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Date : 20141008


Dossier : IMM-1091-14

Référence : 2014 CF 952

Toronto (Ontario), le 8 octobre 2014

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

AGHIAD ALYAFI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur conteste la légalité d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR], qui confirme une décision antérieure de la Section de la protection des réfugiés [SPR] rejetant sa demande d’asile. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie par la Cour.

[2]               Le demandeur est un citoyen syrien. En 2010, il vient étudier au Canada. En 2013, muni d’un visa temporaire, valide jusqu’au 31 janvier 2015, il demande l’asile. La crainte du demandeur, qui est de confession sunnite, repose sur le fait qu’il risque d’être forcé de se joindre à une armée accusée de participer à des crimes de guerre; qu’il est déjà perçu par les autorités comme un activiste politique à cause de ses activités de collecte de fonds en faveur des victimes de la guerre civile, et enfin, puisque sa famille est riche, qu’il risque d’être kidnappé ou de se faire extorquer en Syrie. Le 2 octobre 2013, la SPR détermine que le demandeur n’est ni un « réfugié » au sens de la Convention, ni une « personne à protéger », sous les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[3]               Le demandeur fait appel de cette décision à la SAR.

[4]               Le 30 janvier 2014, le commissaire unique de la SAR désigné pour entendre l’affaire, M. Stephen J. Gallagher [commissaire], rejette l’appel du demandeur. Dans un premier temps, le commissaire se demande quelle est la norme de contrôle qui devrait s’appliquer aux questions soulevées en appel par le demandeur (décision de la SAR, paras 11 à 13). Puisqu’il s’agit de questions de fait (crédibilité du demandeur) ou mixtes de fait et de droit (détermination d’un risque généralisé), il conclut que la décision de la SPR doit être examinée en utilisant la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable, telle que celle-ci a été définie dans les arrêts Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir] et Newton v Criminal Trial Lawyers’ Association, 2010 ABCA 399 au para 95.

[5]               Dans un deuxième temps, le commissaire refuse de tenir une audition orale, étant par ailleurs d’avis que la nouvelle preuve offerte par le demandeur ne présente aucun caractère déterminant (paras 14 à 18). Après quoi, il conclut que les conclusions de la SPR sont à tous égards raisonnables (para 32). En somme, la SPR pouvait raisonnablement conclure que le risque d’être enrôlé dans l’armée syrienne était spéculatif tant que le demandeur continuait d’étudier au Canada (paras 19 à 23). Les conclusions de la SPR d’absence de risque personnalisé (paras 24 et 25), d’une part, et d’invraisemblance que le demandeur soit perçu comme activiste politique par les autorités (paras 26 à 34), d’autre part, sont également raisonnables. La SAR rejette donc l’appel du demandeur, d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

[6]               Aujourd’hui, le demandeur n’attaque pas le refus du commissaire de tenir une audition orale, ni la raisonnabilité de la conclusion quant au caractère spéculatif de l’enrôlement du demandeur dans l’armée syrienne. La présente demande de contrôle judiciaire porte plutôt sur la portée en appel de l’examen des preuves au dossier de la SPR qu’effectue la SAR aux termes des articles 110 et 111 de la LIPR. Selon le demandeur, l’interprétation de ces dispositions soulève une question de droit qui doit être révisée selon la norme de la décision correcte (Budhai c Canada (Procureur général), 2002 CAF 298 au para 22 et Canada (Procureur général) c Hunter, 2013 CAF 12 au para 4). En l’espèce, le commissaire n’a pas appliqué le bon cadre d’analyse. Cela suffit pour casser la décision de la SAR. Subsidiairement, les conclusions de risque généralisé et d’invraisemblance sont déraisonnables.

[7]               De son côté, le défendeur soutient que la portée de l’examen fait par la SAR en appel relève de sa compétence spécialisée. En l’espèce, le défendeur allègue que la Cour devrait appliquer la norme de la décision raisonnable quant à l’interprétation que fait le commissaire de la portée des dispositions de la LIPR, car, même s’il s’agit d’une question de droit, il ne s’agit pas d’une question de droit d’« importance capitale pour le système juridique dans son ensemble » (Dunsmuir, précité au para 60; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 84 [Alberta Teachers’ Association]). Or, le commissaire n’a commis aucune erreur révisable. En effet, rien n’oblige la SAR à réévaluer les preuves présentées par un demandeur d’asile devant la SPR, d’autant plus ici que l’appel sur le dossier constitué par la SPR n’est pas un appel de novo. En l’espèce, tant la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable que la norme en appel de l’erreur manifeste et dominante mènent au même résultat, de sorte que la Cour ne devrait pas intervenir.

[8]               Selon une jurisprudence constante de cette Cour, il semble bien que ce soit la norme de la décision correcte qui devrait s’appliquer à la portée de l’examen fait par la SAR en appel (Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494 au para 20 [Iyamuremye]; Garcia Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 702 au para 17 [Garcia Alvarez]; Eng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 711 au para 18 [Eng]; Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 aux paras 24 à 34 [Huruglica]).

[9]               Il n’empêche, je ne crois pas que le choix de la norme de la décision correcte soit déterminant en l’espèce, ni qu’il soit nécessaire dans le présent dossier de définir la portée exacte de l’examen fait par la SAR en appel. D’autres collègues de la Cour se sont déjà prononcés sur cette dernière question. Des questions graves de portée générale concernant la compétence et le rôle en appel de la SAR ont été certifiées ou sont en voie de l’être dans diverses affaires, mais il faut s’attendre que cela prenne encore plusieurs mois avant que la Cour d’appel fédérale, voire la Cour suprême du Canada, ne se prononcent.

[10]           Il est suffisant de conclure aujourd’hui que l’interprétation retenue par le commissaire Gallagher n’est pas une issue acceptable en droit, car l’appel devant la SAR n’est tout simplement pas un contrôle judiciaire, ce qui constitue une erreur révisable ayant un caractère déterminant en l’espèce (Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 913 aux paras 3, 9, 11 et 47 [Spasoja]).

[11]           Les paragraphes 110(1) et 111(1) et (2) de la LIPR prescrivent :

110. (1) Sous réserve des paragraphes (1.1) et (2), la personne en cause et le ministre peuvent, conformément aux règles de la Commission, porter en appel — relativement à une question de droit, de fait ou mixte — auprès de la Section d’appel des réfugiés la décision de la Section de la protection des réfugiés accordant ou rejetant la demande d’asile.

