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Date : 20140825


Dossier : T‑1667‑12

Référence : 2014 CF 791

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

ALCON CANADA INC. ET
ALCON RESEARCH, LTD.

demanderesses

et

APOTEX INC. ET
LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT

(Motifs confidentiels du jugement rendus le 11 août 2014)


TABLE DES MATIÈRES

Page

I.             APERÇU.. 5

II.           INTRODUCTION.. 5

III.         LES PARTIES. 7

IV.         LE BREVET 370 EN GÉNÉRAL.. 8

V.           LA PREUVE.. 9

A.     Pour la demanderesse Alcon. 10

1)            Kingsley Koo. 10

2)            Bhagwati Kabra. 10

3)            Thorsteinn Loftsson. 10

B.      Pour la défenderesse Apotex. 11

1)            Lisa Ebdon. 11

2)            Christopher Butler 11

3)            Lisa Lines. 11

4)            John Kent 12

5)            Michael Miller 12

VI.         LES QUESTIONS EN LITIGE.. 13

A.     La position générale d’Alcon. 13

B.      La position générale d’Apotex. 14

VII.       L’AVIS D’ALLÉGATION.. 16

A.     La position d’Alcon sur l’AA.. 18

B.      La position d’Apotex sur l’AA.. 20

C.      Les avis d’allégation : la jurisprudence et les principes applicables. 23

D.     La portée de l’avis d’allégation. 27

VIII.     LA CHARGE DE LA PREUVE.. 30

IX.         LA PERSONNE VERSÉE DANS L’ART. 34

X.           LE BREVET 370 DANS SES DÉTAILS. 35

XI.         L’INTERPRÉTATION DES REVENDICATIONS. 44

A.     L’interprétation d’un brevet et de ses revendications : la jurisprudence et les principes applicables  44

B.      Que disent les experts?. 45

C.      L’interprétation des revendications 10 et 13. 49

XII.       L’INVENTION.. 51

A.     L’idée originale : la jurisprudence et les principes applicables. 51

B.      La position d’Alcon sur l’idée originale. 52

C.      La position d’Apotex sur l’idée originale. 53

D.     Que disent les experts?. 54

E.      L’idée originale. 56

XIII.     L’ÉVIDENCE.. 61

A.     L’évidence : la jurisprudence et les principes applicables. 62

B.      La position d’Alcon sur l’évidence. 64

C.      La position d’Apotex sur l’évidence. 69

D.     Que disent les experts?. 77

1)            M. Loftsson. 77

2)            M. Miller 84

3)            M. Kent 88

E.      Les allégations d’évidence sont justifiées. 93

XIV.     L’UTILITÉ.. 103

A.     La promesse du brevet : la jurisprudence et les principes applicables. 104

B.      La position d’Alcon sur l’utilité promise. 107

C.      La position d’Apotex sur l’utilité promise. 109

D.     Que disent les experts?. 112

1)            M. Loftsson. 112

2)            M. Miller 113

3)            M. Kent 116

E.      L’utilité promise. 118

F.      L’utilité démontrée et valablement prédite : la jurisprudence et les principes applicables. 121

G.     La position d’Alcon sur l’utilité démontrée ou valablement prédite. 123

H.     La position d’Apotex sur l’utilité démontrée ou valablement prédite. 124

I.       Que disent les experts sur l’utilité démontrée ou valablement prédite?. 125

J.       L’utilité promise était valablement prédite. 127

XV.       CONCLUSIONS ET DÉPENS. 128


LA JUGE
KANE

I.                   APERÇU

[1]               La présente demande, qui tombe sous le coup des dispositions du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, dans sa version modifiée [le Règlement AC], vise à interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité [AC] à Apotex à l’égard de son produit générique (Apo-Travoprost Z, ou le produit d’Apotex) jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2 606 370 (le brevet 370), soit le 20 septembre 2027.

[2]               Apotex soutient qu’il convient de délivrer l’AC parce que les revendications du brevet en litige sont invalides.

[3]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que les allégations relatives à l’invalidité des revendications en litige pour cause d’évidence sont justifiées, mais non celles relatives à l’invalidité pour cause d’absence d’utilité.

[4]               La demande est rejetée, avec dépens en faveur des défendeurs.

II.                INTRODUCTION

[5]               Le brevet en litige dans la présente instance concerne un produit d’Alcon, une solution ophtalmique habituellement utilisée pour le traitement du glaucome.

[6]               Le glaucome est une maladie oculaire caractérisée par une perte progressive de la vision en raison d’une élévation de la pression intraoculaire (« PIO »), c’est‑à‑dire la pression de l’humeur aqueuse de l’œil. La réduction de la PIO est le seul moyen connu de traiter le glaucome. Un tel traitement est permanent ou « chronique », en ce sens que le patient doit prendre des médicaments quotidiennement afin que la PIO demeure réduite.

[7]               Alcon fait valoir que les analogues de prostaglandines, comme le latanoprost et le travoprost, abaissent la PIO et sont devenus la pierre angulaire du traitement du glaucome. Alcon précise également que le travoprost est l’ingrédient actif des produits TRAVATANMD et de TRAVATAN ZMD, deux produits d’Alcon administrés par voie topique sur la surface de l’œil au moyen d’une petite bouteille multidoses contenant du travoprost en solution.

[8]               Pour protéger contre une contamination microbienne ce type de solution ophtalmique multidoses destinée à être administrée par voie topique, il faut avoir recours à des agents de conservation. Il peut y avoir contamination en cas d’exposition répétée à l’air, à des liquides biologiques et à des tissus. Les produits à dose unique, n’étant utilisés qu’une seule fois, sont formulés sans agent de conservation.

[9]               Le brevet 370 en litige revendique des préparations à base de travoprost, un médicament destiné à traiter le glaucome, lesquelles préparations comportent un système de conservation non classique permettant la réalisation d’applications multiples.

[10]           Apotex souhaite maintenant commercialiser son propre produit, Apo‑Travoprost Z, qui est aussi une solution ophtalmique multidoses contenant du travoprost et comportant un système de conservation non classique. Pour ce faire, Apotex doit cependant obtenir un avis de conformité.

III.             LES PARTIES

[11]           La demanderesse, Alcon, est une « première personne » au sens du Règlement AC. Elle a inscrit au registre le brevet 370, conformément au Règlement. Alcon a obtenu un avis de conformité (AC) pour vendre sa préparation ophtalmique multidoses protégée contre une contamination microbienne, à savoir Travatan Z.

[12]           La défenderesse, Apotex, est une « seconde personne » au sens du Règlement AC. Pour pouvoir vendre son produit générique, Apo-Travoprost Z, elle doit obtenir un AC du ministre de la Santé.

[13]           Conformément au Règlement AC, Apotex a signifié à Alcon un avis d’allégation [AA] daté du 25 juillet 2012, où elle allègue que les revendications 10 et 13 du brevet 370 sont invalides pour plusieurs motifs, comme il est indiqué ci-après, mais elle ne poursuit maintenant que les allégations d’évidence et d’absence d’utilité. Elle allègue également qu’elle ne contrefait aucune revendication valide en fabriquant, en construisant, en utilisant ou en vendant son produit.

[14]           Le ministre de la Santé, qui assume diverses responsabilités sous le régime du Règlement AC, dont la délivrance d’un AC à une « seconde personne » telle qu’Apotex, n’a joué aucun rôle actif dans la présente instance.

IV.             LE BREVET 370 EN GÉNÉRAL

[15]           La demande relative au brevet canadien no 2 606 370 a été faite au moyen d’une demande réputée avoir été déposée auprès du Brevet canadien des brevets le 20 septembre 2007. Ce brevet est assujetti aux dispositions de la nouvelle Loi sur les brevets, LRC 1985 c P‑4, car la demande qui s’y applique a été présentée après le 1er octobre 1989.

[16]           La demande a été déposée en vertu des dispositions du Traité de coopération sur les brevets [PCT] et elle revendique la priorité sur une première demande déposée au Bureau des brevets des États-Unis le 21 septembre 2006. Il s’agit là de la date par rapport à laquelle sera tranchée la question de l’évidence.

[17]           La date du dépôt au Canada, soit le 20 septembre 2007, est celle par rapport à laquelle sera tranchée la question de l’utilité (démontrée ou valablement prédite).

[18]           La date de publication, soit celle à laquelle le brevet a été mis à la disposition du public pour examen, est le 21 mars 2008. Il s’agit là de la date à utiliser pour l’interprétation des revendications.

[19]           Le brevet 370 nomme comme inventeurs MM. Bhagwati P. Kabra, Masood A. Chowhan, L. Wayne Schneider et Wesley Wehsin Han, tous des États-Unis. Seul M. Kabra a présenté des éléments de preuve dans le cadre de la présente instance.

[20]           Le brevet 370 a été délivré à Alcon Laboratories Inc., US.

[21]           La durée du brevet 370, à moins que ce dernier soit déclaré invalide, expirera vingt ans après la date du dépôt de la demande au Canada, soit le 20 septembre 2027.

[22]           Le brevet 370 comporte 35 revendications, mais seules les revendications 10 et 13 sont en litige dans la présente instance. L’interprétation des revendications et l’idée originale du brevet sont analysées ci-après.

V.                LA PREUVE

[23]           La preuve a été présentée sous forme d’affidavits et de transcriptions du contre‑interrogatoire d’experts, de pair avec leurs pièces. Tous les experts ont été contre-interrogés. Chaque partie a également présenté en preuve les affidavits de parajuristes en vue de verser des documents dans le dossier et d’attester certains faits.

[24]           La preuve au dossier comporte les éléments suivants.

A.                Pour la demanderesse Alcon

1)                  Kingsley Koo

[25]           Kingsley Koo est parajuriste au cabinet d’avocats d’Alcon. À son affidavit sont joints divers documents, comme le brevet 370, l’avis d’allégation d’Apotex et les références à l’art antérieur d’Apotex.

2)                  Bhagwati Kabra

[26]           M. Kabra est l’un des inventeurs du brevet 370 et il décrit les travaux d’Alcon qui ont mené au TRAVATAN Z ainsi qu’au brevet 370. M. Kabra est titulaire d’une maîtrise et d’un doctorat en génie chimique. Il est au service d’Alcon et de ses prédécesseurs depuis 1993.

3)                  Thorsteinn Loftsson

[27]           M. Loftsson enseigne la pharmacie physique à la Faculté de sciences pharmaceutiques de l’Université d’Islande. Il est titulaire d’une maîtrise et d’un doctorat en chimie pharmaceutique, ainsi que d’une maîtrise en pharmacie. En plus d’enseigner et de mener des recherches, il est administrateur d’une petite société pharmaceutique et membre du conseil d’administration d’une autre. Il est également membre de plusieurs sociétés professionnelles et auteur de plus de 270 publications, et il a été invité à présenter plus d’une centaine d’exposés. Il décrit son expertise en ce qui concerne la formulation de solutions ophtalmiques à usage multiple. Il a été invité par Alcon à, notamment, discuter des habiletés de la personne versée dans l’art, passer en revue les notions scientifiques et les connaissances générales courantes s’appliquant aux solutions ophtalmiques autoconservées, passer en revue le brevet 370, déterminer quelle est l’idée originale des revendications 10 et 13, déterminer quelle est l’utilité du brevet et répondre aux allégations d’Apotex concernant l’antériorité, l’évidence et l’absence d’utilité.

B.                 Pour la défenderesse Apotex

1)                  Lisa Ebdon

[28]           Lisa Ebdon est parajuriste au cabinet d’avocats d’Apotex. À son affidavit sont joints divers documents, dont l’avis d’allégation d’Apotex, les références à l’art antérieur et une copie du brevet 370.

2)                  Christopher Butler

[29]           Christopher Butler est gestionnaire de bureau à Internet Archive, une entreprise exploitant une base de données appelée Wayback Machine, qui donne accès à des versions archivées de documents diffusés sur Internet. M. Butler joint des documents sur les produits SYSTANE obtenus au moyen de la Wayback Machine.

3)                  Lisa Lines

[30]           Lisa Lines est rédactrice médicale et candidate à un doctorat en recherche sur les services de santé à la University of Massachusetts Medical School. Mme Lines a assisté à la réunion annuelle de 2006 de l’Association for Research in Vision and Ophthalmology [ARVO] et en a rendu compte, et cela inclut le produit de remplacement des larmes SYSTANE® FREE d’Alcon.

4)                  John Kent

[31]           M. Kent a obtenu un doctorat en pharmaceutique en 1969 et il a été au service de plusieurs entreprises pharmaceutiques de 1965 à 2008. Il est consultant auprès de l’industrie pharmaceutique depuis 2008. M. Kent a travaillé chez Allergan entre 1990 et 2002. Il décrit son expertise en création de formulations ophtalmiques et signale qu’il a mis au point plus d’une dizaine de produits pharmaceutiques ophtalmiques qui ont été lancés dans le commerce. On lui a demandé, notamment, de décrire la personne versée dans l’art, de faire part de son opinion sur la portée et le sens des revendications, ainsi que sur leur idée originale, d’indiquer si certains documents d’antériorité étaient disponibles au public en date du 21 septembre 2006, si l’art antérieur révélait l’objet des revendications, les différences, s’il y en avait, entre l’état de la technique et l’idée originale des revendications (c’est-à-dire, si le brevet était évident), l’utilité du brevet et si cette utilité avait été démontrée ou valablement prédite. De plus, M. Kent a passé en revue les affidavits de MM. Kabra et Loftsson et il a fait part de ses commentaires.

5)                  Michael Miller

[32]           M. Miller est titulaire d’un doctorat en microbiologie et en biochimie. Il a été au service de Bausch & Lomb à divers titres entre 1991 et 2002, ainsi que d’Eli Lilly de 2003 à 2009, et il occupe actuellement le poste de président de Microbiology Consultants, LLC. Il décrit son expertise dans le domaine des compositions ophtalmiques et de la protection de telles compositions contre une contamination microbienne, notamment en ce qui concerne les compositions ophtalmiques autoconservées. Il a été invité par Apotex à, notamment, présenter certaines notions scientifiques de base et exposer son opinion sur l’état de la technique en date du 21 septembre 2006, sur l’idée originale des revendications, sur les différences entre l’idée originale et l’état de la technique et sur la question de savoir si ces différences seraient évidentes. Il a également été invité à passer en revue et à commenter les affidavits de MM. Kabra et Loftsson.

VI.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[33]           La question générale consiste à savoir s’il y a lieu de rendre une ordonnance interdisant au ministre de la Santé d’accorder à Apotex un avis de conformité pour son produit générique (Apo-Travoprost Z) avant l’expiration du brevet 370. Cette décision dépend de la justification - ou non - des allégations qu’Apotex a formulées à propos de l’invalidité de revendications particulières du brevet 370.

[34]           Apotex allègue que les revendications en litige sont invalides pour cause d’évidence et d’absence d’utilité démontrée ou valablement prédite. Pour situer le contexte dans lequel s’inscrivent l’analyse des allégations, l’évaluation des éléments de preuve et mes conclusions, voici un bref survol des positions d’Alcon et d’Apotex.

A.                La position générale d’Alcon

[35]           Alcon fait remarquer que le brevet concerne une préparation multidoses autoconservée utilisant des composants multifonctionnels pour empêcher une activité microbienne. L’invention est exempte de chlorure de benzalkonium (BAK ou BAC), substance connue pour avoir des effets indésirables. Alcon fait valoir qu’il y a au moins quatre idées originales dans les revendications en litige et que l’invention n’était pas évidente. Alcon fait également valoir que, bien que les idées originales soient multiples et spécifiques, l’utilité promise consiste simplement à fournir une préparation qui satisfasse aux exigences d’efficacité de conservation de l’USP et soit utile, ou qui constitue une solution de rechange. Alcon affirme que cette utilité était valablement prédite.

[36]           Alcon conteste le fait que l’utilité promise consiste également à réduire ou à éliminer les effets toxicologiques. Cependant, soutient-elle, s’il s’agit là de l’utilité promise, elle aussi a été valablement prédite.

[37]           Alcon conteste l’affirmation nouvelle ou révisée d’Apotex concernant l’utilité promise, selon laquelle l’utilité promise est de fournir une composition ou une préparation pharmaceutique « acceptable », où « acceptable » signifie sans possibilité de formation de particules. Elle signale que ce n’est pas ce qu’Apotex a fait valoir dans son AA comme fondement de l’allégation d’absence d’utilité et, cela étant, ce nouveau fondement ne peut pas être examiné.

B.                 La position générale d’Apotex

[38]           Apotex soutient qu’Alcon cherche à interpréter d’une certaine façon l’idée originale du brevet en vue d’en étayer l’inventivité et à l’interpréter d’une autre façon en vue d’en étayer l’utilité, c’est-à-dire de la considérer comme simplement utile.

[39]           Apotex fait valoir que l’invention était évidente : Alcon a cherché à remplacer le BAK par un autre système de conservation de façon à en éviter les effets indésirables, et l’art antérieur lui a enseigné comment procéder pour ce faire. En fait, Alcon n’avait pas à chercher plus loin que le système de conservation qu’elle utilisait dans son produit Systane Free, ou qu’un système similaire. Apotex affirme également que l’art antérieur et les connaissances générales courantes mèneraient la personne versée dans l’art à cette invention.

[40]           Apotex présente également une affirmation nouvelle ou révisée selon laquelle l’utilité promise de la préparation multidoses est de fournir une préparation « acceptable », c’est‑à‑dire exempte de particules. L’affirmation initiale d’Apotex au sujet de l’utilité promise concernait l’utilisation des composants de l’invention dans une solution ophtalmique aqueuse pour éliminer le besoin de recourir au BAK et réduire ou éliminer les effets toxicologiques. Apotex fait valoir que ni l’utilité promise initiale ni l’utilité promise révisée ne faisaient l’objet d’une prédiction valable.

[41]           Apotex avance qu’Alcon ne peut considérer que la résolution du problème posé par les particules fait partie de l’idée originale, mais nier que cela fait partie de l’utilité promise.

[42]           Apotex fait valoir aussi qu’on ne peut pas l’empêcher de répondre à cet aspect de l’idée originale même si elle n’a pas fait valoir qu’il s’agit là de l’utilité promise dans l’AA.

