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Date : 20141008


Dossier : IMM-728-14

Référence : 2014 CF 955

Ottawa (Ontario), le 8 octobre 2014

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

EDOUARD NDIKUMASABO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

[1]               « Ce n’est ni une question d’intelligence ou de stupidité. Celui qui ne connaît pas le dialogue avec lui-même ne verra aucune difficulté à se contredire lui-même, ce qui signifie qu’il ne sera jamais capable de – ni ne voudra – rendre compte de ce qu’il a dit ou fait; il ne pourra non plus s’inquiéter de commettre quelque crime puisqu’il peut être sûr qu’aussitôt il l’oubliera. » (Hannah Arendt).

[2]               « Plus une personne est impliquée dans le processus décisionnel et moins elle tente de contrecarrer la perpétration d’un crime contre l’humanité, plus il est vraisemblable qu’elle soit criminellement responsable ». Cet extrait émane d’une constatation jurisprudentielle énoncée par le juge en chef Crampton dans Kathiripillai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1172 au para 18 [Kathiripillai].

II.                Introduction

[3]               C’est au printemps 1972, suite à l’assassinat du roi Ntare V et à la rébellion d’Hutus dans le sud du Burundi, que des groupes majoritairement tutsis ont massacré, torturé et emprisonné des centaines de milliers de personnes, principalement hutues, au terme de clivages ethniques et de tensions politico-ethniques.

[4]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] datée du 28 novembre 2013, concluant que le demandeur n’a pas la qualité de réfugié, ni celle de personne à protéger, en vertu de l’article 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention].

[5]               La SPR conclut qu’il existe des raisons sérieuses de croire que le demandeur a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes contre l’humanité largement attribués au gouvernement burundais, notamment au Ministère de l’Intérieur et aux gouverneurs et commissaires régionaux.

[6]               La Cour estime qu’il n’est pas déraisonnable pour la SPR de conclure à l’exclusion du demandeur de la définition de réfugié par l’entremise de l’article 1Fa) de la Convention.

III.             Faits

[7]               Le demandeur, citoyen burundais d’ethnie tutsie, prétend craindre les anciens rebelles des Forces nationales pour la libération [FNL], des extrémistes hutus qui s’en prennent aux Tutsis en guise de représailles.

[8]               Le demandeur prétend avoir été commissaire d’arrondissement dans les provinces de Gitega et de Ngozi entre 1966 et 1971. Or, le défendeur fait valoir que le demandeur aurait occupé ces mêmes postes de 1962 à 1972, soit pendant les massacres d’avril, mai et juin 1972.

[9]               Le 11 novembre 1993, alors que le demandeur était à la campagne avec des membres de sa famille, un groupe de rebelles hutus ont fait irruption dans la demeure où ils se trouvaient et ont tué son demi-frère, l’épouse de celui-ci ainsi que leurs deux enfants. Le demandeur fut atteint d’un projectile à la jambe. Le croyant mort, les rebelles l’ont laissé sur place. En avril 2009, le demandeur porta plainte à la police en dénonçant trois anciens rebelles ayant commis des crimes sur la colline reconnue à proximité de sa demeure. Suite à cette dénonciation, le demandeur fut victime de menaces de mort. En 2008, la femme du demandeur fut victime d’une agression, ce qui incita cette dernière à quitter le pays et à obtenir l’asile en Belgique.

[10]           Pendant la nuit du 1er avril 2010, des individus tentèrent de s’introduire dans le domicile du demandeur. Au cours de cette attaque, les deux chiens du demandeur furent tués. Le demandeur prétend que cette attaque fut menée par d’anciens rebelles du FNL en raison de sa dénonciation.

[11]           Suite à ces événements, le demandeur quitta le Burundi pour s’enfuir vers les États-Unis, où il fut de passage pendant deux jours avant de revendiquer le statut de réfugié au Canada, le 27 août 2010.

