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Date : 20140923


Dossier : IMM-906-14

Référence : 2014 CF 912

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 23 septembre 2014

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

KIN WAH TAO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Contexte

[1]               À l’époque où il avait 19 ans et vivait à Hong Kong, Kin Wah Tao a été reconnu coupable de s’être dit membre d’une triade et d’avoir eu en sa possession des documents d’une triade, à la suite de quoi il a été condamné à deux ans de probation. Suivant la preuve non contredite soumise à la Cour, pendant quelques mois au milieu des années soixante‑dix, M. Tao travaillait comme serveur et comme [traduction] « guide de cabine » dans un club de sexe illégal exploité par la triade. Suivant M. Tao, en plus de servir aux tables, il accompagnait les prostituées lorsqu’elles rencontraient des clients au club. Rien dans le dossier ne permet de penser que M. Tao a lui‑même commis des actes de violence à l’époque où il était impliqué avec la triade.

[2]               M. Tao affirme avoir quitté la triade immédiatement après son arrestation en 1976 et avoir mené une vie honnête depuis. Rien ne permet de penser que M. Tao a eu d’autres démêlés avec la justice au cours de la quarantaine d’années écoulées depuis ses condamnations.

[3]               M. Tao a depuis épousé une citoyenne canadienne et a demandé la résidence permanente au Canada en tant que membre de la catégorie des époux au Canada. Dans sa demande, il demandait également la levée, pour des raisons d’ordre humanitaire, de l’interdiction de territoire prononcée contre lui au motif qu’il était membre d’une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle se livrait au crime organisé.

[4]               Mme Karine Roy-Tremblay, directrice, Détermination des cas (la déléguée du ministre), de Citoyenneté et Immigration Canada, a rejeté la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire de M. Tao. Elle a estimé que M. Tao était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) et qu’il serait contraire aux objectifs de la Loi de lui permettre de demeurer au Canada.

[5]               J’en suis arrivée à la conclusion que l’interdiction de territoire prononcée par la déléguée du ministre était raisonnable, mais que sa décision de refuser à M. Tao une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire ne l’était pas. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie en partie.

II.                La déclaration d’interdiction de territoire

[6]               L’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la LIPR) dispose :

      37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

      a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan […]

      37. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

      (a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern …

[7]               Pour formuler une conclusion fondée sur l’alinéa 37(1)a) de la Loi, l’agent d’immigration se fonde également sur l’article 33 de la LIPR, qui dispose :

     

 

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

     

 

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

[8]               La Cour suprême du Canada a décrit la norme de preuve des « motifs raisonnables [de penser] » dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 RCS 40, [2005] 2 CSC 100. Elle a affirmé que cette norme exigeait « davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités applicables en matière civile ». La Cour suprême a ensuite affirmé que la croyance « doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (paragraphe 114).

[9]               M. Tao affirme que la déléguée du ministre a mal saisi la nature de ses condamnations criminelles à Hong Kong en tenant à tort pour acquis qu’il avait été reconnu coupable d’avoir été membre d’une triade. Je ne suis pas d’accord avec cet argument. Dans ses motifs, la déléguée du ministre décrit avec exactitude les déclarations de culpabilité de M. Tao. Sa conclusion selon laquelle M. Tao était membre d’une triade reposait sur les propres aveux de M. Tao et sur ceux des membres de sa famille plutôt que sur la nature des condamnations de M. Tao.

[10]           M. Tao insiste pour dire qu’il n’a jamais fait l’objet d’une initiation officielle avant de devenir membre de la triade. Quoi qu’il en soit, le terme « membre » tel qu’il est employé dans les dispositions de la LIPR relatives à l’interdiction de territoire doit être interprété d’une façon libérale, sans restriction aucune, et n’exige pas que l’intéressé ait fait l’objet d’une initiation formelle ou qu’il ait adhéré officiellement à l’organisation en question (Gebreab c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 1213, au paragraphe 24, [2009] 359 FTR 296, conf. par 2010 CAF 274). Compte tenu de ces éléments, M. Tao ne m’a pas convaincue que la conclusion de la déléguée du ministre suivant laquelle il était membre d’une triade était déraisonnable.

[11]           M. Tao fait également observer que la déléguée du ministre n’a pas expressément identifié la triade dont il était membre; il fait valoir que ce ne sont pas toutes les triades de Hong Kong qui trempent dans des activités illégales. M. Tao affirme que le seul élément de preuve concernant les activités illégales de la triade à laquelle il appartenait est son propre témoignage concernant son rôle dans la tenue d’une maison de débauche, une activité qui n’est plus illégale au Canada dans la foulée de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 RCS 1101).