[43]           Le survol des positions des parties souligne la complexité des arguments invoqués dans le cadre de la présente demande. La position des deux parties semble avoir évolué, et les deux ont invoqué des arguments subsidiaires et répondu à ces derniers par d’autres arguments subsidiaires, ce qui complique davantage le règlement des principales questions en litige : les allégations d’évidence et d’absence d’utilité démontrée et valablement prédite. Même si certaines des questions soulevées par les parties ne sont pas déterminantes compte tenu de mes conclusions quant à la portée de l’AA, à l’interprétation des revendications, à la détermination de l’idée inventive et à la détermination de l’utilité promise, j’ai examiné avec soin tous les arguments des parties de même que la preuve volumineuse.

VII.          L’AVIS D’ALLÉGATION

[44]           Dans l’avis d’allégation [AA], Apotex soutient de façon générale que la totalité des revendications du brevet 370 sont invalides pour l’un ou plusieurs des motifs suivants : absence de nouveauté/d’antériorité, évidence, absence d’utilité démontrée, absence de prédiction valable et absence d’utilité.

[45]           Pour ce qui est de l’idée originale, Apotex allègue, à la page 28 :

[traduction]
[…] il n’y a aucune invention dans les revendications du brevet 370 et, par conséquent, il n’y a aucune idée originale dans ces revendications.

Subsidiairement, Apotex allègue que l’idée originale des revendications du brevet 370 est tout au plus l’utilisation des composants énumérés (p. ex. les ions de zinc, le complexe borate‑polyol, etc.) à leur concentration respective dans les solutions ophtalmiques aqueuses revendiquées de façon à éliminer la nécessité de recourir à l’agent de conservation « BAK » et à épargner ainsi la cornée des effets nocifs de cette substance.

[46]           En ce qui concerne les allégations d’évidence, Apotex a décrit l’art antérieur de la façon suivante : l’utilisation d’ions de zinc et d’agents de conservation dans des compositions ophtalmiques, notamment l’art antérieur décrit dans le brevet 370; les complexes borate‑polyol; le travoprost; l’huile de ricin hydrogénée polyoxyéthylénée 40; et l’osmolalité.

[47]           À la page 33, Apotex précise ce qui suit en ce qui concerne les complexes borate‑polyol :

[traduction] De plus, le produit SYSTANE® Free LIQUID GEL, des gouttes oculaires lubrifiantes servant de larmes artificielles commercialisées par Alcon en 2005 et en 2006 aux États‑Unis, contenait un complexe borate‑polyol composé d’acide borique, de sorbitol et de propylèneglycol. Ce produit était également bien connu de la personne versée dans l’art.

[48]           Aux pages 69 et 70, Apotex précise ce qui suit :

[traduction] De plus, en septembre 2006, la personne versée dans l’art aurait compris que le système de conservation à base d’ions de zinc, de borate et de polyol était une solution de rechange viable au BAK dans des solutions ou des compositions ophtalmiques. La personne versée dans l’art aurait su qu’Alcon utilisait un tel système de conservation dans son produit SYSTANE® (larmes artificielles). Par conséquent, la personne versée dans l’art aurait considéré, en septembre 2006, que l’utilisation d’un système de conservation à base d’ions de zinc, de borate et de polyol constituait une solution de rechange prévisible pour remplacer l’utilisation du BAK dans une solution ophtalmique aqueuse.

[49]           L’AA inclut deux publications de McCarthy : McCarthy 1985 (Metal Ions and Microbial Inhibitors) et McCarthy 1989 (The Effect of Zinc Ions on Antimicrobial Activity of Selected Preservatives) dans la liste d’antériorités concernant les ions de zinc en tant qu’agents de conservation, à la page 29.

[50]           En ce qui concerne l’utilité promise, Apotex allègue que l’invention consiste en l’utilisation d’ions de zinc en association avec du borate et, facultativement, des polyols en tant que système de conservation dans des compositions ophtalmiques multidoses. Soulignant que le brevet 370 indique que le BAK est potentiellement nocif pour la cornée et qu’il devrait être évité, Apotex conclut en écrivant ce qui suit : [traduction] « Les systèmes de conservation des compositions/solutions ophtalmiques revendiquées présentent une activité antimicrobienne (“autoconservation”) et entraînent une atténuation ou l’élimination des effets toxicologiques (effets nocifs pour la cornée). Il sera considéré ci‑après qu’il s’agit de “l’utilité promise” ».

[51]           Apotex allègue qu’il était bien connu que le traitement du glaucome nécessitait une diminution de la PIO et l’application du médicament sur l’œil pendant une longue période, et que la personne versée dans l’art saurait que, l’utilité prévue étant d’abaisser la PIO, les compositions ou les solutions dont on promettrait qu’elles atténuent ou éliminent les effets toxicologiques devraient faire l’objet d’une évaluation; cependant, aucune telle évaluation n’a été réalisée. Apotex allègue donc que l’utilité n’est ni démontrée ni valablement prédite par Alcon.

[52]           L’AA signale que plusieurs revendications ne sont pas pertinentes, mais il fait état d’allégations d’évidence et d’absence d’utilité démontrée ou valablement prédite pour toutes les revendications, ainsi qu’il a été signalé plus tôt.

[53]           Ce sont les revendications 10 et 13 qui sont en litige dans la présente demande.

A.                La position d’Alcon sur l’AA

[54]           Alcon reconnaît que l’avis d’allégation d’Apotex allègue que les revendications 10 et 13 sont invalides pour les motifs suivants : l’invention revendiquée est évidente au regard de l’art antérieur et de certains produits d’Alcon; et le brevet 370 promet [traduction] « des compositions/solutions ophtalmiques [qui] présentent une activité antimicrobienne (“autoconservation”) et entraînent une atténuation ou l’élimination des effets toxicologiques (effets nocifs pour la cornée) » et que l’utilité promise n’est ni démontrée ni valablement prédite à la lumière du brevet 370.

[55]           Alcon conteste ces deux allégations.

[56]           Alcon signale également qu’on n’a pas donné suite à d’autres questions évoquées dans l’AA : par exemple, le fait que d’autres revendications du brevet 370 sont antériorisées ou peu pertinentes et que les revendications sont d’une portée plus large que l’invention. Alcon signale que même si l’on n’a pas donné suite à ces questions, elle ne convient pas que les revendications sont antériorisées.

[57]           Alcon fait remarquer que l’AA sert une double fin : elle permet à la première personne de connaître la preuve produite contre elle et elle limite les questions en litige. Elle ajoute qu’Apotex a dépassé les limites en soulevant de nouvelles questions qui ne figurent pas dans l’AA.

[58]           Alcon fait valoir que les questions suivantes n’ont pas été soulevées dans l’avis d’allégation : le fait que les documents de l’art antérieur, et plus particulièrement les publications de McCarthy, établissent des limites quant aux espèces anioniques; les détails relatifs à Systane Free; et l’allégation selon laquelle l’utilité promise dans l’affirmation révisée ou nouvelle concernant une préparation acceptable n’est pas démontrée ou ne fait pas l’objet d’une prédiction valable (d’après la prémisse d’Apotex voulant que la présence de particules dans une solution ophtalmique ne soit pas acceptable).

[59]           Alcon fait valoir qu’il y a une distinction entre le fait de répondre à des preuves que l’on produit à l’égard des allégations formulées dans l’AA et le fait d’avancer de nouvelles allégations ou d’autres fondements d’invalidité concernant ces dernières. Elle ajoute que le fait de répondre à la preuve d’un expert, M. Loftsson en l’occurrence, ne permet pas à Apotex d’invoquer de nouveaux motifs d’invalidité ou de nouveaux fondements pour les allégations présentes dans l’AA.

[60]           Selon Alcon, Apotex ne peut maintenant arguer qu’il n’y a pas de prédiction valable d’une solution ophtalmique acceptable en raison du problème posé par les particules, car cette question n’avait pas été soulevée dans l’avis d’allégation et une telle utilité n’est pas promise.

B.                 La position d’Apotex sur l’AA

[61]           Apotex soutient que l’AA doit comporter un avis suffisant pour que la première personne, Alcon, puisse décider si elle doit déposer son avis de demande ou non. En l’espèce, Alcon a eu un avis suffisant et elle l’a fait. La conduite d’Alcon dans le présent litige montre qu’elle connaissait la preuve à réfuter.

[62]           Apotex fait remarquer qu’Alcon n’a pas tenté d’obtenir d’autres éclaircissements d’Apotex, malgré l’invitation faite dans l’AA à le faire. De plus, Alcon n’a pas déposé d’affidavit indiquant en quoi les omissions alléguées lui avaient porté préjudice. De plus, Apotex fait valoir qu’on ne peut pas la priver de la possibilité de traiter des questions qu’Alcon a soulevées à l’appui de la validité des revendications en litige qu’on n’aurait pas pu anticiper et qui ont été soulevées en réponse à la preuve du seul témoin expert d’Alcon, M. Loftsson.

[63]           Apotex fait valoir qu’Alcon a passé sous silence un élément clé de l’art antérieur qui était particulièrement pertinent eu égard aux allégations d’évidence, à savoir Systane Free, son propre produit. Systane Free était une composition ophtalmique multidoses pour laquelle on avait utilisé des ions de zinc et un complexe borate‑polyol afin d’éviter les agents de conservation classiques. Cependant, l’expert d’Alcon n’a pas tenu compte de Systane Free dans sa recension de l’art antérieur ni dans l’exposé de son opinion sur la question de l’évidence, et il semble qu’on lui ait expressément demandé de ne pas tenir compte de Systane Free.

[64]           Apotex signale que son AA faisait clairement référence à Systane Free à l’appui de ses allégations d’évidence et qu’il orientait le lecteur vers les détails connexes, que l’on pouvait trouver dans un autre document mentionné dans une note de bas de page. Apotex a par la suite produit des éléments de preuve visant à établir que Systane Free avait été commercialisé avant 2006, et ce, en vue de corriger les informations erronées de l’expert d’Alcon, M. Loftsson, à savoir que les détails relatifs à Systane Free n’avaient été disponibles qu’après 2006, soit la date pertinente pour l’évaluation de l’évidence.

[65]           Pour ce qui est des détails relatifs à la composition de Systane Free, qui, d’après Alcon, ne sont pas pertinents et ne devraient pas être pris en considération parce qu’ils n’étaient pas énoncés dans l’AA, Apotex signale que la note de bas de page de l’AA oriente Alcon vers l’un de ses propres documents.

[66]           L’AA indiquait aussi à Alcon d’obtenir des informations ou des éclaircissements à son sujet, et elle ne l’a pas fait. Alcon a demandé d’autres documents, mais pas celui qui avait trait à Systane Free.

[67]           Apotex soutient qu’Alcon ne peut faire valoir avec succès que l’AA était lacunaire, en ce sens qu’il ne contenait pas les détails relatifs à la formulation de Systane Free, compte tenu de ces circonstances et du fait qu’il s’agissait de son propre produit, sur lequel elle avait tous les détails nécessaires.

[68]           En ce qui concerne le fait qu’elle ait mentionné les publications de McCarthy et qu’elle se soit fondée sur elles, Apotex souligne qu’elle a cité la publication dans son avis d’allégation. Apotex précise qu’elle se fonde sur le contenu des publications de McCarthy pour contrer la preuve de M. Loftsson selon laquelle rien dans l’art antérieur n’indiquait que la concentration des espèces anioniques devait demeurer inférieure à 15 mM. Apotex fait remarquer que c’est exactement ce qu’avait fait McCarthy.

[69]           Apotex fait valoir que la position d’Alcon selon laquelle il y a au moins quatre idées originales, dont l’une permet de surmonter la difficulté posée par la formation de particules, est fondée sur la preuve de M. Loftsson, qu’Alcon a adoptée ultérieurement.

[70]           Apotex soutient que l’on doit permettre à une seconde personne de répondre aux questions d’une première personne qu’elle n’aurait pas pu prévoir; sans cela on inciterait la première personne à soulever de nouveaux arguments à l’appui de la validité d’un brevet et de prendre au dépourvu la seconde personne, en sachant que celle-ci ne pourrait pas répondre. Apotex soutient qu’elle a le droit de répondre à toute question ou à toute position qu’Alcon soulève.

[71]           Apotex fait également valoir qu’Alcon affirme que l’avis d’allégation est déficient (c’est‑à‑dire qu’Apotex n’a pas allégué que l’utilité promise englobait le fait d’éviter la formation de particules) uniquement pour faire obstacle à la contestation de l’utilité par Apotex. Apotex argue que, selon la preuve, il n’y avait aucune prédiction valable du fait que les compositions visées par les revendications en litige seraient exemptes de particules. Ainsi, afin d’éviter que la revendication ne soit invalidée parce que l’utilité promise, à savoir d’offrir une composition acceptable, n’aurait pas été établie, Alcon cherche à empêcher Apotex de soulever la question de l’utilité promise révisée.

C.                 Les avis d’allégation : la jurisprudence et les principes applicables

[72]           Apotex se fonde sur la jurisprudence qui conclut  qu’une seconde personne n’est pas tenue d’anticiper la moindre théorie de contrefaçon possible, par exemple : AstraZeneca AB c Apotex Inc., 2005 CAF 183, [2005] ACF no 842 [Omeprazole], au paragraphe 11. Dans le même ordre d’idées, dans l’arrêt Novopharm c Pfizer, 2005 CAF 270, [2005] ACF no 1318, au paragraphe 16, la Cour d’appel a examiné la question du caractère suffisant de l’AA :

[16]      […] Pour juger si l’avis d’allégation de Novopharm est suffisant, la Cour doit évaluer s’il fournissait à Pfizer assez d’information pour lui permettre de comprendre la nature de la preuve à réputer (supra, paragraphe 4). Le critère de la suffisance n’exige pas que Novopharm prévoit toutes les possibilités de contrefaçon, y compris la théorie de Pfizer voulant que du dihydrate serait peut-être utilisé au cours du processus de fabrication du monohydrate en vrac de Novopharm. Comme le souligne le juge Evans dans AstraZeneca AB c. Apotex Inc., 2005 CAF 183, [2005] A.C.F. n °842 (QL), au paragraphe 11 :

Une seconde personne [le fabricant de produits génériques] ne devrait pas être tenue d'anticiper la moindre théorie de contrefaçon possible, aussi conjecturale qu'elle puisse être, dans l'énoncé détaillé étayant ses allégations.

[73]           Dans l’arrêt Novopharm, la Cour d’appel a fait remarquer que Pfizer ne s’était pas retrouvée dans une situation où elle aurait été obligée de deviner les véritables motifs de l’allégation et, aussi, que Pfizer avait soulevé la question en déposant le témoignage de son expert.

[74]           On ne peut pas s’attendre à ce que la seconde personne anticipe la moindre théorie possible, mais il ressort de la jurisprudence qu’il est nécessaire de se conformer aux exigences de l’AA.

[75]           Dans la décision Bayer Inc. c Cobalt Pharmaceuticals Co., 2013 CF 1061, [2013] ACF no 1152 [Bayer], aux paragraphes 34 à 36, le juge Hughes a souligné que la seconde personne est tenue d’évoquer tous les faits et tous les arguments juridiques sur lesquels elle se fondera dans son AA et qu’elle ne peut pas invoquer de nouveaux arguments, de nouvelles allégations, de nouveaux faits ou de nouveaux documents d’antériorité qui ne sont pas mentionnés dans l’AA. Cette approche peut paraître « radicale », a-t-il reconnu, mais il « est tout aussi radical de la part de la première personne qui a pris l’initiative d’introduire l’instance de devoir faire face à des allégation et des faits mouvants », ajoutant que « [d]ans l’état actuel des choses, la Cour doit rejeter les arguments fondés sur des faits ou des documents qui n’étaient pas mentionnés dans l’avis d’allégation, et la Cour ne peut accepter d’examiner de nouvelles allégations. »

[76]           Ce principe a été appliqué aux questions qui se sont posées après que l’AA a été signifié et dont la seconde personne n’aurait pas été au courant.

[77]           Dans la décision Pfizer Canada Inc. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 547, [2011] ACF no 686, aux paragraphes 197 et 198, le juge Hughes a traité de l’argument de Mylan selon lequel certaines des données d’essai que comportait le brevet en litige étaient inexactes. L’AA n’a pas soulevé la question de savoir si les essais et la série de données décrits dans le brevet présentaient de manière exacte ce qui avait été réalisé chez Eisai. Le juge Hughes a conclu que la Cour ne pouvait pas prendre en compte de telles questions, faisant remarquer que « [l]a question en litige dans la présente instance relative à un AC doit être décidée sur la base du texte de l’avis d’allégation ».

[78]           La Cour d’appel y a souscrit, notant que le juge Hughes était conscient que Mylan n’aurait pas pu savoir que les données étaient inexactes avant que l’AA soit signifié et qu’elle n’aurait donc pas pu inclure une telle allégation dans son AA (Pfizer Canada Inc. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2012 CAF 103, [2012] ACF no 386). Cependant, l’AA ne contenait pas l’allégation selon laquelle les travaux faits par la demanderesse Eisai n’étaient pas décrits de manière complète et exacte dans le brevet. La Cour a déclaré, au paragraphe 29 :

29        Il est de jurisprudence constante que l’avis d’allégation délimite le cadre de l’instance introduite en vertu du Règlement AC et que toute allégation qui ne fait pas partie de cet avis ne peut être examinée dans l’instance […]. La procédure spéciale prévue par le Règlement AC est censée être une procédure sommaire. Il n’y a pas d’enquête préalable et l’instance se limite donc nécessairement aux moyens de droit et allégations de fait précises articulées dans l’avis d’allégation, lequel ne peut être par la suite modifié. Il s’agit d’une caractéristique généralement reconnue des instances introduites en vertu du Règlement AC.

[79]           La Cour d’appel a également signalé, au paragraphe 31, que la portée des allégations formulées dans dans un AA doit être décidée dans chaque affaire en tenant compte du libellé de l’AA et des éléments de preuve et que chaque affaire dépend dans une large mesure des faits qui lui sont propres.

