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Date : 20141009


Dossier : IMM-6985-13

Référence : 2014 CF 962

Ottawa (Ontario), le 9 octobre 2014

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

KATIA DEL ROCIO CUENTAS PERALTA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Cette demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) vise une décision rendue le 26 septembre 2013 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal). Au terme de cette décision, le tribunal en est arrivé à la conclusion que Katia Del Rocio Cuentas Peralta (la demanderesse) n’était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]               Pour les raisons énoncées ci-dessous, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse doit être rejetée.

I.                   Les faits

[3]               La demanderesse est née à Lima, au Pérou, en 1969. En plus de son travail rémunéré en administration des affaires, elle faisait du bénévolat auprès d’une organisation communautaire dans un bidonville près de Lima. Elle dit avoir observé de la corruption dans la gestion d’un programme d’aide alimentaire dans lequel elle s’était impliquée, et avoir participé à la dénonciation de cette corruption avec un autre dirigeant communautaire.

[4]               La demanderesse dit avoir été violée par un chauffeur de taxi le 1er mai 2010, et avoir reçu plusieurs appels menaçants entre juillet et septembre 2010. Le 17 septembre 2010, elle a pris des vacances pour aller visiter une amie à Rome, pour ensuite venir voir sa mère à Montréal. Elle aurait reçu d’autres appels menaçants sur son téléphone cellulaire alors qu’elle se trouvait en Italie, et son oncle Javier l’aurait appelé le 28 septembre pour lui recommander de ne pas retourner au Pérou. Ce dernier lui aurait dit que des « gens très bizarres » cherchaient à obtenir des informations sur elle, et lui aurait raconté que des sicaires avaient tué deux personnes qui faisaient du travail social dans les quartiers défavorisé. Le 29 septembre, le dirigeant communautaire pour qui elle travaillait l’aurait également appelé pour lui dire que des policiers étaient venus lui demander où se trouvait la « communiste » Katia.

[5]               La demanderesse se considère victime de persécution politique de la part des « leaders des quartiers et des fonctionnaires publics de tous les niveaux de gouvernement ».Elle a déposé une demande d’asile le 4 octobre 2010.

[6]               Une première audience a eu lieu le 26 juin 2012 mais, compte tenu de l’état psychologique fragile de la demanderesse, il a été décidé de procéder à une audience de novo le 30 juillet 2013 qui s’est poursuivie le 7 août 2013. Lors de ces dernières audiences, la demanderesse a été déclarée personne vulnérable selon la Directive 8 sur les Procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR, et on a également appliqué la Directive 4 sur les Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe.

II.                La décision contestée

[7]               Le tribunal s’est dit d’avis que la demanderesse avait rendu un témoignage non crédible en raison des nombreux ajouts faits à son récit original ainsi que des contradictions et incohérences entre son témoignage et ses récits antérieurs. Les préoccupations du tribunal ont porté sur les aspects suivants de son récit :

         L’agent persécuteur : Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), la demanderesse a dit craindre les paramilitaires, et dans son ajout du 26 juin 2012, elle a indiqué que le chauffeur de taxi qui l’avait violé s’était identifié comme militaire. Lors de l’audience, elle a déclaré ne pas connaître l’identité des personnes qui la menaçait. Le tribunal a trouvé « étonnant » que la demanderesse ait de la difficulté à identifier ses agresseurs, et a ajouté que la preuve documentaire ne faisait pas mention de paramilitaires au Pérou.

         Dénonciations concernant la corruption : Le tribunal a identifié des contradictions quant au degré de participation de la demanderesse dans les dénonciations de la corruption. Dans son FRP original, par exemple, la demanderesse a dit qu’elle avait joué un « rôle important » dans les dénonciations, alors que dans son ajout de juillet 2013 et dans son témoignage, elle a déclaré n’avoir jamais fait de plainte ou de dénonciation elle-même. Selon le tribunal, ces contradictions minent sa crédibilité.