[12]           Il est vrai que la triade à laquelle M. Tao appartenait n’est pas expressément identifiée dans les motifs de la déléguée du ministre. Toutefois, pour déterminer si une décision est raisonnable, l’instance révisionnelle doit prêter une attention respectueuse aux motifs avancés à l’appui de la décision ou susceptibles de l’être. Dans la mesure où le tribunal administratif n’a pas expliqué pleinement certains aspects de sa décision, l’instance révisionnelle peut examiner le dossier pour évaluer le caractère raisonnable du résultat (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 14 et 15, [2011] 3 RCS 708).

[13]           Lors de son entrevue avec l’agent d’immigration dans le contexte de sa demande, M. Tao a été invité à préciser le nom de la triade à laquelle il appartenait. On trouve dans les documents d’entrevue la transcription phonétique de sa réponse : « Seen Ye Un », ainsi que la note [traduction] « probablement Sun Ye On? ». La déléguée du ministre a consulté un article de journal de 2010 intitulé [traduction] « Les triades de Hong Kong » suivant lequel la triade Sun Yee On est la plus grande triade criminelle active de Hong Kong et compte environ 25 000 membres. On peut raisonnablement en conclure que la déléguée du ministre était convaincue que M. Tao faisait partie de la triade Sun Yee On.

[14]           M. Tao n’a pas contesté dans son affidavit l’interprétation de la réponse qu’il a donnée lors de son entrevue et il n’a pas nié que la triade pour laquelle il avait travaillé était bel et bien la triade Sun Yee On.

[15]           M. Tao affirme qu’on ne lui a jamais fourni l’article de journal invoqué par la déléguée du ministre et ajoute qu’il a été ainsi privé de son droit à l’équité procédurale. Toutefois, l’article en question renfermait des renseignements sur la situation générale au pays qui étaient accessibles au public sur Internet, de sorte que la déléguée du ministre n’avait pas l’obligation de le divulguer à M. Tao (Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461, au paragraphe 22, 226 NR 134 (CAF)).

[16]           M. Tao n’a également pas contesté le contenu de l’article de journal dans son affidavit et n’a pas précisé quels renseignements complémentaires il aurait soumis à la déléguée du ministre si celle‑ci lui avait remis une copie de l’article pour connaître ses commentaires. Dans ses conditions, je ne suis pas convaincue qu’un manquement à l’équité procédurale a été commis en l’espèce.

[17]           Suivant les éléments de preuve portés à la connaissance de l’agente, outre leur implication dans la prostitution, les triades criminelles de Hong Kong comme la triade Sun Yee On étaient impliquées dans le trafic de stupéfiants, l’extorsion, le jeu illégal et la fraude, des activités qui sont illégales au Canada et qui répondent à la définition de grande criminalité à l’article 37 de la LIPR.

[18]           Compte tenu du fait que M. Tao a admis qu’il avait été membre de la triade Sun Ye On, une organisation criminelle impliquée dans des activités qui sont illégales au Canada, il s’ensuit que la conclusion de la déléguée du ministre suivant laquelle M. Tao était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR était une conclusion qu’il lui était raisonnablement loisible de tirer.

III.             Le moyen tiré du caractère prématuré

[19]           Si j’ai bien compris cet argument, M. Tao affirme qu’il est prématuré de refuser à cette étape‑ci sa demande de résidence permanente en invoquant des motifs fondés sur l’interdiction de territoire prononcée en vertu de l’article 37, ajoutant que sa demande ne devrait pas être refusée tant que la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié n’a pas confirmé qu’il est interdit de territoire en vertu de l’article 37 de la LIPR.

[20]           Cet argument est lui-même prématuré : la compétence de la Section de l’immigration n’entre en jeu que lorsqu’un rapport a été établi en vertu de l’article 44 de la LIPR et que ce rapport a été transmis à la Commission en vue d’une enquête. Or, je ne dispose d’aucun élément de preuve tendant à démontrer qu’un tel rapport a été établi en l’espèce, de sorte que l’argument de M. Tao est hypothétique.

IV.             Décision sur les raisons d’ordre humanitaire

[21]           À l’appui de sa demande de dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, M. Tao invoque la présence de sa femme, de son fils, de sa fille et de sa belle‑fille au Canada. La mère de M. Tao, son frère et deux de ses sœurs vivent également dans la région de Vancouver et il n’a aucun autre membre de sa famille ailleurs qu’au Canada.

[22]           Au moment de sa demande, M. Tao se trouvait au Canada depuis environ quatre ans. Il ne travaillait pas, mais il s’occupait de sa mère âgée.