[80]           Il a aussi été conclu que l’absence d’un affidavit était un facteur pertinent pour ce qui était de savoir si de nouvelles questions, non soulevées dans l’AA, portaient préjudice à la première personne.

[81]           Dans l’arrêt Aventis Pharma Inc. c Apotex Inc., 2006 CAF 64, [2006] ACF no 208, au paragraphe 15, la Cour d’appel a conclu que la juge des requêtes avait examiné le caractère suffisant de l’AA en ce qui avait trait au caractère valable de la prédiction, qu’elle avait appliqué le droit pertinent et qu’elle avait conclu que l’AA avait prévenu Aventis que la question du caractère valable de la prédiction serait soulevée. La Cour d’appel a confirmé que la juge des requêtes avait considéré à juste titre que l’absence d’affidavit de la part d’Aventis « était révélat[rice] » dans son examen du caractère suffisant de l’AA.

[82]           La Cour d’appel a fait des commentaires analogues dans l’arrêt Omeprazole, précité, au paragraphe 13, au sujet de l’absence d’un affidavit d’AstraZeneca pour décrire comment l’absence de précisions dans l’AA d’Apotex l’avait empêchée de décider s’il y avait lieu de le contester.

D.                La portée de l’avis d’allégation

[83]           Il est nécessaire de déterminer la portée des allégations dans chaque cas en prenant pour base le libellé de l’avis d’allégation en litige, de même que les éléments de preuve présentés.

[84]           En l’espèce, l’avis d’allégation soulevait des allégations d’invalidité fondées sur l’évidence, et des allégations d’absence d’utilité démontrée ou valablement prédite fondées sur l’utilité promise initiale alléguée par Apotex, c’est‑à‑dire l’utilisation d’ions de zinc en association avec du borate et, facultativement, avec des polyols en tant que système de conservation dans des compositions ophtalmiques multidoses, et une atténuation ou une élimination concomitante des effets toxicologiques (effets nocifs pour la cornée). L’avis d’allégation n’alléguait pas l’absence d’une utilité valablement prédite relativement à une composition ophtalmique acceptable, ce que fait maintenant valoir Apotex.

[85]           Il ressort clairement de la jurisprudence que le fabricant de produits génériques ou la seconde personne ne peut pas formuler de nouveaux arguments, ni invoquer de nouvelles allégations, de nouveaux faits ou de nouveaux documents d’antériorité qui n’ont pas été énoncés dans l’avis d’allégation.

[86]           Apotex ne se fonde pas sur de nouveaux éléments de l’art antérieur car ce dernier a été entièrement décrit dans l’AA, y compris les renvois à Systane Free et à McCarthy.

[87]           Systane Free a été expressément mentionné dans l’AA et cela avisait suffisamment Alcon qu’on l’invoquerait en tant qu’élément de l’art antérieur. Alcon a été orientée vers les détails du produit et, comme il s’agissait d’un des propres produits, elle ne peut pas faire valoir de manière crédible que la note de bas de page était insuffisante.

[88]           Pour ce qui est de la référence faite à McCarthy, les deux publications ont été mentionnées dans l’AA, mais sans détails quant à la raison pour laquelle on se fonderait sur elles.

[89]           Apotex ne se fonde pas non plus sur de nouvelles allégations; les allégations sont toujours l’évidence et l’absence d’utilité démontrée ou valablement prédite. Cependant, Apotex soulève des faits sous‑jacents nouveaux et différents pour appuyer les allégations d’invalidité en faisant valoir que l’utilité promise concerne une préparation acceptable, c’est‑à‑dire exempte de particules.

[90]           Je ne suis pas convaincue par l’argument d’Apotex selon lequel, étant donné qu’Alcon n’a pas indiqué dans son avis de demande que la résolution du problème de particules est l’une des idées originales, Apotex ignorait que l’idée originale était une question litigieuse et qu’il faut maintenant l’autoriser à faire valoir un nouveau fondement pour son allégation d’absence d’utilité démontrée ou valablement prédite, une allégation alignée de plus près sur cet aspect proposé de l’idée originale. Il n’est pas inusité ou surprenant qu’Alcon fasse valoir son point de vue sur l’idée originale ou qu’elle conteste l’idée originale qu’allègue Apotex.

[91]           La question de la promesse révisée d’utilité d’une formulation acceptable est un fondement nouveau pour l’allégation d’absence d’utilité démontrée ou valablement prédite. Apotex semble maintenant s’appuyer davantage sur cette promesse que sur sa revendication originale de l’utilité promise. Apotex argue cependant que la résolution du problème posé par les particules ne fait pas partie de l’idée originale. Elle fait valoir, subsidiairement, que si la Cour conclut que c’est le cas, il faut que l’utilité promise s’aligne sur cet aspect de l’idée originale.

[92]           La jurisprudence est claire : l’instance se limite aux fondements juridiques et aux allégations de fait précises qui sont énoncés dans un avis d’allégation.

[93]           J’ai examiné si le fait d’autoriser Apotex à invoquer ce nouveau fondement pour l’allégation d’absence d’utilité valablement prédite, même s’il n’est pas expressément prévu et n’est pas énoncé dans son AA, amène Alcon à « faire face à des allégations et des faits mouvants ».

[94]           Apotex a clairement invoqué un nouveau fondement ou argument factuel qui n’était pas inclus dans l’AA pour étayer ou préciser ses allégations d’absence d’utilité. Par contre, Alcon n’a pas produit d’affidavit qui prouve de quelle façon le fait de répondre au nouvel argument lui causerait préjudice. Alcon a déposé la présente demande et elle a invoqué de nombreux arguments en réponse à Apotex et fait état de nouvelles questions que l’on n’aurait pas pu prévoir avant la preuve de M. Loftsson.

[95]           Pour ce qui est de la nouvelle allégation concernant l’utilité promise, je me dois de souscrire à ce qu’a déclaré le juge Hughes dans la décision Bayer, précitée : « [d]ans l’état actuel des choses, la Cour doit rejeter les arguments fondés sur des faits ou des documents qui n’étaient pas mentionnés dans l’avis d’allégation, et la Cour ne peut accepter d’examiner de nouvelles allégations ». La Cour ne traitera pas de l’allégation d’absence d’utilité fondée sur la promesse d’une formulation « acceptable ».

[96]           Cependant, une bonne partie des arguments détaillés d’Apotex concernant la question des particules a été fournie en réponse à l’argument d’Alcon selon lequel cette question fait partie de l’idée originale. Par conséquent, Apotex peut répondre à la position d’Alcon concernant l’idée originale, mais elle ne peut se fonder sur une promesse révisée concernant une préparation « acceptable » (c’est‑à‑dire exempte de particules) et prétexter une invalidité pour absence d’utilité.

[97]           Malgré la conclusion à laquelle je suis parvenue, à savoir que l’affirmation révisée concernant l’utilité promise dépasse la portée de l’avis d’allégation, cela n’a aucune incidence sur l’issue de la cause parce que la résolution du problème posé par les particules ne fait pas partie de l’idée originale.

VIII.       LA CHARGE DE LA PREUVE

[98]           Apotex soutient qu’elle a fait jouer les questions d’absence d’utilité (démontrée et valablement prédite) et d’évidence et qu’Alcon a maintenant la charge d’établir que les allégations sont injustifiées. Elle soutient qu’Alcon ne s’est pas acquittée de cette charge selon la prépondérance des probabilités et que, si la Cour vient à conclure que la preuve s’équilibre, il lui faudra conclure qu’Alcon ne s’est pas acquittée de sa charge.

[99]           La jurisprudence établit qui a la charge de prouver les allégations.

[100]       Comme il a été signalé dans le dossier T‑1666‑12 (Alcon c Apotex), qui a été instruit juste avant la présente demande et qui porte sur un brevet différent, comme point de départ, lorsque la validité d’un brevet est en litige, il est présumé que ce brevet est valide. Cependant, lorsqu’un fabricant de produits génériques (une seconde personne), Apotex en l’occurrence, soulève des allégations d’invalidité et produit des éléments de preuve capables d’établir l’invalidité du brevet, on dit de ce fabricant qu’il « fait jouer » la question en litige. C’est ensuite le fabricant de produits de marque ou la partie demanderesse (la première personne), Alcon en l’occurrence, qui a la charge d’établir selon la prépondérance des probabilités que la totalité des allégations d’invalidité sont injustifiées : voir Lundbeck Canada Inc. c Ratiopharm Inc., 2009 CF 1102, [2009] ACF no 1466; Abbott Laboratories c Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 153, [2007] ACF no 543, aux paragraphes 9 et 10; Pfizer c Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 209, [2007] ACF no 767, au paragraphe 109 (CAF); Allergan Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2012 CF 767 [Allergan], au paragraphe 42, résultat conf. par 2012 CAF 308; Pfizer Canada Inc. c Pharmascience Inc., 2013 CF 120, [2013] ACF no 111, aux paragraphes 24 à 27; Bayer c Cobalt, 2013 CF 573.

[101]       Le juge O’Reilly a décrit la voie à suivre pour ce qui est de la charge de la preuve dans la décision Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2007 CF 26, [2007] ACF no 36 (conf. par 2007 CAF 195, demande de pourvoi no 32169 refusée (1er novembre 2007)), aux paragraphes 9 et 12, qualifiant la charge imposée à la défenderesse d’« “obligation de présentation de preuve” – une obligation de produire simplement une preuve d’invalidité ». La défenderesse se doit de produire des éléments de preuve pour donner à ses allégations un semblant de réalité et, si elle le fait, elle a « fait jouer » les questions en litige et la présomption de validité ne s’applique plus. La demanderesse doit alors s’acquitter, à la satisfaction du tribunal, selon la prépondérance des probabilités, de la charge de la preuve qui lui incombe juridiquement.

[102]       En l’espèce, si le fabricant de produits génériques, Apotex, ne produit aucune preuve à l’égard d’un motif d’invalidité allégué, il s’ensuit que la présomption n’est pas réfutée. Dans le même ordre d’idées, si Apotex produit des éléments de preuve, mais que ceux-ci sont insuffisants pour qu’elle s’acquitte de sa charge ou n’ont pas un « semblant de réalité », elle n’aura pas fait jouer les questions en litige, et Alcon continuera de se fonder sur la présomption de validité pour obtenir son ordonnance d’interdiction.

[103]       Toutefois, si Apotex présente une preuve suffisante pour donner à ses allégations un semblant de réalité, il s’ensuit que la présomption de validité est réfutée et la question en litige devient celle de savoir si Alcon a établi que les allégations d’invalidité d’Apotex sont injustifiées.

[104]       Dans la décision Allergan, au paragraphe 42, le juge Hugues a énoncé les mêmes principes que ceux mentionnés ci-dessus, principes qu’il avait exposés dans sa décision concernant une affaire antérieure : GlaxoSmithKline Inc. c Pharmascience Inc., 2011 CF 239, [2011] ACF no 287, aux paragraphes 43 et 44, et où il avait noté six étapes que comporte l’évaluation des allégations et la charge de preuve applicable. Le juge Hughes a indiqué, à la suite de l’étape 5, qui est l’évaluation de la preuve selon la prépondérance des probabilités :

6.         Si la preuve de l’une et l’autre partie s’équivaut à l’étape 5 (ce qui est rare), le requérant (la première personne) n’aura pas réussi à démontrer l’absence de fondement de l’allégation d’invalidité et n’aura pas droit à la délivrance de l’ordonnance d’interdiction sollicitée.

[105]       Dans la décision Biovail Corp. c Canada (Ministre de la Santé), 2010 CF 46, [2010] ACF no 46, aux paragraphes 40, 41 et 107, le juge Kelen a appliqué cette démarche en six étapes, a appliqué son analyse du droit à la preuve et a conclu que la preuve s’équivalait à l’étape de l’essai allant de soi, signalant, au paragraphe 107 :

[…] Étant donné que la demanderesse a le fardeau de la preuve et que la Cour a conclu que la preuve relative au critère de l’« essai allant de soi » s’équilibre, il en résulte que la demanderesse ne s’est pas acquittée de son fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’allégation à cet égard était non justifiée. Pour ces motifs, la Cour doit rejeter la présente demande.

[106]       En l’espèce, Apotex a soulevé des allégations dans son AA et a produit une preuve suffisante à propos de l’invalidité du brevet pour cause d’évidence et d’absence d’utilité démontrée ou valablement prédite pour faire jouer ses questions et allégations de nature générale. Comme il a été mentionné plus tôt, l’allégation d’absence d’utilité qui repose sur l’affirmation révisée de l’utilité promise déborde le cadre de l’AA. Alcon a maintenant la charge d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que les allégations sont injustifiées.

IX.             LA PERSONNE VERSÉE DANS L’ART

[107]       Nul ne conteste les qualités de la personne versée dans l’art.

[108]       Au paragraphe 21 de son affidavit, M. Loftsson propose que la personne versée dans l’art est [traduction] « un spécialiste de la formulation de produits pharmaceutiques ou une personne ayant un diplôme universitaire de premier cycle en chimie organique, en biochimie, en chimie médicinale ou en génie chimique, par exemple », et que cette personne « aurait également vraisemblablement un diplôme universitaire supérieur en sciences pharmaceutiques ou en pharmacologie, ainsi que de trois à cinq années d’expérience dans la formulation de produits ophtalmiques, notamment des solutions ».

[109]       Au paragraphe 46 de son affidavit, M. Miller affirme que la personne versée dans l’art aurait un doctorat en microbiologie ou en chimie (ou dans un domaine connexe) et au moins quelques années d’expérience relativement à la formulation de produits ophtalmiques, ou qu’elle aurait un baccalauréat ou une maîtrise en microbiologie ou en chimie (ou dans un domaine connexe) et une expérience considérable (d’au moins cinq ans) de la formulation de produits ophtalmiques. Il ajoute que cette personne ferait partie d’une équipe multidisciplinaire et qu’elle ferait appel à ses propres habiletés, ainsi qu’aux habiletés spécialisées des autres membres de l’équipe, pour résoudre d’éventuels problèmes concernant la formulation.

[110]       Au paragraphe 45 de son affidavit, M. Kent exprime l’avis selon lequel la personne versée dans l’art serait une équipe de personnes comptant des spécialistes des sciences pharmaceutiques ou de la formulation de produits pharmaceutiques et des microbiologistes sachant comment formuler des compostions ophtalmiques, et en particulier des solutions ophtalmiques multidoses autoconservées. Les membres de cette équipe auraient un doctorat en chimie, en pharmacie, en microbiologie ou dans un domaine connexe ainsi qu’une expérience limitée, ou un baccalauréat ou une maîtrise dans ces domaines et une expérience plus importante (d’au moins cinq ans) de la formulation de ce type de préparations ophtalmiques autoconservées.

[111]       Dans le cas du brevet 370, il est donc possible de décrire la personne versée dans l’art de la façon suivante :

  • Une équipe de personnes comprenant des spécialistes des sciences pharmaceutiques ou de la formulation de produits pharmaceutiques et des microbiologistes. Ces personnes sauraient comment formuler des compositions ophtalmiques et en particulier des solutions ophtalmiques multidoses autoconservées destinées à être administrées par voie topique. Les membres de l’équipe auraient un doctorat en chimie, en pharmacie, en microbiologie ou dans un domaine connexe et une expérience limitée (jusqu’à trois ans), ou un baccalauréat ou une maîtrise dans ces domaines et une expérience plus importante (d’au moins cinq ans) de la formulation de ce type de préparations ophtalmiques autoconservées.

X.                LE BREVET 370 DANS SES DÉTAILS

[112]       Le titre du brevet canadien no 2 606 370 est Préparations pharmaceutiques aqueuses à autoconservation.

[113]       À la page 1 du brevet, le résumé de l’invention précise ce qui suit :

[traduction] La présente invention concerne des compositions pharmaceutiques autoconservées. L’invention concerne plus précisément des compositions pharmaceutiques aqueuses multidoses formulées de façon à présenter une activité antimicrobienne suffisante pour satisfaire aux exigences d’efficacité de conservation de la United States Pharmacopeia (« USP ») ainsi qu’à d’autres lignes directrices analogues en vigueur dans d’autres pays, sans nécessiter la présence d’un agent de conservation antimicrobien classique, comme le chlorure de benzalkonium, le polyquaternium‑1, le peroxyde d’hydrogène (p. ex. le perborate de sodium) ou des agents contenant du chlore. L’autoconservation de ces compositions est assurée par une association unique de critères et de composants de formulation.

[114]       On explique ensuite, dans le brevet, que de nombreuses compositions pharmaceutiques doivent être stériles, et que les procédés à employer pour produire de telles compositions sont bien connus des personnes versées dans l’art. Le brevet souligne également que la stérilité des produits multidoses peut être compromise si ceux‑ci sont exposés à l’air ambiant ou à d’autres sources de contamination. Il faut donc employer un moyen quelconque pour prévenir une contamination : soit un agent chimique, soit un système de conditionnement.

[115]       Il est ensuite précisé dans le brevet que, pour réduire au minimum le risque d’effets nocifs pour la cornée, il est préférable d’utiliser des agents de conservation antimicrobiens qui sont relativement non toxiques à la concentration la plus faible possible (que l’on décrit au moyen de l’expression « la concentration minimale requise pour que soit assurée la fonction antimicrobienne de ces substances »).

[116]       Il est indiqué dans le brevet que l’équilibre entre l’efficacité antimicrobienne et les effets toxicologiques des agents de conservation est parfois difficile à atteindre, et que les faibles concentrations sont parfois insuffisantes pour assurer le degré requis d’activité antimicrobienne.

[117]       À la page 3, le brevet indique qu’il est nécessaire de s’attaquer à ce problème comme suit :

[traduction] Il est par conséquent nécessaire de trouver un moyen d’accroître l’activité des agents antimicrobiens, de façon que l’on puisse utiliser même de très faibles concentrations de ces agents, sans faire augmenter le risque d’effets toxicologiques et sans exposer les patients à un risque inacceptable de contamination microbienne et aux infections ophtalmiques qui en découleraient.

[118]       Le brevet précise que l’on a eu recours à des composants multifonctionnels pour accroître l’activité antimicrobienne des compositions ophtalmiques et cite divers documents de l’art antérieur portant sur l’utilisation de composants multifonctionnels, notamment plusieurs brevets américains.

