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Date : 20140910


Dossier : T-290-14

Référence : 2014 CF 846

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 septembre 2014

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SHUO QIN (EVA QIN)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire concernant la décision rendue le 26 novembre 2013 par laquelle le juge de la citoyenneté Babcock a conclu que la demanderesse n’avait pas accumulé le nombre de jours de résidence requis pour que sa demande de citoyenneté soit approuvée conformément à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi).

[2]               La demanderesse est résidente permanente du Canada et citoyenne de la Chine.

[3]               Pour les motifs suivants, j’accueillerais la demande et je renverrais l’affaire au même juge de la citoyenneté pour qu’il rende une nouvelle décision.

II.                Les faits

[4]               Shuo Qin est devenue résidente permanente du Canada le 24 août 2005 et a présenté une demande de citoyenneté le 31 août 2010. Il existe trois différentes descriptions de ses absences du Canada au cours de la période pertinente :

a)             dans sa demande de citoyenneté initiale, la demanderesse a déclaré 462 jours d’absence au cours de la période pertinente (présence effective de 998 jours);

b)             dans le questionnaire relatif à la résidence, la demanderesse a déclaré 522 jours d’absence (présence effective de 938 jours);

c)             un agent de Citoyenneté et Immigration Canada a conclu qu’il y avait eu 489 jours d’absence (présence effective de 971 jours).

[5]               Quel que soit le nombre exact de jours à l’étranger, la plus grande partie de la période d’absence de la demanderesse (343 jours) est attribuable à un programme d’échange en Allemagne auquel elle a participé dans le cadre de ses études à l’Université de Toronto.

[6]               Le reste du temps où elle était à l’étranger, elle a rendu visite à sa famille en Chine et elle a pris quelques jours de vacances.

[7]               Une preuve importante établit l’existence de liens avec le Canada, mis à part le temps qu’elle a passé au Canada et le diplôme qu’elle a obtenu de l’Université de Toronto, notamment la période d’environ un an qu’elle a passée au Canada en tant que résidente permanente avant le début de la période de résidence de quatre ans en question.

[8]               En août 2012, la demanderesse a comparu devant le juge de la citoyenneté Geronikolos. Dans une décision datée du 13 mai 2013, celui-ci a appliqué le critère énoncé dans la décision Koo (Koo (Re), [1993] 1 CF 286) et a conclu que la demanderesse ne s’était pas « canadianisée » selon le critère en six volets.

[9]               La demanderesse a porté cette décision en appel. Cependant, suivant des discussions en vue de parvenir à un règlement, et avec le consentement du ministre, le 12 août 2013, le juge Zinn a rendu une ordonnance par laquelle il a annulé la décision du juge de la citoyenneté Geronikolos et renvoyé la demande pour nouvelle décision par un autre juge de la citoyenneté.

[10]           Le 25 novembre 2013, la demanderesse a comparu devant le juge Babcock, le nouveau juge saisi de la demande de citoyenneté par suite de l’ordonnance rendue par la Cour le 12 août 2013.

[11]           Il ressort de la preuve au dossier que le juge Babcock a avisé la demanderesse à l’audience, en présence de l’avocat de celle‑ci, que, s’il concluait qu’elle avait effectivement été au Canada pendant 938 jours, il rendrait une décision favorable.

III.             La décision contestée

[12]           Le 26 novembre 2013, dans des motifs succincts, le juge Babcock a appliqué le critère énoncé dans la décision Pourghasemi (critère de résidence strict) (Re Pourghasemi, [1993] ACF n232) et a conclu que la demanderesse n’avait pas accumulé 1 095 jours de présence effective au cours de la période pertinente pour satisfaire aux exigences de l’alinéa 5(1)c) de la Loi, malgré le fait qu’il s’était engagé à rendre une décision favorable si elle remplissait la condition préalable de 938 jours au Canada.

[13]           Selon la décision écrite du juge Babcock, il ressort des éléments de preuve documentaire et des témoignages que la demanderesse a passé au moins 938 jours au Canada (ou eu 522 jours d’absence) au cours de la période pertinente.

[14]           Le juge Babcock a refusé de faire une recommandation en faveur de l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’accorder la citoyenneté prévu au paragraphe 5(4) de la Loi. 

IV.             Les questions en litige

[15]           La première question à trancher dans le présent appel est de savoir si le juge Babcock a créé une attente illégitime, de sorte qu’il aurait manqué aux exigences en matière d’équité procédurale, lorsqu’il a déclaré que le critère énoncé dans la décision Koo serait appliqué si une condition préalable était remplie.

[16]           La deuxième question à trancher est de savoir s’il était raisonnable pour le juge Babcock de choisir le critère énoncé dans la décision Pourghasemi compte tenu des faits.

V.                Les dispositions législatives applicables

[17]           Les dispositions pertinentes de la Loi sont reproduites à l’annexe A.