 

110. (1) Subject to subsections (1.1) and (2), a person or the Minister may appeal, in accordance with the rules of the Board, on a question of law, of fact or of mixed law and fact, to the Refugee Appeal Division against a decision of the Refugee Protection Division to allow or reject the person’s claim for refugee protection.

 

[…]

 

[…]

 

111. (1) La Section d’appel des réfugiés confirme la décision attaquée, casse la décision et y substitue la décision qui aurait dû être rendue ou renvoie, conformément à ses instructions, l’affaire à la Section de la protection des réfugiés.

 

111. (1) After considering the appeal, the Refugee Appeal Division shall make one of the following decisions:

(a) confirm the determination of the Refugee Protection Division;

(b) set aside the determination and substitute a determination that, in its opinion, should have been made; or

(c) refer the matter to the Refugee Protection Division for re-determination, giving the directions to the Refugee Protection Division that it considers appropriate.

 

[…]

 

[…]

 

(2) Elle ne peut procéder au renvoi que si elle estime, à la fois :

 

(2) The Refugee Appeal Division may make the referral described in paragraph (1)(c) only if it is of the opinion that

 

a) que la décision attaquée de la Section de la protection des réfugiés est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;

 

(a) the decision of the Refugee Protection Division is wrong in law, in fact or in mixed law and fact; and

 

b) qu’elle ne peut confirmer la décision attaquée ou casser la décision et y substituer la décision qui aurait dû être rendue sans tenir une nouvelle audience en vue du réexamen des éléments de preuve qui ont été présentés à la Section de la protection des réfugiés.

 

(b) it cannot make a decision under paragraph 111(1)(a) or (b) without hearing evidence that was presented to the Refugee Protection Division.

 

[12]           S’il est clair à la lecture des dispositions susmentionnées que la SAR peut casser la décision de la SPR et y substituer la décision qui aurait dû être rendue, force est de constater que cela ne règle pas la question dite de la « déférence » qu’un tribunal d’appel doit ou non accorder aux conclusions de fait, ou mixtes de fait et de droit, du tribunal de première instance. Après tout, c’est la SPR qui a entendu les témoins et évalué la valeur probante des preuves documentaires soumises par les parties. Au reste, la SAR exerce une compétence spécialisée en appel au moins égale à celle de la SPR en première instance. Autrement, la création d’une instance spécialisée d’appel en matière de détermination du statut de réfugié n’aurait aucune raison d’être.

[13]           Au demeurant, ce ne sont pas toutes les décisions de la SPR qui peuvent faire l’objet d’un appel à la SAR. Par exemple, même si un pays ne fait pas partie de ceux qui sont exclus d’un appel, lorsque la SPR fait état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande d’asile (paragraphe 107(2) de la LIPR), il ne peut y avoir d’appel devant la SAR (alinéa 110(2)c) de la LIPR). Qui plus est, la SAR peut admettre en appel des nouvelles preuves et décider de tenir une audition orale dans les cas que précise le législateur (paragraphes 110(3) à (6) de la LIPR). Dans ce dernier cas, on peut sans doute argumenter qu’il s’agit d’une sorte d’appel de novo, un point que je n’ai pas à décider aujourd’hui.

[14]           Le concept même de « déférence » est d’origine jurisprudentielle. Lorsque le législateur veut limiter le pouvoir d’intervention des cours de justice, il adoptera des clauses dites « privatives ». Il pourra également préciser qu’une décision pourra être cassée pour tel ou tel motif, comme c’est le cas au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7 [LCF]. Toutefois, si le texte de la loi le permet, les cours de justice n’interpréteront pas les motifs de contrôle comme des normes de contrôle et devront faire preuve de plus ou moins de retenue judiciaire, tout dépendant de la nature des questions soulevées par les parties : Dunsmuir, précité et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, 2009 CSC 12 [Khosa].

[15]           Tel que l’a déjà décidé la Cour suprême du Canada, sans égard à l’existence d’une clause privative, une certaine déférence s’impose lorsqu’une décision particulière a été confiée à un décideur administratif dans les affaires ayant trait à son rôle, à sa fonction et à son expertise (Dunsmuir, précité). Une certaine déférence est également de mise, peu importe que la cour de justice ait eu l’avantage de recevoir ou non une directive législative expresse ou nécessairement implicite. Ces principes généraux de contrôle judiciaire ne sont pas délogés par l’article 18.1 de la LCF qui traite essentiellement des motifs de contrôle des mesures administratives, et non des normes de contrôle (Khosa, précité).

[16]           À ce jour, au niveau de la jurisprudence de la SAR et de la Cour fédérale, s’agissant de la portée de l’examen effectué en appel par la SAR, on peut parler de trois approches différentes au niveau de la déférence à accorder à la SPR : 1) la norme en contrôle en révision judiciaire dite de la « décision raisonnable » (décision du commissaire Gallagher et diverses autres décisions de la SAR); 2) la norme de contrôle en appel dite de l’« erreur manifeste et dominante » (Garcia Alvarez, Eng et Spasoja, précités); et 3) une norme de contrôle composite et à contenu variable découlant de la nature du recours devant la SAR – qualifiée de « procédure d’appel hybride » – et de la nature particulière des questions de fait, ou mixtes de fait et de droit, soulevées par un appelant (Huruglica, précité).

[17]           Abordons la première approche. La déférence accordée aux conclusions de fait, ou mixtes de fait et de droit, qu’effectue une cour siégeant en révision judiciaire est bien connue. L’avertissement suivant s’impose derechef : le contrôle judiciaire n’est pas un appel et il est exercé exclusivement par les cours supérieures de justice. C’est avant tout un contrôle de la légalité de la décision du tribunal administratif, tandis que l’appel porte sur le mérite et l’opportunité de rendre une décision différente de celle du tribunal de première instance. La qualification qu’une décision est « déraisonnable », permet donc à une cour de justice, en l’absence d’un appel statutaire, de s’assurer qu’un tribunal administratif respecte la loi et qu’une injustice flagrante ne sera pas commise, de sorte que le remède judiciaire est de retourner l’affaire au décideur administratif et non de rendre la décision qui aurait dû être rendue.

