Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20141006


Dossier : T-282-14

Référence : 2014 CF 947

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2014

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

HABIBRAHMAN SAFI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’un appel interjeté en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch C‑29 (la Loi) et de l’article 21 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F‑7, à l’égard d’une décision en date du 22 novembre 2013 par laquelle un juge de la citoyenneté a fait droit à la demande de citoyenneté présentée par le défendeur en vertu du paragraphe 5(1) de la Loi.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande de citoyenneté du défendeur devra être réexaminée par un autre juge de la citoyenneté.

[3]               À titre de question préliminaire, l’affidavit de Mme Stephanie Miller soumis par le demandeur a été déposé auprès de la Cour et transmis au défendeur après l’expiration du délai prescrit par les Règles des Cours fédérales. Le demandeur a accepté de le retirer, de sorte qu’il n’a pas été tenu compte de cet affidavit ou des documents qui y étaient joints.

Contexte

[4]               M. Safi est arrivé au Canada le 13 septembre 2006 et est devenu résident permanent le même jour. Il a demandé la citoyenneté le 9 avril 2010. Sa demande de citoyenneté allègue notamment qu’il est un citoyen de l’Afghanistan, qu’il est domicilié à North York depuis septembre 2009 et qu’il est sans emploi depuis cette date. La demande comprend la formule utilisée pour calculer le nombre de jours de résidence au Canada exigés par la Loi. M. Safi fait état de trois absences du Canada : deux visites en Ukraine d’une durée de 24 et de 30 jours respectivement et une visite en Afghanistan d’une durée de 54 jours, pour un total de 108 jours d’absence. Le calcul indique qu’il y avait 1 305 jours entre la date de son arrivée au Canada et la date de sa demande, moins 108 jours d’absence, de sorte qu’il a été présent au Canada 1 197 jours au cours de la période pertinente. M. Safi a signé sa demande de citoyenneté en attestant que tous les renseignements qu’elle contenait étaient véridiques, exacts et complets.

[5]               M. Safi a également soumis un questionnaire sur la résidence daté du 18 avril 2011. En réponse à la question 4 : « Travaillez‑vous, étudiez‑vous ou vivez‑vous dans un autre pays que le Canada? », M. Safi a coché « Oui » et a indiqué l’« Ukraine » comme pays. Il a également indiqué qu’il résidait à la même adresse à North York depuis septembre 2006, que sa femme au Canada était le seul membre de sa famille qu’il avait et, en réponse à la question 9 au sujet des emplois occupés et des études poursuivies, qu’il avait suivi des cours de langue pour les immigrants au Canada (CLIC) à Hardington d’octobre 2006 à octobre 2009 et au Centre d’apprentissage pour adultes de Yorkdale de novembre 2009 à septembre 2011.

[6]               En réponse à la question 11, M. Safi a fait état de six séjours hors Canada : quatre séjours en Ukraine de 27, 17, 30 et 18 jours chacun, une visite de 16 jours en Chine et un séjour de 52 jours en Afghanistan. Ces séjours représentaient un total de 160 jours à l’extérieur du Canada.

[7]               En réponse à la question 12 « Adresses pendant vos séjours à l’étranger », M. Safi a donné une adresse à Odessa, en Ukraine, où il avait loué un logement d’août 1998 à septembre 2006.

[8]               M. Safi a signé le questionnaire sur la résidence en attestant que les renseignements contenus dans le formulaire et les documents à l’appui étaient véridiques, exacts et complets.

[9]               Un agent de la citoyenneté a procédé à une vérification sommaire et demandé la tenue d’une audience devant un juge de la citoyenneté pour statuer sur la demande. Lors de l’audience du 16 octobre 2013, M. Safi a consenti à ce que ses entrées au Canada consignées par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) soient divulguées. Ces renseignements, connus sous le nom d’extraits du fichier du Système intégré d’exécution des douanes (SIED), ont été fournis au juge de la citoyenneté.

