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Date : 20140930


Dossier : T-340-14

Référence : 2014 CF 929

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 septembre 2014

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

PATRICIA SMITH et

SHANA-K ANITA PALLAS,

représentée par sa tutrice à l’instance, PATRICIA SMITH

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision en date du 20 décembre 2013 par laquelle une agente de la citoyenneté du bureau de Citoyenneté et Immigration du Canada [CIC] a refusé la demande présentée par Mme Smith en vue de faire octroyer la citoyenneté à sa fille adoptive, Shana-K Pallas.

Vue d’ensemble

[2]               Patricia Smith demande la citoyenneté pour sa fille adoptive, Shana-K Pallas, qui est sa petite-fille biologique, c’est‑à‑dire la fille de son fils Devon Pallas. Shana-K est née en Jamaïque en 1987 et est venue au Canada pour vivre avec Mme Smith, sa grand-mère, en 2007. La mère biologique de Shana‑K a accepté l’adoption, tout comme son père biologique, bien que ce dernier n’ait jamais accepté de jouer un rôle parental auprès de Shana‑K. Mme Smith a entrepris des démarches d’adoption en Ontario, et l’adoption a été accordée par la Cour supérieure de justice de l’Ontario en mars 2008. Mme Smith a ensuite présenté une demande de résidence permanente pour Shana‑K et, après trois années sans réponse, a été avisée par CIC qu’elle devait plutôt présenter directement une demande de citoyenneté pour Shana‑K. C’est ce que Mme Smith a fait, mais la demande de citoyenneté a été refusée le 24 mars 2013 en vertu des alinéas 5.1(1)b) et d) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29; l’agent n’était pas convaincu qu’un véritable lien affectif parent-enfant avait été créé et que l’adoption ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. Avec le consentement du défendeur, la demande a été réexaminée et Shana‑K et Mme Smith ont été reçues de nouveau en entrevue, par une agente. La demande a été refusée de nouveau en vertu de l’alinéa 5.1(1)d); l’agente n’était pas convaincue que l’adoption ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. Cette décision est celle qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[3]               Les motifs de refus de l’agente, même lorsqu’on les complète avec les notes d’entrevue et d’autres documents, ne me permettent pas de conclure que l’agente a examiné et soupesé tous les éléments de preuve versés au dossier. Rien ne permet de savoir comment l’agente a pu conclure que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté au Canada sans spéculer sur les conclusions que l’agente aurait pu tirer, mais qu’elle n’a pas énoncées dans ses motifs et sans spéculer sur d’autres inférences qu’elle aurait pu formuler, et ce, malgré le fait que l’agente n’a tiré aucune conclusion en ce qui concerne la crédibilité.

[4]               Pour les motifs plus détaillés qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande de citoyenneté doit de nouveau être réexaminée par un autre agent de la citoyenneté.

Contexte

[5]               Les parties s’entendent au sujet des faits à l’origine du litige.

[6]               Mme Smith est née en Jamaïque, est arrivée au Canada en 1997 et est citoyenne canadienne depuis mars 2007. Elle a deux enfants adultes, Cameshia et Devon Pallas. Shana‑K est née en Jamaïque le 17 janvier 1997 de l’union de Devon Pallas et Josephine Rankine. Mme Smith n’a appris l’existence de Shana‑K que lors d’une visite en Jamaïque en 2000. À l’époque, Josephine a demandé à Mme Smith d’adopter Shana‑K parce qu’elle ne pouvait pas pleinement s’en occuper et que Devon ne jouait aucun rôle parental. Mme Smith s’est d’abord renseignée en Jamaïque au sujet de l’adoption, mais comme elle est citoyenne canadienne, on lui a expliqué qu’elle devait entreprendre des démarches d’adoption au Canada. Mme Smith s’est renseignée au Canada et a appris que les démarches d’adoption lui coûteraient plus de 10 000 $ et prendraient plusieurs années. En raison des coûts, Mme Smith n’a entrepris aucune démarche d’adoption à l’époque.

[7]               Mme Smith a fait parvenir de l’argent, des frais de scolarité, des fournitures et des vêtements à Josephine pour Shana‑K. Elle gardait un contact téléphonique régulier avec elle et l’a visitée pendant plusieurs semaines, à plusieurs reprises, entre 2000 et 2007.

[8]               Shana‑K a continué à vivre avec Josephine et ses grands-parents maternels. Josephine travaillait de longues heures, à raison de six jours par semaine. La grand-mère maternelle de Shana‑K travaillait à l’extérieur de la ville pendant la semaine et ne revenait à la maison que les fins de semaine. Le grand-père maternel de Shana‑K était présent, mais il ne s’occupait pas vraiment d’elle. Suivant Mme Smith, il avait des problèmes de jeu et de dépendance à l’alcool, de sorte que Shana‑K était le plus souvent laissée à elle-même. Suivant le témoignage de Shana‑K et de Mme Smith, Shana‑K se retrouvait le plus souvent seule, mais elle fréquentait l’école et allait à l’église avec sa mère lorsque cette dernière ne travaillait pas.