[18]           Le rôle d’une cour de justice siégeant en révision judiciaire est donc par définition limité. Il est bien circonscrit par la jurisprudence. Son analyse doit porter sur la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier en regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47). On va même jusqu’à accorder une grande déférence à l’interprétation que le tribunal administratif peut faire de sa loi constitutive lorsqu’il ne s’agit pas d’une question de compétence ou d’une question de droit d’importance capitale pour le système. On ne parle pas ici de la décision qu’aurait pu rendre un autre décideur instruit des mêmes faits et du droit applicable, mais seulement d’une décision « raisonnable » – même si celle-ci n’est pas la meilleure dans les circonstances et qu’elle ouvre le flanc à la critique. C’est d’ailleurs le test que cette Cour applique aux déterminations de fait, et mixtes de fait et de droit, de la SPR dans les cas où il n’y a eu aucun appel à la SAR (voir par exemple Vitalis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 723 aux paras 3-4; Kotai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 693 au para 10; Wei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 854 aux paras 39-41). C’est également la norme de contrôle qu’a appliquée le commissaire Gallagher dans le présent dossier et d’autres commissaires de la SAR jusqu’à aujourd’hui. Cette première approche a été rejetée par la Cour comme nous le verrons plus bas, mais avant d’examiner les décisions de mes collègues, examinons la seconde approche, qui est également appliquée dans l’ensemble du Canada par les cours générales d’appel.

[19]           En effet, étant donné que l’appel ne constitue pas un nouveau procès, il faut se demander quelle est la norme de contrôle applicable en appel à l’égard des conclusions du juge de première instance. La norme de contrôle applicable aux pures questions de droit est celle de la décision correcte, tandis que suivant la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait, ces conclusions ne peuvent être infirmées que s’il est établi que le juge de première instance a commis une « erreur manifeste et dominante » : Housen c Nikolaisen, [2002] 2 RCS 235, 2002 CSC 33 [Housen]. Ainsi, dans ce dernier arrêt, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué qu’il n’appartient pas, en principe, à une cour d’appel de remettre en question le poids attribué par un juge de première instance aux différents éléments de preuve, et ce n’est que lorsque le processus inférentiel lui-même est manifestement erroné que la cour d’appel peut modifier la conclusion factuelle du juge de première instance. Au passage, le même degré élevé de retenue devrait viser autant l’appréciation de la crédibilité d’un témoin que les autres conclusions factuelles du juge de première instance (Housen, précité aux paras 23 et 24).

[20]           Des indications plus précises quant à la portée de la norme de l’erreur manifeste et dominante ont ultérieurement été fournies par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt HL c Canada (Procureur général), 2005 CSC 25 [HL]. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Fish précise que la norme de l’erreur manifeste et dominante s’applique à toutes les conclusions de fait du juge de première instance, incluant celles portant sur la crédibilité, les faits prouvés directement, les faits inférés et l’appréciation globale de la preuve.

[21]           Toutefois, le juge Fish fait également intervenir le caractère de raisonnabilité dans la mise en œuvre de la norme de contrôle :

[55] […] [U]ne cour d’appel modifiera les conclusions de fait du juge de première instance seulement si elle peut relever clairement l’erreur alléguée et s’il est établi que cette erreur a joué dans la décision.

[56] À mon humble avis, le critère est également rempli lorsque les conclusions de fait du juge de première instance peuvent véritablement être qualifiées de « déraisonnables » ou de « non étayées par la preuve ». […]

[E]n principe, il semble que les conclusions de fait déraisonnables — touchant à la crédibilité, à des faits « probatoires » prouvés directement ou inférés ou à des faits en litige — peuvent être modifiées en appel parce qu’elles sont « manifestement » ou « clairement » erronées.  Il en va de même des conclusions non étayées par la preuve.  Toutefois, faut‑il le répéter, l’intervention en appel ne sera justifiée que si la cour d’appel peut préciser pour quel motif ou en quoi la conclusion de fait contestée est déraisonnable ou non étayée par la preuve.  Et le tribunal de révision doit évidemment être convaincu que cette conclusion a vraisemblablement joué dans la décision. (HL, précité aux paras 55-56; souligné dans l’original).

[22]           Le juge Fish note également que :

Il n’est pas rare que des inférences différentes puissent raisonnablement être tirées des faits que le juge de première instance a tenus pour directement établis. L’examen en appel consiste à déterminer si les inférences du juge sont « raisonnablement étayées par la preuve ». Si elles le sont, le tribunal de révision ne peut soupeser la preuve à nouveau en substituant à l’inférence raisonnable retenue par le juge sa propre inférence tout aussi convaincante, sinon plus (HL, précité au para 74).

[23]           L’erreur « manifeste et dominante » a également été définie comme suit par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Parizeau c Barreau du Québec, 2011 QCCA 1498 au para 91 [Parizeau] :

L'erreur manifeste et dominante est l'erreur qui, étant telle indiscutablement — il ne s'agit donc pas d'une divergence de vues sur l'appréciation de la preuve —, détermine l'issue du litige en ce que la conclusion du décideur des faits, c'est-à-dire le dispositif de sa décision, ne peut tenir, rendant ipso facto cette décision déraisonnable.

[24]           La Cour d’appel du Québec avait antérieurement fourni les précisions suivantes dans l’affaire Regroupement des CHSLD Christ-Roy (Centre hospitalier, soins longue durée) c Comité provincial des malades, 2007 QCCA 1068 au para 55 :

Une erreur dans la détermination d’un fait litigieux n’est manifeste que si son caractère évident ou flagrant se dégage avec netteté du ré-examen de la partie pertinente de la preuve et qu’une conclusion différente sur ce fait litigieux s’impose dès lors à l’esprit. Une erreur n’est déterminante que si elle prive le jugement entrepris d’une assise nécessaire en fait, faussant ainsi le dispositif de la décision rendue en première instance et commandant réformation de ce dispositif pour cette raison.

[25]           Selon ma compréhension, une erreur manifeste et dominante est donc une erreur claire et apparente qui a une influence importante sur l’issue du litige. J’en arrive maintenant à la jurisprudence de cette Cour sur la portée de l’examen en appel de la SAR.