[10]           Le document du SIED fourni par l’ASFC démontre que M. Safi est arrivé au Canada aux dates suivantes : le 13 septembre 2006 (date de son admission au Canada), et les 27 novembre 2006, 30 mars 2007, 3 juillet 2007, 23 novembre 2007, 14 septembre 2008 et 8 septembre 2009.

[11]           La demande de citoyenneté, le questionnaire sur la résidence et d’autres documents, y compris l’horaire de M. Safi pour trois cours au Centre d’apprentissage pour adultes de Yorkdale, une lettre confirmant son inscription au programme CLIC de Hardington, une lettre de son propriétaire indiquant qu’il résidait à son adresse de North York depuis septembre 2006, un avis de cotisation de l’Agence du revenu du Canada pour 2010 et son passeport afghan ont été soumis au juge de la citoyenneté.

La décision frappée d’appel

[12]           Le juge de la citoyenneté a fait droit à la demande de citoyenneté de M. Safi le 22 novembre 2013. La décision est énoncée dans le formulaire requis intitulé « Avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté ». On trouve dans la section de ce formulaire consacrée aux motifs les mentions suivantes inscrites à la main :

[traduction]

J’ai interrogé le demandeur et examiné les documents.

- erreur de l’agent lors du calcul de la période pertinente Elle est exacte

- J’ai demandé le rapport du SIED pour confirmer la demande et le questionnaire sur la résidence – semble OK – rendrai ma décision après examen du rapport du SIED.

Rapport SIED examiné; correspond aux déclarations

- pas de revenus, mais des voyages?

Questions en litige

[13]           Le demandeur conteste à la fois le caractère raisonnable de la décision d’approuver la demande de citoyenneté de M. Safi compte tenu des réserves exprimées au sujet des documents versés au dossier et la suffisance des motifs fournis par le juge de la citoyenneté. Le demandeur reconnaît toutefois que l’insuffisance des motifs ne constitue pas à elle seule un motif permettant de faire droit à une demande de contrôle judiciaire.

[14]           Il s’agit de savoir si la décision est raisonnable, et notamment si la preuve versée au dossier appuie la décision du juge de la citoyenneté et si sa décision est suffisamment motivée pour permettre à la Cour de comprendre la raison pour laquelle le juge en est arrivé à sa décision et si elle permet de conclure si sa décision appartient aux issues acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 (Newfoundland Nurses).

Norme de contrôle

[15]           Bien qu’il s’agisse de l’appel d’une décision d’un juge de la citoyenneté et non d’un contrôle judiciaire, ce sont, suivant la jurisprudence, les principes du droit administratif régissant le contrôle judiciaire qui s’appliquent en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Rahman, 2013 CF 1274, [2013] ACF no 1394 (Rahman), Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Lee, 2013 CF 270, [2013] ACF no 311 (Lee), etc).

[16]           Les parties s’entendent pour dire que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à la décision rendue par le juge de la citoyenneté, étant donné que cette décision comporte des questions de fait et de droit. Le rôle de la Cour consiste donc à vérifier si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). « Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir).

[17]           Comme je l’ai fait remarquer, le fait que la décision ne soit pas suffisamment motivée ne constitue pas en soi un motif suffisant pour accueillir une demande de contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour suprême du Canada a explicité les exigences énoncées dans l’arrêt Dunsmuir, en faisant observer aux paragraphes 14 à 16 que le décideur n’est pas tenu d’expliciter chaque motif, argument ou détail dans sa décision. Le décideur n’est pas non plus tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui l’a mené à sa conclusion finale. Les motifs doivent « être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (paragraphe 14). De plus, si elle le juge nécessaire, la cour de révision peut examiner le dossier « pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (paragraphe 15). La Cour a résumé comme suit ses consignes au paragraphe 16 :

En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la Cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[18]           En revanche, la Cour n’est pas censée examiner le dossier pour combler les lacunes au point de réécrire les motifs. Ainsi que le juge Rennie l’a fait observer dans l’arrêt Pathmanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 353, [2013] ACF no 370 (Pathmanathan), au paragraphe 28 : 