VI.             Les observations

A.                Les observations de la demanderesse

[18]           La demanderesse prétend que le juge Babcock lui a dit que, si elle était au Canada pendant 938 jours au cours de la période pertinente, il approuverait la demande. Par conséquent, la décision d’appliquer le critère énoncé dans la décision Pourghasemi au lieu du critère énoncé dans la décision Koo a été prise de mauvaise foi.

[19]           De plus, la demanderesse soutient que le juge Babcock aurait dû appliquer le critère énoncé dans la décision Koo parce que la présente demande de contrôle découle du fait qu’on avait consenti à ce que la demande de citoyenneté, pour laquelle le critère énoncé dans la décision Koo avait été appliqué, fasse l’objet d’une nouvelle décision. La demanderesse fait en outre valoir que le ministre avait consenti à ce que sa demande fasse l’objet d’une nouvelle décision compte tenu du fait que la décision initiale était déraisonnable, ce qui est sous‑entendu dans l’ordonnance de la Cour datée du 12 août 2013.

B.                 Les observations du défendeur

[20]           Le défendeur prétend qu’il existe une présomption selon laquelle le décideur a agi de bonne foi et que le seuil à atteindre pour établir la mauvaise foi est élevé. Le défendeur soutient que ce seuil n’a pas été atteint en l’espèce. Il n’existe aucune preuve que le juge s’était engagé à appliquer le critère énoncé dans la décision Koo, mis à part l’affidavit de la demanderesse, qui ne devrait pas être admis parce qu’il constitue du ouï‑dire.

[21]           Il n’existait aucune attente légitime selon laquelle le critère énoncé dans la décision Koo devrait être choisi pour la nouvelle décision, étant donné que l’ordonnance de la Cour visant une nouvelle décision ne comportait aucune directive en ce sens, ce qui aurait très bien pu être le cas si une telle chose avait été négociée dans le règlement. Le défendeur prétend que, même si un tel engagement avait été pris, le résultat serait le même parce que l’équité procédurale n’a pas pour effet de garantir des droits substantiels.

[22]           Le défendeur allègue aussi que le juge de la citoyenneté pouvait appliquer le critère de citoyenneté de son choix, et que, pour cette raison et pour les autres raisons mentionnées ci‑dessus, la décision était tout à fait raisonnable.

VII.          La norme de contrôle

[23]           Les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de la décision correcte : voir Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Dembele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1434, au paragraphe 11.

[24]           La norme de contrôle applicable à l’examen par un juge d’une demande de citoyenneté est la décision raisonnable. Cette norme s’applique aussi au choix fait par le juge quant au critère de citoyenneté applicable : Gavriluta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 705, au paragraphe 27.

VIII.       Analyse

[25]           En ce qui concerne la première question, qui a trait à la mauvaise foi ou aux attentes légitimes, le seul élément de preuve dont dispose la Cour est l’affidavit de la demanderesse. Rien dans la décision, dans les notes du juge, ou ailleurs le dossier du tribunal, ne vient y faire contrepoids.

[26]           Généralement, en matière de preuve, tout élément de preuve pertinent est admissible : R c Khelawon, 2006 CSC 57 (Khelawon), au paragraphe 2.

[27]           Comme il est mentionné au paragraphe 35 de l’arrêt Khelawon, les caractéristiques essentielles du ouï-dire sont les suivantes :

1)        la déclaration est présentée pour établir la véracité de son contenu;

2)        il est impossible de contre‑interroger le déclarant au moment précis où il fait cette déclaration.

[28]           L’article 83 des Règles des Cours fédérales permet à une partie de contre‑interroger l’auteur d’un affidavit qui a été signifié par une partie adverse dans le cadre d’une demande. Par conséquent, le défendeur a eu l’occasion de contre‑interroger la demanderesse et a choisi de ne pas vérifier la véracité de l’allégation de Mme Qin. Aucun élément du dossier ne vient contredire son compte rendu de l’audience, si ce n’est l’application du critère de la présence effective par le juge.

[29]           Compte tenu de la preuve non contredite, selon laquelle le juge Babcock aurait informé la demanderesse qu’il rendrait une décision favorable s’il concluait qu’elle avait été au Canada pendant 938 jours au cours de la période de quatre ans en cause, je dois me demander si cela constitue de la mauvaise foi, comme la demanderesse le prétend.

[30]           Pour établir qu’il y a eu mauvaise foi, la demanderesse doit réfuter la présomption selon laquelle les décideurs agissent de bonne foi : voir Freeman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1065, au paragraphe 25.

[31]           Il a été reconnu que la mauvaise foi englobe la malice ou l’intention de nuire, de même que l’insouciance ou l’indifférence grave : voir Freeman, précitée, au paragraphe 29; Finney c Barreau du Québec, 2004 CSC 36, au paragraphe 39.