[26]           La toute première décision à ce sujet a été rendue le 26 mai 2014 dans l’affaire Iyamuremye, précitée. Dans cette affaire, le juge Shore a indiqué que le rôle de la SAR n’était pas un rôle de contrôle judiciaire, mais bien d’appel, et que SAR devait donc prendre connaissance de l’ensemble de la preuve et en faire sa propre évaluation (aux paras 30-38). Toutefois, sur les questions de fait, le juge Shore indique qu’une certaine déférence est de mise, celle-ci correspondant à la norme de la « raisonnabilité » (aux paras 2 et 40). Il est également question d’« erreur manifeste et dominante » (aux paras 1 et 39).

[27]           Voici comment le juge Shore résume sa pensée sur le sujet :

[39] La Cour reconnait qu’il serait absurde, et contraire au paragraphe 110(3), de tenir la SAR à examiner de nouveau, à chaque instance, si les demandeurs sont en fait des réfugiés ou personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR. Il ressort clairement de la jurisprudence qu’une instance d’appel ne peut pas substituer son raisonnement à celui du tribunal spécialisé de première instance, le tribunal des faits, possédant l’avantage d’avoir entendu les témoignages à vive voix et avec son pouvoir émanant de la Loi sur les enquêtes, à moins que le juge de première instance n'ait commis une erreur manifeste et dominante ayant conduit à un résultat erroné […]

[40] En l’espèce, la Cour est entièrement d’accord avec la SAR que la norme applicable aux conclusions de faits [sic] de la SPR est celle de la raisonnabilité. Il est bien établi qu’une instance d’appel doit contrôler les conclusions du tribunal de première instance en appliquant la norme de la décision correcte aux conclusions portant sur des questions de droit, et la norme de la décision raisonnable à celles relatives aux questions mixtes de fait et de droit […]

[41] Cela dit, la Cour juge qu’en évaluant la raisonnabilité de la décision, la SAR devait, à tout le moins, prendre connaissance des éléments de preuves [sic] qui avaient été présentées à la SPR et effectuer une évaluation indépendante de l’ensemble de la preuve afin de déterminer si la SPR, en fonction des faits et des conditions du pays en question, avait bien examiné la preuve et qu’elle avait justifié raisonnablement sa conclusion (Dunsmuir, ci-dessus; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, ci-dessus; Alberta Teachers’ Association, ci-dessus). Selon cette trilogie de jugements de la Cour suprême du Canada, la SAR ne peut pas éviter de prendre connaissance de la preuve dans son ensemble. [Soulignements ajoutés]

[28]           Dans cette première décision, le juge Shore s’est bien gardé de qualifier le nouveau recours devant la SAR d’« appel de novo », comme pour les appels portés devant la Section d’appel de l’immigration [SAI] en vertu de l’article 67 de la LIPR. Cela dit, il estime néanmoins que « cette limitation ne diminue aucunement la compétence conférée à la SAR de prendre connaissance de la preuve devant la SPR » (au para 35). Il s’en suit que pour déterminer si la décision de la SPR est « raisonnable », la SAR doit prendre connaissance des éléments de preuve présentés à la SPR et faire « une évaluation indépendante de l’ensemble de la preuve » (aux paras 3 et 41). En ce sens, il s’agit d’une variation de la troisième approche proposant une norme de contrôle composite et à contenu variable (Huruglica, précité). Je reviendrai plus loin sur ce point crucial, étant donné que c’est une conclusion de droit qui n’est pas partagée par certains collègues de la Cour, dont le juge Roy qui a voulu contourner la difficulté résultant de toute « confusion des genres » (Spasoja, précité au para 21).

[29]           Dans les affaires Eng et Garcia Alvarez, précitées, rendues simultanément le 17 juillet 2014, le juge Shore revient sur son analyse du droit, et cette fois, il insuffle une nouvelle vie à la norme de l’erreur manifeste et dominante qui avait seulement été évoquée dans Iyamuremye, précité, comme nous l’avons vu plus tôt. En se basant sur ce qu’a écrit la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Parizeau, précitée, et par analogie sur le régime de la SAI, le juge Shore réitère que la SAR ne peut pas être assimilée à un organe de contrôle judiciaire et ne doit donc pas appliquer les normes du contrôle judiciaire (Eng, précité aux paras 23 à 28; Garcia Alvarez, précité aux paras 22 à 27). Tout en convenant « qu’un appel devant la SAR n’est pas un appel de novo » (Garcia Alvarez, précité au para 25; Eng, précité au para 26), le juge Shore précise un peu plus loin :

[29] […] En analysant une décision de la SPR, la SAR doit non simplement déterminer si elle a été rendue de façon « raisonnable », mais plutôt, si la SPR s'est fondée sur un mauvais principe de droit ou a mal apprécié les faits au point de commettre une erreur manifeste et dominante (Housen, ci-dessus).

[30] « L’erreur manifeste et dominante » est souvent utilisée de façon interchangeable avec la décision « manifestement erronée » ou « déraisonnable ». Cependant, c’est la norme d'intervention propre à l'appel dont un tribunal d’appel spécialisé tel que la SAR doit appliquer lors d’une révision d’une décision et non la norme de contrôle de la décision raisonnable dans le contexte d’une révision judiciaire. Les deux normes, bien qu’[elles] soient similaires, ne sont pas assimilables. (Eng, précité aux paras 29 et 30; voir également Garcia Alvarez, précité aux paras 28 et 29). [Soulignements ajoutés]

[30]           On peut donc dire que le juge Shore n’est plus « entièrement d’accord avec la SAR que la norme applicable aux conclusions de faits [sic] de la SPR est celle de la raisonnabilité » (Iyamuremye, précité au para 40). Il résulte que la SAR avait commis une erreur révisable en utilisant la norme de contrôle de la décision raisonnable plutôt que celle de l’erreur manifeste et dominante. En résumé, selon le juge Shore, la SAR doit effectuer sa propre évaluation de l’ensemble de la preuve, mais ce faisant, elle doit quand même accorder une certaine déférence aux conclusions de fait de la SPR, car c’est le tribunal de première instance et il possède l’avantage d’avoir entendu les témoignages de vive voix (Eng, précité au para 34; Garcia Alvarez, précité au para 33). Au passage, dans les affaires Garcia Alvarez et Eng, précitées, le juge Shore note que :

L'idée selon laquelle la SAR pourrait substituer une décision attaquée pour celle qui aurait dû être rendue sans premièrement évaluer la preuve est complètement incompatible avec l'objet de la LIPR et la jurisprudence traitant du libellé presque identique du paragraphe 67(2). (Garcia Alvarez, précité au para 33; Eng, précité au para 34)

