement que par l’intermédiaire de la clinique de néphrologie générale du Toronto General Hospital. L’agent a toutefois conclu qu’il n’y a [traduction« pas assez d’éléments de preuve pour montrer que les services dont Matus disposerait en Slovaquie sont à ce point insuffisants par rapport à ceux qu’il reçoit au Canada qu’il pourrait être préjudiciable à son intérêt supérieur qu’il retourne en Slovaquie » [non souligné dans l’original].

[6]               Pour ce qui est de l’intérêt supérieur des trois autres enfants, qui avaient souvent été victimes de violence verbale, d’intimidation et de discrimination en Slovaquie (surtout à l’école), l’agent a conclu qu’il serait dans leur intérêt supérieur de rester au Canada. Cependant, le fait de mettre en balance l’intérêt supérieur des enfants avec les autres facteurs l’a amené à conclure que les motifs qu’invoquaient les demandeurs ne constituaient pas des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[7]               En particulier, l’agent a conclu que les Roms sont victimes de discrimination, surtout sur les plans de l’emploi, de l’instruction, du logement et des soins de santé, et que les demandeurs avaient subi de graves incidents de violence verbale et physique. Il a toutefois conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve montrant pourquoi le fait de faire des efforts supplémentaires en vue d’obtenir une protection de l’État leur causerait des difficultés et qu’ils étaient en général capables de s’intégrer à la société nettement mieux que la population générale des Roms; ils ne s’exposeraient donc pas à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’ils étaient contraints de retourner en Slovaquie pour présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger.

[8]               Les demandeurs formulent aujourd’hui trois motifs de contestation :

         l’agent a omis d’analyser convenablement l’intérêt supérieur de Matus;

         l’agent a appliqué erronément une analyse de la protection de l’État et des risques généralisés au moment d’évaluer les difficultés imputables à la discrimination;

         l’agent a déraisonnablement minimisé l’intérêt supérieur des enfants et pris en compte des facteurs peu pertinents dans son analyse définitive sur les difficultés inhabituelles ou excessives.

[9]               La question de savoir si l’agent a appliqué le mauvais critère juridique est une question de droit, qui appelle l’application de la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 44; Pearson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 981, au paragraphe 18 [Pearson]), tandis que la question de l’évaluation que fait l’agent de la preuve est une question de fait (ou une question mixte de fait et de droit) qui appelle l’application de la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9). Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire renvoyée à un agent différent pour qu’il procède à un nouvel examen, car je conclus que la décision contestée, dans son ensemble, est déraisonnable.

L’intérêt supérieur de Matus

[10]           En ce qui concerne l’intérêt supérieur de Matus, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas examiné comme il faut les préoccupations qui lui ont été soumises et, notamment, qu’il n’a pas pris en considération l’effet qu’aurait sur Matus le fait de le déraciner et de le déménager, ni la discrimination dont Matus avait été victime en tant qu’enfant rom souffrant d’une grave déficience, ni l’énorme différence entre les soins que Matus a reçus en Slovaquie et ceux qu’on lui prodigue au Canada. Ils soutiennent par ailleurs que l’agent a appliqué le mauvais critère : il a examiné si les services de santé et d’instruction en Slovaquie étaient suffisants et si Matus subirait des difficultés quelconques, plutôt que d’examiner ce qui serait dans son intérêt supérieur.

[11]           En réponse, les défendeurs soutiennent que l’agent a bel et bien évalué ce qui serait dans l’intérêt supérieur de Matus. Ils réitèrent essentiellement les conclusions de l’agent, à savoir qu’il n’y a pas assez de preuves objectives que les ressources destinées aux personnes aux prises avec l’autisme en Slovaquie et, en particulier, à Bratislava, sont insuffisantes ou inefficaces, ou que les traitements que Matus recevait pour sa maladie du rein étaient de qualité inférieure. Ils ajoutent que l’agent n’a pas appliqué le mauvais critère juridique, car ce qu’il a dit au sujet du manque de preuves objectives pour établir l’insuffisance des services que recevrait Matus montre simplement qu’il évaluait la preuve.

[12]           Avant d’examiner le raisonnement de l’agent, il faut se reporter aux preuves médicales incontestées que les demandeurs ont fournies à propos de l’état de santé et des besoins spéciaux de Matus.

[13]           Premièrement, dans son rapport détaillé du 11 mars 2011, Mme Tanya Fudyk, qui a évalué Matus, conclut :

[traduction] En résumé, Matus est un adolescent de 16 ans qui souffre toujours d’autisme (à l’extrémité grave du spectre) et d’une déficience du développement, allant vraisemblablement de grave à profonde. Les résultats les plus récents dénotent que son développement se situe à un niveau de 18 mois. Ses capacités d’adaptation varient d’un niveau inférieur à un an (expression et compréhension du langage) à un niveau de 4 ans (mouvements globaux). L’observation de Matus indique qu’il est un élève qui présente des caractéristiques associées à l’autisme, dont de la difficulté à entreprendre les activités qu’il ne préfère pas et de la difficulté à maîtriser des comportements répétitifs, lesquels font obstacle à sa capacité de participer et d’apprendre. Cependant, il est important de reconnaître que Matus a fait des progrès depuis qu’il est entré à l’école au Canada. Il commence à communiquer par signes et à mesure qu’il s’habitue à des activités nouvelles, il y participe plus volontiers. Dans l’ensemble, Matus est un adolescent qui a besoin d’un degré élevé de soutien pour fonctionner de manière adaptative à l’école et à la maison, et il continuera d’avoir besoin de ce type de soutien lorsqu’il entrera dans l’âge adulte et plus tard. (Dossier du tribunal, à la page 126.)