[23]           La déléguée du ministre a entamé son analyse en faisant observer que M. Tao sollicitait une dispense de son [traduction] « interdiction de territoire sérieuse pour criminalité organisée ». Bien que la déléguée du ministre ait été au courant du fait que les condamnations de M. Tao remontaient à plusieurs années, elle ne mentionne nulle part dans son analyse le fait que les activités de M. Tao au sein de la triade ne comportaient aucune violence ou que les tribunaux de Hong Kong n’avaient pas jugé ses actes suffisamment graves pour justifier une peine d’emprisonnement. Il ne semble pas non plus que la déléguée du ministre ait accordé du poids au dossier vraisemblablement vierge de M. Tao pendant les trente‑six ans écoulés avant la présentation de sa demande de résidence permanente.

[24]           Après avoir examiné les facteurs d’établissement de M. Tao, la déléguée du ministre a plutôt conclu par l’observation que [traduction] « M. Tao est interdit de territoire au Canada pour des motifs sérieux et il serait contraire aux objectifs de la LIPR et aux engagements du gouvernement du Canada de lui permettre de demeurer au Canada ».

[25]           Cette affirmation est troublante, car elle laisse entendre que la déléguée du ministre a refusé d’accorder à M. Tao une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire parce quil était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, ce qui dénote de sa part une incompréhension fondamentale du pouvoir du délégué du ministre d’accorder une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire, un pouvoir qui n’entre en jeu qu’une fois que l’interdiction de territoire a été prononcée.

[26]           Au moment de la demande de M. Tao, l’article 25 de la LIPR prévoyait expressément qu’une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire pouvait être accordée à des personnes déclarées interdites de territoire au Canada pour criminalité organisée en vertu de l’article 37 de la Loi. Ainsi, le fait que M. Tao ait appartenu à une organisation criminelle ne l’empêchait pas de bénéficier d’une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, mais constituait plutôt la raison pour laquelle cette dispense était demandée au départ.

[27]           Dès lors que l’interdiction de territoire était constatée en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, la tâche du délégué du ministre consistait à examiner l’ensemble des circonstances pertinentes pour déterminer s’il y avait lieu d’accorder une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Pour bien exercer son pouvoir discrétionnaire, la déléguée du ministre devait soupeser attentivement les facteurs favorisant l’octroi ou le refus d’une dispense fondée sur des raisons humanitaires.

[28]           Or, rien de tout cela ne s’est produit en l’espèce. Au lieu de soupeser les divers facteurs se rapportant à la demande de M. Tao, la déléguée du ministre s’est lancée dans un raisonnement tautologique pour conclure que M. Tao ne pouvait avoir droit à une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire parce qu’il était interdit de territoire au Canada par application de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, ce qui rend cet aspect de sa décision déraisonnable, de sorte que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie en partie.

V.                Dispositif

[29]           Bien qu’il n’y ait aucune raison de modifier la conclusion de la déléguée du ministre suivant laquelle M. Tao est interdit de territoire au Canada par application de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, sa décision sera annulée dans la mesure où elle concerne le refus de la demande de dispense pour raisons d’ordre humanitaire présentée par M. Tao. La demande de dispense pour raisons d’ordre humanitaire de M. Tao sera renvoyée à un autre délégué du ministre pour qu’il la réexamine conformément aux présents motifs.

VI.             Certification

[30]           M. Tao a proposé la question suivante aux fins de certification :

Le refus d’une demande de résidence permanente d’un étranger est‑il prématuré en cas de constat d’interdiction de territoire prononcé en vertu du paragraphe 37(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, compte tenu du fait que cet étranger est susceptible de faire l’objet d’une enquête en vertu de l’article 44 de la Loi devant la Section de l’immigration, laquelle a le pouvoir de lui octroyer le statut de résident permanent à l’issue de son enquête?

[31]           Compte tenu de ma conclusion suivant laquelle il n’existe pas de fondement factuel pour cette question à cette étape‑ci, cette question ne se pose pas en l’espèce. Par conséquent, je refuse de la certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR :

1.                   ACCUEILLE en partie la présente demande de contrôle judiciaire;

2.                   CONFIRME la conclusion suivant laquelle M. Tao est interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, mais RENVOIE la question de son droit à une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire à un autre délégué du ministre pour qu’il rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs;

3.                   MET HORS DE CAUSE en tant que demanderesse dans la présente instance Mme Pui Yee Sham, l’épouse de M. Tao, avec le consentement des parties.

« Anne L. Mactavish »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

S. Tasset


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-906-14

 

INTITULÉ :

KIN WAH TAO c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 SEPTEMBRE 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :

LE 22 SEPTEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Angela Y.F. Chan

PoUR LE DEMANDEUR

Me Caroline Christiaens

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Angela Y.F. Chan

Avocate

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

PoUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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