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Date : 20141014


Dossier : T-790-14

Référence : 2014 CF 967

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 octobre 2014

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

YAEL COHEN

demanderesse

et

SUSAN FIEDLER INCORPORATED

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Yael Cohen a présenté une demande en vue de faire enregistrer la marque de commerce « F CANCER et dessin » illustrée ci-dessous :

https://encrypted-tbn1.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcRhC9Y0d06b465GvIaGK4Gj270aMwvHBkkMF8ZLyl0pqxptJ2mnlG3p1A

[2]               La demande de Mme Cohen était fondée sur le fait qu’elle utilisait cette marque au Canada depuis le 28 septembre 2009 en liaison avec des vêtements, des t-shirts plus précisément, et les activités d’une fondation de bienfaisance consacrée à la détection et à la prévention du cancer.

[3]               À la suite de l’annonce de la marque à des fins d’opposition, la défenderesse, Susan Fiedler Incorporated, a déposé une déclaration d’opposition, revendiquant des droits liés à des marques de commerce non enregistrées, soit « F CANCER », « FUCK CANCER », « F* CANCER » et « F--- CANCER » (appelées collectivement les marques de Fiedler). Les marques de Fiedler étaient censément utilisées au Canada depuis le mois de mai 2008 en liaison avec des bijoux et des campagnes caritatives de souscription de fonds se rapportant au cancer.

[4]               En rejetant la demande d’enregistrement de Mme Cohen, la Commission des oppositions des marques de commerce (COMC) a conclu que la défenderesse avait établi que les marques de Fiedler avaient été utilisées au Canada avant la prétendue date de première utilisation de la marque de Mme Cohen’s. Elle a conclu par ailleurs que les marques des parties présentaient un degré élevé de similitude au chapitre du son, de l’aspect et de l’idée suggérée, concluant que Mme Cohen n’avait pas démontré qu’il n’existait aucune probabilité raisonnable de confusion entre les marques des parties. Mme Cohen ne conteste pas maintenant ces conclusions.

[5]               Mme Cohen invoque plutôt devant la Cour un argument entièrement nouveau, qui n’a jamais été soumis à la COMC et qui, s’il avait été accepté, aurait été fatal à sa demande d’enregistrement. C’est-à-dire qu’elle fait maintenant valoir que la COMC a commis une erreur en reconnaissant les droits de common law de la défenderesse à l’égard de marques utilisant le mot « fuck », qui, dit-elle, est obscène et donc interdit par l’alinéa 9(1)j) de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13.

[6]               L’alinéa 9(1)j) de la Loi sur les marques de commerce indique : « [n]ul ne peut adopter à l’égard d’une entreprise, comme marque de commerce ou autrement, une marque composée de ce qui suit, ou dont la ressemblance est telle qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec ce qui suit : […] une devise ou un mot scandaleux, obscène ou immoral. »

[7]               Il peut sembler quelque peu contraire au bon sens que Mme Cohen veuille faire valoir un argument qui, s’il était retenu, serait fatal à sa propre demande d’enregistrement. Elle a toutefois admis à l’audience que ce qu’elle espère obtenir par la présente demande n’est pas l’enregistrement de sa propre marque « F CANCER », mais une décision de la Cour portant que la défenderesse ne détient aucun droit de common law exécutoire à l’égard de ses propres marques, les marques de Fiedler.

[8]               Qu’il s’agisse bien de ce que Mme Cohen souhaite obtenir est confirmé par la demande qu’elle a faite dans son mémoire des faits et du droit, à savoir que la Cour rende une ordonnance reconnaissant [traduction] « que le mot " fuck ″ et toute modification s’y rapportant sont des marques interdites à l’égard desquelles nul ne peut revendiquer un droit exécutoire, que ces  marques soient enregistrées ou non ».

[9]               La Cour a le pouvoir discrétionnaire de ne pas examiner une question soulevée pour la première fois dans le cadre d’un contrôle judiciaire s’il est inapproprié de le faire. Selon moi, c’est le cas en l’espèce. La demande de contrôle judiciaire de Mme Cohen sera donc rejetée.

I.                   La portée du pouvoir discrétionnaire de la Cour de ne pas entendre un nouvel argument dans le cadre d’un contrôle judiciaire

[10]           Dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 22, [2011] 3 RCS 654, la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’une partie n’a pas le droit d’exiger que la Cour examine un argument soulevé pour la première fois dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[11]           À l’appui de cet argument, la Cour suprême a fait référence à l’une de ses décisions antérieures : Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3, au paragraphe 30, [1995] ACS no 1, où a-t-elle fait remarquer : «  [i]l existe depuis longtemps un principe général selon lequel la réparation qu’une cour de justice peut accorder dans le cadre du contrôle judiciaire est essentiellement discrétionnaire » un principe qui « découle du fait que les brefs de prérogative sont des recours extraordinaires ».

[12]           La Cour suprême a conclu dans Alberta Teachers qu’en règle générale, la Cour n’exercera pas son pouvoir discrétionnaire en faveur d’un demandeur « lorsque la question en litige aurait pu être soulevée devant le tribunal administratif mais qu’elle ne l’a pas été » : au paragraphe 23.