[14]           Deuxièmement, Matus n’a qu’un seul rein. Au sujet de son affection rénale, la Dre Rachel Pearl, pédonéphrologue, qui l’a suivi, signale dans une lettre datée du 22 mai 2012 :

[traduction] Ce garçon souffre d’une insuffisance rénale chronique liée à un rein cicatriciel solitaire. Je l’ai vu pour la première fois il y a deux ans, à son arrivée de la Slovaquie. Il souffre d’un retard développemental global d’étiologie inconnue. Il a besoin d’un suivi médical minutieux pour son insuffisance rénale. Il souffre d’hypernatrémie et risque de se déshydrater s’il ne boit pas de liquides. Il est possible qu’il ait besoin d’un traitement de suppléance rénale dans l’avenir ou d’une transplantation rénale. (Dossier du tribunal, à la page 337.)

[15]           Les griefs que les demandeurs ont formulés contre le raisonnement qu’ils contestent au sujet de l’intérêt supérieur de Matus sont bien fondés. Dans la décision Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, le juge Zinn explique quelle est l’analyse appropriée :

[15] Lorsqu’il mentionne que [traduction] « la preuve dont je dispose n’est pas suffisante pour me permettre de penser que ses besoins fondamentaux ne seraient pas comblés au Brésil », l’agent incorpore dans l’analyse un critère qui ne devrait pas s’y trouver. Il semble affirmer que le fait de demeurer au Canada ne servira l’intérêt supérieur d’un enfant que si l’autre pays n’est pas en mesure de répondre aux « besoins fondamentaux » de ce dernier. Or, ce n’est ni le critère ni l’approche applicable pour déterminer l’intérêt supérieur d’un enfant. Comme le juge Russell l’a récemment indiqué dans Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166, au paragraphe 64 :

Il n’existe pas de norme minimale en matière de besoins fondamentaux qui satisferait au critère de l’intérêt supérieur. De plus, il n’existe pas de critère minimal en matière de difficultés suivant lequel à un certain point dans l’échelle des difficultés et seulement à ce point pourrait‑on considérer que l’intérêt supérieur de l’enfant est « compromis » au point de justifier une décision favorable. La question n’est pas celle de savoir si l’enfant « souffre assez » pour que l’on considère que son « intérêt supérieur » ne sera pas « respecté ». À cette étape initiale de l’analyse, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : « en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant? »

[16] Il ne fait aucun doute qu’on ne pourra jamais prétendre qu’il est dans l’intérêt supérieur d’un enfant de le placer dans un milieu où ses besoins fondamentaux ne sont pas comblés. Cependant, laisser entendre que l’intérêt de l’enfant à demeurer au Canada est neutralisé si l’autre pays offre un niveau de vie minimal est abusif. Cette approche escamote complètement la question à laquelle l’agent est chargé de répondre : Quel est l’intérêt supérieur de cet enfant? L’agent était tenu de décider en premier lieu s’il était dans l’intérêt supérieur de Leticia d’aller avec ses parents au Brésil, où elle n’avait jamais mis les pieds, ou plutôt de demeurer au Canada, où elle bénéficiait de [traduction] « meilleures possibilités sur le plan social et financier ». Ce n’est qu’après avoir clairement défini ce qui était dans l’intérêt supérieur de Leticia que l’agent pouvait apprécier ce résultat en tenant compte des autres éléments favorables et défavorables que révèle la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[16]           Je souscris entièrement aux propos qui précèdent de mon confrère et je fais mien son raisonnement, qui s’applique tout autant à la présente affaire. Cela dit, même si l’agent avait appliqué le bon critère son analyse concernant l’intérêt supérieur de Matus serait quand même déraisonnable.

[17]           En l’espèce, l’agent a mal interprété les observations des demandeurs et conclu que Matus avait accès à des soins médicaux et à une école spéciale pour enfants autistes, mais, sans tirer de conclusions quant à la crédibilité, il a fait abstraction de l’expérience concrète que Matus et ses parents avaient vécue dans ces établissements. Il est utile de reproduire la preuve incontestée des parents de Matus sur ce dernier, preuve qui est extraite de la déclaration solennelle qu’ils ont présentée à l’appui de la demande CH :

[traduction
18. Notre deuxième enfant, Matus, de sexe masculin, est né le 13 mai 1994 après une grossesse et un accouchement normaux. Vers l’âge de trois mois, il a contracté une très forte fièvre et nous l’avons amené à l’hôpital. Les médecins l’ont gardé sur place, pour tout vérifier. Il est resté dans cet hôpital durant deux semaines environ, et nous lui avons rendu visite tous les jours. On nous a d’abord dit qu’il souffrait d’une infection au cœur, ensuite un autre diagnostic, puis un autre. Après deux semaines environ, on l’a envoyé dans un autre hôpital, où on nous a dit que l’un de ses reins ne fonctionnait pas comme il faut.