[119]       Le brevet indique, à la page 3 :

[traduction] L’utilisation de zinc pour accroître l’activité antimicrobienne de compositions pharmaceutiques, et notamment de solutions ophtalmiques, est une technique bien connue, comme en témoignent les articles et publications relatives à des brevets suivants, de même que le brevet américain no 6 348 190 et le brevet japonais no 2003‑104870, précités (qui renvoient à l’art antérieur relativement aux composants multifonctionnels).

[120]       Le brevet cite ensuite une série de documents de l’art antérieur relativement au zinc, notamment :

McCarthy, “Metal Ions and Microbial Inhibitors”, Cosmetic & Toiletries, 100 :69‑72 (Feb. 1985);

Zeelie et al., “The Effects of Selected Metal Salts on the Microbial Activities of Agents used in the Pharmaceutical and Related Industries”, Metal Compounds in Environment and Life, 4 :193‑200 (1992).

[121]       Le brevet fait également état de Zeelie, 1998 et de McCarthy, 1980, de même que de plusieurs brevets américains.

[122]       À la page 4, le brevet mentionne :

[traduction]
La présente invention concerne des systèmes de conservation améliorés contenant des ions de zinc.

Les compositions de la présente invention sont des produits multidoses pour lesquels il n’est pas nécessaire d’utiliser un agent de conservation antimicrobien classique (comme le chlorure de benzalkonium) et qui sont tout de même protégés contre une contamination microbienne. Ces compositions sont décrites dans l’art antérieur comme étant « exemptes d’agents de conservation » (voir par exemple le brevet américain no 5 597 559 délivré à Olejnik et al.). Les compositions qui sont protégées contre une contamination microbienne en raison de l’activité antimicrobienne inhérente d’un ou de plusieurs composants de la composition sont également décrites dans l’art antérieur comme étant « autoconservées » (voir par exemple le brevet américain no 6 492 361 délivré à Muller et al.).

[123]       Le brevet renvoie le lecteur à l’article de Kabara et al. publié en 1997, qui portait sur les compositions pharmaceutiques autoconservées exemptes d’agents de conservation.

[124]       Aux pages 5 et 6, le résumé de l’invention précise ce qui suit :

[traduction]
La présente invention concerne l’autoconservation de compositions ophtalmiques aqueuses par le recours à de très faibles concentrations d’ions de zinc. La présente invention repose en partie sur le fait que, pour utiliser de faibles concentrations d’ions de zinc afin d’assurer l’autoconservation de compositions ophtalmiques multidoses ayant un pH et une osmolalité ophtalmologiquement acceptables, il faut respecter certains paramètres de formulation. Plus précisément, la concentration des anions tampons utilisés pour maintenir le pH dans un intervalle ophtalmologiquement acceptable doit être limitée à une valeur maximale de 15 millimolaires (« mM »), afin qu’il n’y ait aucune interférence avec l’activité antimicrobienne des ions de zinc.

De plus, il a été déterminé qu’il est possible d’accroître l’activité antimicrobienne des compositions contenant du zinc de la présente invention en utilisant des ions de zinc en association avec du borate ou un complexe borate‑polyol, et que si l’on a recours à une telle association, l’utilisation de propylèneglycol est fortement privilégiée, de façon à éviter les interactions ioniques entre les espèces anioniques et les cations de zinc qui peuvent survenir avec d’autres polyols (par exemple le sorbitol).

Il a également été déterminé qu’il était possible d’accroître l’efficacité des systèmes de conservation à base de zinc visés par la présente invention : i) en limitant la concentration des cations multivalents de métaux autres que le zinc (p. ex. de calcium ou de magnésium) dans les compositions de la présente invention; et ii) en limitant la concentration de sels ionisés (p. ex. de chlorure de sodium ou de chlorure de potassium) dans lesdites compositions. Comme il est décrit de façon plus détaillée ci‑après, les compositions de la présente invention sont de préférence exemptes ou essentiellement exemptes de sels ionisés et de cations multivalents de métaux autres que le zinc.

Les compositions multidoses autoconservées de la présente invention possèdent plusieurs avantages par rapport aux compositions ophtalmiques existantes : i) lesquelles sont conditionnées en tant que produits « à dose unique » ou « unitaires », de façon qu’il ne soit pas nécessaire d’utiliser un agent de conservation antimicrobien (p. ex. les gouttes oculaires lubrifiantes BION®TEARS, commercialisées par les Laboratoires Alcon, inc.), ou ii) dont la conservation est assurée par des agents dits « disparaissants », comme le système à base de chlorites décrit dans les brevets américains nos 5 424 078, 5 736 165, 6 024 954 et 5 858 346 (p. ex. les gouttes artificielles « REFRESH Tears™ », commercialisées par Allergan) ou le système à base de peroxyde décrit dans les brevets américains nos 5 607 698, 5 683 993, 5 725 887 et 5 858 996 (p. ex. les larmes artificielles « GenTeal™ Tears », commercialisées par CIBA Vision).

Contrairement à ces produits commercialisés, les compositions ophtalmiques multidoses de la présente invention satisfont aux exigences en matière d’efficacité de conservation de l’USP, ainsi qu’à des exigences analogues en vigueur dans d’autres pays, notamment à celles de la pharmacopée japonaise (« JP ») et de la pharmacopée européenne (« EP »), sans contenir d’agents de conservation antimicrobiens classiques, comme les chlorites ou le peroxyde d’hydrogène.

Les observations précitées concernant le zinc peuvent être appliquées pour accroître l’activité antimicrobienne de divers types de compositions pharmaceutiques. Cependant, la présente invention concerne plus particulièrement des solutions ophtalmiques aqueuses qui sont efficaces pour prévenir une contamination microbienne sans contenir d’agents de conservation antimicrobiens classiques, comme le chlorure de benzalkonium (« BAC »), le polyquaternium‑1, les chlorites ou le peroxyde d’hydrogène.

[125]       Sont décrites aux pages 6a à 6c diverses réalisations de l’invention. Il est indiqué que l’invention permet d’utiliser le travoprost dans une composition ou une solution de l’invention dans le but d’abaisser la pression intraoculaire. La description détaillée de l’invention, commençant à la page 6c, décrit la concentration privilégiée des ions de zinc, la concentration privilégiée des espèces anioniques, la préférence relative à l’exclusion d’anions multivalents tampons autres que des complexes borate‑polyol, ainsi que d’autres substances privilégiées et non privilégiées.

[126]       À la page 10, le brevet précise :

[traduction] La présente invention concerne des compositions ophtalmiques multidoses autoconservées présentant une activité antimicrobienne suffisante pour satisfaire aux exigences de l’USP concernant l’efficacité de conservation, de même qu’à d’autres normes en matière d’efficacité de la conservation s’appliquant aux compositions pharmaceutiques aqueuses, sans contenir d’agents de conservation antimicrobiens classiques.

[127]       À la page 11, on trouve un tableau présentant des normes d’efficacité de conservation s’appliquant aux solutions ophtalmiques multidoses qui sont en vigueur aux États‑Unis et ailleurs.

[128]       Aux pages 11 à 15 figure une description de divers agents thérapeutiques, substances et concentrations facultatifs.

[129]       À la page 13 du brevet, il est indiqué que l’invention concerne particulièrement l’utilisation de compositions ophtalmiques multidoses autoconservées dans le traitement de certaines affections, et que les compositions sont particulièrement utiles en tant que larmes artificielles, lubrifiants oculaires ou autres produits utilisés pour traiter la sécheresse oculaire ainsi que d’autres affections associées à une inflammation ou à un inconfort oculaires. Étant donné que le produit est appliqué directement sur les yeux, il est précisé dans le brevet que la composition doit être formulée de façon que son pH et sa tonicité soient compatibles avec l’œil.

[130]       L’intervalle de pH privilégié pour les compositions destinées à être appliquées directement sur l’œil est décrit comme allant de 4 à 9, de préférence de 5,5 à 8,5, et idéalement de 5,5 à 8,0. En soulignant qu’un pH légèrement alcalin accroît l’activité antimicrobienne, le brevet indique qu’un pH de 7,0 à 8,0 est privilégié.

[131]       À la page 14 du brevet, il est précisé qu’un ajustement peut être nécessaire lorsqu’on utilise des excipients cationiques ou anioniques. Il est notamment écrit que : [traduction] « Par exemple, le surfactant non ionique “huile de ricin hydrogénée polyoxyéthylénée 40” peut être utilisé pour la solubilisation ou la stabilisation de médicaments, comme le travoprost. Cependant, il a été déterminé que l’acide 12‑hydroxystéarique, un composé anionique présent en tant qu’impureté et que produit de dégradation potentiel de l’excipient “huile de ricin hydrogénée polyoxyéthylénée 40”, interagit avec le zinc et forme des particules. »

[132]       Il est indiqué aux lignes 28 à 31 du brevet que, pour éviter la formation de particules dans une composition contenant ces composants, il faut que le pH de la composition soit situé dans un intervalle de 5,0 à 6,0, et de préférence de 5,5 à 5,9. On renvoie ensuite le lecteur à l’exemple Y.

[133]       Aux pages 15 à 38, les exemples A-Z et AA-DD décrivent les réalisations ou les aspects de l’invention.

[134]       Les trente-cinq revendications du brevet sont énoncées aux pages 40 et 41.

[135]       Seules deux revendications, la 10 et la 13, sont en litige dans la présente demande. Étant donné que la revendication 10 est subordonnée aux revendications 1 à 9, lesquelles sont elles-mêmes subordonnées, en cascade, à la revendication 1, cette dernière est énoncée elle aussi.

[136]       Revendication 1 – Une composition ophtalmique multidoses autoconservée comprenant des ions de zinc à une concentration de 0,04 à 0,4 mM, où la concentration des espèces anioniques est inférieure à 15 mM.

[137]       Revendication 10 – Une composition selon l’une ou l’autre des revendications 1 à 9, contenant également du travoprost en tant qu’ingrédient thérapeutiquement actif.

[138]       Revendication 13 – Une solution ophtalmique topique comprenant :

         0,004 % m/v de travoprost;

         de l’huile de ricin hydrogénée polyoxyéthylénée 40;

         un système de conservation comprenant a) de l’acide borique, b) du propylèneglycol, c) du sorbitol et d) du chlorure de zinc à une concentration de 0,04 à 0,4 mM;

         une concentration d’hydroxyde de sodium et/ou d’acide chlorhydrique permettant de ramener le pH de la solution à une valeur située entre 5,5 et 5,9;

         de l’eau purifiée;

et où :

o   la solution est exempte de chlorure de benzalkonium et de tout autre agent de conservation antimicrobien;

o   la concentration des espèces anioniques est inférieure à 15 mM;

o   l’osmolalité est située dans un intervalle de 250 à 330 mOsm/kg.

[139]       Comme mentionné précédemment, la revendication 10 dépend d’une cascade d’éléments et d’une série d’autres dépendances énoncés dans les revendications 1 à 9. Alcon fait valoir que la revendication 10, lue en fonction des revendications 9, 5, 3 et 1, revendique une composition ophtalmique multidoses autoconservée comprenant :

         du travoprost;

         des ions de zinc, à une concentration de 0,1 à 0,4 mM;

         un complexe borate‑polyol, où ledit polyol est du propylèneglycol et du sorbitol;

         et où :

o   la concentration des espèces anioniques est inférieure à 15 mM;

o   la concentration des anions multivalents tampons est inférieure à 5 mM;

o   la concentration des ions multivalents métalliques est inférieure à 5 mM;

o   la concentration des sels ionisés est inférieure à 50 mM.

[140]       Les experts appuient cette interprétation de la revendication 10.

XI.             L’INTERPRÉTATION DES REVENDICATIONS

A.                L’interprétation d’un brevet et de ses revendications : la jurisprudence et les principes applicables

[141]       Les principes régissant l’interprétation des revendications sont bien établis.

[142]       Le juge Hughes a présenté un résumé utile des principes applicables après avoir examiné la totalité de la jurisprudence dans la décision Pfizer Canada Inc. c Pharmascience Inc., 2013 CF 120, [2013] ACF no 111 :

[64]      Les cours de justice ont formulé de nombreuses directives sur l’interprétation d’une revendication. Pour résumer :

         il faut d’abord interpréter la revendication avant d’envisager les questions de validité et de contrefaçon;

         sur le plan du droit, seule la Cour peut se charger de l’interprétation;

         la Cour doit interpréter la revendication du point de vue de la personne versée dans l’art à qui le brevet est destiné;

         la Cour peut se faire aider par des experts pour élucider le sens de phrases ou de mots particuliers, ou s’informer de l’état de la technique à la date à laquelle la revendication a été publiée;

         la Cour doit lire la revendication dans le contexte général du brevet, ce qui inclut la description et les autres revendications;

         la Cour doit éviter de faire siennes les prétentions trop avantageuses de la description;

         la Cour ne doit pas limiter la revendication aux exemples spécifiques cités dans le brevet;

         la Cour doit s’efforcer d’interpréter la revendication d’une manière qui donne corps à l’intention de l’inventeur;

         la Cour doit s’efforcer d’appuyer une invention méritoire.

B.                 Que disent les experts?

[143]       M. Loftsson présente son opinion au sujet de l’interprétation des revendications à partir du paragraphe 199 de son affidavit. Il définit les termes « multidoses », « autoconservée » et « espèces anioniques », comme l’ont fait les autres experts.

[144]       M. Loftsson fait remarquer que les revendications 1 à 9 concernent des compositions ophtalmiques multidoses autoconservées, sans aucune mention des ingrédients actifs.

[145]       Au paragraphe 211, M. Loftsson précise que la revendication 10 revendique une composition formulée selon l’une ou l’autre des revendications 1 à 9 qui contient du travoprost en tant qu’ingrédient thérapeutiquement actif.

[146]       En ce qui concerne la revendication 13, M. Loftsson indique au paragraphe 215 qu’elle concerne une solution ophtalmique topique comportant les composants suivants :

  • 0,004 % m/v de travoprost;
  • de l’huile de ricin hydrogénée polyoxyéthylénée 40;
  • un système de conservation comprenant :

o   de l’acide borique,

o   du propylèneglycol,

o   du sorbitol,

o   du chlorure de zinc, à une concentration de 0,04 à 0,4 mM;

  • une concentration d’hydroxyde de sodium et/ou d’acide chlorhydrique permettant de ramener le pH de la solution à une valeur située entre 5,5 et 5,9;
  • de l’eau purifiée.

La revendication 13 précise également que :

o   la solution est exempte de chlorure de benzalkonium (BAK) et de tout autre agent de conservation antimicrobien;

o   la concentration des espèces anioniques est inférieure à 15 mM;

o   l’osmolalité est située dans un intervalle de 250 à 330 mOsm/kg.

[147]       Et, ajoute-t-il, au paragraphe 216 :

[traduction] Étant donné que la revendication 13 concerne une « solution », cela laisse entendre que la préparation devrait être exempte de particules. L’expression « tout autre agent de conservation antimicrobien » laisse entendre que la préparation ne contient pas d’agents antimicrobiens classiques (comme ceux dont il a été question au début du brevet, par exemple le polyquaternium‑1).

[148]       M. Miller présente également son opinion au sujet de l’interprétation des revendications. Il précise au paragraphe 71 de son affidavit que la revendication 1 comprend les aspects suivants : une composition ophtalmique multidoses; le fait que la composition est autoconservée; une concentration d’ions de zinc située entre 0,04 et 0,4 mM; et une concentration d’anions inférieure à 15 mM.

[149]       Aux paragraphes 72 à 75, il fait part de son opinion sur le sens des termes importants.

[150]       M. Miller souligne au paragraphe 88 de son affidavit que la revendication 10 dépend de l’une ou l’autre des revendications 1 à 9, qu’elle requiert la présence de travoprost comme ingrédient thérapeutiquement actif et qu’il s’agit de la première revendication du brevet 370 à mentionner la présence de travoprost dans la composition.

[151]       Au paragraphe 91, M. Miller décrit la revendication 13 comme étant une revendication indépendante visant une solution ophtalmique topique, et il en décrit les divers aspects, à savoir les composants et les limites, en fonction de la description qu’il a fournie au paragraphe 71.

[152]       Au paragraphe 92, M. Miller ajoute :

[traduction] La revendication 13 restreint les valeurs du pH (5,5 à 5,9) et de l’osmolalité (250 à 330 mOsm/kg) de la solution ophtalmique. La revendication indique également de façon expresse que la solution est exempte de BAC. Les autres éléments de la revendication 13 apparaissaient tous dans l’une ou l’autre des revendications 1 à 12 et auraient été compris de façon analogue par la personne versée dans l’art.

[153]       M. Kent propose une interprétation de l’ensemble des revendications (comme les autres experts). Aux paragraphes 66 à 68 de son affidavit, il définit les termes qui ont été utilisés et indique que « multidoses » signifie qu’un agent de conservation doit être utilisé, qu’« autoconservée », selon la définition qui en est donnée dans le brevet 370, signifie que la composition ne fait pas appel à un agent de conservation antimicrobien classique, et que « composition ophtalmique » signifie une composition contenant un agent thérapeutique oculaire.

[154]       Au paragraphe 80, il indique que la revendication 10 ramène les compositions des revendications 1 à 9 à celles qui contiennent du travoprost comme ingrédient thérapeutiquement actif, et il précise qu’il s’agit de la première revendication du brevet 370 à exiger explicitement la présence d’un ingrédient thérapeutiquement actif.

[155]       En ce qui concerne la revendication 13, M. Kent indique qu’elle concerne une solution ophtalmique contenant divers composants, comme mentionné précédemment (et comme l’a indiqué M. Miller). Au paragraphe 84, M. Kent ajoute ce qui suit :

[traduction] La revendication 13 concerne des solutions ophtalmiques topiques. Ces solutions contiennent comme ingrédient actif 0,004 % m/v de travoprost. Le travoprost est, selon le brevet 370, utile pour abaisser la pression intraoculaire et traiter le glaucome. La solution contient également un système de conservation comprenant, au minimum, de l’acide borique, du propylèneglycol, du sorbitol et du chlorure de zinc à des concentrations de 0,04 à 0,4 mM. Ces solutions sont exemptes de BAK ou de tout autre agent de conservation antimicrobien. Selon la revendication 13, les concentrations des espèces anioniques dans ces solutions sont limitées, c’est‑à‑dire qu’elles sont en l’occurrence inférieures à 15 mM, et l’osmolalité des solutions se situe entre 250 et 330 mOsm/kg. Finalement, les solutions contiennent également de l’huile de ricin hydrogénée polyoxyéthylénée 40.