IV.             Décision

A.                Crédibilité du demandeur

[12]           Dans la décision à l’origine de cette demande de contrôle judiciaire, la question factuelle décisive cernée par la SPR est de savoir si le demandeur était bien chef d’arrondissement des provinces de Gitega et Ngozi lors des crimes commis au printemps 1972.

[13]           La SPR conclut que le demandeur manque de crédibilité à maints égards en raison de multiples contradictions contenues dans sa preuve écrite et orale, particulièrement en ce qui concerne les emplois qu’il aurait occupés entre 1962 et 1972.

[14]           La SPR constate que les éléments de preuve soumis par le demandeur, tels que le questionnaire d’immigration, le formulaire de renseignements personnels [FRP] et les témoignages à l’audience, démontrent que le demandeur a tenté à plusieurs reprises de modifier les périodes pendant lesquelles il a été chef d’arrondissement afin d’exclure la période clé, soit le printemps 1972.

B.                 Complicité du demandeur menant à son exclusion en vertu de l’article 1Fa)

[15]           La SPR conclut que le demandeur agissait comme intermédiaire entre le gouverneur et l’administrateur communal et remplissait de vastes fonctions. La SPR constate que le demandeur occupait un poste au sein du Ministère de l’Intérieur en tant que chef d’arrondissement de 1962 à 1972. De ce fait, il prenait ses ordres des gouverneurs des provinces de Gitega et de Ngozi et il avait sous ses ordres une vingtaine d’employés.

[16]           À la lumière de l’ensemble de la preuve, la SPR conclut qu’il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes contre l’humanité commis à Gitega et à Ngozi pendant qu’il occupait le poste de chef d’arrondissement dans ces deux provinces au printemps 1972.

V.                Point en litige

[17]           Est-ce que la décision de la SPR d’exclure le demandeur en vertu de l’article 98 de la LIPR par le biais de l’article 1Fa) de la Convention est raisonnable?

VI.             Provisions législatives

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a)   soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a)   is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b)   soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b)   not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a)   soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a)   to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b)   soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b)   to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i)    elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i)    the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii)   elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii)   the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii)  la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii)  the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv)  la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv)  the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

      (2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

      (2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

Exclusion – Refugee Convention

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

[18]           En outre, l’article 1Fa) de la Convention énonce :

1F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

1F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that :

a)   qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes [...]

(a)   he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes [...]

VII.          Position des parties

[19]           D’une part, selon le demandeur, la SPR a erré dans ses conclusions quant à la crédibilité du demandeur. Notamment, la SPR aurait erré dans son appréciation de la preuve en constatant que le demandeur était commissaire d’arrondissement de 1962 à 1972 plutôt que de 1966 à 1971. Le demandeur allègue qu’il n’occupait pas le poste de commissaire d’arrondissement lors des crimes perpétrés au printemps 1972.

[20]           Le demandeur allègue que ses fonctions en tant que commissaire d’arrondissement relevaient strictement du domaine administratif et que la SPR a erré en concluant que le demandeur possédait un pouvoir de contrainte et de sanction envers la population de son arrondissement.

[21]           De plus, le demandeur prétend que, compte tenu de l’absence de toute preuve de contribution significative du demandeur aux crimes allégués, la SPR a erré en fondant ses conclusions sur des hypothèses quant à la complicité du demandeur. De plus, le demandeur soutient que la SPR a indument élargi la notion de complicité pour y inclure la complicité par simple association. Le demandeur soutient que la SPR a erré en n’établissant aucun lien personnalisé entre le demandeur et les crimes allégués.

[22]           D’autre part, le défendeur prétend qu’en tant que commissaire d’arrondissement et subordonné direct des gouverneurs régionaux, qui, à leur tour, prenaient des ordres du Ministère de l’Intérieur, le demandeur s’est rendu complice, à tout le moins, de la réalisation du dessein criminel du gouvernement burundais à cette époque.