19. Notre fils a souffert d’une forte fièvre durant ces deux semaines à l’hôpital, et nous croyons qu’il n’a pas reçu de soins médicaux appropriés. Ils n’ont fait aucune analyse sanguine durant cette période. Ils n’ont pas fait baisser sa fièvre. Nous croyons que c’est parce que nous sommes roms. Nous avons des amis qui travaillent comme nettoyeurs à l’hôpital, et ils nous ont dit que les enfants roms sont tenus à part des autres enfants malades.

20. Durant ces deux premières semaines, on ne nous a pas autorisés à entrer dans la pouponnière où se trouvait Matus, mais d’autres parents blancs pouvaient y aller pour tenir leur enfant dans leurs bras. J’ai amené des pyjamas et des couvertures propres pour Matus, mais ces articles n’ont pas été admis dans la pouponnière. Une infirmière nous a dit que nous ne pouvions pas entrer parce que nous étions tsiganes, et sales.

21. Matus est resté à l’hôpital pendant la première année de sa vie. Durant cette première année de sa vie, on ne nous a pas permis de le toucher ou de le tenir. C’est ce qui s’est passé dans le premier hôpital, ainsi que dans le second. Cependant, nous observions Matus par la vitre, et nous avons constaté qu’il a passé la première année de sa vie couché sur le dos. Ses bras et ses jambes étaient attachés au lit. Il ne pouvait pas jouer, ni se gratter. À part ses soins médicaux, personne n’a interagi avec lui. Nous croyons sincèrement que les souffrances psychologiques qu’il a subies durant cette première année formative de sa vie peuvent avoir déclenché son autisme. Même aujourd’hui, il est incapable de câliner. Il est très difficile de s’approcher de lui pour le serrer dans nos bras. Il repousse les contacts physiques. Nous croyons que cette année formative a également influencé l’attitude de Matus à l’égard des médecins; il se rebelle contre eux. Et, encore maintenant, il se couche dans son lit les bras par-dessus la tête, comme ils l’étaient à l’époque où on les attachait.

22. Durant sa première année de vie, nous avons observé Matus à l’hôpital par la vitre de la pouponnière. Nous avons su très tôt qu’il avait des problèmes de développement. Il ne réagissait pas aux stimuli normaux. Mais peut-être que cela n’est pas surprenant, vu la manière terrible dont on le traitait. Quand les infirmières le nourrissaient, elles lui mettaient simplement le biberon dans la bouche et il en avalait le contenu. Personne ne le tenait pendant qu’il s’alimentait et, à ces moments-là ses bras étaient toujours attachés. Encore maintenant, chaque fois qu’il boit, il avale aussi vite qu’il le peut. Nous savons que cela est dû en partie à son problème de rein, mais nous nous demandons aussi si ce n’est peut-être pas dû en partie à ses premières expériences d’alimentation.

23. À un certain point - à l’âge de neuf mois environ, croyons‑nous - Matus est presque mort et il a fallu le ranimer à l’hôpital. On ne nous a jamais informés de ce qui s’était passé. Quand nous avons tenté de poser d’autres questions, personne ne nous a rien dit. Pas une seule note n’a été inscrite dans son dossier. L’incident n’a jamais été signalé.

24. À l’âge de neuf mois environ aussi, Matus s’est fait retirer un rein et poser un sac néphrétique. Son second rein ne fonctionne qu’à 40 ou 50 % environ. Après cela, Matus a souvent été admis à l’hôpital pour de nombreuses infections jusqu’à l’âge de 8 ou 9 ans et, jusqu’à tout récemment, il prenait constamment des antibiotiques. Il a subi trois interventions chirurgicales au fil des ans : deux pour ses reins et une pour retirer le sac néphrétique. Nous aurions pu le faire retirer plus tôt, mais le médecin avait exigé un dessous-de-table que nous n’avions pas les moyens de payer.

25. Quand nous sommes arrivés au Canada, nous avons amené Matus le plus vite possible au Hospital for Sick Children. Les spécialistes de Toronto nous ont donné des conseils médicaux presque opposés à ceux que nous avions entendus en Slovaquie. Les médicaments que Matus prenait ont été immédiatement remplacés. On nous avait dit aussi en Slovaquie que Matus ne devrait pas boire beaucoup d’eau, mais ici les médecins l’ont encouragé à en consommer beaucoup. Après notre arrivée au Canada, les médecins nous ont dit qu’il était déshydraté.