[28]      L’arrêt Newfoundland Nurses n’autorise pas une cour à réécrire la décision qui repose sur un raisonnement erroné. La cour qui procède au contrôle peut examiner le dossier lorsqu’elle évalue si une décision est raisonnable et elle peut combler les lacunes ou tirer les conclusions qu’il est raisonnable de tirer du dossier et qui sont étayées par celui‑ci. L’arrêt Newfoundland Nurses porte sur la norme de contrôle. Il n’a pas pour objet d’inviter la cour de révision à reformuler les motifs qui ont été énoncés, à modifier le fondement factuel sur lequel la décision est fondée, ou à formuler des hypothèses sur ce que le résultat aurait été si le décideur avait correctement évalué la preuve.

Thèse du demandeur

[19]           Le demandeur affirme que l’évaluation de la résidence faite par le juge de la citoyenneté était déraisonnable parce qu’il ne disposait pas de suffisamment de preuves au dossier pour appuyer sa décision. Le demandeur affirme que, dans l’ensemble, on ne trouve pas suffisamment de renseignements dans les motifs ou au dossier pour expliquer comment le juge de la citoyenneté a pu conclure que M. Safi satisfaisait aux exigences en matière de résidence compte tenu de l’examen que le juge a fait des documents relatifs au passeport; ses brèves notes ne révèlent rien.

[20]           Le demandeur signale qu’il incombe à l’auteur d’une demande de citoyenneté de démontrer qu’il satisfait à toutes les exigences de la citoyenneté, notamment celles relatives à sa présence effective au Canada. M. Safi doit par conséquent démontrer qu’il a effectivement été présent au Canada pendant 1 095 jours entre le 13 septembre 2006 et le 9 avril 2010. On constate des divergences dans les documents soumis par M. Safi, notamment en ce qui concerne les jours d’absence qu’il a déclarés (108 ou 160 jours), et les notes manuscrites du juge de la citoyenneté qui ont été versées au dossier ne permettent pas de savoir s’il a tenu compte de ces divergences ou s’il a simplement calculé le nombre de jours et estimé qu’il était suffisant malgré ces divergences.

[21]           Les divergences dans le nombre de jours d’absence de M. Safi du Canada portaient notamment sur les dates des absences, les pays visités et le nombre de voyages. Le rapport du SIED confirme seulement les arrivées au Canada et n’indique pas la date des départs du Canada. Le seul document qui confirmerait les absences de M. Safi du Canada est son passeport afghan. Or, ce document soulève d’importantes réserves : certains timbres apposés dans son passeport sont libellés dans des langues étrangères; d’autres sont illisibles et certains d’entre eux n’indiquent pas le pays où le timbre a été apposé. On ne dispose d’aucun renseignement permettant de savoir si le juge connaissait les langues des timbres des divers pays en question. Le demandeur fait valoir que les réserves en question font en sorte qu’il est impossible de savoir si M. Safi s’est rendu dans d’autres pays pendant la période pertinente. Le demandeur signale par exemple que les timbres apposés en Inde indiquent que M. Safi a quitté l’Inde en septembre 2009 alors que l’on n’arrive pas à déchiffrer la date à laquelle il est arrivé en Inde. De plus, M. Safi n’a pas indiqué l’Inde parmi la liste des pays où il a séjourné.

[22]           Le demandeur signale également que M. Safi a déclaré seulement quatre visites en Ukraine dans sa demande et dans son questionnaire sur la résidence pour la période pertinente alors qu’on trouve jusqu’à 24 timbres provenant vraisemblablement de l’Ukraine dans son passeport. Ces timbres ne sont pas suffisamment clairs pour déterminer les dates d’arrivée et de départ de l’Ukraine.

[23]           Le demandeur signale également que le nom figurant dans le passeport afghan de M. Safi diffère de celui que l’on trouve sur son visa chinois, qui indique H. Abduihashim. Rien au dossier n’indique que cette divergence a été expliquée au juge de la citoyenneté.