[23]           Le défendeur prétend que le demandeur fait preuve d’un manque de crédibilité compte tenu de multiples contradictions ressortant de la preuve, notamment du formulaire d’immigration, du FRP, des lettres d’attestation des emplois et des témoignages oraux du demandeur. Selon le défendeur, la première affirmation du demandeur, celle qui indique qu’il aurait été commissaire d’arrondissement entre 1966 et 1972 est la plus crédible puisqu’elle est spontanée et compatible avec la preuve.

[24]           De plus, le demandeur aurait tenté de se dissocier a posteriori des crimes de complicité qui lui sont attribués. Le demandeur aurait tenté de modifier la durée et la nature de son mandat en tant que commissaire d’arrondissement en éliminant de son récit la période clé au cours de laquelle les massacres ont eu lieu, minant sa crédibilité.

VIII.       Norme de contrôle

[25]           Puisqu’il s’agit de la détermination d’une question mixte de fait et de droit, la norme de contrôle applicable à la décision de la SPR d’exclure le demandeur de l’application des articles 96 et 98 de la LIPR par l’entremise de l’article 1Fa) de la Convention est celle de la décision raisonnable (Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola]; Ryivuze c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 134 au para 15 [Ryivuze]; Chowdhury c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 139 au para 13 [Chowdhury]).

[26]           La norme de la décision raisonnable s’applique également aux conclusions de faits de la SPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12; Alonso c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 575 au para 5 [Alonso]).

[27]           De plus, le caractère raisonnable de la décision de la SPR tient « principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

IX.             Analyse

[28]           Il n’y a pas de doute que le gouvernement burundais, en particulier le Ministère de l’Intérieur et les administrateurs locaux placés sous sa direction, ont été complices des crimes contre l’humanité commis majoritairement contre la population hutue en 1972. La preuve documentaire démontre que ces crimes systématiques et généralisés furent largement perpétrés par des personnes en position d’autorité, incluant ceux au sein de l’administration régionale.

[29]           Le rôle de cette Cour n’est pas de déterminer si le demandeur a personnellement participé aux crimes ayant eu lieu en 1972 au Burundi, mais plutôt de déterminer si les conclusions de la SPR à cet égard sont raisonnables (Chowdhury, ci-dessus aux paras 23-24; Ryivuze, ci-dessus au para 3). Dans Alonso, le juge Pinard énonce :

[5]        La Commission peut tirer des conclusions non seulement au sujet des incohérences dans la preuve, mais aussi par rapport à la vraisemblance de la preuve. La Commission peut évaluer la preuve pour déterminer si elle concorde avec ce qu'une personne verrait sans difficulté comme vraisemblable compte tenu des circonstances. De plus, lorsqu'elle évalue la vraisemblance de la preuve des demandeurs, la Commission peut examiner le récit des faits des demandeurs par rapport à des critères extrinsèques, comme la rationalité, le bon sens et ses propres connaissances du contexte, et tirer les conclusions qui s'imposent.

[30]           Le fardeau de preuve applicable à la détermination de l’exclusion du demandeur en vertu de l’article 1Fa) de la Convention se situe entre le « simple soupçon » et la norme de prépondérance des probabilités applicables en matière civile (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 au para 114; Kathiripillai, ci-dessus au para 20). Le fardeau de preuve repose sur le défendeur de démontrer qu’il y a « des raisons sérieuses de penser » qu’une personne devrait être exclue de la définition de réfugié.

[31]           De plus, selon la doctrine de la complicité, il n’est pas nécessaire pour le défendeur de démontrer une participation directe ou une présence physique sur les lieux des crimes puisque le droit reconnaît qu’une personne n’ayant pas commis les crimes personnellement peut néanmoins être tenue responsable en raison d’une contribution volontaire (Ryiuvuze, ci-dessus; Penate c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 CF 79).


a)    Contribution volontaire, significative et consciente

[32]           La décision de la Cour suprême dans Ezokola, ci-dessus, énonce le test applicable à la détermination de complicité pour un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, tel que prévu à l’article 1Fa) de la Convention. Pour qu’une simple association soit élevée au niveau de la complicité à un crime (ou à un dessein criminel d’un groupe), il doit y avoir des « raisons sérieuses de penser » qu’une contribution ait été volontaire, significative et consciente.