26. Quand nous avons ramené Matus à la maison, il ne pouvait pas s’asseoir de lui-même à l’âge d’un an. Il a continué d’être suivi par les spécialistes du rein. Nous nous souvenons d’avoir posé des questions sur son retard du développement, mais le médecin nous a dit en criant de ne pas lui dire comment faire son travail. Enfin, à l’âge de quatre ou cinq ans, Matus a été vu par un spécialiste dont notre médecin de famille nous avait donné le nom et qui a diagnostiqué qu’il souffrait d’autisme.

27. Matus était âgé de 17 ans quand nous avons déposé la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il s’est mis debout pour la première fois à l’âge de 4 ou 5 ans environ. Vers 8 ou 9 ans environ, il a commencé à fréquenter une école pour enfants ayant des besoins spéciaux. Cela a été terrible. Les enseignants nous ont conseillé d’amener Matus une ou deux fois par semaine seulement. Quand il y allait, il s’asseyait la majeure partie du temps au sol, dans un coin de la pièce, ignoré de tous. Les enseignants n’ont pas essayé de lui apprendre quoi que ce soit. Ils ne lui ont enseigné aucune aptitude de base à la vie quotidienne ou à la communication. Nous nous souvenons d’être allés le chercher, et de frapper à la porte. L’enseignant a ouvert la porte et l’a ensuite refermée. Nous l’avons entendu dire : « Amène le Tsigane, ses parents sont là ».

28. Cette école était la seule option disponible si l’on voulait offrir à Matus un soutien supplémentaire. En raison de cela, nous gardions Matus la plupart du temps à la maison. Tatiana et moi prenions soin de lui à temps plein, et moi, Marian, je subvenais aux besoins de la famille en travaillant. Matus était très difficile à contrôler. Il ne parlait pas. Il se mettait en colère et se mordait ou mordait d’autres personnes, ou il se mettait à pleurer ou à donner des coups de pied ou à lancer du mobilier. C’était très stressant parce que nous ne pouvions pas savoir ce dont il avait besoin.

29. Nous avons essayé de suivre le conseil du médecin, qui nous avait dit de ne pas le laisser boire plus de deux litres de liquide par jour. Une fois que Matus avait pris quelques gorgées, je lui enlevais ce qu’il buvait. Mais il se fâchait et se faisait du mal. Si nous ne faisions pas attention, il pouvait aussi s’emparer d’un vase sale empli d’eau et en boire le contenu, ou tout ce qui lui tombait sous les yeux, même des produits de nettoyage. Nous devions le surveiller constamment pour sa propre sécurité. Nous savons maintenant qu’il avait soif, et qu’à cause de sa maladie du rein il aurait dû boire beaucoup plus.

30. À deux occasions, je, Tatiana, faisais des courses avec Matus quand des skinheads s’en sont pris à nous. La première fois, c’était en juin 2005 environ, et nous nous trouvions à bord d’un autobus. Des skinheads ont commencé à nous insulter, nous qualifiant de Tsiganes, et j’ai décidé, pour notre sécurité, de descendre de l’autobus. À l’époque, Matus avait un tube inséré dans le corps pour qu’il puisse uriner. Les skinheads nous ont poussé et ont arraché le tube de Matus. Ce dernier a hurlé de douleur, et l’endroit d’où sortait le tube, saignait. Moi, Tatiana, j’ai immédiatement amené Matus à l’hôpital. De là, pendant qu’on soignait Matus, j’ai téléphoné à la police mais il lui a fallu 30 minutes pour arriver. À ce moment-là, la police a déclaré qu’elle ne pouvait rien faire pour nous car les agresseurs avaient pris la fuite.

31. Le second incident est survenu en août 2009 quand Matus et moi, Tatiana, revenions à la maison après avoir acheté de la nourriture. Quelques skinheads nous ont interceptés et, comme à l’accoutumée, ils ont commencé à nous insulter. Les choses ont vite dégénéré et on m’a poussée par terre et tirée par les cheveux. Je me suis couchée sur Matus pour le protéger des coups de pied. L’incident a finalement pris fin quand d’autres personnes se sont approchées en m’entendant crier à l’aide. Une fois de plus, les skinheads ont pris la fuite. Je suis allée immédiatement au poste de police avec Matus, mais les policiers se sont mis à crier après moi. Ils m’ont demandé : « Où voulez-vous que l’on cherche ces gens? » Il leur a été impossible d’aider.

32. Aujourd’hui, au Canada, la différence que nous constatons chez Matus est extraordinaire car il a pu avoir accès à un programme spécialisé approprié. Il suit un programme à la Lucy McCormick Senior School à Toronto, à l’intention des jeunes qui ont des besoins spéciaux comme les siens. Dans les deux ans depuis lesquels il fréquente cette école, Matus a appris le langage des signes. Il peut maintenant communiquer avec sa famille de cette façon. Il est, très visiblement, plus calme et heureux.