[9]               Même si Josephine travaillait de longues heures et n’était pas souvent à la maison, Shana‑K a expliqué que sa mère lui procurait de la nourriture et un toit et qu’elle pourvoyait à ses besoins essentiels. Mme Smith a également expliqué que Josephine était intelligente et qu’elle travaillait très fort et qu’elle pourvoyait aux besoins essentiels de Shana‑K, mais qu’elle envoyait à Josephine de l’argent, des fournitures scolaires et des cadeaux pour Shana‑K.

[10]           En 2007, Mme Smith et sa fille Cameshia (qui est également une citoyenne canadienne) ont rédigé et envoyé une lettre d’invitation et de l’argent pour permettre à Josephine de demander un visa de séjour au Canada et pour payer son billet d’avion. Josephine a présenté une demande de visa et les notes versées au Système de soutien des opérations des bureaux locaux (SSOBL) indiquent que Josephine a déclaré qu’elle était la seule personne à pourvoir aux besoins de Shana‑K. La demande ne mentionne aucun projet d’adoption. Un visa de résident temporaire a été délivré à Shana‑K pour lui permettre de rendre visite à Josephine à l’été 2007. Josephine a expliqué à Shana‑K qu’elle viendrait vivre au Canada pour y demeurer en permanence avec sa grand-mère, qui s’occuperait bien d’elle.

[11]           Mme Smith a expliqué qu’après son arrivée au Canada, Shana-K lui avait révélé qu’elle avait été victime d’e violence sexuelle depuis l’âge de huit ans. Elle n’en avait pas parlé à sa mère ou à personne d’autre parce qu’elle avait peur. Cette révélation a incité Mme Smith à relancer ses démarches d’adoption.

[12]           En octobre 2007, Mme Smith a entrepris des démarches d’adoption et l’adoption a été accordée le 14 mars 2008 par la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

[13]           Mme Smith a ensuite présenté en 2008 une demande de statut de résidente permanente pour Shana‑K. En mars 2011, trois ans après avoir présenté sa demande de résidence permanente sans avoir obtenu de réponse, Mme Smith a reçu un appel d’un agent de CIC qui lui a conseillé de retirer sa demande et de présenter plutôt une demande de citoyenneté en vertu de la Loi sur la citoyenneté. L’agent a expliqué que, dans l’intervalle, le visa de visiteur de Shana‑K pouvait être prorogé pour une durée de deux ans.

[14]           Mme Smith a suivi le conseil de l’agent de CIC et a présenté une demande de citoyenneté en 2011. Mme Smith a transmis la demande à CIC au Canada, puis au Haut-commissariat du Canada en Jamaïque après avoir reçu un avis différent de CIC. Sa demande a finalement été examinée en mai 2012.

[15]           Mme Smith et Shana‑K ont été reçues en entrevue par un agent de CIC en février 2013. Le 24 mai 2013, la demande a été refusée en vertu des alinéas 5.1(1)b) et d) de la Loi sur la citoyenneté. L’agent n’était pas convaincu qu’un véritable lien affectif parent-enfant avait été créé et que l’adoption ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. Mme Smith a introduit une demande de contrôle judiciaire. Le défendeur a accepté que la demande soit réexaminée par un autre agent de la citoyenneté.

[16]           Le 7 novembre 2013, Mme Smith et Shana‑K ont de nouveau été reçues en entrevue. Le 20 décembre 2013, l’agente de CIC a de nouveau refusé la demande, cette fois uniquement en vertu de l’alinéa 5.1(1)d). 

La décision faisant l’objet du contrôle

[17]           La décision refusant la demande de citoyenneté de Shana‑K est contenue dans une lettre datée du 20 décembre 2013. On trouve notamment la phrase suivante dans la lettre de refus de l’agente : [traduction] « Au cours des entrevues, vous m’avez communiqué les détails suivants dont j’ai tenu compte avant de rendre ma décision ». L’agente mentionne ensuite le fait que Mme Smith a appris en 2000 qu’elle avait une petite-fille lors d’un voyage en Jamaïque, que Josephine lui avait demandé de ramener Shana‑K avec elle au Canada parce qu’elle ne pouvait pas s’en occuper et mentionne les demandes de renseignements faites à Kingston, en Jamaïque, au sujet de l’adoption et celles faites par Mme Smith au Canada au sujet de l’adoption. L’agente signale que Mme Smith [traduction] « n’a jamais abandonné l’idée d’essayer de trouver une façon d’adopter Shana‑K ».

[18]           L’agente relève également le témoignage de Mme Smith suivant lequel elle était venue au Canada pour offrir une meilleure vie et de meilleures possibilités à ses propres enfants et qu’elle voulait en faire de même pour Shana‑K, qu’elle aidait à Shana‑K en lui envoyant de l’argent, des vêtements et des fournitures scolaires et qu’elle gardait un contact étroit avec elle, que Josephine continuait à lui demander de prendre Shana‑K avec elle parce qu’elle ne pouvait s’en occuper elle-même.