[31]           Mais il existe une façon différente d’aborder la portée de l’examen en appel de la SAR. Aux fins d’être bien compris, j’ai parlé plus tôt, d’« une troisième approche ». Dans la décision Huruglica, précitée, rendue le 22 août 2014, le juge Phelan arrive au même résultat que le juge Shore dans les affaires Eng et Garcia Alvarez, précitées, précédemment : « La SAR aurait dû en faire plus qu’examiner la décision selon la perspective de la raisonnabilité. Par conséquent, l’affaire devra être renvoyée » (para 56). Comme le juge Shore, le juge Phelan note que la SAR n’est pas un organe de contrôle judiciaire; elle ne doit donc pas se borner à évaluer la raisonnabilité de la décision de la SPR (paras 35 à 49). Et si l’on doit faire une comparaison avec d’autres régimes administratifs d’appel, celui de la SAI est le plus pertinent (paras 50 à 53). En ce sens, la pensée du juge Phelan rejoint celle du juge Shore.

[32]           J’en arrive à la pièce maîtresse du raisonnement du juge Phelan. Selon mon collègue, le pouvoir d’intervention de la SAR par rapport aux conclusions de fait de la SPR est plus important que le simple pouvoir d’intervenir lorsqu’il y a une erreur manifeste et dominante :

[54] Après avoir conclu que la SAR avait commis une erreur en examinant la décision de la SPR selon la norme de la raisonnabilité, j’ai conclu en outre que, pour les motifs qui précèdent, la SAR doit instruire l’affaire comme une procédure d’appel hybride. Elle doit examiner tous les aspects de la décision de la SPR et en arriver à sa propre conclusion quant à savoir si le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger. Lorsque ses conclusions diffèrent de celles de la SPR, la SAR doit y substituer sa propre décision.

[55] Lorsque la SAR effectue son examen, elle peut reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité et/ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer une conclusion, mais elle ne doit pas se borner, comme doit le faire une cour d’appel, à intervenir sur les faits uniquement lorsqu’il y a une « erreur manifeste et dominante ». (Huruglica, précité aux paras 54-55).

[33]           C’est cette approche plus nuancée qui a été endossée récemment par le juge Locke dans deux décisions rendues le 10 septembre 2014 : Njeukam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 859 [Njeukam], et Yetna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858 [Yetna]. Le juge Locke indique que :

[14] Sauf dans les cas où la crédibilité d’un témoin est critique ou déterminante, ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier vis-à-vis la SAR afin de tirer une conclusion spécifique, la SAR ne doit faire preuve d’aucune déférence à l’endroit de l’analyse de la preuve faite par la SPR : voir Huruglica, aux paras 37 et 55. La SAR a autant d’expertise que la SPR, et peut-être plus relativement à l’analyse des documents pertinents et des représentations des parties. (Njeukam, précité au para 14; voir aussi Yetna, précité au para 17).

[34]           En somme, on peut parler plus haut d’une norme de contrôle composite et à contenu variable découlant d’une « procédure d’appel hybride » et de la nature particulière des questions de fait, ou mixtes de fait et de droit. Par exemple, dans l’affaire Njeukam, précitée, s’agissant d’une pure question de crédibilité (la conclusion de non-crédibilité de la SPR était fondée sur le même témoignage de la demanderesse d’asile), la SAR devait faire preuve de déférence (Njeukam, précité aux paras 18-20). Ainsi, l’utilisation de la norme de la décision raisonnable n’était pas déterminante; le juge Locke a donc rejeté la demande de contrôle judiciaire. Par contre, dans l’affaire Yetna, précitée, le juge Locke a déterminé que, puisque certaines des conclusions de la SPR sur la crédibilité de la demanderesse n’étaient pas basées uniquement sur son témoignage, mais également sur des éléments de preuve au dossier, la SPR n’était pas mieux placée que la SAR pour en venir à ces conclusions et la SAR devait donc reconsidérer la preuve à ce sujet (Yetna, précité aux paras 21-25). L’utilisation de la norme de la décision raisonnable s’est alors avérée fatale et la demande de contrôle judiciaire a été accueillie par la Cour.

[35]           Une parenthèse avant de poursuivre cette analyse de la jurisprudence. Les audiences dans les affaires Njeukam et Yetna ont eu lieu les 15 et 16 juillet 2014, donc avant que les décisions Eng et Garcia Alvarez soient publiées. Les parties n’ont donc pas plaidé que les décisions du juge Shore ou la norme de l’erreur manifeste et dominante devraient s’appliquer. Dans l’affaire Yetna, la procureure de la demanderesse a plutôt plaidé la norme de la décision « erronée ». Toutefois, les audiences ont également eu lieu avant que la décision Huruglica, que le juge Locke a appliquée avec des résultats différents, soit rendue. Néanmoins, rien n’indique que le juge Locke ait demandé ou reçu des arguments supplémentaires des parties sur les décisions Eng, Alvarez Garcia ou Huruglica.

[36]           La présente demande de contrôle judiciaire a été entendue le 24 septembre 2014. À ma connaissance, la décision la plus récente sur la portée de l’examen en appel de la SAR, était alors celle rendue un jour plus tôt dans l’affaire Spasoja, précitée. Le juge Roy y préconise l’application de la norme de l’erreur manifeste et dominante et écarte les première et troisième approches dont il a été fait état plus haut. Après avoir examiné le régime législatif gouvernant la SAR, il conclut que ce dernier ne laisse pas place à de la déférence de la part de la SAR envers la SPR :

[L]e régime législatif ne donne aucun indice que la déférence était considérée par le Parlement. On est plutôt en face d’un régime qui veut que s’il y a, par exemple, erreur de fait, il faut retourner l’affaire à la SPR si un réexamen de la preuve devant la SPR est nécessaire pour décider. Il n’y a pas place à la déférence dans un tel régime. (Spasoja, précité au para 24).