         Lien entre implication bénévole et menaces : Le tribunal n’a pas cru que le bénévolat de la demanderesse ait été à l’origine des menaces. Dans la mesure où la demanderesse avait un rôle plutôt administratif dans le projet, où son nom ne figurait pas sur les rapports, et où elle avoue ne pas avoir fait de dénonciations elle-même, le tribunal ne s’explique pas comment les agresseurs auraient pu l’identifier. À cette question, la demanderesse n’a pu expliquer comment elle aurait été identifiée mais a supposé qu’elle avait attiré l’attention parce qu’elle n’habitait pas le quartier et qu’elle était blanche. Le tribunal a rejeté cette hypothèse et s’est dit d’avis que ce genre de spéculation minait davantage sa crédibilité.

         Période de travail : Le tribunal a noté des contradictions quant à la date où aurait pris fin son travail rémunéré, et doute qu’elle ait vraiment eu des craintes avant de quitter son pays alors même qu’elle a continué à travailler quelques mois après les agressions dont elle dit avoir été victime le 1er mai, le 21 juin et le 28 juillet 2010. À l’audition, elle a dit avoir cessé son travail pendant un mois suivant le viol, puis avoir pris un taxi tous les jours pour se rendre au travail jusqu’à son départ. Le tribunal n’a pas accepté cette explication, opinant qu’il eut été raisonnable de cesser définitivement son travail si elle se croyait menacée. Le tribunal rejette également la possibilité qu’elle ait pu prendre un taxi tous les jours, étant donné les coûts qu’aurait entraînés ce moyen de transport (la demanderesse ayant elle-même confirmé que la distance entre son domicile et son lieu de travail était importante).

         Allégation de viol : Enfin, le tribunal a rejeté l’allégation de viol pour trois raisons. Premièrement, la demanderesse ne l’a pas divulgué dans son premier FRP en décembre 2010 et n’en a fait état que dans son ajout de juin 2012. Deuxièmement, le viol n’est pas mentionné dans son troisième ajout de juillet 2013. Troisièmement, le tribunal considère que la demanderesse se contredit à propos d’une visite médicale suite au viol dont elle aurait été victime et quant à ses efforts pour obtenir son dossier médical.

[8]               Quant aux évaluations psychologiques soumises par la demanderesse, le tribunal leur accorde peu ou pas de valeur probante. D’une part, la demanderesse a attendu deux ans pour poursuivre une thérapie qui lui avait été recommandée avant son départ du Pérou; au surplus, le tribunal constate que la demanderesse consulte peu de temps avant les audiences. Une lettre d’une psychologue fait mention d’idéations suicidaires persistantes et de problématique sociale et familiale, alors qu’il n’est fait aucune mention de ce genre de problème dans les autres rapports. Un autre rapport mentionne une visite hospitalière alors que la demanderesse n’a déposé aucune preuve de cette visite. Quant au rapport d’analyse psychologique plus étoffé de Graciela Alladio, le tribunal y accorde également peu de poids; bien que la demanderesse ait pu vivre une dépression à un moment ou l’autre, comme l’atteste ce rapport, cela serait davantage dû à une déception amoureuse et à divers handicaps physiologiques.

III.             Questions en litige

[9]               La seule question en litige dans le présent dossier est celle de savoir si le tribunal a erré dans son évaluation de la crédibilité de la demanderesse.

IV.             Analyse

[10]           Il est bien établi dans la jurisprudence que l’évaluation de la crédibilité est une question de fait et que les conclusions tirées par le tribunal à cet égard doivent faire l’objet de déférence de la part de cette Cour : Aguebor c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 42 ACWS (3d) 886 au para 4, 160 NR 315 (CA) ; voir par exemple Tar v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2014 FC 767 au para 30; Karakaya c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’ Immigration), 2014 CF 777 au para 9 [Karakaya]. À moins que la décision du tribunal soit dénuée de transparence, de justification et d’intelligibilité et qu’elle n’appartienne pas aux issues acceptables compte tenu de la preuve produite, la Cour n’interviendra pas dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190. Le fait que le juge saisi d’une telle demande aurait pu en arriver à une autre conclusion n’est pas pertinent; comme la Cour suprême l’a rappelé dans l’arrêt Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’ Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 aux para 59, 61, [2009] 1 RCS 339, il n’appartient pas à la cour de révision de substituer l’issue qui serait à son avis préférable, pas plus qu’il ne lui appartient de soupeser à nouveau les éléments de preuve.