C.                 L’interprétation des revendications 10 et 13

[156]       J’ai pour tâche d’interpréter les revendications en litige de façon éclairée et téléologique, du point de vue de la personne versée dans l’art. J’ai examiné les revendications 10 et 13 dans le contexte du brevet dans son ensemble et à la lumière des éléments de preuve des experts et des observations des parties.

[157]       J’ai aussi examiné les autres revendications, qui ne sont pas en litige, afin de déterminer les différences qui existent entre elles.

[158]       La revendication 10 est une formule concernant une composition, et la revendication 13 est une formule concernant une préparation. On ne promet rien d’autre dans ces revendications, et on ne propose aucune utilité. En revanche, les revendications 11, 12, 14 et 15 renvoient à l’utilité proposée, c’est‑à‑dire l’abaissement de la pression intraoculaire. Sur 35 revendications, seules quatre concernent une utilité proposée.

[159]       Comme Alcon le signale, ni la revendication 10 ni la revendication 13 ne font état d’une réduction quelconque des effets indésirables. Le brevet donne à penser que l’usage des compositions ou des formulations pour le traitement de certaines affections oculaires, mais les revendications en litige ne font état d’aucun usage proposé.

[160]       Sur les 35 revendications, seules les revendications 13 et 14 concernent des solutions ophtalmiques. Aucune de ces revendications ne fait allusion à la question de la présence de particules ni ne mentionne comment résoudre cette question. Seule la preuve de M. Loftsson évoque cet aspect dans le cadre de l’interprétation de la revendication et de son idée originale.

[161]       Seules deux des trente-cinq revendications font mention d’une amélioration quelconque; les revendications 16 et 35 font référence à un moyen de rehausser l’activité antimicrobienne.

[162]       J’interpréterais les revendications de la façon suivante :

  • La revendication 13 est une revendication indépendante visant des solutions ophtalmiques topiques contenant du travoprost. Ces solutions contiennent également un système de conservation comprenant de l’acide borique, du propylèneglycol, du sorbitol et du chlorure de zinc à des concentrations de 0,04 à 0,4 mM. Ces solutions sont exemptes de BAK et de tout autre agent de conservation antimicrobien. Dans ces solutions, la concentration des espèces anioniques est limitée, c’est‑à‑dire inférieure à 15 mM, et l’osmolalité est située entre 250 et 330 mOsm/kg. Les solutions contiennent également de l’huile de ricin hydrogénée polyoxyéthylénée 40.
  • La revendication 10 est une revendication dépendante, qui dépend d’une cascade de dépendances associées aux revendications 1 à 9. La revendication 10 revendique une composition ophtalmique multidoses autoconservée contenant du travoprost et un système de conservation comprenant du chlorure de zinc, du propylèneglycol et du sorbitol, des concentrations limitées d’espèces anioniques, des anions multivalents tampons, des ions métalliques multivalents et des sels ionisés.

XII.          L’INVENTION

A.                L’idée originale : la jurisprudence et les principes applicables

[163]       Dans l’arrêt Apotex c Sanofi‑Synthelabo, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265 [Plavix], au paragraphe 77, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas facile de saisir l’idée originale des revendications à partir de ces dernières elles-mêmes. Elle a fait remarquer que la présence d’une simple formule chimique dans une revendication n’est peut-être pas suffisante pour en déterminer l’inventivité et que, si tel est le cas, il est acceptable de se fonder sur le mémoire descriptif du brevet pour définir l’idée originale des revendications. Elle a formulé la mise en garde suivante : « […] [o]n ne saurait cependant s’appuyer sur le mémoire descriptif pour interpréter le texte des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive. »

[164]       Dans la décision Abbvie Corporation c Janssen Inc., 2014 CF 55, [2014] ACF no 59 [Abbvie], au paragraphe 123, le juge Hugues a souligné que lorsqu’on applique le critère à quatre volets énoncé dans l’arrêt Plavix en vue de déterminer l’évidence, c’est l’idée originale des revendications qui doit être relevée et, a-t-il fait remarquer : [traduction] « [l]a Cour est tenue de se concentrer sur l’invention telle qu’elle est revendiquée dans les revendications en litige, et non pas sur un concept général de l’invention tel qu’il est exprimé dans le brevet dans son ensemble ».

B.                 La position d’Alcon sur l’idée originale

[165]       Alcon soutient que les inventeurs mentionnent deux aspects de leur invention, comme il est indiqué dans le Résumé de l’invention : i) la très faible concentration d’ions de zinc et ii) le maintien d’une concentration d’anions tampons inférieure à 15 mM.

[166]       Alcon fait également valoir que la revendication 13 présente plusieurs idées originales :

1.      Qu’il est possible de préparer des solutions autoconservées de travoprost en utilisant de faibles concentrations d’ions de zinc, pourvu que la concentration des espèces anioniques demeure également faible;

2.      Qu’il est possible de préparer des solutions autoconservées de travoprost en utilisant de faibles concentrations d’ions de zinc, pourvu que la concentration des espèces anioniques demeure également faible (c’est‑à‑dire la solution décrite au point 1), en association avec un système borate‑polyol, où ledit polyol comprend du sorbitol et du propylèneglycol;

3.      Que le propylèneglycol produit moins d’anions tampons que les autres polyols étudiés, nommément le sorbitol et le mannitol. En conséquence, l’utilisation de propylèneglycol dans un système de conservation à base de zinc est avantageuse.

4.      Que le pH d’une solution de travoprost contenant de l’huile de ricin hydrogénée polyoxyéthylénée 40 et du zinc doit être maintenu sous 6,0, afin d’éviter la formation de particules.

Ces quatre concepts sont fondés sur la preuve de M. Loftsson.

[167]       En ce qui concerne la revendication 10 (lorsqu’elle est lue en fonction des revendications 9, 5, 3 et 1), Alcon fait valoir que les idées originales comprennent des solutions contenant du travoprost dans lesquelles les concentrations de zinc et des espèces anioniques sont faibles et où ces substances sont utilisées avec un système à base de borate et de polyol – le polyol en question étant du propylèneglycol et du sorbitol –, de même que les limites concernant les anions multivalents tampons, les cations métalliques et les sels ionisés, lesquels ont tous une incidence sur l’efficacité du système de conservation à base de zinc.

[168]       En réponse à l’argument d’Apotex selon lequel l’idée originale ne concorde pas avec l’utilité promise avancée par Alcon, cette dernière fait valoir qu’il n’est pas nécessaire que l’idée originale soit identique à l’utilité promise ou qu’elle concorde avec celle‑ci et précise que l’idée originale est ce qui permet à l’invention de fonctionner, tandis que l’utilité concerne l’utilisation de l’invention, c’est‑à‑dire tout simplement un autre type de système de conservation, sans BAK.

C.                 La position d’Apotex sur l’idée originale

[169]       Apotex fait valoir que l’interprétation de l’idée originale proposée par Alcon est fondée sur la preuve de M. Loftsson, selon qui chacun des éléments de la revendication devrait constituer une idée originale distincte, et qu’il en résulte que des données associées à certains essais sont importées dans la quatrième idée originale relativement au problème posé par les particules. Apotex fait valoir qu’une telle interprétation constitue une erreur de droit.

[170]       Apotex fait valoir que l’idée originale des revendications invoquées est claire : une composition ophtalmique multidoses contenant du travoprost ainsi que des ions de zinc en association avec un complexe borate‑polyol dans des concentrations suffisantes pour assurer la conservation de ladite composition, de sorte que l’utilisation d’un agent de conservation classique, comme le BAK, ne soit plus nécessaire. Les limites concernant les espèces anioniques et la résolution du problème posé par la présence éventuelle de particules ne font pas partie de l’idée originale.

D.                Que disent les experts?

[171]       Au paragraphe 231 de son affidavit, M. Loftsson émet l’opinion qu’il y a au moins quatre idées originales, comme nous venons de le voir plus tôt, au paragraphe 166.

[172]       M. Loftsson donne également son opinion sur l’idée originale de la revendication 10,  selon la revendication 9 et les revendications 5, 3 et 1, à leur tour, du fait de leur nature subordonnée.

[173]       Au paragraphe 233, M. Loftsson indique :

[traduction] À mon avis, l’idée originale découlant de cette lecture de la revendication 10 comprend les concepts a, b et c précités. Le concept d ne s’applique pas, car la revendication 10 n’est pas assortie d’une limite quant au pH. De plus, la revendication 10 établit certaines limites s’appliquant aux anions multivalents tampons, aux cations métalliques multivalents et aux sels ionisés, au sujet desquels les inventeurs divulguent qu’ils ont une incidence sur l’efficacité du système de conservation à base de zinc.

(Note : Les lettres a, b et c renvoient aux trois premières idées originales de la revendication 13, telles qu’elles sont énoncées au paragraphe 166).

[174]       M. Loftsson offre une interprétation subsidiaire de la revendication 10 selon la composition de la revendication 7, ainsi que des revendications 6, 5, 3 et 1 du fait de leur nature subordonnée. Il indique que l’idée originale de la revendication 10 serait la même, sauf qu’il n’y aurait pas de limite aux sels ionisés.

[175]       Lors du contre‑interrogatoire de M. Loftsson, l’avocat d’Apotex a soulevé la question des diverses améliorations mentionnées à la page 5 du brevet. M. Loftsson convient que le passage où il est écrit que [traduction] « il est possible d’accroître l’activité antimicrobienne […] de la présente invention en utilisant des ions de zinc en association avec du borate ou un complexe borate‑polyol » constitue un ajout ou une caractéristique secondaire. M. Loftsson convient que le paragraphe qui commence à la ligne 25 et qui indique qu’il est possible d’accroître l’efficacité des systèmes de conservation à base de zinc visés par la présente invention en limitant la concentration des cations multivalents de métaux autres que le zinc et en limitant la concentration de sels ionisés présente également des caractéristiques secondaires.

[176]       L’avocat d’Apotex a continué de questionner ainsi M. Loftsson aux questions 399 à 406, et M. Loftsson a reconnu que les inventeurs n’affirmaient pas que ces caractéristiques secondaires étaient nécessaires pour l’invention, mais qu’il s’agissait plutôt de caractéristiques additionnelles permettant d’accroître l’efficacité.

[177]       L’expert d’Apotex, M. Miller, fait mention de l’idée originale d’un éventail de revendications, et il signale, au paragraphe 168 de son affidavit :

[traduction] À mon avis, l’idée originale des revendications 1 à 15 et 28 à 34 du brevet 370 concerne des compositions ophtalmiques multidoses faisant appel à des ions de zinc, dans certains cas en association avec du borate ou un complexe borate‑polyol, dans des concentrations suffisantes pour assurer la conservation de la composition, ce qui permet d’éviter le BAC. En n’employant pas de BAC dans les compositions, on se trouve à éliminer tous les risques d’effets indésirables associés à cet agent de conservation.

[178]       Dans son résumé des opinions, M. Kent indique, au paragraphe 22 de son affidavit :

[traduction] À mon avis, l’idée originale des revendications du brevet 370 concerne des compositions ophtalmiques multidoses contenant des ions de zinc dans des concentrations relativement faibles en tant qu’agents de conservation plutôt que des agents de conservation classiques, comme le chlorure de benzalkonium (« BAK »), afin d’éviter les effets nocifs pour la cornée causés par cette substance. Dans certains cas, les compositions contiennent également des borates et des polyols.

[179]       Aux paragraphes 95 et 140, M. Kent expose l’idée originale, telle qu’indiquée ci-dessus, et il ajoute :

[traduction] De plus, comme on l’explique dans le brevet 370, le BAK était utilisé couramment dans les compositions ophtalmiques, mais on savait qu’il provoquait des effets indésirables oculaires chez certains patients. En remplaçant le BAK par des ions de zinc (et, facultativement, par des borates et des polyols), le risque d’effets indésirables associés à la présence de BAK est éliminé. À mon avis, cela constitue l’un des aspects de l’idée originale du brevet 370.

E.                 L’idée originale

[180]       Les revendications elles-mêmes contiennent de simples formules chimiques qui ne permettent pas de déterminer l’idée originale sans examiner le mémoire descriptif.

[181]       Comme il a été signalé dans la décision Abbvie, précitée, l’accent est mis sur l’invention telle qu’alléguée dans les revendications en litige, c’est-à-dire les revendications 10 et 13, et « non pas sur un concept général de l’invention tel qu’il est exprimé dans le brevet dans son ensemble ».

[182]       Je constate que l’on reprend plusieurs fois les phrases clés du résumé de l’invention dans la divulgation du brevet. Je constate également qu’Alcon souligne deux aspects de l’invention, à savoir la faible concentration des ions de zinc et le maintien de la concentration des anions tampons sous 15 mM, et que ces deux aspects sont mentionnés dans le résumé.

[183]       La description détaillée de l’invention, qui commence à la page 6c, décrit tout d’abord les limites qui s’appliquent aux ions de zinc, et mentionne une préférence pour le chlorure de zinc. Il y est ensuite indiqué qu’il est préférable que la concentration totale des espèces anioniques dans les compositions soit inférieure à 15 mM, de préférence inférieure à 10 mM, et idéalement inférieure à 5 mM. Sont ensuite énoncées diverses autres préférences concernant des composants. Par exemple, à la page 9 du brevet, il est indiqué que le propylèneglycol est particulièrement privilégié afin de limiter la présence d’espèces anioniques, qu’un complexe borate‑polyol est privilégié, et que le propylèneglycol ou une association de propylèneglycol et de sorbitol est encore plus privilégié.

[184]       On mentionne ensuite d’autres améliorations, méthodes et utilisations possibles dans les pages suivantes du brevet.

[185]       La référence sur laquelle se fonde Alcon pour appuyer l’idée originale supplémentaire d’un intervalle précis en ce qui concerne le pH, pour empêcher la formation de particules, se trouve à la page 14.

[186]       Bien que ce paragraphe soit directif, en ce sens que l’on y indique que, lorsqu’on utilise des excipients cationiques ou anioniques, leur concentration doit être limitée et le pH doit se situer dans un intervalle de 5,0 à 6,0, et de préférence de 5,5 à 5,9, la nature de ce paragraphe est semblable à celle de nombreux autres paragraphes du brevet où l’on expose de façon détaillée diverses améliorations et options qui ne sont pas considérées comme étant des idées originales.

[187]       Alcon soutient que les idées originales sont [traduction] « abondamment » formulées dans tout le brevet, mais je ne suis pas convaincue qu’il faudrait considérer certaines des préférences comme des idées originales, mais d’autres non. Si une référence à la page 14 est une idée originale, faut-il dans ce cas que plusieurs autres références paraissant avoir la même importance soient elles aussi des idées originales, ou faut-il qu’aucune d’elles n’en soit?

[188]       Comme il a été indiqué, les principaux aspects énoncés dans le Résumé de l’invention sont répétés à maintes reprises, ce qui donne à penser que l’on y souligne les idées originales.

[189]       Apotex soutient que l’idée originale est simplement une composition ophtalmique multidoses faisant appel à des ions de zinc et, dans certains cas, ou facultativement, à un complexe borate‑polyol en concentration suffisante pour assurer la conservation de la composition sans BAK.

[190]       Alcon soutient que chacun des aspects de la formule énoncés dans les revendications constitue une idée originale distincte et que la résolution du problème posé par la présence de particules est une idée originale.

[191]       L’idée originale se situe quelque part entre ces deux positions, mais chaque aspect de la formule n’est pas une idée originale distincte.

[192]       Seul M. Loftsson a accordé une importance à la mention qui a été faite à la page 14 au sujet du problème posé par la présence éventuelle de particules et du moyen de résoudre ce problème. Cependant, il indique également dans son affidavit que la personne versée dans l’art saurait comment résoudre ce problème. Les autres experts indiquent aussi clairement que la personne versée dans l’art saurait comment régler le problème posé par les particules. Alors, s’il s’agit d’un problème, une activité inventive ne serait pas nécessaire pour sa résolution. Par conséquent, je ne peux conclure que le fait de résoudre le problème posé par les particules fait partie de l’idée originale.

[193]       M. Loftsson a également convenu, lorsqu’on lui a soumis la proposition, que les autres préférences ou améliorations étaient des caractéristiques secondaires. Par exemple, il a indiqué que l’utilisation de zinc en association avec un complexe borate‑polyol était une autre caractéristique secondaire. Les autres experts semblent convenir que l’association de zinc et d’un complexe borate‑polyol est privilégiée. M. Miller a écrit « dans certains cas en association avec du borate ou un complexe borate‑polyol », et M. Kent, « facultativement […] des borates et des polyols ».

[194]       Dans l’ensemble, la preuve d’expert n’est pas particulièrement utile pour cerner l’idée originale.

[195]       Les formules chimiques présentées dans les revendications 10 et 13 indiquent de façon précise les ingrédients ou les composants des compositions ou des préparations ainsi que les concentrations ou les limites applicables, lorsque celles-ci sont essentielles, par exemple la concentration de chlorure de zinc et des espèces anioniques, de même que l’intervalle de valeurs concernant l’osmolalité et le pH.

[196]       Dans le résumé de l’invention, il est indiqué que certains paramètres de formulation doivent être maintenus afin qu’il soit possible d’utiliser de faibles concentrations d’ions de zinc. Il est question, dans le résumé, des valeurs relatives au pH et à l’osmolalité et de la nécessité de limiter la concentration des anions tampons à une valeur inférieure à 15 mM. J’accorde une importance particulière à ces éléments, qui sont répétés à plusieurs reprises dans le brevet.