[32]           La Cour est d’avis que l’application d’un critère de citoyenneté différent de celui que l’on avait promis d’appliquer à l’audience, lorsqu’une telle décision est de nature discrétionnaire, n’atteint pas le seuil élevé de la mauvaise foi. De la même façon, l’envoi par la poste par erreur d’un document à la demanderesse au lieu de l’avocat de celle‑ci n’atteint pas non plus ce seuil (il s’agit d’un autre point soulevé par la demanderesse).

[33]           Cependant, une question qui est liée à la question de la mauvaise foi, et qui a été abordée dans les documents du défendeur et dans la plaidoirie de la demanderesse, est de savoir si la demanderesse avait une attente légitime que le juge Babcock applique le critère énoncé dans la décision Koo.

[34]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, au paragraphe 68, le juge Binnie a expliqué les principes fondamentaux de la théorie de l’attente légitime :

Lorsque dans l’exercice du pouvoir que lui confère la loi, un représentant de l’État fait des affirmations claires, nettes et explicites qui auraient suscité chez un administré des attentes légitimes concernant la tenue d’un processus administratif, l’État peut être lié par ces affirmations si elles sont de nature procédurale et ne vont pas à l’encontre de l’obligation légale du décideur. La preuve que l’intéressé s’est fié aux affirmations n’est pas nécessaire.

[35]           En l’espèce, l’attente légitime qui découlait de la déclaration faite par le juge à l’audience au sujet de la résidence était que, s’il était conclu que la demanderesse avait effectivement accumulé 938 jours de résidence, le juge approuverait la demande en fonction du critère qualitatif énoncé dans la décision Koo, parce que l’application d’un critère de résidence strict n’aurait pas pu mener à une telle conclusion.

[36]           La demanderesse a affirmé qu’elle s’était fondée sur l’engagement pris pour faire valoir ses prétentions au sujet de l’étendue de son importante « canadianisation ». Il était certainement raisonnable pour elle de le faire si l’on tient compte de l’audience, ainsi que de tout l’historique de l’affaire dont la Commission de la citoyenneté et la Cour étaient saisies. La jurisprudence appuie cette thèse, étant donné les liens que la demanderesse a avec le Canada et les raisons de ses absences, si l’on se fonde sur le critère qualitatif énoncé dans la décision Koo : voir El‑Kashef c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1151, au paragraphe 30; El Ocla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 533.

[37]           En l’espèce, le changement de critère après qu’une condition préalable eut été remplie a porté atteinte aux attentes légitimes de la demanderesse et a donc donné lieu à un manquement à l’équité procédurale : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 26.

[38]           Enfin, en ce qui concerne la deuxième question, il suffit de dire que, n’eût été l’engagement pris envers la demanderesse lors de l’audience examinée en l’espèce, le juge Babcock aurait eu la liberté de choisir le critère qu’il voulait. Par conséquent, d’ordinaire, la demande de citoyenneté de la demanderesse aurait pu être dûment rejetée parce qu’elle ne satisfaisait pas au critère de résidence strict exigé par la décision Pourghasemi, comme il a été confirmé dans la jurisprudence récente : Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1074; Martinez-Caro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 640.

[39]           Comme la Cour l’a fait remarquer à maintes reprises, une certaine déférence s’impose à l’égard du critère que le juge de la citoyenneté a choisi d’adopter, et la Cour doit seulement intervenir si le choix est déraisonnable : voir Knezevic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 181, au paragraphe 1; Gavriluta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 705, au paragraphe 27.

[40]           La demanderesse se trouve dans une situation inhabituelle en raison de ce qui s’est produit à l’audience. Elle avait cru comprendre que le critère énoncé dans la décision Koo serait appliqué et a agi en conséquence.

IX.             Conclusion

[41]           En raison du manquement à l’équité procédurale attribuable au fait que le critère énoncé dans la décision Koo n’a pas été appliqué, l’affaire sera renvoyée au même juge de la citoyenneté pour qu’il rende une nouvelle décision.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée au même juge de la citoyenneté pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Alan Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-Christine Gervais, traductrice

 


ANNEXE A

Loi sur la citoyenneté (LRC 1985, c C‑29)

Citizenship Act, RSC, 1985, c. C-29

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

[…]

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

[…]

(4) Afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, le gouverneur en conseil a le pouvoir discrétionnaire, malgré les autres dispositions de la présente loi, d’ordonner au ministre d’attribuer la citoyenneté à toute personne qu’il désigne; le ministre procède alors sans délai à l’attribution.

(4) In order to alleviate cases of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada, and notwithstanding any other provision of this Act, the Governor in Council may, in his discretion, direct the Minister to grant citizenship to any person and, where such a direction is made, the Minister shall forthwith grant citizenship to the person named in the direction.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-290-14

 

INTITULÉ :

SHUO QIN (EVA QIN) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 AOÛT 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 10 SEPTEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Phillip J. L. Trotter

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Christopher Crighton

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Phillip J. L. Trotter

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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