[11]           Le tribunal a conclu que l’effet cumulatif de plusieurs contradictions et incohérences minait la crédibilité de la demanderesse. Après avoir relu attentivement le dossier ainsi que les représentations des deux parties, j’estime que le tribunal pouvait raisonnablement en arriver à une telle conclusion.

[12]           S’agissant du rôle qu’elle a joué relativement aux dénonciations, la demanderesse a déclaré à l’audience devant le tribunal ne pas avoir dénoncé les irrégularités dont elle aurait été témoin. Or, elle a plutôt affirmé dans son FRP ne pas avoir joué un rôle important dans la réalisation de ces dénonciations. Invitée à expliquer cette contradiction, la demanderesse attribue l’erreur à son oncle, qui aurait « pensé » qu’elle avait fait une plainte. Le tribunal pouvait rejeter cette explication, dans la mesure où son oncle l’a parrainé dans ses activités de bénévolat et connaissait vraisemblablement ses activités. Du reste, il n’y a aucune preuve de ces dénonciations. Au surplus, la demanderesse aurait pu déposer un affidavit de son oncle pour dire qu’il s’était trompé. Compte tenu de la preuve au dossier, le tribunal pouvait retenir cette contradiction, et la Cour ne serait pas justifiée de considérer à nouveau les explications fournies par la demanderesse et rejetées par le tribunal.

[13]           Il en va de même quant à la question de savoir comment ses persécuteurs auraient pu l’identifier. La demanderesse a témoigné que les données litigieuses à l’origine des dénonciations n’étaient pas mémorisées sur le disque dur de l’ordinateur qu’elle utilisait, que personne d’autre n’était présent lorsqu’elle effectuait son travail durant les week-end, qu’elle ne croyait pas avoir été dénoncée par son supérieur à qui elle remettait son matériel, et qu’elle ne signait pas ses rapports. Interrogée à ce propos, elle a dit ignorer comment elle avait pu être identifiée et s’est contentée de présumer qu’elle a pu attirer l’attention du fait qu’elle était blanche dans un quartier pauvre peu fréquenté par les blancs. Le tribunal a rejeté cette hypothèse, qui ne permet pas vraiment d’expliquer le lien entre sa présence dans ce quartier et sa participation à la dénonciation d’actes frauduleux. La demanderesse n’a d’ailleurs pas précisé pourquoi on s’en serait pris à elle, alors même qu’elle jouait de son propre aveu un rôle mineur dans l’organisation qui aurait fait la lumière sur les malversations entourant le programme d’aide alimentaire. Dans ces circonstances, le tribunal pouvait raisonnablement mettre en doute sa crédibilité.

[14]           Enfin, le tribunal pouvait également s’interroger sur la crainte subjective de la demanderesse. En plus du viol dont elle aurait été victime en mai 2010, quelqu’un aurait tenté de la tuer avec une automobile le 21 juin 2010 et elle aurait été poussée dans un escalier d’un centre d’achat le 28 juillet 2010. Pourtant, elle a continué à se rendre à son travail jusqu’à son départ du Pérou à la mi-septembre. En réponse aux questions du tribunal à cet égard, la demanderesse a expliqué qu’elle a voyagé uniquement par taxi pour aller travailler au cours des deux derniers mois. Encore une fois, le tribunal pouvait légitimement mettre en doute cette explication, étant donné la distance qui séparait le domicile de la demanderesse de son lieu de travail et des coûts importants qu’aurait entraînés un tel mode de transport.

[15]           Bref, la conclusion du tribunal à l’effet que la demanderesse n’est pas crédible m’apparaît défendable et raisonnable. Il est bien établi que l’effet cumulatif de plusieurs contradictions et incohérence peut soutenir une conclusion d’absence de crédibilité : Karakaya, précité, au para 33; Shah c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 280 au para 6 (disponible sur CanLII).