[37]           Pour ce qui est du résultat ultime, le juge Roy dit partager l’avis du juge Phelan dans Huruglica, précité, et la conclusion à laquelle le juge Shore est arrivé dans Garcia Alvarez et Eng, précités (Spasoja au para 12). Comme le juge Shore, le juge Roy fait un parallèle entre le régime de la SAR et le régime législatif examiné dans Parizeau, précité, et, après avoir analysé les débats législatifs portant sur la création de la SAR, il conclut que cette dernière exerce une fonction et une compétence d’appel, non pas un rôle de contrôle judiciaire. Toutefois, le juge Roy indique qu’un appel ne signifie pas un nouveau procès ou une reconsidération de l’affaire en son entier, et que la norme applicable lors de tout appel devrait également être applicable aux appels à la SAR :

[39] Si l’appel dont il est question aux articles 110 et 111 de la Loi doit être traité comme un appel et non un quasi-contrôle judiciaire, cela ne veut pas dire pour autant que ce sera là l’occasion d’un nouveau procès ou d’une reconsidération de l’affaire dans son entier. Est très attrayante la proposition de la Cour d’appel du Québec dans Parizeau, précité, que l’appel d’une décision administrative devant une autre instance administrative soit traité comme tout appel :

[81] La Cour suprême et notre cour ont rappelé sans cesse l’enseignement suivant : l’instance d’appel peut en principe corriger toute erreur de droit entachant la décision dont appel ou toute erreur manifeste et dominante dans la détermination des faits ou dans l’application du droit (s’il a été correctement déterminé) aux faits. Cette norme vaut tout aussi bien pour les appels formés auprès de tribunaux administratifs et la norme d’intervention développée en matière d’appel judiciaire est certainement transposable à l’appel quasi judiciaire, avec les réserves et les adaptations qu’imposent la loi particulière de chaque espèce ainsi que les règles générales du droit administratif.

L’erreur de fait doit être manifeste et dominante pour emporter succès en appel. La norme de la décision correcte prévaut pour les questions de droit. Je vois mal pourquoi il ne devrait pas en être ainsi dans un appel administratif.

[40] Mon collègue le juge Phelan aura préféré, dans Huruglica, précité, appliquer la norme de la raisonnabilité aux questions de crédibilité (para 37). Ceci dit avec égards, j’ai toujours cette crainte au sujet de la confusion des genres. Il me semblerait préférable de s’en tenir à la norme d’erreur manifeste et dominante en appel sur les questions de fait. Il n’y a rien de nouveau à la proposition qu’une instance d’appel fait preuve de retenue lorsque l’organisme dont la décision est en appel procède d’une discrétion importante comme l’examen de la crédibilité. La Loi est claire : la SAR n’entend des témoins que dans des cas très exceptionnels et particuliers. La crédibilité à donner aux témoins entendus par la SPR est l’apanage de celle-ci et la SAR, en appel, doit faire preuve de retenue (Lensen c Lensen, [1987] 2 RCS 672; R c Burke, [1996] 1 RCS 474). (Spasoja, précité aux paras 39-40; soulignements ajoutés).

[38]           Le juge Roy conclut donc que les normes applicables par la SAR sont les normes applicables en appel, soit la norme de l’erreur manifeste et dominante pour les conclusions de fait de la SPR, tandis que la SAR doit corriger toute erreur de droit de la SPR ayant un caractère déterminant.

[39]           Il n’est pas difficile d’imaginer que le choix de la norme de contrôle peut avoir un impact direct sur le résultat de l’appel. Or, il y trois approches actuellement. Seule la première a été rejetée catégoriquement par la Cour. Cela en laisse deux autres qui semblent vouloir se concurrencer. Les deux procureurs ayant plaidé la présente affaire devant la Cour étaient donc particulièrement embêtés par les questions de la Cour.

[40]           En se fondant notamment sur la décision du juge Phelan dans Huruglica, précité, la procureure du demandeur a plaidé que, en appliquant la norme de la raisonnabilité, le commissaire Gallagher n’avait pas rempli son mandat puisqu’il n’a pas procédé à sa propre analyse juridique des faits et de la preuve. Elle a fait valoir que c’était d’ailleurs ce que la Cour avait décidé dans les affaires Garcia Alvarez, Eng et Huruglica, précitées, même si les juges s’étaient référés à des tests différents.

[41]           De son côté, le procureur du défendeur a indiqué que son mandat était clair : la jurisprudence antérieure de la Cour ne devait tout simplement pas être suivie. À cause de son expertise dans le domaine, il était raisonnable pour la SAR d’appliquer la norme de contrôle judiciaire de la raisonnabilité. Point à la ligne. Le procureur du défendeur a plaidé également que le juge Shore, dans l’affaire Iyamuremye, précitée, avait erré en droit en indiquant que la SAR devait effectuer une évaluation indépendante de l’ensemble de la preuve. C’était le cas également du juge Phelan, dans l’affaire Huruglica, précitée, en décidant que la SAR devait instruire l’affaire comme une « procédure d’appel hybride ». Subsidiairement, le procureur du défendeur a plaidé que c’est la norme de l’« erreur manifeste et dominante » qui devrait s’appliquer, à défaut de retenir la première approche, soit celle de la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable.

[42]           Nous l’avons dit plus haut, les normes de contrôle sont des créations jurisprudentielles. Il n’empêche, une fois établies, elles doivent être respectées par les tribunaux au même titre que n’importe quelle autre règle de droit. Et ce qui confère à la règle de droit sa primauté, c’est son universalité : elle s’applique également à tous; il n’y pas de place pour la discrétion judiciaire ou administrative. Or, suivant le principe de courtoisie judiciaire, et à moins que certaines exceptions ne s’appliquent, un juge de cette Cour ne devrait pas dévier des décisions prises par ses collègues afin d’éviter la création d’une situation d’incertitude du droit. On s’en doute, le principe de courtoisie judiciaire est particulièrement important en matière d’immigration, puisqu’en vertu de la LIPR, les décisions de cette Cour peuvent uniquement faire l’objet d’un appel à la Cour d’appel fédérale si une question d’importance générale est certifiée. Il est donc souhaitable d’avoir une certaine cohérence au sein des décisions de la Cour. Oui, le juge peut faire la loi, mais lorsque chaque juge fait sa loi, voilà que s’étiole la règle de droit qui ne parvient plus à s’imposer. Pour utiliser un langage imagé, la règle de droit perd du poids et cette insoutenable légèreté de l’être la rend non pertinente, laissant plus de place qu’il ne faut à la discrétion administrative ou judiciaire.