[18]           Compte tenu de l’évaluation de l’état mental de Matus, la question n’était pas de savoir comment s’adapterait un adolescent ordinaire, âgé de dix-sept ans, s’il devait retourner en Slovaquie, mais comment un adolescent autiste dont les « capacités d’adaptation varient d’un niveau inférieur à un an (expression et compréhension du langage) à un niveau de 4 ans (mouvements globaux) » s’adapterait à un changerait de milieu fondamental, un milieu (la Slovaquie) qui s’est révélé à la fois source d’insécurité et source d’hostilité pour un enfant rom qui, à part son autisme, souffre d’une insuffisance rénale marquée qui requiert des soins médicaux prolongés.

[19]           L’agent reconnaît effectivement que la preuve documentaire étaye l’observation des demandeurs selon laquelle les Roms sont victimes de discrimination sur le plan de l’accès à des soins de santé et de ségrégation dans les établissements de soins de santé, mais il écarte la discrimination que Matus et ses parents ont vécue en disant que ces derniers ont réussi à de nombreuses reprises à avoir accès à divers services médicaux, et il émet l’hypothèse que l’attitude discriminatoire qu’ils ont subie à l’hôpital pourrait simplement être le résultat d’une directive prescrivant au personnel de prévenir les infections en limitant de façon générale l’accès. Il omet également de comparer le niveau des soins auxquels Matus a eu accès en Slovaquie à ceux qu’il reçoit au Canada, disant simplement que Matus avait accès à des services médicaux et qu’on ne l’avait pas privé de soins. Il ne traite pas réellement des observations des demandeurs quant au degré de soins que Matus a reçu ou aux divers incidents de discrimination qu’on leur a fait subir pendant ce temps, sinon pour dire que la preuve objective est insuffisante, et il ne tient pas compte de l’amélioration de l’état de Matus depuis que celui-ci a commencé à recevoir des services et des soins au Canada.

[20]           Ce que dit l’agent sur le caractère suffisant des services en Slovaquie n’est pas une simple évaluation de la preuve et montre qu’il a appliqué le mauvais critère juridique. Nulle part dans la décision ne mentionne-t-il positivement ce qui serait dans l’intérêt supérieur de Matus. Il indique toutefois à maintes reprises que les demandeurs n’ont pas fourni une preuve objective suffisante pour montrer qu’en Slovaquie les services sont [traduction] « insuffisants », voire [traduction] « nettement insuffisants ». Il conclut que :

[traduction] [A]près avoir passé en revue les éléments de preuve, je conclus qu’il n’y a pas assez de preuves pour montrer que les services dont Matus disposerait en Slovaquie sont à ce point insuffisants par rapport à ceux qu’il reçoit au Canada qu’il pourrait être préjudiciable à son intérêt supérieur qu’il retourne en Slovaquie. [Non souligné dans l’original.]

[21]           L’agent n’avait pas pour tâche d’évaluer si l’on répondrait aux besoins fondamentaux de Matus en Slovaquie, mais plutôt d’évaluer ce qui serait dans son intérêt supérieur. Il n’a pas appliqué le bon critère juridique et il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle. Comme l’ont fait valoir les demandeurs, la Cour a invalidé des analyses du même ordre dans des décisions antérieures.

[22]           Je souscris entièrement à l’observation des demandeurs selon laquelle l’agent, au lieu d’être sensible à ce problème et de l’évaluer de façon à déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant, a simplement concédé qu’il s’agit d’un degré de difficulté auquel Matus devra faire face. Il écrit : [traduction« Je reconnais que Matus subirait certaines difficultés s’il était contraint de retourner en Slovaquie, car il aurait à s’adapter à des changements dans le personnel qui lui assure un soutien sur le plan médical et social ». En fait, il a fait montre de son manque de sensibilité en suggérant même d’autres changements, comme le fait, pour les demandeurs, de déménager à Bratislava, une ville tout à fait nouvelle pour eux, et ce, sans tenir compte des conséquences du déracinement de cet enfant, et cela illustre qu’il n’était pas réceptif au problème et qu’il minimisait manifestement l’effet des difficultés sur cet enfant.

[23]           Il est important de ne pas perdre de vue que même si l’intérêt supérieur des enfants n’est pas forcément déterminant, l’objet même de la demande CH est de veiller à ce que l’on réponde à l’intérêt supérieur des enfants et à ce que ces derniers ne subissent pas de difficultés. Le juge Décary, de la Cour d’appel fédérale, souligne justement ce point dans l’arrêt Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 (CanLII), où écrit-il « [i]l va de soi […] que le concept de difficultés injustifiées” n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles s’exposent les enfants innocents. Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés » (au paragraphe 9). Le fait qu’un agent accepte simplement qu’il y aura des difficultés va à l’encontre de son rôle de protecteur des intérêts des enfants.