[19]           L’agente relève ensuite qu’en 2007, Mme Smith et sa fille adulte, Cameshia, ont envoyé à Josephine une lettre d’invitation et de l’argent pour lui permettre de demander un visa pour Shana‑K et pour acheter un billet d’avion pour venir au Canada. L’agente signale qu’on a expliqué à Shana‑K qu’elle viendrait au Canada en permanence et qu’elle se réjouissait de cette perspective.

[20]           L’agente signale également que, sur la demande de visa, Josephine déclarait qu’elle était la seule personne à pourvoir aux besoins de Shana‑K et qu’elle n’avait pas mentionné de projet d’adoption ou évoqué la possibilité de visiter Mme Smith, mais plutôt qu’elle souhaitait visiter sa tante Cameshia. 

[21]           L’agente signale qu’une fois arrivée au Canada, Mme Smith avait relancé ses démarches d’adoption de Shana‑K, qu’elle l’avait inscrite à l’école et qu’elle avait tenté d’obtenir le consentement de ses parents biologiques en vue de son adoption et qu’elle avait effectivement obtenu leur consentement en mars 2008.

[22]           L’agente cite l’article 5.1 de la Loi sur la Citoyenneté et conclut ce qui suit :

[traduction]

Compte tenu des renseignements fournis au cours des entrevues et de ceux qui ont été versés au dossier, la présente demande ne satisfait pas aux exigences énoncées à l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté. Pour en arriver à cette décision, j’ai tenu compte de tous les éléments de preuve présentés ainsi que des facteurs énumérés à l’alinéa 5.1(3)a) du Règlement sur la citoyenneté.

Je ne suis pas convaincue que l’adoption ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. Vous et Shana‑K avez invoqué comme raison pour justifier l’adoption qu’elle visait à offrir à cette dernière une meilleure qualité de vie au Canada. La présente demande ne satisfait donc pas aux exigences de l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté.

[23]           L’agente suggère ensuite à Mme Smith de parrainer Shana‑K afin qu’elle obtienne la résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial.

[24]           Outre les motifs énoncés dans la lettre de refus, on trouve au dossier les notes d’entrevue (informatisées et manuscrites) du 7 novembre 2013 et du 26 février 2013 (datées toutefois du 6 mars 2013), ainsi que les documents soumis par la demanderesse à l’appui de sa demande.

Dispositions législatives applicables

Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29

5.1 (1) Sous réserve des paragraphes (3) et (4), le ministre attribue, sur demande, la citoyenneté à la personne adoptée par un citoyen le 1er janvier 1947 ou subséquemment lorsqu’elle était un enfant mineur. L’adoption doit par ailleurs satisfaire aux conditions suivantes :

a) elle a été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant;

b) elle a créé un véritable lien affectif parent-enfant entre l’adoptant et l’adopté;

c) elle a été faite conformément au droit du lieu de l’adoption et du pays de résidence de l’adoptant;

d) elle ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté.

5.1 (1) Subject to subsections (3) and (4), the Minister shall, on application, grant citizenship to a person who was adopted by a citizen on or after January 1, 1947 while the person was a minor child if the adoption

(a) was in the best interests of the child;

(b) created a genuine relationship of parentand child;

(c) was in accordance with the laws of the place where the adoption took place and the laws of the country of residence of the adopting citizen; and

(d) was not entered into primarily for the purpose of acquiring a status or privilege in relation to immigration or citizenship.

Règlement sur la citoyenneté, DORS/93‑246

5.1 (3) Les facteurs ci-après sont considérés pour établir si les conditions prévues au paragraphe 5.1(1) de la Loi sont remplies à l’égard de l’adoption de la personne visée au paragraphe (1) :

a) dans le cas où la personne a été adoptée par un citoyen qui résidait au Canada au moment de l’adoption :

(i) le fait que les autorités compétentes de la province de résidence du citoyen au moment de l’adoption ont déclaré par écrit qu’elles ne s’opposent pas à celle-ci,

(ii) le fait que l’adoption a définitivement rompu tout lien de filiation préexistant

5.1 (3) The following factors are to be considered in determining whether the requirements of subsection 5.1(1) of the Act have been met in respect of the adoption of a person referred to in subsection (1):

(a) whether, in the case of a person who has been adopted by a citizen who resided in Canada at the time of the adoption,

(i) a competent authority of the province in which the citizen resided at the time of the adoption has stated in writing that it does not object to the adoption, and

(ii) the pre-existing legal parent-child relationship was permanently severed by the adoption.

Norme de contrôle

[25]           Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable à la décision de l’agente, décision qui repose principalement sur une appréciation des faits, est la norme de la décision raisonnable.

[26]           La jurisprudence souligne que, lorsque c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique, le rôle de la Cour consiste à déterminer si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47. Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si l’issue et le processus en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59).

