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Date : 20140922


Dossier : T-1891-13

Référence : 2014 CF 906

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 22 septembre 2014

En présence de monsieur Roger R. Lafrenière

Juge chargé de la gestion de l’instance

Dossier : T-1891-13

ENTRE :

COASTAL FLOAT CAMPS LTD.

demanderesse

et

JARDINE LLOYD THOMPSON

CANADA INC. ET PETER PRINGLE

défendeurs

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               La Cour est saisie d’une requête en radiation de l’acte de procédure de la demanderesse.

Le contexte

[2]               Le 18 novembre 2013, la demanderesse a introduit une action en dommages à l’encontre des défendeurs, Jardine Lloyd Thompson Canada Inc. (Jardine Lloyd) et Peter Pringle (Pringle), pour négligence et/ou rupture de contrat. La déclaration a été modifiée le 15 avril 2014.

[3]               Les allégations contenues dans la déclaration modifiée peuvent être résumées de la manière suivante. Jardine Lloyd est une société qui offre des services de courtage en matière d’assurance maritime à la demanderesse. Pringle était l’employé de Jardine Lloyd qui était chargé de la gestion du compte de courtage de la demanderesse. La demanderesse allègue que les défendeurs n’ont pas communiqué adéquatement avec elle afin de s’assurer qu’ils puissent faire une divulgation adéquate à l’assureur, Lombard General Insurance Company (Lombard), au moment de la conclusion d’une police d’assurance maritime en juin 2008 à l’égard de deux des barges de logement, notamment la barge « SNG », ainsi qu’au moment du renouvellement de la police en mars 2009. La demanderesse allègue en outre que les défendeurs n’ont pas informé Lombard au sujet de renseignements pertinents, notamment que le replacage de la coque du « SNG » autour de la ligne de flottaison, lequel avait été recommandé, n’était pas achevé et qu’un support de flottaison n’avait pas été installé sur la barge.

[4]               Le « SNG » a chaviré et a coulé le 5 novembre 2009. Le 2 septembre 2012, Lombard (qui a changé de nom et qui s’appelle dorénavant Northbridge General Insurance Corporation (Northbridge) depuis le 1er mars 2012) a rejeté la réclamation de la demanderesse pour que la perte du « SNG » soit réputée totale, ainsi que pour confirmer l’existence d’une protection et le versement d’une indemnité en ce qui a trait au retrait de l’épave.

[5]               La demanderesse a introduit une action à l’encontre de Northbridge devant la Cour (dossier T‑1863‑12), dans laquelle elle réclame le recouvrement au titre de la police d’assurance. Northbridge a nié sa responsabilité, et elle a affirmé que la police est nulle ab initio, en raison de la non-divulgation d’un élément important et de présentations erronées. Dans la présente action, la demanderesse réclame des dommages à l’encontre de la défenderesse, en vue de recouvrer la valeur du « SNG » ainsi que les coûts du retrait de l’épave, dans l’éventualité où la Cour conclut que la police d’assurance est nulle. La demanderesse a aussi déposé, sans toutefois signifier, un avis d’action civile, dans lequel elle réclame le même redressement à l’encontre des défendeurs devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique.

La requête en radiation

[6]               Les défendeurs ont présenté une requête en radiation de la déclaration modifiée, requête fondée sur l’article 221 des Règles des Cours fédérales [les Règles], au motif que l’acte de procédure ne révèle pas une cause d’action valable (alinéa 221(1)a) des Règles), ou qu’il constitue par ailleurs un abus de la procédure de la Cour (alinéa 221(1)f) des Règles). Les deux motifs sont inextricablement liés – les deux portent sur la compétence de la Cour pour entendre l’action de la demanderesse.

[7]               Les défendeurs maintiennent que la question de leur possible responsabilité découle des principes du contrat, des délits et de l’équité, lesquels ne font pas partie des principes reconnus par le droit maritime canadien. Les défendeurs se fondent sur la décision rendue il y a de cela longtemps par monsieur le juge Hugh Gibson dans la décision Intermunicipal Realty & Development Corp v Gore Mutual Insurance Co, [1978] 2 CF 691 [Intermunicipal Realty] pour appuyer la thèse selon laquelle la Cour n’a pas compétence à l’égard d’un courtier en assurance maritime en ce qui a trait au mandat et aux fausses déclarations.