[197]       Je juge que l’idée originale englobe ces aspects essentiels. L’idée originale est une composition ou une préparation ophtalmique multidoses (autoconservée) contenant du travoprost qui est exempte de BAK et qui fait appel à un système de conservation non classique caractérisé par de faibles concentrations de chlorure de zinc, un complexe borate‑polyol (ou du propylèneglycol et du sorbitol), de faibles concentrations d’espèces anioniques (inférieures à 15 mM) et des valeurs précises quant à l’osmolalité.

XIII.       L’ÉVIDENCE

[198]       Les principes juridiques qui s’appliquent à la détermination de l’évidence ne suscitent aucun désaccord. Le désaccord porte sur  la façon dont le critère établi dans l’arrêt Plavix s’applique aux faits de l’espèce.

[199]       Les positions des parties sur la question de l’évidence découlent de leurs opinions respectives sur l’idée originale, lesquelles diffèrent, de même que de leur opinion sur les enseignements de l’art antérieur, laquelle diffère elle aussi.

[200]       Alcon soutient qu’il y avait des différences dans l’état de la technique, les connaissances générales courantes et l’idée originale, et que ces différences n’étaient pas évidentes parce qu’elles n’allaient pas de soi et qu’Alcon a fait des efforts considérables pour arriver à l’invention.

[201]       Apotex fait valoir qu’il n’y a aucune différence entre l’idée originale des revendications et l’art antérieur ainsi que les connaissances générales courantes, car l’art antérieur enseignait les composants de l’invention et l’association de ces composants. Apotex fait remarquer que le système de conservation utilisé dans Systane Free était particulièrement pertinent et que, compte tenu de l’existence de DuoTrav et de Travatan, il aurait été naturel de commencer par ces préparations puis d’en remplacer le système de conservation par celui de Systane Free ou par un système similaire. Dans la mesure où il existe des différences, Apotex allègue qu’elles étaient évidentes pour la personne versée dans l’art et que l’invention aurait été réalisée dans le cadre d’expériences courantes.

A.                L’évidence : la jurisprudence et les principes applicables

[202]       La Cour suprême du Canada a fait état du droit actuellement en vigueur sur l’évidence au Canada dans l’arrêt Plavix, précité, aux paragraphes 67 à 69. Le juge Rothstein a suivi la démarche en quatre étapes qui a pris naissance dans l’arrêt Windsurfing International Inc. c Tabur Marine (Great Britain) Ltd, [1985] RPC 59 (CA), et qui a été mise à jour dans l’arrêt Pozzoli SPA c BDMO SA, [2007] FSR 37, [2007] EWCA Civ 588 (BAILII). Les quatre étapes prescrivent à la Cour de :

1.      identifier la « personne versée dans l’art » théorique, c’est-à-dire la personne moyennement versée dans l’art, ainsi que les connaissances générales pertinentes de cette personne à la date de la revendication;

2.      définir l’idée originale de la revendication en cause ou, si cela ne peut pas être fait facilement, par voie d’interprétation;

3.      recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de l’« état de la technique » et l’idée originale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

4.      déterminer si ces différences, abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, constituent des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou si elle dénotent une inventivité quelconque.

[203]       À cette quatrième étape, le critère de l’« essai allant de soi » peut être envisagé. Au paragraphe 69, le juge Rothstein a dressé une liste non exhaustive de facteurs pertinents pour évaluer s’il serait évident d’essayer de parvenir à l’invention :

1)         Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2)        Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3)        L’antériorité fournit‑elle un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

[204]       Il peut y avoir d’autre facteurs pertinents : l’historique de l’invention, le fait de savoir si l’inventeur est parvenu à l’invention rapidement et facilement compte tenu de l’art antérieur et des connaissances générales courantes, de même que les compétences particulières des inventeurs par rapport à celles de la personne versée dans l’art (aux paragraphes 70 et 71).

[205]       Dans l’arrêt Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., 2009 CAF 8, [2009] ACF no 66, au paragraphe 29, la Cour d’appel fédérale a souligné que de simples possibilités ou hypothèses ne sont pas le critère, ni l’expression « valant d’être tenté »; il faut que l’invention aille plus ou moins de soi.

[206]       On ne peut recourir à la sagesse rétrospective pour évaluer si l’essai d’une invention allait de soi, aussi tentant que puisse être une telle approche (Beloit Canada Ltd c Valmet Oy (1986), [1986] ACF no 87, 8 CPR (3d) 289, 64 NR 287, au paragraphe 21).

[207]       Dans la décision Laboratoires Abbott c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 1359, [2009] 4 RCF 401, conf. par 2009 CAF 94, [2009] ACF no 345 [Abbott], au paragraphe 59, le juge Hughes a clarifié la distinction qui existe entre l’évidence et l’antériorité, signalant que toutes deux sont des questions de fait et qu’elles sont éclairées par l’art antérieur, mais que les critères différent. Pour ce qui est de l’antériorité, c’est une divulgation unique qu’il faut prendre en considération et la question est celle de savoir si une personne versée dans l’art aurait considéré qu’elle divulgue l’invention revendiquée et permette de la mettre à exécution. Pour ce qui est de l’évidence, s’il y a des différences entre ce qui a été divulgué, la question consiste à savoir si l’on se serait attendu à ce que la personne versée dans l’art parvienne à l’invention sans exercer une ingéniosité inventive. Si oui, l’invention est évidente. S’il y a de la place pour une ingéniosité inventive, elle ne l’est pas.

[208]       Les allégations d’évidence, contrairement aux allégations d’antériorité, ne sont pas axées sur une seule divulgation mais sur la mosaïque des réalisations antérieures pertinentes ainsi que sur les connaissances générales courantes. (Voir Shire Biochem Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 538, [2008] ACF no 690, aux paragraphes 76 à 78, citant l’arrêt Rothmans, Benson & Hedges Inc. c Imperial Tobacco Ltd (1993), 47 CPR (3d) 188, [1993] ACF no 135 (CAF), aux pages 197 à 199).

B.                 La position d’Alcon sur l’évidence

[209]       Alcon soutient que dans l’application du critère énoncé dans l’arrêt Plavix à la présente affaire, il y avait plusieurs différences entre l’art antérieur et les idées originales des revendications. Pour ce qui est de l’évaluation du critère de l’essai allant de soi dont il est question à la quatrième étape, l’invention du brevet 370 n’allait pas de soi et les efforts d’Alcon pour parvenir à l’invention obligeaient à mener des expérimentations, ce qui n’était pas une pratique courante.

[210]       Alcon fait valoir que la revendication 13 est associée à quatre idées originales (telles qu’énoncées précédemment au paragraphe 166), lesquelles comprennent la résolution du problème posé par la formation éventuelle de particules dans les solutions. Alcon se concentre sur les exigences précises concernant la composition et la préparation, de même que sur l’association des composants et la nécessité de maintenir les concentrations des espèces anioniques à un niveau faible, en soulignant que cela n’était pas enseigné par l’art antérieur.

[211]       Alcon soutient que la présence de composants et l’association de ces composants selon des valeurs précises ne constituent pas des caractéristiques secondaires, mais plutôt des éléments clés des idées originales.

[212]       Alcon fait valoir que l’art antérieur sur lequel se fonde Apotex ne divulguait ni les préparations revendiquées dans les revendications 13 et 10, ni les faibles concentrations de zinc associées aux limites s’appliquant aux espèces anioniques, ni les limites concernant les cations métalliques multivalents et les ions tampons ou les sels ionisés, ni les avantages du propylèneglycol dans les systèmes de conservation, ni le problème posé par les particules.

[213]       Selon Alcon, ces différences n’auraient pas été évidentes aux yeux de la personne versée dans l’art.

[214]       Selon Alcon, l’art antérieur enseignait d’autres options pour accroître l’activité antimicrobienne. Il n’y avait par ailleurs aucune motivation dans l’art antérieur à choisir le zinc plutôt que l’une ou l’autre de ces options. Alcon fait également valoir que l’art antérieur, et plus particulièrement Xia et Kiyobayashi, n’enseignait pas l’utilisation de zinc à de faibles concentrations.

[215]       En ce qui concerne la limite s’appliquant aux espèces anioniques, Alcon argue que l’art antérieur n’enseignait pas le fait que les concentrations d’espèces anioniques devraient être inférieures à 15 mM dans un système à base de zinc. Xia et Kiyobayashi ne fournissaient aucune orientation quant aux limites s’appliquant aux espèces anioniques, mais enseignaient plutôt des préparations contenant des concentrations supérieures d’espèces anioniques.

[216]       Alcon fait valoir que le brevet no 2 de Chowhan enseigne que la présence d’un certain anion tampon (phosphate) réduit l’activité antimicrobienne des agents de conservation (qui ne comprennent pas de zinc), mais que ce brevet n’enseigne rien au sujet des agents de conservation qui comprennent du zinc.

[217]       Alcon fait également valoir qu’il est déplacé de se fonder sur les travaux de McCarthy, car on y enseigne des réactions qui sont associées à la précipitation de sels, tandis que le brevet 370 a trait à des ions en solution. Alcon prétend que les travaux de McCarthy sont une référence ancienne et non spécifique, qui ne fournissent qu’une suggestion au sujet des anions, sans offrir une réelle orientation quant aux concentrations des espèces anioniques à employer. Alcon fait remarquer une fois de plus que l’avis d’allégation n’indiquait pas qu’Apotex considérerait que les travaux de McCarthy enseignaient des limites s’appliquant aux espèces anioniques, et ce, malgré le fait qu’Apotex savait que des espèces anioniques faisaient partie de la revendication.

[218]       En ce qui concerne Systane Free, Alcon fait valoir que, si la Cour juge que ces éléments sont visés par l’avis d’allégation d’Apotex, ceux‑ci doivent être examinés dans le contexte des autres documents de l’art antérieur, qui enseignent l’utilisation de concentrations supérieures de zinc. Alcon argue également que Systane Free est une préparation distincte et qu’elle ne rend pas la présente invention évidente. Par conséquent, le fait d’utiliser le système de conservation de Systane Free avec Travatan ne constituait pas une évidence. Bien que Systane Free contienne du zinc et d’autres composants semblables, il s’agit d’un système distinct, comprenant des ingrédients différents, maintenu à un pH distinct (7,9) et comprenant des espèces anioniques à des concentrations supérieures à la limite indiquée en millimolaires.

[219]       Alcon conteste également la position d’Apotex selon laquelle l’invention est le fruit d’expérimentations courantes, et allègue qu’il n’y aurait aucune attente raisonnable de succès concernant l’utilisation du système de Systane Free dans Travatan et que l’art antérieur n’enseignait pas que la concentration des espèces anioniques était un facteur dont il fallait tenir compte dans un système de conservation à base de zinc.

[220]       Alcon fait également valoir que l’art antérieur ne menait pas la personne versée dans l’art vers une association de borate-propylèneglycol-sorbitol ni n’indiquait que le choix du propylèneglycol mènerait à la formation d’un moins grand nombre d’anions que le sorbitol (ce qu’Alcon appelle l’avantage propylèneglycol). Alcon fait remarquer qu’il n’y avait qu’une seule référence au propylèneglycol dans Xia, mais que cette substance n’était pas privilégiée. De façon analogue, dans Chowhan, rien n’enseignait comment accroître l’activité du zinc.

[221]       De l’avis d’Alcon, l’une des différences inventives importantes est la combinaison des composants, qui n’avait pas été enseignée et qui n’était pas évidente. Elle soutient qu’Apotex fait état d’ingrédients particuliers dans l’art antérieur, mais cela n’est pas suffisant pour enseigner l’usage de ces ingrédients en combinaison avec les autres ou aux niveaux que requiert l’invention. Apotex fait remarquer que le volet de l’« essai allant de soi », dans le critère énoncé dans l’arrêt Plavix, requiert qu’il y ait des chances raisonnables ou équitables de succès et qu’il n’existait pas de telles chances. Une personne versée dans l’art aurait à faire des expérimentations. Bien des facteurs ont une incidence sur l’activité antimicrobienne, et il est difficile de déterminer qu’un changement dans l’efficacité de conservation est attribuable à une modification précise de la formulation lorsqu’on effectue en fait plusieurs modifications. Dans les faits, cela rendrait les chances de réussite moins bonnes aux yeux de la personne versée dans l’art.

[222]       Alcon souligne que selon M. Kent, témoignant pour le compte d’Apotex, la personne versée dans l’art ne saurait pas, sans d’abord mener d’essais, si l’association de complexes borate‑polyol et de zinc accroîtrait ou atténuerait l’effet de conservation.

[223]       Pour ce qui est de la revendication 10, Alcon signale que la revendication comporte plusieurs limites d’espèce et qu’aucune n’a été divulguée dans l’art antérieur.

[224]       Alcon argue également que l’art antérieur n’indiquait pas qu’il y avait un problème associé à la présence éventuelle de particules ni n’enseignait comment résoudre un tel problème. Alcon affirme qu’elle a mené ses propres expériences et qu’elle a résolu le problème.

[225]       Alcon invoque la preuve de M. Kent, selon laquelle, à part Travatan Z, celui‑ci ignorait l’existence de produits utilisant d’autres systèmes de conservation non classiques. Alcon fait également remarquer que d’autres personnes travaillaient dans ce domaine et qu’elles ne sont pas parvenues à réaliser cette invention.

[226]       Alcon fait valoir aussi qu’il y avait plusieurs démarches possibles pour parvenir à l’invention et qu’elle a fait des efforts considérables pour la mettre au point.

C.                 La position d’Apotex sur l’évidence

[227]       Apotex fait valoir que les connaissances générales courantes au sujet de la mise au point de compositions et de formulations ophtalmiques, de pair avec l’état de la technique, orienteraient collectivement la personne versée dans l’art vers l’invention.

[228]       Apotex se fonde également sur les enseignements des demandes de Xia et de Kiyobayashi, sur les brevets nos 1, 2 et 4 de Chowhan et sur la preuve de MM. Miller et Kent pour étayer son affirmation selon laquelle le zinc était un agent de conservation connu, les complexes borate‑polyol étaient des agents de conservation connus, les intervalles acceptables de pH et d’osmolalité étaient connus et l’art antérieur confirmait les connaissances générales courantes selon lesquelles il fallait toujours utiliser les concentrations les plus faibles possible.

[229]       Apotex avance également que Travatan et DuoTrav, qui contiennent tous deux du travoprost comme ingrédient thérapeutique et du BAK comme agent de conservation, étaient commercialisés par Alcon à cette époque et que leur composition était connue.

[230]       Apotex signale que M. Chowhan est l’un des coinventeurs de la présente invention, mais qu’Alcon n’a produit aucune preuve de ce dernier.

[231]       En ce qui concerne la démarche énoncée dans l’affaire Plavix, Apotex fait valoir que les différences entre l’art antérieur ainsi que les connaissances générales courantes et l’idée originale, qui, selon Apotex, est une composition ophtalmique multidoses contenant du travoprost et de faibles concentrations d’ions de zinc en association avec un complexe borate‑polyol dans des concentrations suffisantes pour assurer la conservation de la composition sans agent de conservation classique, comme le BAK, étaient évidentes.

[232]       Apotex avance que les revendications 10 et 13 visent des compositions ophtalmiques multidoses autoconservées contenant du travoprost, un complexe à base de zinc‑borate‑sorbitol‑propylèneglycol, ainsi qu’un certain nombre de caractéristiques secondaires qui ne font pas partie de l’idée originale.

[233]       Comme mentionné précédemment, Apotex fait valoir que la limite s’appliquant à la concentration des anions ne fait pas partie de l’idée originale. Apotex souligne que, lors de son contre‑interrogatoire, M. Loftsson a reconnu que la limite concernant les espèces anioniques énoncée dans le brevet était une amélioration parmi d’autres.

[234]       Apotex soutient que les différences entre l’état de la technique, les connaissances générales courantes et l’invention étaient évidentes, et ce, même si les limites concernant les espèces anioniques font partie de l’idée originale.

[235]       Apotex invoque l’art antérieur très pertinent, et en particulier Travatan, dont la conservation est assurée par le BAK, et Systane Free, dont la conservation est assurée sans BAK, pour démontrer que les différences entre l’état de la technique et la présente invention étaient évidentes. Il suffisait de remplacer le BAK par le système de conservation non classique utilisé dans Systane Free. Apotex fait valoir qu’il était plus que raisonnable de s’attendre à ce que cela constitue un moyen efficace d’assurer la conservation de la préparation.

[236]       Apotex souligne le fait que Systane Free était le produit d’Alcon même, commercialisé en 2005 et en 2006. Systane Free ne faisait pas appel à un système de conservation classique, mais plutôt à un système de tampon ionique comprenant du zinc et un complexe borate‑polyol comprenant du propylèneglycol et du sorbitol. Apotex souligne qu’Alcon avait divulgué Systane Free et en avait fait la promotion, notamment dans le cadre de la conférence de l’ARVO tenue en 2006, au moyen d’affiches. De plus, la personne versée dans l’art aurait pu analyser le produit pour en déterminer la composition. Apotex fait remarquer que le système de conservation de Systane Free est très semblable à celui qui est présenté à la revendication 13.

[237]       Connaissant l’état de la technique, et forte des connaissances générales courantes, la personne versée dans l’art utiliserait ses habiletés et choisirait immédiatement comme point de départ le produit Travatan pour chercher à mettre au point une composition ophtalmique qui permettrait d’éviter les effets indésirables du BAK. La personne versée dans l’art sait comment formuler des compositions ophtalmiques et saurait que le principe serait de s’écarter le moins possible de Travatan. La personne versée dans l’art saurait également qu’il n’y avait qu’un certain nombre de systèmes de conservation non classiques, dont l’un était celui utilisé dans Systane Free, qui était à base de zinc et d’un complexe borate‑polyol. Apotex fait remarquer que le zinc était un agent de conservation bien connu, tout comme les complexes borate‑polyol.

[238]       Apotex fait remarquer qu’il y avait une motivation à éviter les effets toxiques, les irritations et les lésions touchant la surface oculaire et à remplacer le BAK parce que cette substance était associée à ces effets indésirables.

[239]       Apotex argue que l’examen relatif à l’évidence a pour principal objectif de déterminer si la décision de remplacer le BAK par le système de conservation utilisé dans Systane Free, ou par un système très semblable, et si les essais courants et l’optimisation qu’a ensuite effectués Alcon, nécessitaient un esprit inventif ou s’il s’agissait de travaux courants pouvant être effectués par la personne moyennement versée dans l’art.