[27]           Il n’appartient pas à la Cour de réévaluer la preuve ou de refaire la décision. Toutefois, ainsi que le juge Mosley l’a fait observer dans le jugement Jardine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 565, [2011] ACF no 782 [Jardine], au paragraphe 18, « la Cour fédérale peut intervenir pour accorder une réparation s’il est conclu que l’agent a commis une erreur en ignorant des éléments de preuve ou en tirant de la preuve des inférences déraisonnables. Voir, par exemple, Rudder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 689, 82 Imm. L.R. (3d) 173, au paragraphe 34 ».

[28]           L’« insuffisance » des motifs ne permet pas à elle seule de faire droit à une demande de contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708, 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême du Canada a explicité les conditions énoncées dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], aux paragraphes 14 à 16 et a fait observer que le décideur n’est pas tenu de mentionner chaque motif, argument ou détail dans sa décision. De plus, le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui a mené à sa conclusion finale. Les motifs « doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles ».

[29]           La Cour a ajouté, au paragraphe 15, que la cour de justice « ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat ». La Cour a résumé comme suit les consignes à suivre au paragraphe 16 :

En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[30]           En revanche, on ne s’attend pas à ce que la Cour examine le dossier pour corriger les lacunes au point de réécrire la décision. Il y a des limites à respecter et la Cour doit savoir où tracer la ligne. Dans l’arrêt Pathmanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), 17 Imm LR (4th) 154, 2013 CF 353, le juge Rennie fait observer au paragraphe 28 : 

[28]      L’arrêt Newfoundland Nurses n’autorise pas une cour à réécrire la décision qui repose sur un raisonnement erroné. La cour qui procède au contrôle peut examiner le dossier lorsqu’elle évalue si une décision est raisonnable et elle peut combler les lacunes ou tirer les conclusions qu’il est  raisonnable de tirer du dossier et qui sont étayées par celui‑ci.  L’arrêt Newfoundland Nurses porte sur la norme de contrôle. Il n’a pas pour objet d’inviter la cour de révision à reformuler les motifs qui ont été énoncés, à modifier le fondement factuel sur lequel la décision est fondée, ou à formuler des hypothèses sur ce que le résultat aurait été si le décideur avait correctement évalué la preuve.

Thèse de la demanderesse

[31]           La demanderesse affirme que l’agente s’est concentrée sur certains éléments au détriment d’autres éléments de preuve et des facteurs pertinents énumérés dans le Guide sur le traitement des demandes, et plus particulièrement le CP‑14, qui guide l’analyse de la question de savoir si une adoption répond aux critères de l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté. La demanderesse affirme que la Cour a adopté les facteurs en question et que l’agente n’a pas tenu compte de tous les facteurs pertinents en l’espèce. La demanderesse souligne les éléments de preuve fournis par elle et Shana-K qui se rapportent à chacun des facteurs en question. La demanderesse soutient que l’agente s’en est tenue aux éléments de preuve présentés par elle qui indiquaient systématiquement qu’elle souhaitait une meilleure qualité de vie pour Shana‑K au Canada et les renseignements fournis par Josephine dans sa demande de visa suivant lesquels elle était la seule personne qui pourvoyait aux besoins de Shana‑K sans indiquer l’intention de Mme Smith d’adopter Shana‑K. La demanderesse affirme que l’agente n’a pas tenu compte des autres éléments de preuve et notamment des efforts qu’elle a déployés pour se conformer aux exigences de l’immigration, des demandes de renseignements qu’elle avait faites au sujet de l’adoption en Jamaïque et au Canada, du véritable lien affectif parent-enfant qui avait été créé entre Shana‑K et elle, du fait que Shana‑K était essentiellement livrée à elle-même sans soin parental ou même sans appui, soin, supervision, encadrement ou soutien émotionnel en Jamaïque, que Shana‑K lui avait révélé la violence sexuelle dont elle avait été victime, ce qui l’avait motivée encore plus à relancer ses démarches d’adoption après l’arrivée de Shana‑K au Canada et, de façon plus générale, le fait qu’il existait plusieurs raisons de poursuivre les démarches d’adoption, laquelle ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté.

[32]           La demanderesse affirme que la présente situation ressemble à de nombreux égards à celle de l’affaire Jardine, qui portait sur une demande d’adoption et de citoyenneté d’un enfant guyanais par sa tante et son oncle. L’agente de citoyenneté avait refusé la demande au motif qu’aucun véritable lien affectif parent-enfant n’avait été créé, qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant de demeurer en Guyane et qu’il s’agissait d’une adoption de complaisance. Le juge Mosley avait fait droit à la demande de contrôle judiciaire et avait conclu, au paragraphe 29, qu’« étant donné que l’agente n’a[vait] pas articulé le raisonnement qu’elle a[vait] invoqué pour en attribuer aucune importance à certains éléments de preuve clés, notamment des éléments importants qui [allaient] à l’encontre de sa décision définitive, il [était] nécessaire de conclure que celle‑ci était erronée ».

[33]           La demanderesse se fonde également sur le jugement Tran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), 2012 CF 201, [2012] ACF no 210 [Tran], dans lequel la Cour a jugé la décision déraisonnable parce que l’agente s’était « limitée au facteur de l’adoption de complaisance sans tenir compte des autres facteurs pertinents et sans les soupeser dans leur ensemble pour donner effet à l’intention du législateur » (au paragraphe 45). La demanderesse affirme que le défaut de l’agente de suivre les lignes directrices constitue une erreur susceptible de contrôle judiciaire.