[33]           La Cour estime que la SPR a procédé à une analyse méthodique de la complicité axée sur la contribution en adressant des facteurs élaborés par la jurisprudence et énoncés dans Ezokola.

[34]           Premièrement, la contribution doit être volontaire : « Pour déterminer le caractère volontaire ou non d’une contribution, le décideur doit par exemple tenir compte du mode de recrutement de l’organisation et des possibilités de quitter celle-ci » (Ezokola au para 86). La SPR constate que le demandeur a volontairement accédé au poste de commissaire d’arrondissement au sein du Ministère de l’Intérieur et qu’aucune contrainte ne l’empêchait de quitter son poste.

[35]           Deuxièmement, la contribution doit être significative et peut viser un « dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires, y compris la commission de crimes de guerre » (Ezokola au para 87). La SPR constate que le demandeur recevait ses ordres directement des gouverneurs, en particulier du gouverneur militaire, Jérôme Sinduhije, auquel plusieurs crimes ont été attribués, en particulier dans la province du demandeur. La SPR conclut :

En conséquence, étant donné les multiples fonctions, tâches et responsabilités du demandeur, l’importance de son poste et la prévalence des crimes commis dans son secteur, le tribunal constate que la contribution du demandeur a été significative. (Décision de la SPR au para 171)

[36]           Troisièmement, la contribution doit avoir été consciente : « pour être complice de crimes gouvernementaux, un fonctionnaire doit être au courant de leur perpétration ou du dessein criminel du gouvernement et savoir que son comportement facilitera la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel » (Ezokola au para 89). La SPR a raisonnablement conclu que le demandeur était conscient des crimes commis par le Ministère de l’Intérieur. La preuve démontre que le demandeur recevait régulièrement des directives des gouverneurs provinciaux, qui à leur tour recevaient des directives du Ministère. Le demandeur a tenté de s’exclure des crimes en alléguant qu’il avait appris les événements à la radio, ce que la SPR n’a pas trouvé crédible. Le demandeur administrait directement les arrondissements où la plupart des crimes ont été commis; et donc, selon la preuve objective et subjective, le déroulement des événements pris chronologiquement et la logique inhérente de la matière devant la Cour, il est peu plausible que le demandeur n’ait pas été conscient des événements survenus sur le territoire qu’il administrait.

b)   Application des facteurs afin d’établir la complicité

[37]           Dans ses motifs, la SPR procède à l’analyse de chacun des critères repris par la Cour suprême dans Ezokola, afin de soupeser si le demandeur a contribué de façon volontaire, significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel du Ministère de l’Intérieur. Les critères sont les suivants :

(i)                 La taille et la nature de l’organisation. Ce critère vise à évaluer la « vraisemblance que le demandeur ait connu ces crimes ou son dessein criminel ou qu’il y ait contribué » (Ezokola au para 91). En tant que commissaire des arrondissements de Gitega et Ngozi, le demandeur était membre du gouvernement burundais, au niveau de l’administration régionale. Considérant la taille et la nature de l’organisation, la Cour estime qu’il est raisonnable pour la SPR de conclure que le demandeur était au courant des contributions du gouvernement aux massacres de 1972.

(ii)               La section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé. La Cour constate que le simple fait d’occuper un poste au sein d’une organisation ne mène pas en soi à la conclusion de complicité. Le degré de complicité augmente selon la nature du poste occupé au sein de l’organisation. La SPR conclut qu’en tant que chef d’arrondissement, ayant une vingtaine de personnes sous son commandement, le demandeur occupait un poste lui accordant un contrôle vraisemblablement étendu au niveau régional. La Cour estime qu’il est raisonnable pour la SPR de tirer une inférence négative des tentatives de la part du demandeur de se dissocier de l’armée, de la gendarmerie et de la police en mettant l’accent sur la nature purement « administrative » de son emploi.