[24]           De plus, le demandeur affirme que les autres divergences entre la demande et le questionnaire sur la résidence de M. Safi, en particulier sa réponse suivant laquelle il n’était citoyen d’aucun autre pays et sa réponse selon laquelle il avait vécu en Ukraine, posent problème étant donné que l’on dispose de peu d’éléments de preuve objectifs quant à ses liens avec le Canada. Le fait qu’il s’est inscrit au Centre d’apprentissage pour adultes de Yorkdale et au CLIC de Hardington n’indique pas s’il a fréquenté ces établissements ou s’il a suivi ces cours jusqu’à la fin. De plus, il était sans emploi pendant toute la période et pourtant, il a voyagé à l’étranger.

[25]           Le demandeur affirme que sa situation est différente de celle dont il était question dans l’affaire Lee, dans laquelle seuls les indices passifs de résidence étaient en litige. Dans la présente affaire, les renseignements contenus au passeport offrent des éléments de preuve objectifs démontrant que le défendeur est entré dans d’autres pays et en est sorti, ce qui soulève des doutes qui n’ont pas encore été dissipés.

[26]           Le demandeur soutient que la présente espèce s’apparente davantage à l’affaire Rahman. Dans l’affaire Rahman, tout comme dans la présente espèce, les absences déclarées coïncidaient avec celles dont il était fait état dans le rapport du SIED. Toutefois, la Cour a conclu que le juge de la citoyenneté avait commis une erreur en ne tenant pas compte d’un second passeport, de sorte qu’il était impossible de savoir où le demandeur s’était rendu pendant la période en cause.

[27]           Le demandeur invoque également le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Raphaël, 2012 CF 1039, [2012] ACF no 1121 (Raphaël), dans lequel la Cour a conclu que les lacunes de la preuve n’avaient pas été analysées, de sorte qu’il était impossible de comprendre le raisonnement. Dans la présente affaire, il n’y a pas de lacunes comme telles, mais un manque de clarté dans la preuve que le juge de la citoyenneté n’a pas analysé ou tenté de résoudre.

[28]           Le demandeur affirme également que les motifs du juge de la citoyenneté ne sont pas suffisants et ne permettent pas à la Cour de se prononcer sur le caractère raisonnable de sa décision (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323, [2010] ACF no 373, (Jeizan), Newfoundland Nurses).

[29]           Le demandeur signale qu’il est essentiel que la décision soit suffisamment motivée parce que le ministre a l’obligation d’octroyer la citoyenneté dès lors que le juge de la citoyenneté a approuvé la demande (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Mahmoud, 2009 CF 57, [2009] ACF no 91 (Mahmoud)). De plus, le paragraphe 14(2) de la Loi oblige le juge de la citoyenneté à transmettre au ministre sa décision motivée approuvant ou rejetant la demande de citoyenneté. Or, les motifs fournis en l’espèce ne satisfont pas à cette condition.

[30]           Bien que le rapport du SIED et le questionnaire sur la résidence ne se contredisent pas en ce qui concerne les dates d’arrivée de M. Safi au Canada, le fait que ces dates correspondent ne suffit pas pour expliquer ou justifier la conclusion suivant laquelle M. Safi satisfait aux exigences en matière de résidence. Le demandeur affirme que la preuve versée au dossier n’est pas claire et que le juge de la citoyenneté aurait dû expliquer comment il avait résolu ce manque de clarté pour en arriver à sa conclusion.

[31]           Le demandeur affirme que les notes et mentions suivant lesquelles les dates d’arrivée indiquées dans le rapport du SIED correspondaient à celles mentionnées dans le questionnaire sur la résidence démontrent que le juge de la citoyenneté n’a pas saisi les doutes soulevés par le dossier au sujet de la preuve. Le juge de la citoyenneté n’a pas pris acte de ces divergences, du fait que M. Safi n’avait pas déclaré qu’il s’était rendu en Inde, des nombreux timbres de l’Ukraine qui se trouvaient dans son passeport, du fait que les autres timbres étaient illisibles ou que le visa chinois avait été délivré sous un autre nom.