[34]           La demanderesse souligne par ailleurs que, dans le jugement Dufour c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), 2013 CF 340, [2013] ACF no 343 [Dufour], le juge Martineau, dans ses motifs au paragraphe 42, a tenu compte des facteurs énumérés dans la CP‑14 en faisant observer qu’il fallait tenir compte de tous les renseignements pertinents et notamment des facteurs en question, ce qui donnait à penser que ces facteurs étaient plus que de simples lignes directrices. Le juge Martineau a finalement conclu, au paragraphe 68, que la décision de l’agent était déraisonnable parce que, « la suggestion qu’il pourrait s’agir d’une adoption de complaisance est démentie par les nombreuses preuves ».

Thèse du défendeur

[35]           Le défendeur affirme que les facteurs énumérés dans la CP‑14 n’ont pas été intégrés dans la jurisprudence et qu’ils constituent simplement des lignes directrices. Le défendeur souligne que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), 2014 CAF 113, [2014] ACF no 472 [Kanthasamy], mentionne les lignes directrices relatives aux motifs d’ordre humanitaire en faisant observer que le guide opérationnel est uniquement un outil d’orientation administratif :

[53]      Le guide opérationnel n’a toutefois pas force de loi : les énoncés administratifs de politiques sont uniquement un outil d’orientation et ils ne modifient en rien les dispositions de la Loi ou du Règlement (voir Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2). Un agent commettrait une erreur susceptible de contrôle s’il estimait que le guide opérationnel renferme une liste exhaustive de facteurs à prendre en compte et, de cette manière, considérait que ce guide, plutôt que le paragraphe 25(1), constituait le droit applicable. Il s’agirait alors d’une entrave inadmissible à l’exercice du pouvoir discrétionnaire (voir, p. ex., Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299). Une telle approche pourrait faire en sorte que des situations actuellement imprévisibles, méritant néanmoins d’être prises en compte, soient laissées de côté.

[36]           Le défendeur affirme qu’il y a lieu d’établir une distinction entre les faits de la présente espèce et ceux des affaires invoquées par la demanderesse, y compris celles dans lesquelles la Cour a conclu que les facteurs pertinents n’avaient pas été examinés. Par exemple, dans le jugement Jardine, pour en arriver à la conclusion que la décision de l’agente de citoyenneté était déraisonnable, la Cour s’est concentrée sur le fait que l’agente avait ignoré de solides éléments de preuve spécifiques, y compris d’importants documents.

[37]           Le défendeur affirme également que le jugement Tran ne permet pas d’affirmer que les agents de citoyenneté doivent examiner expressément chaque facteur dans chaque cas, un peu comme s’il s’agissait d’une liste de facteurs à cocher. Cette façon de voir contredit les propos tenus par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kanthasamy.

[38]           Le défendeur ne conteste pas le fait que Mme Smith a tenu le rôle de mère envers Shana‑K, s’est occupée de tous ses besoins et qu’un véritable lien affectif a été créé entre elles. Le défendeur souligne que les critères énumérés au paragraphe 5.1(1) de la Loi sur la Citoyenneté sont cumulatifs et que, malgré le fait que les autres critères n’ont pas été respectés, dès lors que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté, l’agent doit refuser la demande.  

[39]           Le défendeur affirme que, vu l’ensemble de la preuve, l’agente a eu raison de conclure que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un tel statut ou privilège

Questions en litige

[40]           Bien que la demanderesse ait soulevé la question de la nature des lignes directrices énoncées dans la CP-14 et la question de savoir si le fait pour l’agente de ne pas examiner ou apprécier tous les facteurs pertinents constitue une erreur, la demanderesse reconnaît que les lignes directrices ne sont pas contraignantes. 

[41]           La question à laquelle il faut répondre est celle de savoir si la décision de l’agente est raisonnable, si l’agente a sérieusement examiné la preuve que la demanderesse lui a soumise, si la preuve appuyait la conclusion que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté ou si l’agente n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents qui auraient étayé une conclusion contraire et si elle a omis d’expliquer la raison pour laquelle elle écartait ces éléments de preuve.

Le Guide de traitement des demandes CP-14 fournit des lignes directrices

[42]           Je suis d’accord pour dire qu’à l’instar d’autres guides sur le traitement des demandes et guides opérationnels, le CP‑14 fournit des directives aux agents de citoyenneté pour assurer une certaine cohérence dans les décisions qu’ils rendent et qu’il ne constitue pas une liste de contrôle contraignante. Il n’en demeure pas moins que la Cour a reconnu que les facteurs qui sont énumérés dans ces manuels fournissent des indications utiles, bien qu’il demeure essentiel d’examiner tous les éléments de preuve.