[240]       Apotex fait remarquer qu’Alcon n’a pas présenté de preuves relativement à des différences entre les systèmes de conservation. Apotex argue que les différences alléguées par Alcon ne sont pas corroborées par la preuve. On trouve la même association de composants, c’est‑à‑dire du zinc, du borate, du sorbitol et du propylèneglycol, dans le système de conservation de Systane Free et dans celui du brevet 370.

[241]       Apotex fait également remarquer qu’Alcon a indiqué, dans la lettre qu’elle a envoyée aux médecins après avoir retiré du marché Systane Free en 2006, que Travatan Z n’était pas touché et que le système de conservation utilisé dans Travatan Z (la présente invention) était un prolongement du système de conservation à base de complexes borate‑polyol utilisé dans Systane Free.

[242]       Apotex fait également remarquer que, lors de son contre‑interrogatoire, M. Loftsson a convenu que Travatan contenait un bon nombre des mêmes composants que le brevet 370 (en ce qui concerne le système de conservation).

[243]       Apotex conteste également le fait que l’avantage associé au propylèneglycol fasse partie de l’idée originale, mais elle avance que, si tel était le cas, la personne versée dans l’art saurait que cela faisait partie du système de conservation utilisé dans Systane Free.

[244]       Apotex fait valoir que, étant donné le produit Systane Free, commercialisé par Alcon même, cette dernière ne peut affirmer que rien dans l’art antérieur n’enseignait un tel système de conservation.

[245]       Apotex argue qu’il n’y avait qu’une seule différence non inventive entre l’état de la technique et l’idée originale. L’art antérieur divulguait Travatan, une composition ophtalmique contenant du travoprost en tant qu’ingrédient actif et du BAK en tant qu’agent de conservation. L’art antérieur divulguait également Systane Free, une composition ophtalmique sans ingrédient actif utilisant un système de conservation non classique à base de zinc et de borate‑polyol. Apotex fait valoir que la différence consistait à remplacer le BAK utilisé dans Travatan par le système de conservation utilisé dans Systane Free. Cela était évident et non inventif.

[246]       Apotex conteste le fait que la limite quant à la concentration des anions fasse partie de l’idée originale, mais elle fait valoir que si tel était le cas, il serait facile de parvenir à cette limite au moyen des travaux courants auxquels on a recours pour optimiser une composition exempte d’agents de conservation.

[247]       En réponse à l’argument d’Alcon selon lequel rien dans l’art antérieur ne divulguait une limite supérieure de 15 mM en ce qui concerne les espèces anioniques, Apotex fait valoir que le fait de se reporter à une divulgation ou à un document de l’art antérieur constitue une approche d’antériorisation et que l’invention est évidente à la lumière de la mosaïque des réalisations antérieures et des connaissances générales courantes. Les connaissances générales courantes veulent qu’il faille toujours utiliser la concentration la plus faible possible.

[248]       Apotex argue qu’il n’y a rien d’inventif dans l’optimisation de la concentration des espèces anioniques par Alcon. L’art antérieur aurait mené la personne versée dans l’art à limiter la concentration des anions; par exemple, McCarthy enseignait que l’activité antimicrobienne du zinc était inhibée par la présence de cations métalliques multivalents et d’espèces anioniques, comme des ions hydroxydes.

[249]       Apotex argue que, bien qu’Alcon cherche à éviter les enseignements de McCarthy en faisant valoir qu’Apotex n’avait pas cité McCarthy dans l’avis l’allégation à cette fin, Apotex est en droit de répondre à la preuve déposée par Alcon. M. Loftsson, expert témoignant pour le compte d’Alcon, a exprimé l’opinion selon laquelle les espèces anioniques faisaient partie de l’idée originale. Malgré le fait que les enseignements de McCarthy soient généraux, ils font partie de la mosaïque des réalisations antérieures et orientent la personne versée dans l’art.

[250]       En ce qui concerne le problème posé par les particules, Apotex maintient la position selon laquelle la résolution de ce problème ne fait pas partie de l’idée originale. Subsidiairement, Apotex soutient que la résolution de ce problème par Alcon n’avait rien d’inventif, car la personne versée dans l’art aurait su exactement ce qu’il fallait faire. M. Miller, expert témoignant pour le compte d’Apotex, a précisé que deux approches étaient possibles : ajuster le pH ou se procurer une huile de ricin hydrogénée polyoxyéthylénée 40 de meilleure qualité. Ce problème a été résolu sans grande difficulté, comme le révèlent les notes de laboratoire de M. Kabra, qui travaillait pour Alcon, dans lesquelles il est indiqué qu’il n’a fallu que quelques jours pour résoudre le problème et que la modification du pH n’était qu’un ajustement mineur.

[251]       Apotex répond également à l’argument d’Alcon selon lequel le fait de combiner les composants constitue un élément clé de l’invention et que rien n’enseignait cette combinaison ni ne permettait de prédire qu’elle fonctionnerait. Apotex argue qu’il n’y avait rien à prédire : les mêmes composants avaient déjà été utilisés dans Systane Free, et l’étape suivante, c’est‑à‑dire la vérification de l’efficacité de conservation, n’avait rien de complexe.

[252]       Apotex signale une fois de plus que pour évaluer la question de l’évidence, on met l’accent non pas sur des éléments particuliers de l’art antérieur, mais sur l’art antérieur applicable tout entier. La personne versée dans l’art aurait en main les enseignements spécifiques de Systane Free et de Travatan ainsi que les enseignements généraux d’un éventail d’autres éléments de l’art antérieur, de pair avec ces connaissances générales courantes et ses compétences.

[253]       Apotex fait également valoir qu’il y avait une motivation à trouver un autre système de conservation pour remplacer le BAK, étant donné les effets indésirables de cette substance.

[254]       De façon plus générale, Apotex affirme qu’Alcon ne s’est pas acquittée de son fardeau de montrer que les allégations d’invalidité d’Apotex pour cause d’évidence n’étaient pas justifiées. Apotex fait valoir qu’elle a déposé des éléments de preuve, notamment que la personne versée dans l’art chercherait à utiliser le système de conservation non classique de Systane Free pour remplacer le BAK dans Travatan (ou d’autres compositions ophtalmiques), et cette preuve est suffisante pour que la question soit soulevée. Apotex soutient que la preuve de M. Loftsson doit être examinée de façon très prudente parce que ce dernier n’a pas compris le concept de l’évidence et qu’on lui avait demandé de ne pas considérer que les détails relatifs à Systane Free faisaient partie de l’art antérieur.

D.                Que disent les experts?

1)                  M. Loftsson

[255]       M. Loftsson fournit un affidavit détaillé dans lequel, notamment, il passe en revue l’art antérieur auquel il est fait référence dans le brevet et dans l’AA. Il émet aussi une opinion détaillée sur la divulgation du brevet et sur ce que révèlent chaque exemple et tableau.

[256]       L’opinion de M. Loftsson sur l’évidence est exposée aux paragraphes 249 et 250. Il signale les questions qu’on lui a demandé d’examiner et qui reflètent les éléments du critère énoncé dans l’arrêt Plavix.

[257]        M. Loftsson décrit les connaissances générales qui étaient courantes en septembre 2006 au paragraphe 253 de son affidavit et indique qu’elles comprenaient les éléments suivants : le fait que le BAK était un agent de conservation antimicrobien couramment utilisé dans des préparations ophtalmiques multidoses (et il donne cinq autres exemples d’agents de conservation utilisés à l’époque); le fait qu’il existait depuis longtemps des préoccupations au sujet de l’utilisation du BAK; le fait que d’autres agents, notamment le zinc et d’autres ions métalliques, l’acide sorbique et l’acide borique, étaient connus pour provoquer un certain accroissement de l’activité de conservation; le fait que des borates, des phosphates, des citrates et des acétates étaient utilisés dans des solutions ophtalmiques comme tampons; et le fait que l’on utilisait couramment des tampons multivalents.

[258]       Au paragraphe 255, M. Loftsson relève les différences entre l’état de la technique et l’idée originale des revendications. Son opinion sur ces différences repose sur les quatre idées originales, ou plus, qu’il mentionne aux paragraphes 229 à 231 de son affidavit (comme il est indiqué plus tôt, au paragraphe 166). M. Loftsson est d’avis qu’en date de 2006, dans l’art antérieur, les idées originales étaient inconnues :

[traduction]
Plus particulièrement, l’état de [sic] ne décrivait pas :

•           les préparations revendiquées dans les revendications 10 et 13;

•           les faibles concentrations de zinc utilisées à des fins de conservation;

•           la limite s’appliquant aux espèces anioniques;

•           les limites s’appliquant aux cations métalliques multivalents, aux anions tampons multivalents et aux sels ionisés;

•           les avantages du propylèneglycol dans le système de conservation;

•           le problème posé par les particules à l’étape du développement.

[259]       Aux paragraphes 256 et 257, il exprime l’opinion selon laquelle ces différences n’auraient pas été évidentes pour la personne versée dans l’art et auraient nécessité un certain degré d’inventivité. Il souligne que la personne versée dans l’art devrait faire des choix relativement à divers paramètres de la formulation, notamment quant au pH, et fait remarquer que Travatan avait un pH de 6,0 et que la personne versée dans l’art choisirait cette valeur comme point de départ. De plus, la personne versée dans l’art devrait aussi prendre des décisions au sujet de la tonicité, des tampons à choisir, des solubilisants ou des surfactants, et des agents de conservation. Il ajoute que le fait d’incorporer un nouvel ingrédient pourrait modifier le pH ou entraîner des interactions imprévues avec d’autres composants de la préparation.

[260]       M. Loftsson indique qu’il n’y avait aucune motivation dans l’art antérieur à choisir le zinc et que, si l’on choisissait le zinc, l’art antérieur indiquait qu’il fallait l’utiliser à des concentrations supérieures. En ce qui concerne les limites s’appliquant aux espèces anioniques, M. Loftsson précise au paragraphe 263 que rien dans l’art antérieur ne laisse entendre que la concentration des espèces anioniques doit être inférieure à 15 mM dans un système à base de zinc. Il souligne que des concentrations supérieures d’espèces anioniques sont utilisées dans les exemples de Xia et qu’il n’y a aucune limite dans le cas de Kiyobayashi.

[261]       Aux paragraphes 265 à 271, M. Loftsson reconnaît que l’art antérieur décrit l’utilisation de systèmes borate‑polyol pour accroître l’effet de conservation, mais que rien n’indique qu’il faille privilégier de tels systèmes. Il ajoute que pour associer du propylèneglycol, du sorbitol et de l’acide borique, il faudrait d’abord mener des expériences.

[262]       En ce qui concerne l’avantage associé au propylèneglycol soulevé par Alcon, M. Loftsson fait remarquer aux paragraphes 271 à 273 que l’utilisation de propylèneglycol permet aux inventeurs d’utiliser moins de sorbitol tout en maintenant l’équilibre relativement à l’effet tampon, à la tonicité et à l’effet de conservation, et que cet avantage n’est pas mentionné dans l’art antérieur cité par Apotex.

[263]       M. Loftsson aborde le problème posé par les particules au paragraphe 275. Il fait remarquer que la revendication 13 offre aux inventeurs une solution pour résoudre le problème, c’est‑à‑dire ajuster le pH. Il ajoute que cela peut sembler simple a posteriori, mais que cette solution n’aurait pas été évidente pour la personne versée dans l’art, et ce, pour plusieurs raisons. Il explique qu’il fallait mener d’importants travaux pour trouver l’origine du problème, ce qu’a décrit M. Kabra. Il ajoute que l’ajustement du pH nécessiterait la réalisation d’expériences et que la personne versée dans l’art ne saurait pas si cela fonctionnerait.

[264]       Il ajoute également que certains problèmes dus à un phénomène de précipitation ne peuvent être résolus.

[265]       En ce qui concerne les anions tampons multivalents, les cations métalliques multivalents et les sels ionisés mentionnés à la revendication 10, M. Loftsson affirme que l’art antérieur ne décrivait pas de limites en association avec l’utilisation de zinc.

[266]       M. Loftsson exprime, aux paragraphes 282 et 283, l’opinion selon laquelle il ne serait pas plus ou moins évident que l’invention serait fructueuse parce que le système de conservation complexe était nouveau et que, étant donné les associations d’ingrédients possibles dans une préparation ophtalmique, le nombre de solutions s’offrant à la personne versée dans l’art n’était pas fini. Il ajoute qu’il n’aurait pas été évident de déterminer qu’il fallait abaisser le pH pour résoudre le problème posé par la formation de particules.

[267]       En ce qui concerne l’ampleur de l’effort nécessaire à la réalisation de l’invention, M. Loftsson indique au paragraphe 284 que les travaux de laboratoire nécessaires pour préparer et mettre à l’essai de nouvelles formulations de travoprost et pour en assurer la protection contre les agents microbiens ne seraient pas ardus. Il ajoute que la vérification de l’efficacité de conservation exige un temps considérable, mais qu’il s’agit d’analyses courantes et largement automatisées.

[268]       Il indique également au paragraphe 287 que, d’après son examen de l’affidavit de M. Kabra, l’invention a été l’objet de préparatifs et d’essais considérables.

[269]       En ce qui concerne la motivation, M. Loftsson précise au paragraphe 286 [traduction] « [qu’]il y avait depuis longtemps une volonté dans l’art de cesser d’utiliser du BAK (et d’autres agents de conservation similaires) dans les préparations ophtalmiques. Cependant, le fait que l’on continue d’utiliser couramment du BAK dans les préparations ophtalmiques témoigne des difficultés associées à la mise au point de préparations sans BAK ». (Je comprends que cela signifie que l’on continue d’utiliser le BAK parce qu’il est difficile de trouver une solution de rechange.)

[270]       M. Loftsson a été longuement contre-interrogé sur son opinion.

[271]       En réponse aux questions 207 à 214 sur la personne versée dans l’art, M. Loftsson semble concevoir que l’analyse de l’évidence doit être menée sous l’angle ou du point de vue de la personne versée dans l’art, mais il indique aussi qu’il est une telle personne. Il émet son opinion sur l’évidence de son propre point de vue [traduction] « plus ou moins ».

[272]       Aux questions 212 et 213, il convient que, pour évaluer l’évidence, il s’est demandé si lui-même penserait que le brevet est évident.

[273]       Aux questions 194 à 197, M. Loftsson répond qu’il ne connaît pas très bien le concept de l’évidence en droit canadien, et qu’il a [traduction] « parfois de la difficulté à comprendre que […] ». Il signale qu’il a eu des discussions avec les avocats d’Alcon à propos du concept, mais il indique ensuite : [traduction] « [a]u sujet du système canadien, oui, et même s’ils m’ont dit quelque chose, j’ai tendance à oublier, car je ne m’en souviens pas ».

[274]       Répondant à des questions sur la manière dont il conçoit son mandat, c’est-à-dire l’évaluation de la question de l’évidence, M. Loftsson indique à la question 197 qu’il concevait qu’il fallait évaluer l’évidence à partir d’une date particulière, mais il ajoute : [traduction] « [n]e s’agit-il pas du moment du dépôt du brevet? » En réponse à d’autres questions, il indique qu’il a procédé à son évaluation de la question de l’évidence à compter de cette date-là (celle du dépôt du brevet), soit septembre 2007. (Je signale qu’il faudrait évaluer la question de l’évidence à compter de septembre 2006.)

[275]       Aux questions 670 et 671, M. Loftsson convient qu’il a trouvé des idées originales différentes pour les revendications 10 et 13 et que l’une des différences entre l’état de la technique et l’idée originale est la formulation précise de ces revendications. Il indique par ailleurs que cette position concorde avec sa conception des choses, à savoir que, pour déterminer si une chose est évidente, il faut vérifier si elle est nouvelle.

[276]       Pour ce qui est de Systane Free, M. Loftsson indique aux questions 736 à 748 qu’on ne lui a pas fourni les détails relatifs à la composition de Systane Free et qu’il ne les a pas demandés, même s’il était au courant de l’existence de ce produit. Après avoir dit tout d’abord qu’il ne s’en souvenait pas, il convient ensuite que les avocats d’Alcon lui ont demandé de ne pas prendre en compte les détails relatifs à la composition de Systane Free, et il répond aussi que cela ne le dérangeait pas.

[277]       Il convient de plus ne pas avoir pris en compte les connaissances qu’aurait la personne versée dans l’art au sujet des détails relatifs à la composition de Systane Free parce qu’on lui a demandé de ne pas les examiner.

[278]       À la question 683, M. Loftsson convient que, pour mettre au point une nouvelle préparation de travoprost sans BAK, le formulateur prendrait comme point de départ la préparation existante de Travatan.

[279]       Aux questions 691 à 716, les avocats d’Apotex orientent M. Loftsson vers plusieurs articles identifiés par des notes de bas de page dans son opinion et sur lesquels il reconnaît s’être fondé pour arriver à son opinion, des articles dont plusieurs ont été publiés après septembre 2006 et quelques-uns aussi récemment qu’en 2012.

[280]       En ce qui concerne l’utilisation de zinc comme agent de conservation, M. Loftsson indique en réponse à la question 706 qu’il a cherché dans littérature des renseignements sur la question de la concentration minimale inhibitrice nécessaire et qu’il a trouvé l’information dans un article publié en 2011. En réponse à la question 707, il dit avoir cherché cette information dans des articles publiés avant 2006 mais n’avoir rien trouvé, et il précise que [traduction] « cette information peut exister. C’est ce que j’ai trouvé, et je l’ai utilisé ».

2)                  M. Miller

[281]       M. Miller a émis une opinion détaillée sur la question de l’évidence, avec un résumé au paragraphe 30 de son affidavit, indiquant que pour chaque élément chimique qui apparaît dans les revendications 1 à 15 et 28 à 34, il y avait des exemples de son usage, pour la même fin, dans les enseignements de l’art antérieur. Il ajoute qu’aucune information présente dans l’art antérieur n’indique que les éléments seraient incompatibles avec une composition ophtalmique.