[13]           L’une des justifications que la Cour suprême a citées à cet égard est que le législateur confie aux tribunaux administratifs le soin de trancher des questions particulières : Alberta Teachers, précité, au paragraphe 24. En fait, comme la Cour suprême l’a déjà signalé dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 27, [2008] 1 RCS 190 : « les cours de justice doivent tenir compte de la nécessité […] d’éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice de fonctions administratives en certaines matières déterminées par le législateur. »

[14]           Résultat : « [l]a cour de justice doit donc respecter le choix du législateur de désigner le tribunal administratif comme décideur de première instance et laisser à ce tribunal administratif la possibilité de se pencher le premier sur la question et de faire connaître son avis » : Alberta Teachers, précité, au paragraphe 24. C’est le cas en particulier lorsque, comme en l’espèce, la question que l’on soulève pour la première fois dans le cadre d’un contrôle judiciaire a trait au domaine d’expertise du COMC et à ses attributions spécialisées : Alberta Teachers, précité, au paragraphe 25.

II.                La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre un nouvel argument en l’espèce?

[15]           Mme Cohen n’a pas expliqué de manière valide pourquoi elle n’aurait pas pu invoquer son argument fondé sur l’article 9 devant la COMC. D’après son mémoire des faits et du droit, son changement de position [traduction] « est le fruit d’une plus ample réflexion » : au paragraphe 2. Autrement dit, elle n’y a pas pensé plus tôt.

[16]           Mme Cohen laisse également entendre que son nouvel argument découle des motifs pour lesquels la COMC a refusé la demande : mémoire de Mme Cohen, aux paragraphes 2 et 10. Il s’agit-là d’un argument auquel je ne souscris pas non plus. Mme Cohen savait dès le départ quels étaient les mots utilisés dans les marques en litige, et elle est réputée avoir connaissance de l’article 9 de la Loi sur les marques de commerce.

[17]           Par ailleurs, il est évident que Mme Cohen dépose la présente demande à une fin secondaire. Malgré le libellé de son avis de demande, elle a confirmé à l’audience qu’elle ne cherche plus à faire infirmer la décision de la COMC et à faire enregistrer sa marque F CANCER. Ce qu’elle veut réellement c’est que la Cour révise les motifs pour lesquels la COMC est arrivée à sa décision quant à l’enregistrabilité de sa marque « F CANCER ».

[18]           L’argument de Mme Cohen repose aussi sur une hypothèse erronée : la totalité des marques de Fiedler sont forcément interdites par l’application de l’alinéa 9(1)j) de la Loi sur les marques de commerce et la COMC n’aurait donc pas dû les prendre en considération.

[19]           À l’appui de son argument, Mme Cohen se fonde sur ce qui est dit au paragraphe 20 des motifs de la COMC : [traduction] « L’opposante est d’avis que le seul objet du trait horizontal que contient la marque de commerce F--- CANCER est de tronquer le mot " fuck ", qui est offensant pour certains et lui-même non enregistrable en tant que marque de commerce » [non souligné dans l’original]. Il s’ensuit nécessairement, de dire Mme Cohen, qu’aucune des marques de Fiedler n’est exécutoire.

[20]           S’il fallait que je retienne cet argument, cela permettrait bien sûr à Mme Cohen de continuer d’utiliser ses propres marque et dessin « F CANCER » au Canada.

[21]           Cependant, je n’accepte pas qu’en refusant d’entendre le nouvel argument de Mme Cohen la défenderesse obtiendra ainsi sur les marques de Fiedler des droits exécutoires qui lui sont par ailleurs légalement interdits. Même l’alinéa 9(1)j) de la Loi sur les marques de commerce met potentiellement en doute le caractère exécutoire de la marque « FUCK CANCER » de Fiedler, il ne s’ensuit pas nécessairement que les marques « F CANCER », « F* CANCER » et « F---CANCER » de Fiedler sont elles aussi non exécutoires. À vrai dire, le fait que la marque « F CANCER » de Mme Cohen ait pu franchir le processus d’autorisation donne à penser qu’une telle marque peut bel et bien être enregistrable.

[22]           En fin de compte, toutefois, il s’agit là d’une question qui pourrait être tranchée - et qui aurait dû l’être - par la COMC, le tribunal spécialisé auquel le législateur a confié le pouvoir de trancher des questions comme celle-là.

III.             La conclusion

[23]           Pour ces motifs, je refuse d’examiner l’argument fondé sur l’article 9 qu’invoque Mme Cohen, et sa demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[24]           Comme il a été dit plus tôt, si la Cour avait retenu l’argument de Mme Cohen, cela aurait mené à la conclusion que sa propre marque « F CANCER » n’était pas enregistrable. Je conviens avec la défenderesse que le fait que Mme Cohen ait fait valoir que la marque de commerce qu’elle a elle-même demandé d’enregistrer est scandaleuse, obscène ou immorale uniquement après avoir été déboutée dans l’instance d’opposition justifie que l’on impose des dépens majorés.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.                  La présente demande est rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse d’un montant de 5 000 $.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-790-14

 

INTITULÉ :

YAEL COHEN c SUSAN FIEDLER INCORPORATED

 

LIEU DE L’AUDIENCE

VANCOUVER (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 OCTOBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

David K. Wotherspoon

Samantha Chang

 

POUR LA demanderesse

 

Bianca L. Scheirer

 

POUR LA défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martin DuMoulin, s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA demanderesse

 

Scheirer Law Office

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA défenderesse

 

 

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