[43]           En ce qui concerne les arguments du défendeur suivant lesquels l’arrêt Kanthasamy de la Cour d’appel fédérale confirme que les facteurs et les lignes directrices n’ont pas force de loi, il importe de signaler que la Cour d’appel fédérale est allée plus loin. La Cour d’appel tenait à préciser que les facteurs ne doivent pas être considérés comme une liste exhaustive et elle a souligné que le décideur doit tenir compte de l’ensemble de la preuve et de la loi.

[44]           La Cour d’appel a également fait remarquer, au paragraphe 50, que les facteurs énumérés dans le guide de traitement des demandes qui était en litige dans cette affaire avaient été considérés comme des facteurs pertinents par la jurisprudence :

[50]      […] À mon avis, il ressort de la jurisprudence que les facteurs mentionnés à la section 5.11 du guide opérationnel, reproduite ci-dessus, constituent une énumération raisonnable du type d’éléments dont doit tenir compte l’agent lorsqu’il examine une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire fondée sur le paragraphe 25(1) de la Loi. Ces facteurs englobent le type de conséquences qui, en fonction des faits particuliers de chaque cas, peuvent satisfaire au critère rigoureux des difficultés associées au fait de quitter le Canada, au fait d’arriver et de demeurer dans le pays étranger, ou encore à ces deux faits à la fois.

[45]           On peut dire la même chose des facteurs énumérés dans la CP‑14 en ce qui concerne la question de savoir si l’adoption visait l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. C’est l’idée que l’on retrouve dans la décision du juge Martineau dans l’affaire Dufour, dans laquelle le juge explique que les facteurs en question font partie du type de questions dont il y a lieu de tenir compte, tout en soulignant qu’il y a lieu de tenir compte de l’ensemble de la preuve.

[46]           Dans la décision connexe à l’arrêt Kanthasamy, l’arrêt Lemus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), 2014 CAF 114, [2014] ACF no 439, la Cour d’appel a fait observer que « les agents peuvent tenir compte du guide de traitement des demandes du ministre pour se guider. Or, les agents doivent considérer l’ensemble des faits et des circonstances qui leur sont présentés et appliquer la norme avec ouverture d’esprit, sans être entravés par le contenu du guide » (au paragraphe 12; non souligné dans l’original).

La décision est-elle raisonnable? L’agente a-t-elle omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents?

[47]           La prise en compte des facteurs pertinents énumérés dans les lignes directrices ne constitue pas la question déterminante. En tout état de cause, il ressort de l’examen des notes d’entrevue que l’agente a effectivement tenu compte de la plupart de ces facteurs dans les questions qu’elle a posées à Shana‑K et à Mme Smith au sujet des circonstances entourant l’adoption, la vie en Jamaïque et la vie familiale là‑bas, la vie de Shana‑K avec Mme Smith au Canada, le rôle des parents biologiques de Shana‑K et le soutien qu’ils lui procuraient, le rôle parental joué par Mme Smith et le soutien qu’elle apportait et qu’elle apporte à Shana-K, les rapports actuels avec les parents biologiques et les motifs déclarés de l’adoption.

[48]           La question déterminante est celle de savoir si l’agente a examiné et soupesé tous les éléments de preuve et si sa conclusion repose sur la preuve ou si l’agente a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents que lui avaient soumis Shana‑K et Mme Smith sans expliquer les raisons pour lesquelles elle ne tenait pas compte ou rejetait des éléments de preuve qui auraient pu étayer une conclusion contraire, en l’occurrence que l’adoption ne visait pas principalement, selon la prépondérance des probabilités, l’acquisition d’un statut ou de privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté.

[49]           Le Guide opérationnel CP‑14 énonce, au paragraphe 11.10, l’interprétation que l’on est censé donner à cette expression :

Si un agent détermine qu’une adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège lié à l’immigration ou à la citoyenneté (c.-à-d. qu’il s’agissait d’une adoption de complaisance), il doit rejeter la demande.

L’agent de citoyenneté doit fonder son opinion en fonction de facteurs qui, pris ensemble, pourraient mener une personne raisonnablement prudente à en venir à la conclusion que l’adoption a été faite dans le but de contourner les exigences de la LIPR ou de la Loi sur la citoyenneté. [Caractère gras dans l’original.]

[50]           Le Guide énumère ensuite « certains » des facteurs dont on peut tenir compte et précise que la liste proposée n’est pas exhaustive et que certains facteurs énumérés peuvent ne pas être applicables. 

[51]           Par conséquent, la conclusion suivant laquelle l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté signifie que l’agente a conclu, après avoir examiné l’ensemble de la preuve, que selon la prépondérance des probabilités, l’adoption avait été faite dans le but de contourner les exigences de la LIPR ou de la Loi sur la citoyenneté.

[52]           C’est cette conclusion – que l’adoption avait été faite principalement dans le but de contourner les exigences de la LIPR ou de la Loi sur la Citoyenneté – qui, à mon avis, n’est pas étayée par les motifs de l’agente ou par le dossier.

[53]           Le passage clé de la lettre de refus contient le passage suivant : [traduction] « Vous et Shana‑K avez invoqué comme raison de l’adoption que celle-ci visait à offrir à Shana-K une meilleure qualité de vie au Canada. Par conséquent, la présente demande ne satisfait pas aux exigences de l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté » (non souligné dans l’original).