[8]               Les faits sous‑jacents à la décision Intermunicipal Realty sont très similaires à ceux en l’espèce. La demanderesse avait présenté un recours à l’encontre des assureurs relativement à deux contrats en matière d’assurance maritime, dans lequel elle prétendait qu’elle avait droit aux remboursements d’un montant d’environ 700 000 $ à titre d’indemnisation relativement à des biens qui, selon elle, étaient des objets couverts selon les modalités du contrat de police. Les assureurs ont considéré que la police était nulle dès le départ relativement au risque, en raison de prétendues fausses informations que le courtier de la demanderesse avait données aux assureurs, et ces derniers ont refusé la réclamation. La demanderesse avait aussi présenté un recours contre le courtier, car elle alléguait que, dans l’éventualité où la police devrait être annulée, le courtier d’assurance devait assumer la responsabilité à l’égard de dommages équivalents à tous les montants à l’égard desquels les souscripteurs auraient été responsables envers la demanderesse si la police avait été en vigueur.

[9]               Les assureurs et le courtier ont présenté une requête en rejet de l’action, au motif que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour examiner l’action de la demanderesse intentée contre les assureurs en recouvrement, selon les modalités des contrats de police, ou contre le courtier d’assurance, pour présentations erronées et négligentes des faits. Après avoir entrepris une analyse approfondie du droit maritime canadien, la Cour a confirmé que la Cour fédérale avait compétence pour instruire les allégations à l’encontre des assureurs qui étaient fondées sur les contrats de police en matière d’assurance maritime. Monsieur le juge Gibson a cependant conclu que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour entendre l’action à l’encontre du courtier, en se fondant sur le raisonnement suivant qui est exposé au paragraphe 39 :

Quant à la seconde requête introduite par la compagnie de courtage d’assurance défenderesse Reed, Shaw, Stenhouse Limited, la revendication est énoncée dans les paragraphes 26 à 29 de la déclaration. Manifestement, elle est essentiellement fondée sur l’allégation que cette compagnie de courtage d’assurance aurait, par négligence, dénaturé certains faits. En vertu des polices d’assurance maritime en question, il ne s’agit pas d’allégations de négligence, mais ce sont, d’une façon générale, les relations avec l’agence qui sont visées. En tout cas, et aux fins de la présente action, il ne s’agit pas d’allégations relatives à quelque matière maritime ou d’amirauté faisant partie du « droit maritime canadien ».

[10]           Les défendeurs prétendent que la décision Intermunicipal Realty porte directement sur la question en l’espèce et qu’elle permet de trancher la présente requête. La demanderesse réplique en affirmant que, compte tenu du lien intégral entre les polices d’assurance maritime et le rôle crucial des courtiers en ce qui a trait à la conclusion du contrat d’assurance, ainsi que de l’évolution de la compétence de la Cour fédérale au cours des 35 dernières années, la décision Intermunicipal Realty ne correspond plus à l’état actuel du droit.

Analyse

[11]           La règle fondamentale dans le cas d’une requête en radiation présentée au titre de l’alinéa 221(1)a) des Règles est que la Cour se limite uniquement à trancher une question préjudicielle. Le critère applicable est celui de savoir s’il est « évident et manifeste » que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable : voir l’arrêt Hunt c Carey, 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 RCS 959, [1990] ACS no 93 (Hunt c Carey), au paragraphe 32 (QL). Le fait que la déclaration présente un nouveau point ou qu’elle est difficile à trancher ne constitue pas un motif suffisant pour la radier. Le fardeau dont doit se décharger le défendeur est très lourd et la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de procéder à la radiation uniquement dans les cas les plus évidents. L’acte de procédure devait être interprété généreusement, et la souplesse s’impose à l’égard des impropriétés dues à des lacunes de rédaction. En outre, les allégations qui sont susceptibles d’être établies doivent être acceptées comme étant véridiques. Le paragraphe 221(2) des Règles prévoit qu’aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête invoquant le motif visé à l’alinéa (1)a).