[32]           Le demandeur reconnaît que le dossier peut être considéré comme faisant partie des motifs et comme appuyant ceux‑ci et il admet que le juge de la citoyenneté a fait certaines annotations et mentions sur le document, notamment sur les copies des pages du passeport sur lesquelles se trouvent les timbres en question, mais il ajoute que ces mentions et ces notes ne sauraient être assimilées à des motifs. Les annotations donnent à penser que le juge de la citoyenneté a formulé certaines hypothèses qui n’étaient pas appuyées par des éléments de preuve suffisants.

[33]           Le demandeur souligne également que le juge de la citoyenneté a noté dans la partie du formulaire réservée aux motifs [traduction] « pas de revenus, mais des voyages » sans toutefois indiquer qu’il avait tenté de résoudre ce présumé problème.

Thèse du défendeur

[34]           Le défendeur affirme que le juge de la citoyenneté a appliqué le critère de la présence effective au Canada et qu’il s’est dit convaincu que M. Safi avait été présent au Canada pendant le nombre de jours requis. Ainsi que la Cour l’a fait observer dans le jugement Canada (Citoyenneté et Immigration) c Hannoush, 2012 CF 945, [2012] ACF no 1040 (Hannoush), lorsqu’il est évident que l’auteur de la demande de citoyenneté a démontré qu’il a été présent au Canada pendant 1 095 jours au cours de la période de quatre ans exigée, il n’est pas nécessaire d’examiner d’autres critères ou que le juge indique exactement quels critères il a appliqués.

[35]           L’écart entre la demande de citoyenneté et le questionnaire sur la résidence, qui indiquent respectivement des absences de 108 et de 160 jours, ne tire pas à conséquence parce que M. Safi a de toute évidence satisfait aux critères de la présence effective. De même, les arguments du demandeur suivant lesquels il existe peu d’éléments de preuve des liens physiques de M. Safi avec le Canada en ce qui concerne le travail et les études sont sans importance pour ce qui est de l’application du critère de la présence effective.

[36]           Le défendeur soutient que la décision est raisonnable et que les motifs du juge de la citoyenneté sont parfaitement suffisants. Les motifs, interprétés en tenant également compte du dossier, démontrent que le juge a examiné attentivement les timbres apposés au passeport et qu’il a vérifié et comparé les absences déclarées avec le rapport du SIED.

[37]           Le défendeur signale qu’une audience a eu lieu. Il ressort des motifs que le juge de la citoyenneté avait l’intention d’examiner le rapport du SIED une fois qu’il lui serait soumis et qu’il l’a effectivement examiné. Les annotations manuscrites que l’on trouve dans les documents versés au dossier, en particulier celles que l’on trouve dans les documents relatifs au passeport et dans le rapport du SIED démontrent que le juge de la citoyenneté a examiné les divergences et qu’il a conclu que les données étaient compatibles et qu’il était convaincu que M. Safi avait passé plus de 1 095 jours au Canada. Le défendeur affirme que le fait que le juge de la citoyenneté a biffé l’indication [traduction] « erreur de l’agent lors du calcul de la période pertinente. » Son annotation [traduction] « Elle est exacte » démontre que cette divergence n’était pas suffisamment importante pour affecter l’admissibilité de M. Safi.

[38]           Le défendeur affirme que le juge de la citoyenneté avait le droit d’accorder une grande importance aux documents du SIED en tant que preuve fiable quant aux arrivées de M. Safi au Canada. Le défendeur affirme que les faits de l’espèce ressemblent à ceux de l’affaire Lee, dans laquelle la Cour a conclu que la décision reposait principalement sur le rapport du SIED, que le rapport du SIED avait formé la base principale de la décision, que le juge avait le pouvoir discrétionnaire d’accorder au rapport la valeur qu’il lui a attribuée et que les instances révisionnelles ne devaient pas réévaluer la preuve soumise au décideur (paragraphes 38 et 48).