[54]           Il semble que l’agente se fonde sur l’objectif déclaré de Mme Smith, en l’occurrence offrir une meilleure vie à Shana‑K, pour sauter immédiatement à la conclusion que sa demande doit être rejetée.

[55]           Gardant à l’esprit les directives fournies par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Newfoundland Nurses, je ne puis conclure que les motifs de l’agente, étayés ou complétés par le dossier, révèlent la raison pour laquelle elle a décidé que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté.

[56]           L’agente n’a pas expliqué comment l’intention constamment déclarée de Mme Smith de s’occuper de Shana‑K comme elle le ferait pour ses propres enfants et son désir de lui offrir une meilleure qualité de vie démontre son intention de contourner les exigences de la LIPR ou de la Loi sur la citoyenneté. Je ne partage pas l’opinion de l’agente que l’intention d’offrir une meilleure qualité de vie ne peut signifier qu’une seule chose : que l’adoption visait à acquérir un statut ou un privilège au Canada, c’est-à-dire contourner les exigences de la loi. La preuve indique que Mme Smith offre maintenant toutes les chances possibles à Shana‑K au Canada, et ce, indépendamment du statut de citoyenne ou de résidente permanente.

[57]           L’agente ne s’est pas arrêtée au fait que Mme Smith avait d’abord présenté une demande de résidence permanente pour Shana‑K et qu’après trois ans, s’était fait conseiller de présenter directement une demande de citoyenneté. (Bien que cette situation s’explique peut-être en partie par les modifications apportées à la loi en 2007, cette explication n’a pas été avancée par le défendeur.) Mme Smith a suivi ce conseil et a subi un autre retard dans sa démarche auprès de CIC après avoir été mal conseillée au départ quant à l’endroit où elle devait envoyer sa demande. Néanmoins, elle a persévéré et a continué à s’assurer que Shana‑K ait au moins le statut de visiteuse au Canada alors qu’elle poursuivait ses démarches pour permettre à Shana‑K d’obtenir le statut de résidente permanente, puis celui de citoyenne canadienne.

[58]           Dans ses observations écrites, le défendeur souligne l’importance de respecter les exigences en matière d’immigration pour pouvoir être admis au Canada et ajoute qu’on ne peut tolérer que quelqu’un contourne les exigences en matière d’immigration qui doivent être respectées si l’on veut être admis régulièrement au Canada et y obtenir un statut. Nul ne conteste l’importance d’assurer l’intégrité du régime d’immigration. Toutefois, abstraction faite de l’absence de mention de l’adoption dans la demande de visa, le défendeur n’explique pas quel comportement constituerait une tentative de contourner les exigences en matière d’immigration.

[59]           Dans son plaidoyer, le défendeur a laissé entendre que Mme Smith a peut-être tenu pour acquis que, dès lors qu’elle avait adopté Shana‑K, la citoyenneté serait accordée automatiquement à cette dernière. Il ne s’agit toutefois là que de simples spéculations, car on ne dispose d’aucun élément de preuve en ce sens. De plus, on ne se contente pas de « lire entre les lignes » au sens de l’arrêt Newfoundland Nurses : on cherche carrément à réécrire les motifs de l’agente.

[60]           L’agente n’a pas non plus abordé dans ses motifs le fait que Mme Smith avait relancé ses démarches en vue d’adopter Shana‑K après que celle‑ci lui eut révélé, après son arrivée au Canada, qu’elle avait été abusée sexuellement. Bien que l’adoption de Shana‑K ait été envisagée avant l’arrivée de Shana‑K au Canada, l’agente ne semble pas avoir tenu compte de la divulgation de cet abus comme motif supplémentaire légitime de poursuivre ses démarches d’adoption. On trouve dans les notes d’entrevue de février 2013 une annotation de l’agente suivant laquelle Shana‑K hésitait à révéler l’incident malheureux qui lui était arrivé. Les notes d’entrevue de novembre 2013 révèlent qu’on avait demandé à Shana‑K si elle avait quelque chose à ajouter et qu’elle avait répondu par la négative. L’agente avait inscrit une note personnelle indiquant que cette question portait sur la violence sexuelle. Je ne puis déterminer si l’agente avait des doutes au sujet de la violence sexuelle, puisqu’elle n’a pas tiré de conclusion au sujet de la crédibilité. Toutefois, les motifs et le dossier ne me permettent pas de décider si cet élément de preuve a été examiné ou rejeté sans explication. De façon plus générale, les notes d’entrevue mentionnent le fait que Shana‑K et Mme Smith ont toutes les deux indiqué que ce milieu de vie serait plus sûr pour Shana‑K au Canada, une question que l’agente n’a pas non plus abordée.