[16]           La demanderesse a également fait valoir que le tribunal n’avait pas tenu compte de ses explications concernant la non divulgation du viol dont elle a été victime, à savoir qu’elle était marquée par la honte et qu’elle ne voulait pas accabler sa mère dont la santé était fragile. Ce faisant, le tribunal ne se serait pas conformé à la Directive 4, laquelle prévoit explicitement que « les femmes provenant de sociétés où la préservation de la virginité ou la dignité de l’épouse constitue la norme culturelle peuvent être réticentes à parler de la violence sexuelle dont elles ont été victimes afin de garder leur sentiment de « honte » pour elles-mêmes et de ne pas déshonorer leur famille ou leur collectivité ». (au para D.1.).

[17]           Bien que le tribunal ait mentionné explicitement les Directives 4 et 8 dans le préambule de son analyse et semble s’être abstenu de questions trop directes concernant le viol allégué, il ne semble pas les avoir pris en considération dans l’examen des motifs invoqués par la demanderesse pour expliquer comment elle avait pu omettre un événement aussi grave dans sa première réponse à la question 31 de son FRP. En écartant l’allégation de viol sur la seule base de son caractère tardif, le tribunal a sans doute erré et n’a pas respecté l’esprit (par opposition à la lettre) de la Directive 4. À l’audition, la procureure du défendeur n’a d’ailleurs pas vigoureusement soutenu cette conclusion du tribunal.

[18]           Ceci étant dit, cette erreur n’est cependant pas suffisante pour invalider la décision. D’une part, la demanderesse n’a déposé aucune preuve attestant d’un quelconque suivi médical suite à cette agression et s’est même contredite quant à la raison pour laquelle elle n’avait pas déposé de certificat médical. Qui plus est, aucune preuve n’a été faite quant au lien qui existerait entre la persécution dont la demanderesse dit avoir fait l’objet et le viol dont elle aurait été victime. Dans ces circonstances, l’évaluation générale du tribunal eu égard à la crédibilité de la demanderesse n’est pas entachée par l’emphase déplacée que met le tribunal sur le caractère tardif de l’allégation de viol. L’application rigoureuse des Directives 4 et 8 ne peut pallier les nombreuses autres contradictions et incohérences relevées par le tribunal dans le récit de la demanderesse. Comme l’écrivait le juge Shore dans l’arrêt Uwimana c Canada (ministre de Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 794 (disponible sur CanLII), les Directives « ne sauraient permettre de rendre crédible un témoignage déficient en raison d’invraisemblances ou de contradictions ne pouvant être rattachées directement à l’état de vulnérabilité du revendicateur » (au para 32).

[19]           Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que cette demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Le tribunal a considéré le récit de la demanderesse et cette dernière a eu tout le loisir de se faire entendre et d’exposer ses craintes. Dans une décision bien motivée et qui s’appuie sur un examen approfondi de la preuve, le tribunal a estimé que la demanderesse n’est pas crédible. Il n’appartient pas à cette Cour de reconsidérer les arguments qu’a déjà fait valoir la demanderesse devant le tribunal, d’autant plus que ce dernier a l’avantage d’avoir entendu la demanderesse de vive voix. La question n’est pas de savoir si la Cour aurait rendu la même décision, mais plutôt de déterminer si la décision du tribunal était raisonnable. Or, il ne fait aucun doute que la décision contestée fait partie des issues possibles acceptables au regard des faits et du droit.

[20]           Les parties n’ont soumis aucune question de portée générale pour fins de certification, et la Cour n’en certifie aucune.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Yves de Montigny »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6985-13

 

INTITULÉ :

KATIA DEL ROCIO CUENTAS PERALTA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 aoÛT 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 octobre 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Noel Saint-Pierre

pour la demanderesse

 

 

Me Zoé Richard

pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SAINT-PIERRE LEROUX AVOCATS INC.

Montréal (Québec)

 

pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

pour le défendeur

 

 

 

 

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