[24]           À ce stade, il important de souligner que non seulement l’état mental de Matus impose un devoir de diligence à ses parents, mais aussi qu’il peut mettre en cause la compétence parens patriae de l’État lui-même, une compétence qui, de temps à autre, a été dévolue aux tribunaux dans le cas de personnes atteintes de déficience mentale (voir E (Mme) c Eve, [1986] 2 RCS 388, 1986 CanLII 36 (CSC), aux paragraphes 72 à 74). Nous n’avons pas affaire ici à une situation dans laquelle des tribunaux canadiens ont été appelés à exercer une compétence parens patriae, mais l’agent avait à se demander s’il était dans l’« intérêt supérieur » d’un enfant intellectuellement handicapé, rom de souche qui plus est, de se voir contraint par le Canada de retourner dans son pays d’origine, la Slovaquie, où l’on exerce contre les Roms une discrimination généralisée et persistante, juste parce que ses parents et sa famille ne se sont pas suffisamment établis et qu’il y a des Roms qui ont été victimes d’encore plus de discrimination qu’eux. Dans un tel cas, dans le contexte d’une demande CH, il fallait prendre en compte l’efficacité de la protection de l’État pour évaluer le degré de difficulté que l’on imposerait aux demandeurs s’ils étaient contraints de présenter une demande depuis leur pays d’origine et d’attendre peut-être des années avant de recevoir une réponse.

L’analyse de la discrimination et des conditions défavorables dans le pays d’origine

[25]           L’analyse que fait l’agent de la discrimination et des conditions défavorables dans le pays d’origine pose elle aussi problème. Comme l’a tranché la Cour dans le passé, il n’est pas nécessaire que la protection de l’État soit parfaite pour être adéquate mais, en évaluant les risques et les difficultés dont il est question dans la demande CH, l’agent se doit de tenir compte des réalités de la situation et du fait de savoir si, indépendamment de l’appareil étatique du pays d’origine, la situation personnelle du demandeur et le risque réel auquel il s’expose méritent une dispense CH (Pearson, précitée, aux paragraphes 38 à 41). Comme l’a indiqué la Cour dans la décision Durrant c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 773, au paragraphe 4 :

La question qui se pose relativement à une demande CH n’est pas de savoir si l’État d’origine des candidats à la résidence permanente leur offrirait une protection adéquate, mais plutôt de savoir si, à la lumière de la situation personnelle des demandeurs, ceux-ci seraient exposés à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils devaient être renvoyés chez eux.

[26]           Même si je présume qu’il était loisible à l’agent de prendre en considération la disponibilité d’une protection de l’État pour évaluer l’existence de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, il fallait aussi qu’il prenne en compte la situation réelle des demandeurs, la discrimination ou les risques auxquels ils avaient été personnellement confrontés dans le passé ou auxquels ils le seraient vraisemblablement en tant que Roms (Pearson, précitée, au paragraphe 38; Sosi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1300, au paragraphe 16 [Sosi]; Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CAF 177, au paragraphe 30).

[27]           Il est important aussi de signaler en l’espèce que la SPR n’a pas tiré de conclusions  défavorables quant à la crédibilité au sujet des observations qu’ont faites les demandeurs sur la discrimination dont ils ont été victimes en Slovaquie. En l’absence de telles conclusions, l’agent devait tenir compte des faits relatifs à la discrimination subie par les demandeurs car ils avaient été acceptés par la SPR et ils étaient contenus dans leur déclaration solennelle (Ahmed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 1 CF 483, [2000] ACF no 1365, aux paragraphes 26 à 29; Sosi, précitée, au paragraphe 16).

[28]           Une fois de plus, il est utile de reproduire ce qu’indiquent le demandeur principal et son épouse à cet égard dans leur déclaration solennelle :

[traduction
11. À Sala, nous avons été victimes à maintes reprises de violence et de discrimination de la part de nos voisins, qui ne voulaient pas que nous, des Roms, vivions dans leurs rues. Parfois, ils bloquaient physiquement la route en formant une chaine humaine, tentant de nous empêcher de nous rendre chez nous. Les pneus de notre automobile ont été tailladés à plusieurs reprises. On a souvent lancé des pierres à travers la vitre avant, face à la rue. Nous ne sommes jamais servis de cette pièce avant, mais sommes plutôt restés avec nos enfants dans la pièce arrière de la maison.

12. Nous avons vu nos enfants se faire intimider à l’école à mesure qu’ils grandissaient. Ils revenaient régulièrement de l’école en pleurs ou très contrariés parce qu’on les avait appelés des « sales Tsiganes ». Nos enfants rentraient régulièrement à la maison en courant parce qu’ils craignaient que d’autres enfants leur lancent des pierres. Nous avons été témoins de ce traitement à l’endroit de nos enfants à Spisska Nova Ves et, plus tard, à Sala.

13. Nos enfants apprennent très facilement et sont très intelligents. Mais leurs enseignants leur donnaient de faibles notes et nous disaient souvent qu’ils ne croyaient pas nos enfants capables d’apprendre. Mais nous savions que c’était faux. Les enseignants accusaient toujours aussi les enfants roms quand un incident se produisait, comme une fenêtre cassée.