[39]           Le défendeur affirme que le demandeur n’est tout simplement pas d’accord avec la décision et qu’il cherche maintenant à faire soupeser à nouveau la preuve alors qu’il n’appartient pas à la Cour, lorsqu’elle est saisie d’un appel, d’apprécier à nouveau la preuve.

La décision n’est pas raisonnable

[40]           Il est évident que le juge de la citoyenneté appliquait le critère de la présence effective (Hannoush) et qu’il n’était pas nécessaire qu’il précise que c’était le critère qu’il appliquait. Toutefois, le calcul mathématique du juge de la citoyenneté fondé sur une comparaison entre le rapport du SIED et la demande de citoyenneté et le questionnaire sur la résidence de M. Safi n’est pas suffisant pour justifier la conclusion suivant laquelle M. Safi satisfaisait aux exigences. Le rapport du SIED indique seulement les dates des arrivées de M. Safi au Canada et ne confirme pas la durée de ses séjours à l’étranger.

[41]           L’absence de preuve au sujet des liens de M. Safi avec le Canada n’est pas pertinente, étant donné que le juge de la citoyenneté a appliqué une évaluation quantitative au sujet de la présence effective et non une évaluation qualitative de la résidence.

[42]           Certaines des divergences relevées par le demandeur dans la preuve ne tirent pas à conséquence. Par exemple, la réponse que M. Safi a donnée en précisant qu’il avait vécu en Ukraine de 1998 à 2006 s’explique probablement par une simple erreur d’interprétation d’une question difficile à comprendre et ne constitue pas une contradiction, compte tenu du fait que les dates en question précèdent son arrivée au Canada. De même, la réponse de M. Safi suivant laquelle il n’était citoyen d’aucun autre pays alors qu’il avait déjà indiqué qu’il était un citoyen de l’Afghanistan ne constitue pas une contradiction, étant donné l’emploi de l’expression [traduction] « d’aucun autre pays ».

[43]           Les éléments de preuve versés au dossier qui posent problème et requièrent un examen plus poussé concernent ses voyages à l’extérieur du Canada, les dates de ses séjours à l’étranger, les endroits où il s’est rendu et la durée de ses séjours. Bien que le défendeur affirme que le juge de la citoyenneté a [traduction] « examiné attentivement » les inscriptions et s’est dit convaincu que la preuve confirmait le nombre de jours de résidence au Canada, je ne suis pas d’accord pour dire que le dossier confirme que le juge a procédé à une analyse aussi minutieuse.

[44]           Les remarques et les annotations du juge de la citoyenneté donnent à penser qu’il a calculé le nombre de jours en se fondant sur le rapport du SIED. Bien que le défendeur affirme que le juge a accordé beaucoup d’importance au rapport du SIED et que la Cour ne devrait pas procéder à une nouvelle évaluation de la preuve, on ne sait pas avec certitude si le juge de la citoyenneté a effectivement accordé davantage de poids au rapport du SIED, contrairement à l’affaire Lee, dans laquelle le juge de la citoyenneté avait affirmé l’avoir fait. Dans le cas qui nous occupe, si le juge de la citoyenneté avait affirmé avoir accordé plus de poids au rapport du SIED qu’aux autres renseignements contenus au dossier, la Cour pourrait éventuellement conclure que le juge de la citoyenneté avait tenu compte des divergences – et notamment des nombreux timbres illisibles du passeport, du fait que M. Safi n’avait pas déclaré qu’il s’était rendu en Inde et du visa chinois délivré à un autre nom – et qu’il était quand même convaincu que M. Safi satisfaisait aux exigences en matière de résidence. Toutefois, ce n’est pas ce que ses motifs révèlent. Comme nous le faisons observer plus loin, les motifs sont insuffisants et en révèlent trop peu pour aider la Cour.