(iii)             Les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation. La preuve démontre que l’administration territoriale par ses agissements dans les provinces de Gitega et de Ngozi a contribué aux massacres de 1972. La SPR a raisonnablement conclu que par la nature du poste du demandeur et ses fonctions, le demandeur possédait effectivement un pouvoir de contrainte et de sanction envers la population de son arrondissement. Les fonctions du demandeur étaient vastes et incluaient la gestion de l’agriculture, l’entretien des marchés, l’alphabétisation, les constats de naissances, l’hygiène, la distribution de plantes aux paysans, le soutien aux administrateurs communaux et le soutien à la population. Compte tenu des fonctions du demandeur, étroitement liées à diverses facettes affectant la population, incluant la tenue d’assemblées et la gestion de données centralisées à l’égard des habitants de son arrondissement, la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur a non seulement contribué à faciliter le déploiement de camions permettant de creuser des fosses afin d’enterrer les milliers de corps, mais a, en plus, aussi dirigé les groupes de la Jeunesse révolutionnaire Rwagasore [JRR] à ces fins. De plus, du fait que le demandeur était responsable de la salubrité dans son arrondissement et considérant l’état d’exception dans lequel se trouvait le pays dans son ensemble, la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur a en effet participé à la « gestion » des cadavres.

(iv)             Le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation. Comme l’énonce le juge en chef Crampton dans Kathiripillai au para 18 : « Plus une personne est impliquée dans le processus décisionnel et moins elle tente de contrecarrer la perpétration d’un crime contre l’humanité, plus il est vraisemblable qu’elle soit criminellement responsable ». La SPR a raisonnablement constaté que le demandeur prenait les ordres du gouverneur de la province, occupant ainsi le deuxième échelon de commandement de la province. Il avait sous sa direction les administrateurs d’arrondissements, les chefs de communes et les chefs de collines, auprès desquels il intervenait régulièrement et avec lesquels il assurait des suivis. Son poste lui conférait le pouvoir d’intervenir auprès des chefs des communes, des chefs des collines et des chefs de zones, ainsi qu’auprès des JRR, qui participaient directement aux massacres perpétrés. La SPR conclut raisonnablement que le demandeur était au courant des décisions prises dans son arrondissement et qu’il n’a rien fait pour s’éloigner des crimes perpétrés.

(v)               La durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation. La Cour estime que pour les raisons spécifiées ci-dessus, la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur était employé au Ministère de l’Intérieur du Burundi en tant que chef d’arrondissement entre 1962 et 1972.

(vi)             Le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation. La SPR a raisonnablement conclu que le demandeur, ayant suivi le processus de recrutement, a lui-même volontairement accédé à un ou plusieurs postes au sein de l’administration étatique en tant que chef d’arrondissement entre 1962 et 1972 et a continué à occuper ce poste pendant les crimes commis au printemps 1972.

X.                Conclusion

[38]           La Cour conclut que suite à une analyse approfondie de la preuve et des critères applicables dans le contexte d’exclusion en vertu de l’article 1Fa) de la Convention, la SPR a raisonnablement conclu à la complicité du demandeur puisqu’il y a des raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes et au dessein criminel d’une organisation.

[39]           De plus, il est important de noter que le demandeur a manifesté, par ses propres paroles et par sa preuve, un ensemble d’incohérences, d’omissions et de changements dans son témoignage, surtout concernant la nature et la durée des postes qu’il aurait occupés pendant la période des massacres perpétrés. Il est donc raisonnable que la SPR ait accordé une force probante aux réponses spontanées du demandeur telles que les renseignements qu’il a fournis lui-même dans son formulaire d’immigration et dans son propre témoignage lors des audiences (Mohacsi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 429 au para 21; Chavez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 10 au para 14).

[40]           Pour les motifs énoncés ci-dessus, la Cour conclut que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1.      La demande de contrôle soit rejetée;

2.      Aucune question à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-728-14

 

INTITULÉ :

EDOUARD NDIKUMASABO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 septembre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Vincent Desbiens

 

Pour le demandeur

 

Ian Demers

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Vincent Desbiens

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Deputy Attorney General of Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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