14. Notre fils Branislav adore les sports. Mais on l’a empêché de se joindre à des équipes sportives à l’école parce qu’il est tsigane. Les autres enfants, et leurs parents, ne voulaient pas d’un enfant tsigane dans leur équipe. Il n’y avait pas de politique officielle d’exclusion des enfants roms des activités sportives, mais c’est ainsi que cela se passait dans la réalité.

15. Nous allions souvent à l’école pour parler avec les enseignants de ces problèmes. Ils prétendaient qu’ils aideraient à régler les choses, mais rien n’a jamais changé. À un certain point, la cruauté d’autres enfants s’est transformée en railleries contre notre fils Branislav : ils l’ont accusé d’avoir des relations sexuelles avec sa mère. Quand nous en avons parlé à l’enseignante, celle-ci n’a rien fait pour sanctionner les autres enfants. Au lieu de cela, elle a fait venir plus tard mon fils à l’avant de la classe, l’a giflé devant les élèves et l’a accusé d’être un rapporteur. L’intimidation que notre fils subissait a dégénéré après cet incident, et il a été victime de lancers de pierre encore plus effrayants.

16. Nous aurons bien rencontré la directrice de l’école, mais elle était la mère de l’enseignante de Branislav. Nous nous sentions rejetés et impuissants à faire quoi que ce soit face à la situation. Nous avons songé à changer nos enfants d’école mais moi, Marian, savais par ma sœur, dont les enfants fréquentaient une autre école de Sala, que la situation n’était pas meilleure à cet endroit.

17. Au Canada, Rozalia, Branislav et Zuzana fréquentent le Jarvis Collegiate, à Toronto. Ils se débrouillent bien à l’école. Leurs notes sont excellentes. Branislav a du succès dans les sports. Ils ont tous appris l’anglais dans le cours laps de temps depuis lequel nous nous trouvons au Canada. Nous sommes surpris par ce que nos enfants ont accompli, maintenant qu’ils ne vivent plus dans une société discriminatoire.

[29]           En l’espèce, l’évaluation que l’agent a faite de la situation réelle des demandeurs est déraisonnable. Il reconnait que les demandeurs ont été victimes de graves incidents de discrimination, dont de la violence verbale et physique, à l’époque où ils vivaient en Slovaquie, mais il conclut qu’étant donné que le père a constamment travaillé, que les enfants fréquentaient le système scolaire ordinaire et que Matus avait eu accès à des services médicaux à de nombreuses occasions, les demandeurs étaient mieux intégrés à la société que la population générale des Roms de la Slovaquie et que les difficultés qu’ils avaient subies du fait de la discrimination n’atteignait pas le degré des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. L’agent reconnaît que l’on fait preuve de discrimination à l’égard des Roms mais il minimise le sort que les demandeurs ont connu parce qu’ils ont pu avoir accès à des services, sans tenir compte de la discrimination dont ils été victimes pendant qu’ils accédaient à ces services, y compris sur le plan scolaire et sur celui des soins de santé. Cela est déraisonnable.

[30]           Au lieu d’examiner les faits concrets que les demandeurs ont vécus, l’agent estime que la discrimination qu’ils ont subie n’est pas aussi préjudiciable que celle que vivent d’autres Roms, ce qui l’amène à conclure que les difficultés qu’ils subiraient ne sont pas inhabituelles et injustifiées ou excessives. Dans des décisions antérieures, la Cour a conclu qu’il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle que de rejeter une demande CH parce que les difficultés possibles d’une famille – comptant un enfant dont l’intérêt supérieur est de rester au Canada – sont assimilables à celles que subissent d’autres personnes dans leur pays d’origine : Dina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 216, aux paragraphes 9 et 10 [Dina]. Les demandeurs ont raison de dire que s’il y avait une comparaison à faire, il faudrait que ce soit avec la population slovaque blanche : le fait que des Roms soient victimes d’une discrimination pire que celle que les demandeurs ont subie ne devrait pas contribuer à minimiser le degré de difficulté que les demandeurs ont vécu.

L’examen de facteurs atténuants

[31]           Dans d’autres affaires où l’agent a conclu que l’intérêt supérieur des enfants faisait pencher la balance en faveur d’une décision favorable mais qu’il y avait d’autres facteurs qui avaient plus de poids que cet aspect, la Cour s’est tournée vers les facteurs atténuants afin de déterminer s’ils avaient été raisonnablement évalués (Dina, précitée; Beharry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 110; Pearson, précitée; et Elenes Gaona c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1083). La Cour a conclu qu’il est justifié de procéder à un contrôle lorsque les facteurs dont le tribunal administratif a tenu compte pour arriver à sa décision ne sont pas pertinents ou appropriés. Récemment, dans l’affaire De Coito c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 482, la juge Gleason a résumé la jurisprudence sur le contrôle des décisions de nature discrétionnaire :

[6] Rares sont les cas où un contrôle s’impose en raison du caractère déraisonnable d’une décision discrétionnaire rendue par un tribunal, car il n’appartient pas à la cour de révision de réexaminer les facteurs pris en considération par le tribunal, pour autant qu’il ait examiné les facteurs pertinents (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 37, [2002] 1 RCS 3). Toutefois, la jurisprudence a depuis longtemps établi qu’une intervention est justifiée dans les cas où le tribunal n’a pas tenu compte des facteurs pertinents ou s’est fondé sur des facteurs non pertinents pour en arriver à sa décision (voir p. ex. Maple Lodge Farms Ltd c Canada, [1982] 2 RCS 2, 137 DLR (3d) 558).