[45]           Dans le cas qui nous occupe, même si l’on présume ou suppose que le juge de la citoyenneté a accordé davantage de poids au rapport du SIED, il a ignoré ou mal interprété d’autres éléments de preuve au dossier qui auraient dû l’inciter à fouiller davantage la question.

[46]           En ce qui concerne l’insuffisance des motifs, bien qu’il ne s’agisse pas là d’une question justifiant à elle seule un contrôle judiciaire, les remarques que l’on trouve dans la partie réservée aux motifs de l’avis au ministre de la décision ne sauraient être considérées comme des motifs.

[47]           Bien que l’avis au ministre de la décision ne semble prévoir que de brefs motifs, il devrait contenir un résumé ou, du moins, une mention des considérations pertinentes et une indication des éléments de preuve auxquels on a, le cas échéant, accordé davantage de poids, des explications portant sur les raisons pour lesquelles on a écarté d’autres éléments de preuve ou des explications au sujet de l’interprétation qui a été donnée à ces éléments de preuve. La Loi exige que le juge de la citoyenneté motive sa décision et ne se contente pas d’inscrire des rappels quant aux documents à vérifier et d’indiquer par de simples crochets qu’il a fait ces vérifications. Ainsi que le juge Hughes l’a fait observer dans le jugement Mahmoud, au paragraphe 6, les motifs sont essentiels parce qu’une fois que ceux­ci sont approuvés, le ministre a l’obligation d’octroyer la citoyenneté :

[6]          Par conséquent, sauf si appel est interjeté, l’approbation ou le rejet par un juge de la citoyenneté est définitif en ce qui concerne la citoyenneté canadienne du demandeur. Le ministre ne fait rien d’autre sauf peut‑être interjeter appel. Par conséquent, l’exposition de motifs par le juge de la citoyenneté revêt une importance particulière. Les motifs doivent être suffisamment clairs et détaillés pour démontrer au ministre que tous les faits pertinents ont été pris en considération et soupesés comme il se doit et que les critères juridiques opportuns ont été appliqués. 

[48]           Le ministre doit être en mesure de déterminer s’il y a lieu d’interjeter appel de la décision, tout comme le demandeur en cas de refus de sa demande, et la Cour doit être en mesure de déterminer s’il y a lieu de faire droit à l’appel.

[49]           Ainsi que le juge de Montigny le fait observer dans le jugement Jeizan, au paragraphe 17 :

[17]      Une décision est suffisamment motivée lorsque les motifs sont clairs, précis et intelligibles et lorsqu’ils disent pourquoi c’est cette décision-là qui a été rendue. Une décision bien motivée atteste une compréhension des points soulevés par la preuve, elle permet à l’intéressé de comprendre pourquoi c’est cette décision-là qui a été rendue, et elle permet à la cour siégeant en contrôle judiciaire de dire si la décision est ou non valide : voir Lake c. Canada (Ministre de la Justice), [2008] 1 R.C.S. 761, paragraphe 46; Mehterian c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. n° 545 (C.A.F.); VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.F.), paragraphe 22; décision Arastu, précitée, paragraphes 35 et 36.

[50]           Dans le cas qui nous occupe, les observations du juge de la citoyenneté s’apparentent davantage à des « notes personnelles » au sujet du suivi à faire et elles ne révèlent aucun raisonnement.

[51]           J’ai examiné les consignes données dans l’arrêt Newfoundland Nurses et j’ai consulté le dossier pour compléter et confirmer le résultat. Les annotations ne permettent pas de savoir si le juge de la citoyenneté a examiné d’un œil critique les divergences relevées dans les documents et les timbres apposés dans le passeport ou s’il était effectivement en mesure de préciser la date des timbres en question, le pays qui les avait délivrés ou la langue dans laquelle ils avaient été délivrés. Le fait de s’en remettre ainsi au dossier pour compléter la décision déborde largement ce qu’envisage l’arrêt Newfoundland Nurses et oblige la Cour à spéculer sur ce que le juge de la citoyenneté savait et sur les problèmes qu’il percevait dans la preuve. La Cour ne peut réécrire la décision pour exposer des motifs qui n’existent tout simplement pas (Pathmanathan).