[12]           Les parties conviennent que la décision rendue dans l’affaire Intermunicipal Realty n’a pas été écartée ou qu’elle n’a pas par ailleurs été déclarée inapplicable en ce qui a trait à la thèse pertinente pour laquelle elle est invoquée dans toute décision subséquente de la Cour. La demanderesse soutient qu’il est possible d’effectuer une distinction entre les faits de Intermunicipal Realty et les faits en l’espèce, parce que sa réclamation à l’encontre des défendeurs ne repose pas sur une fausse représentation attribuable à la négligence, mais plutôt sur les principes en matière contractuelle et délictuelle. La demanderesse soutient subsidiairement que la conclusion de la Cour dans l’affaire Intermunicipal Realty ne correspond plus à l’état du droit actuel, parce que la compétence de la Cour fédérale a évolué de manière importante depuis le prononcé de cette décision, en 1978.

[13]           La demanderesse cite un certain nombre d’arrêts qui ont été rendus depuis par la Cour suprême du Canada et qui confirment que la Cour fédérale jouit d’une compétence élargie dans le domaine de l’assurance maritime : Zavarovalna Skupnost (Insurance Community Triglav Ltd) c Terrasses Jewellers Inc, [1983] 1 RCS 283 (qui a confirmé la validité constitutionnelle de l’alinéa 22(2)r) des Règles et que l’assurance maritime fait partie du champ du droit maritime à l’égard duquel la Cour fédérale a compétence); l’arrêt ITO-Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752 (par lequel la Cour suprême statuait que le droit maritime canadien est partie du droit fédéral, partie qui englobe les principes de common law du délit, du contrat et du dépôt); QNS Paper Co c Chartwell Shipping Ltd, [1989] 2 RCS 683; (lequel précise que la responsabilité délictuelle qui découle d’un contexte maritime est régie par un ensemble de règles du droit maritime, lesquelles relèvent de la compétence exclusive du Parlement du Canada); et l’arrêt Monk Corp c Island Fertilizers Ltd, [1991] 1 RCS 779 (dans lequel la Cour suprême du Canada a conclu qu’« il ne fait aucun doute que toute demande découlant de cette assurance [maritime] serait régie par le droit maritime canadien ».

[14]           Les arrêts susmentionnés font en sorte que le paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales [la Loi] doit recevoir une interprétation large – qu’il ne soit pas limité à une approche traditionnelle ou historique, mais qu’il soit plutôt interprété dans un contexte moderne et pertinent. Monsieur le juge Gibson ne pouvait évidemment pas s’appuyer sur les motifs de la Cour suprême lorsqu’il a rendu sa décision.

[15]           La thèse de la demanderesse selon laquelle la décision Intermunicipal Realty ne reflète plus l’état du droit actuel est partagée par d’autres personnes. Le protonotaire John Hargrave, maintenant décédé, a fait part de réserves au même effet dans la décision Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances c RENEGADE III (Le), 2001 CFPI 1050, au paragraphe 23, quoique dans le cadre d’une remarque incidente. De plus, dans l’ouvrage de Strathy et Moore, The Law and Practice of Marine Insurance in Canada (Markham: LexisNexis Butterworths, 2003), à la page 352, les auteurs mentionnent que le verdict de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Intermunicipal Realty [traduction] « constitue ce que l’on pourrait décrire comme étant la "limite inférieure" de la jurisprudence » en ce qui a trait à la compétence de la Cour fédérale en matière d’admirauté et qu’il y a eu un certain nombre de décisions ayant eu pour effet d’élargir la compétence de la Cour depuis ce temps. Les auteurs ont renchéri en mentionnant que, puisque le courtier d’assurance maritime est une partie intégrale du processus de souscription à une assurance maritime, [traduction] « il est à espérer que, dans les affaires à venir, la Cour envisage de déclarer inapplicable la décision Intermunicipal Realty, ou de l’écarter ».