[61]           Je ne peux que spéculer que l’agente a considéré que la demande de visa de Josephine pour le compte de Shana‑K, qui indiquait que Josephine était la seule personne qui pourvoyait aux besoins de Shana‑K, était incompatible avec le témoignage de Mme Smith suivant lequel elle avait envoyé de l’argent pour permettre à Shana‑K de payer son visa et son billet d’avion. Toutefois, l’agente n’a tiré aucune conclusion négative au sujet de la crédibilité et elle n’a pas fait part de ses réserves à ce sujet à Mme Smith. De plus, Mme Smith n’a jamais dit qu’elle était la seule personne qui pourvoyait aux besoins de Shana‑K, non seulement après l’adoption, mais également avant. Mme Smith a reconnu que Josephine travaillait fort, qu’elle était une femme intelligente qui soutenait financièrement Shana‑K, mais elle a fait observer que Shana‑K ne pouvait pas compter sur un milieu chaleureux familial typique auprès de sa mère biologique. Il est acquis aux débats que Josephine n’avait pas mentionné sur la demande de visa qu’elle avait demandé à Mme Smith d’adopter Shana‑K, mais à lui seul, ce facteur ne suffit pas pour appuyer la conclusion que l’adoption était une « adoption de complaisance », c’est‑à‑dire une adoption visant à obtenir un statut ou un privilège.

[62]           Il n’appartient pas à la Cour de réévaluer la preuve, mais, dans les circonstances de l’espèce, le dossier comportait des éléments de preuve que l’agente semble ne pas avoir examinés. Bien qu’il y a lieu de présumer que le décideur a examiné tous les éléments de preuve et que l’agente affirme les avoir tous examinés, que certains éléments de preuve sont mentionnés et que d’autres éléments de preuve importants qui auraient pu conduire à une conclusion contraire sont omis, la Cour est davantage portée à conclure que des éléments de preuve n’ont effectivement pas été pris en compte.

[63]           Ainsi que le juge Mosley l’a fait observer dans le jugement Jardine :

[21]      Il est bien établi que, même si le décideur est réputé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve, lorsque des éléments de preuve pertinents vont directement à l’encontre de la conclusion qu’il a tirée sur la question fondamentale à trancher, il doit analyser ces éléments et expliquer pourquoi il ne les accepte pas ou pourquoi il leur préfère d’autres éléments de preuve : Pradhan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1500, 52 Imm. L.R. (3d) 231, au paragraphe 14; Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 1425 (QL).

[64]           Dans le cas qui nous occupe, les éléments de preuve versés au dossier démontrent que Shana‑K n’avait pas de véritable figure parentale en Jamaïque et était laissée à elle-même la plupart du temps en présence d’un grand-père maternel qui ne jouait aucun rôle actif. Josephine a demandé à Mme Smith d’amener Shana‑K vivre avec elle et Mme Smith a déployé des efforts considérables pour intégrer Shana‑K à sa vie alors qu’elle vivait avec elle en Jamaïque. Depuis son arrivée au Canada, Mme Smith est devenue une mère pleinement engagée auprès de Shana‑K, s’occupant de sa santé, de ses soins dentaires et de son bien-être général. Elle a également investi beaucoup d’argent pour assurer l’avenir de Shana‑K et elle a favorisé son intégration au sein de la communauté. Le dossier indique que Shana‑K se porte à merveille. Les notes d’entrevue révèlent également que Mme Smith a indiqué que, si Shana‑K n’était pas autorisée à demeurer au Canada et devait retourner en Jamaïque, elle vendrait sa maison au Canada et retournerait en Jamaïque avec Shana‑K en raison du lien affectif parent-enfant qu’elles ont créé.

[65]           Les motifs du refus de l’agente ne prennent pas acte des éléments de preuve qui appuieraient la conclusion contraire, c’est‑à‑dire que l’adoption visait d’autres raisons que l’acquisition d’un statut ou d’un privilège au Canada, y compris notamment pour franchir l’étape logique suivante, en l’occurrence pour consolider l’avenir de Shana‑K en tant qu’enfant de Mme Smith et pour l’intégrer à sa famille au Canada et lui assurer un milieu de vie plus sûr. L’objectif de Mme Smith d’assurer une meilleure qualité de vie pour Shana‑K constitue également un objectif légitime et constitue de toute évidence un des objectifs de l’adoption, mais la conclusion de l’agente que cette intention permettait uniquement de conclure que l’adoption visait à contourner les exigences de la LIPR ou de la Loi sur la citoyenneté n’est pas étayée par la preuve ou le dossier et elle n’est pas raisonnable.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande de citoyenneté sera réexaminée par un autre agent de citoyenneté;

2.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-340-14

 

INTITULÉ :

PATRICIA SMITH et SHANA-K ANITA PALLAS,

représentée par sa tutrice à l’instance, PATRICIA SMITH c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 16 septembre 2014

 

JUgement et motifs :

la juge kANE

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 30 SEPTEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Peggy Ka Pui Yeung

 

PoUR LES DEMANDERESSES

 

Bernard Assan

 

PoUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann Sandaluk & Kingwell s.r.l.

Avocats spécialisés en immigration

Toronto (Ontario)

 

PoUR LES DEMANDERESSES

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

PoUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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