[52]           Dans le jugement Lee, les motifs que la juge Strickland a qualifiés de brefs étaient beaucoup plus révélateurs que ceux qui ont été exposés dans le cas qui nous occupe. Dans l’affaire Lee, il était évident que le juge de la citoyenneté s’était fondé principalement sur le rapport du SIED. Au paragraphe 12, la Cour énonce les motifs en cause :

[12]      […] La partie « motifs » de ce formulaire est remplie de la façon suivante :

[traduction]

Après avoir minutieusement examiné toute la preuve documentaire, ainsi que de la preuve orale présentée à l’audience, je suis convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse satisfait aux exigences de l’alinéa 5(1)c) [de la Loi sur la citoyenneté]. J’ai fondé ma décision principalement sur la force probante du rapport du SIED ne faisant état d’aucune entrée au Canada durant la période examinée.

[53]           La juge Strickland mentionne les balises formulées dans l’arrêt Newfoundland Nurses, en faisant observer, au paragraphe 49 :

[49]      Bien que les motifs du juge de la citoyenneté aient certainement pu être plus détaillés, ce fait à lui seul n’est pas une base suffisante pour accueillir l’appel. La question consiste plutôt à savoir si les motifs du juge de la citoyenneté permettent à la Cour de comprendre la raison pour laquelle il a rendu la décision, et s’ils permettent de déterminer si sa conclusion appartient aux issues acceptables.

[54]           La juge Strickland ajoute, au paragraphe 51 que, « [b]ien que dans la présente affaire, le processus décisionnel soit étayé de justifications relativement limitées [...] », la décision était raisonnable.

[55]           Dans le cas qui nous occupe, les motifs sont beaucoup plus brefs que dans l’affaire Lee et le processus décisionnel est étayé de justifications beaucoup plus limitées : en fait, il est impossible de déterminer si la décision satisfait à la norme énoncée dans l’arrêt Dunsmuir.

[56]           Les remarques que l’on trouve dans la partie réservée aux motifs dans la présente affaire me placent dans la même situation que le juge Boivin (alors juge à la Cour fédérale) dans le jugement Raphaël, étant donné que je ne suis pas en mesure de comprendre quels sont les motifs ou les facteurs pertinents qui ont amené le juge de la citoyenneté à être convaincu que M. Safi satisfaisait aux critères de la résidence. Ainsi que le juge Boivin l’a fait observer au paragraphe 28 :

[28]      Il n’appartient pas à cette Cour d’analyser de nouveau les preuves soumises par la défenderesse. Cela étant, la Cour ne peut que constater que plusieurs lacunes dans la preuve ne semblent pas avoir été considérées ou analysées par le juge de la citoyenneté (Abou-Zahra, Al Showaiter, précité). Contrairement à l’argument de la défenderesse, la Cour n’est pas en mesure de comprendre le raisonnement du juge de la citoyenneté à la simple lecture des motifs et des notes et de saisir quels sont les documents ou les facteurs pertinents qui ont convaincu ce dernier que la défenderesse satisfait aux critères de résidence (Saad, précité). En fait, la défenderesse demande ni plus ni moins à cette Cour d’inférer le raisonnement du juge de la citoyenneté. La défenderesse n’a pas convaincu cette Cour que la décision du juge de la citoyenneté appartient aux issues possibles acceptables eu égard au fait et au droit.


 


JUGEMENT

LA COUR :

1.      ACCUEILLE l’appel et DÉCLARE que la demande de citoyenneté de M. Safi devrait être examinée de nouveau;

2.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Catherine M. Kane »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

S. Tasset

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-282-14

 

INTITULÉ :

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c HABIBRAHMAN SAFI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (OntariO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Sharon Stewart Guthrie

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Max Chaudhary

 

PoUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Chaudhary Law Office

Avocat

North York (Ontario)

 

PoUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.