[16]           De plus, il semblerait que la décision Intermunicipal Realty, bien qu’elle n’ait pas été expressément écartée, a été considérée comme ayant été infirmée par les récents précédents. À titre d’exemple, dans la décision Mcintosh c Royan & Sun Alliance du Canada, société d’assurances, 2007 CF 23 (CanLII), la demanderesse réclamait des dommages‑intérêts pour violation de contrat et négligence à l’encontre de la société de courtage d’assurance qui l’avait aidée à obtenir une assurance sur un navire. La société de courtage n’a présenté aucune requête en radiation, et l’affaire a été instruite au procès, sans qu’un motif d’opposition fondé sur la compétence de la Cour fédérale sur l’objet du litige n’eût été soulevé.

[17]           Les défendeurs répondent que les précédents cités par la demanderesse à l’appui de la compétence de la Cour fédérale ne comprennent pas de cas qui soient alignés avec la thèse de la demanderesse en ce qui concerne les réclamations contre les courtiers d’assurance. Bien que cela puisse être le cas, la seule question que je dois trancher quant à la présente requête est celle de savoir s’il est « manifeste et évident » que la Cour n’a pas compétence pour entendre l’action de la demanderesse.

[18]           En ce qui a trait à l’application de la norme du caractère « évident et manifeste », la Cour suprême du Canada a rappelé que l’approche adoptée par la cour doit être généreuse et qu’elle doit permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable : R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, aux paragraphes 19 à 21. La mise en garde de la Cour suprême du Canada contre le fait d’indûment empêcher l’évolution du droit n’est pas nouvelle. Dans l’arrêt Hunt c Carey, la Cour suprême du Canada a admis en preuve un plaidoyer de complot qui s’étendait dans un contexte non commercial, sans égard au fait que la Cour suprême avait refusé d’étendre le concept de délit au contexte non commercial trois années auparavant.

[19]           Le fait que la demanderesse ait une importante pente à remonter pour établir sa cause ne devrait pas la priver de sa possibilité de le faire. Les affaires complexes qui concernent des questions de fond par rapport au droit sont souvent plus adéquatement traitées dans le contexte d’une requête en jugement sommaire ou lors du procès, là où la preuve concernant les faits peut être produite et où les arguments à propos du bien-fondé de la cause du demandeur peuvent être présentés.

CONCLUSION

[20]           Pour les motifs susmentionnés, je conclus que les défendeurs ne se sont pas déchargés de leur lourd fardeau. Il n’est pas manifeste et évident que la demanderesse ne peut pas avoir gain de cause devant la Cour.

[21]           Par souci d’exhaustivité, j’ajouterais que la décision de la demanderesse de présenter une action similaire à l’encontre des défendeurs devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique ne constitue pas un abus de procédure. Il n’est pas rare que les parties s’adressent aux tribunaux provinciaux en vue d’obtenir des mesures de sauvegarde lorsqu’il existe une question en litige concernant la compétence de la Cour. Ce qu’a fait la demanderesse ne sort nullement de l’ordinaire. Il était non seulement prudent de déposer la demande, mais aussi de se protéger contre le délai de prescription qui allait bientôt expirer. À un certain moment, la demanderesse devra faire un choix, mais nous n’en sommes encore pas là.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  La requête est rejetée.

2.                  Les défendeurs verseront à la demanderesse les frais liés à la requête, que je fixe par les présentes à 1 500 $ incluant débours et taxes par les présentes, compte tenu de l’issue de la cause.

« Roger R. Lafrenière »

Juge chargé de la gestion de l’instance

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1891-13

 

INTITULÉ :

COASTAL FLOAT CAMPS LTD. c JARDINE LLOYD THOMPSON CANADA INC., ET PETER PRINGLE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (ColOmbie‑britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 13 juin 2014

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

le protonotaire LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS ET DE L’ORDONNANCE :

le 22 Septembre 2014

 

COMPARUTIONS :

Brad M. Caldwell

 

pour la demanderesse

 

William G. MacLeod

Christie Gilmour

pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caldwell & Co.

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour la DEMANDERESSE

 

MacLeod & Company

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour les défendeurs

 

 

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