[32]           En l’espèce, l’agent énonce clairement quatre « facteurs atténuants » au dernier paragraphe de sa décision :

         il conclut qu’il n’y a pas assez de preuves pour établir que l’on ne pourrait pas répondre aux besoins médicaux, éducatifs et sociaux de Matus à son retour en Slovaquie;

         il existe bel et bien de la discrimination, mais le gouvernement ne ferme pas les yeux sur elle;

         les demandeurs se sont mieux intégrés à la société slovaque que la majorité des Roms;

         leur établissement au Canada n’atteint, dans le meilleur des cas, qu’un niveau minimal.

[33]           Malgré l’argumentation habile de l’avocat des défendeurs à l’audience, il me faut convenir avec l’avocate des demandeurs que les trois premiers facteurs sont des aspects que l’agent a intégrés de manière inappropriée dans son analyse CH.

[34]           Premièrement, la conclusion de l’agent selon laquelle il serait possible de répondre en Slovaquie aux besoins médicaux et sociaux de Matus omet de prendre en compte la discrimination dont il sera victime au moment d’accéder à ces services, et accepte qu’il aura des difficultés si on l’arrache des services de soutien dont il dispose ici. Je suis d’accord avec l’avocate des demandeurs que ce facteur n’atténue pas réellement l’une quelconque des préoccupations auxquelles l’agent est censé être réceptif, attentif et sensible. Le fait qu’on ait autorisé Matus à fréquenter l’école et à entrer dans un hôpital n’était pas le problème; le problème était que les soins qu’il recevait étaient de moindre qualité en raison d’attitudes discriminatoires, et que le fait de l’arracher d’une certaine stabilité créerait de sérieuses difficultés. Dans de telles circonstances, le fait qu’il puisse recevoir des soins et aller à l’école ne règle pas la préoccupation présentée.

[35]           Comme l’a fait valoir l’avocate des demandeurs, le deuxième facteur atténuant est lui aussi peu pertinent. Le fait que le gouvernement de la Slovaquie ne ferme pas les yeux sur la discrimination exercée à l’endroit des Roms n’amoindrit pas son existence. Premièrement, selon la preuve documentaire et de nombreuses décisions de la Cour, bien des preuves vont dans le sens inverse – une question qu’il n’est pas nécessaire que je tranche aujourd’hui – à savoir que les autorités gouvernementales ferment bel et bien les yeux sur la discrimination. Deuxièmement, et plus important encore, que l’on ferme les yeux sur la discrimination ou pas, celle-ci est toujours généralisée, et l’agent admet qu’elle a de sérieux effets défavorables sur la famille. La réalité est que les demandeurs seront confrontés à cette grave discrimination, quelles que soient les politiques gouvernementales. C’est sous l’angle de cette réalité concrète que doit être évaluée la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Quant au troisième facteur atténuant, l’agent souligne le succès avec lequel les demandeurs se sont intégrés à la société slovaque, mieux que la plupart des Roms. Là encore, ce point n’est pas pertinent, étant donné surtout que l’agent lui-même conclut qu’en tentant de s’intégrer, les demandeurs ont été victimes dans le passé de grave discrimination.

[36]           Pour résumer ma réflexion, il est déraisonnable que les facteurs atténuants soient simplement de banales considérations qui omettent de tenir le moindrement compte des raisons pour lesquelles les demandeurs sollicitent un redressement au départ. Cela fait échec à l’objet même des demandes CH. En fait, comme dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, l’agent a minimisé l’intérêt des enfants à un point tel que, en réalité, il en a fait abstraction. Un agent ne peut tout simplement pas admettre qu’un enfant puisse subir des difficultés et n’invoquer aucun motif cohérent ou aucune politique publique logique à l’appui de son renvoi. En l’espèce, les facteurs atténuants sont appliqués de manière déraisonnable aux circonstances en cause.

La conclusion

[37]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie; la décision contestée est infirmée et l’affaire est renvoyée à un agent différent en vue d’un nouvel examen. Les avocats n’ont proposé aucune question de portée générale.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision contestée est infirmée et l’affaire renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3593-13

 

INTITULÉ :

MARIAN CONKA, TATIANA CONKOVA, MATUS CONKA, BRANISLAV CONKA, ZUZANA CONKOVA, ROSALIA CONKOVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION; LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 OCTOBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Ziah Sumar

POUR LES demandeurS

 

Nicholas Dodokin

 

POUR LES défendeurS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Long Mangalji LLP

Immigration Law Group

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES défendeurS

 

 

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