[43]           Aujourd’hui, je me sens placé face à un dilemme olympien : on m’invite à choisir entre deux approches antinomiques (la première approche ayant été déjà éliminée) adoptées par des collègues de la Cour. Comme l’indiquait le juge Wilson dans Re Hansard Spruce Mills Ltd, [1954] 4 DLR 590 (BCSC), dont les propos ont été repris par cette Cour dans Alfred c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1134 au para 15 :

[J]e n'ai nullement le pouvoir d'infirmer le jugement d'un collègue, je ne peux que tirer des conclusions différentes, ce qui aurait pour effet non pas d'assurer la certitude, mais de créer l'incertitude dans les règles de droit, parce que, à la suite d'une telle divergence d'opinions, le malheureux justiciable se trouve aux prises avec des conclusions contradictoires émanant de la même juridiction et ayant donc la même force.

[44]           Dans Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1025, le juge Lemieux résume les exceptions possibles au principe de courtoisie judiciaire :

[61] Le principe de courtoisie judiciaire est bien reconnu par la magistrature canadienne. Appliqué dans des décisions rendues par les juges de la Cour fédérale, ce principe signifie qu’une décision essentiellement semblable qui est rendue par un juge de notre Cour devrait être adoptée dans l’intérêt de favoriser la certitude du droit […]

[62] Il y a plusieurs exceptions au principe de courtoisie judiciaire qui est exposé ci-dessus; ce sont les suivants :

1. Les cas où l’ensemble de faits ou les éléments de preuve ne sont pas les mêmes pour les deux causes;

2. Les cas où la question à trancher est différente;

3. Les cas où la décision antérieure n’a pas examiné la loi ou la jurisprudence qui auraient donné lieu à un résultat différent, c’est-à-dire lorsque la décision était manifestement erronée;

4. Les cas où la décision suivie créerait une injustice.

[45]           Je me répète : le principe de courtoisie judiciaire vise donc à empêcher la création de courants jurisprudentiels opposés et à encourager la certitude du droit. De façon générale, un juge devrait donc suivre une décision sur la même question d’un de ses collègues, à moins que la décision précédente se distingue sur les faits, qu’une question différente se pose, que la décision soit manifestement erronée ou que l’application de la décision créerait une injustice. La courtoisie judiciaire exige une bonne part d’humilité et de respect mutuel. Si la primauté du droit ne tolère pas l’arbitraire, la courtoisie judiciaire, sa fidèle compagne, s’en remet à la raison et au bon jugement de chacun. À défaut d’un jugement final du plus haut tribunal, le respect de l’opinion d’autrui peut être d’une merveilleuse éloquence. Bref, la courtoisie judiciaire c’est l’élégance incarnée dans la personne du magistrat respectueux de la valeur des précédents.

[46]           Du point de vue des faits, cette cause n’invite pas à une reconsidération des principes de droit applicables ni à une nouvelle interprétation des articles 110 et 111 de la LIPR. Il s’agit toujours de la même question de droit ou de compétence ayant trait à la portée de l’examen en appel effectué par la SAR. On ne peut pas dire non plus que les juges Shore, Phelan ou Roy n’ont pas examiné en profondeur la loi ou la jurisprudence pertinente. Pourtant, ils semblent interpréter la loi de manière différente et antinomique comme nous l’avons vu plus haut. Allons d’abord au plus simple. Le savant procureur du défendeur n’a pas réussi à me convaincre que l’exclusion par mes collègues de la première approche discutée plus haut est manifestement erronée en droit. Pour les mêmes raisons que mes collègues, je conclus donc qu’en appliquant la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable, le commissaire Gallagher a commis une erreur de droit révisable : la SAR est un organe d’appel, pas un organe de contrôle judiciaire, et elle ne doit donc pas évaluer son rôle en fonction des critères du contrôle judiciaire. L’affaire doit retourner à la SAR. Maintenant, parlons du reste. J’ai choisi la voie du milieu, celle de la sagesse : permettre à la SAR d’appliquer la deuxième ou la troisième approche tant que la question de la portée de l’examen en appel des décisions de la SPR n’aura pas été réglée par un jugement final de la Cour d’appel fédérale ou de la Cour suprême du Canada. Tout simplement.

[47]           Dans son appel devant la SAR, je note que le demandeur conteste les conclusions de risque généralisé et d’implausibilité. Devant moi les procureurs ont pris des positions contradictoires quant à la qualification et au traitement à accorder à ces deux conclusions de fait. On ne s’entend pas d’un côté et de l’autre sur la notion même de crédibilité, ni sur le test applicable au niveau des inférences pouvant être tirées par la SPR à partir des preuves documentaires. La difficulté aujourd’hui c’est qu’aucun des procureurs n’a vraiment été en mesure d’expliquer à la Cour comment l’application du critère de l’erreur manifeste et dominante ou celui de l’instruction de l’affaire comme une procédure d’appel hybride se traduisent en pratique dans le présent dossier. À cause de son expertise, comme tribunal d’appel spécialisé, j’estime qu’il s’agit du genre de question que la SAR peut aisément régler et devrait avoir la chance de trancher, et préférablement avant que la Cour d’appel fédérale ou la Cour suprême du Canada ne le fassent (sans avoir eu peut-être le bénéfice de connaître le point de vue de la SAR).

[48]           Dans la décision Xie v Canada (Minister of Employment and Immigration) (1994) 75 FTR 125 (CF) [Xie], la Cour a indiqué que même si elle avait compétence pour renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, la Cour devrait laisser aux tribunaux spécialisés le droit d’exercer leur juridiction et de prendre les décisions sur le mérite sur la base de la preuve devant eux (au para 18). Ce n’est donc que dans des cas exceptionnels que la Cour donnera des directives équivalant à un verdict dirigé et ce pouvoir ne sera que rarement utilisé lorsque la question en litige est de nature factuelle (Xie, précité au para 18; Canada (Ministre du développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31 au para 14).

[49]           D’autre part, la SAR possède le pouvoir d’uniformiser le droit par des décisions ayant la valeur de précédent. À ce chapitre, l’article 163 de la LIPR prévoit que devant toutes les divisions de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR], les affaires sont entendues par un seul commissaire à moins que le président estime nécessaire de constituer un tribunal de trois commissaires. Selon le site web de la CISR, lorsqu’il s’agit de la SAR, le président constituera un tribunal de trois commissaires si au moins un des critères suivants est respecté :

•     L'appel soulève des questions juridiques particulièrement complexes ou d'actualité.

•     L'appel soulève une question dans un domaine où le processus décisionnel de la SAR ou de la SPR présente un manque de cohérence ou d'uniformité.

•     L'appel soulève une question grave de portée générale.

•     L'appel soulève une question susceptible d'avoir de grandes répercussions sur la pratique et la procédure de la SAR ou de la SPR.

•     Toute autre circonstance pertinente qui justifie de constituer un tribunal de trois commissaires.

[50]           On ne peut reprocher au commissaire Gallagher, qui a rendu la décision contestée en janvier 2014, de ne pas avoir considéré la jurisprudence de la Cour citée plus haut. Elle n’existait tout simplement pas. Toutefois, dans le présent dossier et à l’avenir, la SAR devra réexaminer la portée de l’examen qu’elle effectue en appel à la lumière des précédents de la Cour, qui proposent deux approches différentes. Cela dit, rien n’empêche le président de la CISR de constituer un banc de trois commissaires de la SAR pour entendre la cause, ce qui pourra conférer la valeur de précédent à la décision de la SAR selon l’alinéa 171c) de la LIPR, ainsi qu’à l’approche qui aura été retenue.

[51]           Du côté de notre Cour, pour des raisons pratiques, si l’on désire être pragmatique, peut-être faudra-t-il se résoudre – tant que la Cour d’appel fédérale, voire la Cour suprême du Canada, ne se seront pas prononcées sur la question – à ne pas intervenir en révision judiciaire lorsque la SAR applique la deuxième ou la troisième approche. C’est ce que la Cour s’était résolue à faire dans les appels en matière de citoyenneté alors que les juges de citoyenneté pouvaient opter pour l’une ou l’autre des trois approches développées par les juges Muldoon et Reed, et le juge en chef adjoint Thurlow (tel était alors son titre) (Lam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 7776 (CF), 164 FTR 177, 87 ACWS (3d) 432).  En l’espèce, puisqu’il est impossible pour la SAR de suivre simultanément les deux approches, il y aurait une situation de chaos si chaque juge de cette Cour adoptait l’une des deux approches et renvoyait à la SAR les décisions qui appliquaient plutôt l’autre approche.

[52]           Dans notre système de justice hiérarchisé, la SAR doit donner effet aux jugements de cette Cour, et elle devra attendre la bénédiction urbi et orbi de la Cour d’appel fédérale, sinon de la Cour suprême du Canada elle-même, avant d’imposer toute volonté d’appliquer la norme en contrôle judiciaire de la décision raisonnable à l’occasion de tout appel d’une décision de la SPR. Prudence oblige, je ne crois pas qu’il serait sage de ma part de spéculer à ce sujet, ni d’exprimer une opinion définitive au niveau de la portée de l’examen en appel de la SAR. Si on peut dire que la première approche a perdu sa raison d’être (la norme en contrôle judiciaire dite de la décision raisonnable a été rejetée par la Cour), bien malin celui qui peut prédire aujourd’hui laquelle des deux autres approches va prévaloir finalement; d’autant plus que la donne pourrait encore changer au fur et à mesure que d’autres juges choisiront de se prononcer sur la question.

[53]           En conclusion, qu’il s’agisse d’une question de compétence ou d’une question d’interprétation relevant de l’expertise spécialisée de la SAR, en l’espèce, le demandeur n’a pas eu droit à l’appel que lui alloue la LIPR puisque la SAR a choisi d’appliquer une norme de contrôle de raisonnabilité qui correspond à une demande de contrôle judiciaire, de sorte que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire retournée à la SAR pour re-détermination de l’appel (Spasoja, précité aux paras 2, 3 et 47).

[54]           Le procureur du défendeur propose que la Cour certifie la question suivante : « Considérant le cadre législatif de la SAR, quelle est la portée de l’examen fait par la SAR en appel lorsqu’elle considère un appel de la décision de la SPR? Plus spécifiquement, dans quelles circonstances la SAR doit-elle faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SPR? »

[55]           La procureure du demandeur s’oppose à la certification d’une question. En effet, la question de la portée de l’examen fait par la SAR en appel est essentiellement une question de compétence ou de droit et il faut éviter la multiplication des procédures en appel soulevant les mêmes questions.

[56]           En l’espèce, la même question a été proposée par le défendeur au juge Phelan dans l’affaire Huruglica, précitée, et après vérification de la Cour, ce dernier l’a certifiée dans les termes suivants: « [TRADUCTION] Quelle est la portée de l’examen fait par la Section d’appel des réfugiés lorsqu’elle considère un appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés? » La certification de la question proposée par le procureur du défendeur est donc redondante. Le procureur du défendeur ne m’a pas convaincu en l’espèce qu’il serait dans l’intérêt de la justice de certifier la question proposée plus haut, ni que le contexte factuel particulier du présent dossier justifie la multiplication de procédures concurrentes en appel soulevant sensiblement les mêmes questions de droit ou de compétence concernant l’interprétation de la portée de l’examen fait par la SAR en appel.

[57]           Comme l’indique la Cour d’appel fédérale dans Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 145, la disposition empêchant tout appel à la Cour d’appel fédérale à moins qu’une question ne soit certifiée « s’inscrit dans un cadre plus vaste conçu pour faire en sorte que le droit du demandeur d’asile de réclamer l’intervention des tribunaux ne soit pas invoqué à la légère et que cette intervention, lorsqu’elle est justifiée, ait lieu en temps opportun » (au para 23). Certifier la même question dans tous les dossiers de la SAR faisant l’objet d’un contrôle judiciaire auprès de cette Cour ne permettrait certainement pas des interventions « en temps opportun ».

[58]           Aucune question ne sera certifiée dans ce dossier par la Cour.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision contestée est annulée et l’affaire est retournée à la Section d’appel des réfugiés pour une nouvelle détermination de l’appel du demandeur. La SAR devra tenir compte des indications fournies par la Cour dans les motifs accompagnant le présent jugement. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1091-14

 

INTITULÉ :

AGHIAD ALYAFI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 septembre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 octobre 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Coline Bellefleur

 

Pour le demandeur

 

Me Thomas Cormie

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Taillefer Beaumier Plouffe Kano s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Quebec)

 

Pour le défendeur

 

 

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