[282]       En ce qui concerne Systane Free, M. Miller indique que [traduction] « la connaissance de la composition de Systane révélerait qu’un certain nombre d’entre eux (le chlorure de zinc, l’acide borique, le propylèneglycol et le sorbitol) avaient déjà été formulés ensemble avec succès ».

[283]       Comme indiqué précédemment, M. Miller est d’avis que l’idée originale des revendications (les revendications 1 à 15 et 28 à 34) concerne des compositions ophtalmiques multidoses utilisant des ions de zinc, dans certains cas avec du borate ou un complexe borate‑polyol, dans des concentrations suffisantes pour assurer la conservation de la composition, ce qui permet d’éviter le BAK. Il ajoute que le fait de ne pas utiliser de BAK permettrait d’éviter les effets indésirables associés à cette substance.

[284]       Au paragraphe 32, il conclut son résumé sur la question de l’évidence en disant que la personne versée dans l’art, se fondant sur les enseignements de l’art antérieur, serait arrivée à l’objet des revendications [traduction] « sans avoir besoin d’une activité inventive. Les compositions revendiquées allaient plutôt de soi aux yeux d’une personne versée dans l’art et découleraient naturellement d’un processus d’optimisation ne faisant appel qu’à des expérimentations courantes ».

[285]       Dans son affidavit, M. Miller examine en détail les éléments de l’invention et fait référence à l’art antérieur qui traite de chacun de ces éléments.

[286]       Au paragraphe 201, il indique que chacun des éléments de la revendication 13 qui sont présents dans l’une quelconque des revendications 1 à 12 ont préséance dans l’art antérieur et qu’elles auraient été connues d’une personne versée dans l’art.

[287]       Dans le même ordre d’idées, il conclut au paragraphe 191 qu’il n’y a aucune différence entre les éléments des revendications 10 à 12 et ce qui était connu dans l’art antérieur en date du 21 septembre 2006, faisant remarquer que s’il y avait des différences quelconques, celles-ci auraient été évidentes aux yeux de la personne versée dans l’art.

[288]       Aux paragraphes 217 à 245, M. Miller passe en revue les connaissances générales courantes ainsi que l’état de la technique, et signale, notamment, ce qui suit :

         en septembre 2006, on connaissait bien des stratégies pour assurer la conservation des préparations ophtalmiques et prévenir une contamination microbienne;

         bien avant 2006, on avait commencé à s’éloigner des agents de conservation classiques et à privilégier d’autres substances, moins irritantes pour les yeux;

         l’on savait bien que l’utilisation de zinc comme agent antimicrobien était une stratégie efficace; Xia, Kiyobayashi et Systane en sont les principaux exemples;

         l’utilisation de complexes borate‑polyol était également bien connue, et le brevet 799 de Chowhan en est un exemple;

         les enseignements de Xia et de Kiyobayashi concernant les faibles concentrations d’ions de zinc étaient importants;

         la personne versée dans l’art saurait que l’utilisation de faibles concentrations d’espèces anioniques et de sels ionisés dans les compositions de travoprost divulguées dans le brevet 370 était évidente, notamment en raison des enseignements de Chowhan et de Xia;

         la personne versée dans l’art aurait été motivée à maintenir les concentrations des espèces anioniques au niveau le plus faible possible pour éviter toute diminution de l’activité antimicrobienne en raison de la faible concentration de zinc;

         l’utilisation de travoprost dans les revendications en litige n’est pas inventive, en raison de l’existence de Travatan et de Duotrav, conjuguée aux enseignements de Xia et de Chowhan;

         la personne versée dans l’art aurait eu des motifs d’optimiser les concentrations de borate‑polyol, de propylèneglycol et de sorbitol, comme le divulguait Chowhan (brevet 799), parce qu’il s’agissait de [traduction] « variables connues pour avoir un effet sur les propriétés de la composition » et que « l’optimisation de ces concentrations est une activité simple, pouvant être effectuée de façon courante par la personne versée dans l’art avant le 21 septembre 2006 »;

         Systane est un autre exemple d’un produit utilisant un système de conservation à base de zinc, comprenant outre le zinc de l’acide borique, du propylèneglycol et du sorbitol;

         l’on savait que le pH d’une composition ophtalmique avait une incidence sur l’activité antimicrobienne (par exemple, le brevet 799 de Chowhan aurait mené la personne versée dans l’art à viser un intervalle de 4 à 8 en ce qui concerne le pH de la solution);

         la personne versée dans l’art saurait que la solution du problème posé par les particules serait d’ajuster le pH;

         la motivation à réaliser l’invention qu’aurait la personne versée dans l’art découlait de l’art antérieur, qui offrait de nombreux exemples.

[289]       M. Miller commente également l’affidavit de M. Loftsson au sujet de la question de l’évidence, et plus particulièrement les enseignements de l’art antérieur, et il conteste les conclusions de ce dernier. L’opinion de M. Loftsson était fondée sur le fait qu’il considérait qu’il y avait au moins quatre idées originales et qu’elles comprenaient le problème concernant la formation de particules ainsi que la résolution de ce problème. De façon générale, M. Miller avance que M. Loftsson a mal interprété certains des enseignements de l’art antérieur, notamment ceux de Xia et de Kiyobayashi.

[290]       M. Miller fait remarquer au paragraphe 277 que la question des particules ne devrait pas être élevée au rang d’idée originale au‑delà de son importance relative pour l’invention visée par le brevet. M. Miller fait également remarquer au paragraphe 265 que l’analyse de M. Loftsson ne tient pas compte de Systane, un produit qui utilise des ions de zinc à une concentration située dans l’intervalle revendiqué.

3)                  M. Kent

[291]       M. Kent fait part lui aussi d’une longue opinion sur l’état de la technique, sur les connaissances générales courantes ainsi que sur les enseignements précis de l’art antérieur.

[292]       Il résume son opinion quant à l’évidence au paragraphe 25 de son affidavit, et indique que toute différence entre l’état de la technique et l’idée originale des revendications 1 à 15 et 28 à 34 du brevet 370 était évidente ou simple. L’opinion de M. Kent est généralement fondée sur le fait qu’il considère que l’idée originale est une composition ophtalmique multidoses contenant du zinc à basse concentration en tant qu’agent de conservation au lieu d’agents de conservation classiques, comme le BAK, afin d’éviter les effets indésirables causés par cette substance.

[293]       Aux paragraphes 99 à 184, M. Kent commente les enseignements de l’art antérieur, notamment les enseignements de Xia et de Kiyobayashi, la monographie de produit de Travatan, la monographie de produit de DuoTrav, ainsi que les quatre demandes de brevet de Chowhan.

[294]       M. Kent souligne au paragraphe 121 que la demande de Xia n’aborde pas de façon détaillée la concentration d’espèces anioniques présentes dans la composition. Il explique cependant que rien n’indiquait dans la demande de Xia que les compositions devaient contenir des concentrations supérieures à 15 mM. Il précise ce qui suit : [traduction] « Autrement dit, les compositions décrites dans Xia et al. sont des compositions dans lesquelles la concentration des espèces anioniques est inférieure à 15 mM. »

[295]       Au paragraphe 139, M. Kent fait remarquer que Kiyobayashi divulguait des compositions contenant des espèces anioniques, des anions tampons, des cations multivalents ou des sels ionisés, mais qu’il n’y avait aucune mention précise des concentrations de ces composants. Il ajoute ce qui suit : [traduction] « Néanmoins, Kiyobayashi avait recommandé de ne pas utiliser des concentrations d’excipients qui nuiraient aux caractéristiques des compositions qui en assurent la conservation. »

[296]       L’avis de M. Kent sur la question de l’évidence inclut un examen des enseignements de l’art antérieur, relativement à une série de revendications (les revendications 1 à 15 et 28 à 34), et il donne ensuite son opinion sur les revendications précises qui sont en litige.

[297]       En ce qui concerne les enseignements de Xia, M. Kent fait remarquer aux paragraphes 143 à 147 que la revendication 13, qui comprend l’utilisation de travoprost comme ingrédient actif à un certain pH et à une certaine osmolalité, avait été contemplée par Xia. Il indique ce qui suit : [traduction] « Xia et al. envisageaient de mettre au point des compositions ophtalmiques dont les paramètres physicochimiques concorderaient avec ceux de l’objet de la revendication 13 […] ».

[298]       M. Kent conclut également au paragraphe 151 que Kiyobayashi avait divulgué des compositions ophtalmiques dont les paramètres physicochimiques correspondaient à ceux de l’objet de la revendication 13.

[299]       Aux paragraphes 185 à 193, M. Kent traite des enseignements de Systane Free et en décrit les composants. Il exprime l’avis selon lequel la personne versée dans l’art qui connaîtrait les composants de Systane Free saurait que les ions de zinc, issus du chlorure de zinc à une concentration équivalant à 0,11 mM, étaient le principal agent de conservation. Il ajoute que la personne versée dans l’art aurait compris, à la lumière des brevets de Chowhan, que les complexes borate‑polyol auraient également une activité antimicrobienne, et que cette activité complémenterait l’activité antimicrobienne des ions de zinc. M. Kent fait également remarquer que la personne versée dans l’art aurait pu obtenir cette information en analysant un échantillon du produit.

[300]       M. Kent traite également des enseignements tirés des articles de McCarthy, aux paragraphes 194 à 199, signalant que ces articles comportent plusieurs points importants pour le brevet 370.

[301]       M. Kent expose son opinion détaillée au sujet de l’évidence des revendications 1 à 15 et 28 à 34 et conclut qu’il existe des précédents dans l’art antérieur pour chacun des éléments visés par ces revendications. Il regroupe ces éléments en trois catégories et analyse l’art antérieur en fonction de chacune de ces catégories, à savoir les composés chimiques (p. ex. les ions de zinc, le borate, les polyols, le travoprost), la limite s’appliquant aux espèces chimiques (p. ex. 15 mM dans le cas des espèces anioniques) et les paramètres physicochimiques (p. ex. le pH et l’osmolalité).

[302]       Au paragraphe 203, il exprime l’avis que la personne versée dans l’art savait que chacun des composés chimiques inclus dans les revendications 1 à 15 et 28 à 34 remplissaient la même fonction que celle divulguée dans le brevet 370.

[303]       Au paragraphe 205, il résume son opinion selon laquelle les diverses limites s’appliquant à la concentration d’espèces chimiques dans les même revendications concordent avec les informations dont disposerait la personne versée dans l’art avant septembre 2006 et que, aux yeux de cette personne, ces limites ne seraient pas surprenantes.

[304]       En ce qui concerne les paramètres physicochimiques, c’est‑à‑dire le pH et l’osmolalité, M. Kent indique au paragraphe 207 que la seule différence entre l’objet des revendications 1 à 15 et 28 à 34 et l’état de la technique est la mention d’une limite supérieure pour certains composants, par exemple 15 mM. Il ajoute que la personne versée dans l’art considérerait que ces limites concordent avec les enseignements de l’art antérieur et que les restrictions énoncées dans les revendications du brevet 370 étaient évidentes et allaient de soi.

[305]       M. Kent fait remarquer au paragraphe 209 que, lors de la formulation d’une composition ophtalmique, l’un des objectifs de la personne versée dans l’art serait d’utiliser la concentration la plus faible possible des différents composants permettant à la composition de conserver les propriétés requises. Il ajoute que la personne versée dans l’art voudrait que la concentration des anions tampons soit le plus faible possible afin d’éviter que le pH de la composition ne provoque un inconfort. La personne versée dans l’art voudrait également s’assurer que la concentration des cations multivalents demeure faible.

[306]       M. Kent précise, au paragraphe 210, qu’advenant qu’il se trompe dans cette opinion, il aurait été facile de déterminer ces limites dans le cadre de la mise au point ordinaire d’une formulation ordinaire.

[307]       Au paragraphe 212, M. Kent indique que, en date du 21 septembre 2006, il aurait été facile pour la personne versée dans l’art d’analyser diverses préparations pour recueillir de l’information sur les composants qui nuisent à l’activité antimicrobienne des ions de zinc.

[308]       Dans l’ensemble, il exprime l’avis que les différences, s’il y en a, qui existent entre l’art antérieur et l’objet des revendications 1 à 15 et 28 à 34 auraient été évidentes aux yeux de la personne versée dans l’art ou que celle-ci aurait pu aisément les constater.

[309]       M. Kent met l’accent sur les revendications 10 et 13 aux paragraphes 214 à 222 de son affidavit et répète que les deux revendications auraient été évidentes. Il fait remarquer que la revendication 13 concerne une solution ophtalmique contenant des composants précis (tels qu’ils sont énoncés dans la revendication). Il indique que, en septembre 2006, la personne versée dans l’art savait que le travoprost pouvait être utilisé dans des compositions ophtalmiques. De plus, Xia et Kiyobayashi avaient divulgué des compositions ophtalmiques contenant du zinc à une concentration située dans l’intervalle des concentrations revendiqué (de 0,04 à 0,4). Kiyobayashi avait divulgué des compositions contenant des ions de zinc et des borates, du propylèneglycol ainsi que du sorbitol. Le premier brevet de Chowhan avait enseigné les concentrations adéquates de borate et de propylèneglycol ou de sorbitol à utiliser. En ce qui concerne les limites s’appliquant aux espèces anioniques (15 mM), et plus particulièrement aux anions tampons, M. Kent écrit au paragraphe 218 que la personne versée dans l’art saurait comment réduire la concentration de façon à ne pas nuire à la capacité de l’œil de réguler le pH après l’application du produit.

[310]       Au paragraphe 219, M. Kent ajoute que Xia, le premier brevet de Chowhan et la monographie de produit de Travatan, de même que les connaissances générales courantes, indiquaient entre autres que le pH devait être maintenu dans l’intervalle revendiqué.

[311]       Pour ce qui est de la revendication 10, M. Kent indique que la seule différence entre cette dernière et ce qui a été divulgué dans Kiyobayashi est l’inclusion du travoprost. Le travoprost était bien connu en septembre 2006. Il est d’avis qu’il aurait été évident que l’on puisse ajouter du travoprost aux compositions divulguées dans Kiyobayashi. Il indique, au paragraphe 221, ce que l’art divulguait au sujet des revendications auxquelles est subordonnée la revendication 10, et il conclut qu’aux yeux d’une personne versée dans l’art, les revendications 10 et 13 étaient toutes deux évidentes.

E.                 Les allégations d’évidence sont justifiées

[312]       À la lumière des observations des parties ainsi que de la preuve des experts, l’application du critère énoncé dans l’arrêt Plavix m’amène à conclure qu’Alcon n’a pas établi que les allégations d’Apotex au sujet du brevet 370 sont injustifiées.

[313]       Le critère énoncé dans l’arrêt Plavix prescrit à la Cour de déterminer tout d’abord la personne versée dans l’art, les connaissances générales courantes ainsi que l’idée originale de la revendication.

[314]       La personne versée dans l’art a été identifiée plus tôt, au paragraphe 111. Les connaissances générales courantes ont été décrites à la fois par l’expert d’Alcon, M. Loftsson, et par les experts d’Apotex, MM. Miller et Kent. Les parties conviennent dans une large mesure des connaissances générales courantes, mais il existe un certain désaccord au sujet des enseignements de l’art antérieur, notamment ceux de Xia et de Kiyobayashi au sujet des limites concernant les espèces anioniques.

[315]       La preuve de M. Miller fait un survol des connaissances générales courantes et de l’état de la technique, et j’y souscris.

[316]       Alcon argue qu’il y a au moins quatre idées originales, dont la solution au problème posé par les particules. Apotex fait valoir que l’idée originale est plus générale, qu’elle ne comprend pas les améliorations ou les caractéristiques secondaires, et, plus particulièrement, qu’elle ne comprend pas de limite concernant les espèces anioniques. Je n’accepte aucune de ces positions.

[317]       J’ai jugé que l’idée originale est une composition ou une préparation ophtalmique multidoses (autoconservée) contenant du travoprost qui est exempte de BAK et qui fait appel à un système de conservation non classique caractérisé par de faibles concentrations de chlorure de zinc, un complexe borate‑polyol (ou du propylèneglycol et du sorbitol), de faibles concentrations d’espèces anioniques (inférieures à 15 mM) et des valeurs précises quant à l’osmolalité.

[318]       Les différences entre l’« état de la technique » et l’idée originale et la question de savoir si l’essai de cette invention allait de soi sont au cœur même de l’analyse relative à l’évidence.

[319]       Les preuves d’expert sont essentielles pour aider la Cour à faire cette analyse. Cependant, la présente instance a fait ressortir les limites que comportent les affidavits écrits et les transcriptions des contre-interrogatoires des experts ayant souscrit ces affidavits en tant que preuve unique.

[320]       Les avocats d’Apotex, grâce à leur contre-interrogatoire, sont parvenus à faire reconnaître à M. Loftsson qu’il ne connaît pas le droit relatif à l’évidence et, plus troublant encore, qu’il a tendance à oublier des choses qu’on lui dit.

[321]       M. Loftsson est sans nul doute un scientifique accompli et il a répondu à toutes les questions de manière franche et complète, mais son témoignage sur l’évidence de l’invention a été miné en contre-interrogatoire.

[322]       On lui a posé des questions précises qui l’obligeaient à dire qu’il était soit d’accord, soit en désaccord. Les avocats d’Apotex ont démoli son témoignage sur plusieurs points clés qui sont essentiels pour étayer la position d’Alcon. Même si certaines paroles semblent avoir été mises dans sa bouche, demandant une simple réponse « oui » ou « non », son témoignage a été miné. Par exemple, Apotex lui a soumis l’idée selon laquelle les améliorations supplémentaires énoncées dans le brevet n’étaient pas des caractéristiques essentielles et ne faisaient pas partie de l’idée originale, mais qu’il s’agissait plutôt de caractéristiques secondaires. Il a reconnu que oui.

[323]       Le contre-interrogatoire a révélé que M. Loftsson semble avoir évalué la question de l’évidence de son propre point de vue, en tant qu’éventuelle personne versée dans l’art, plutôt qu’en fonction des critères ou des qualifications de nature plus générale de l’équipe d’experts qui constitue cette personne. Il a reconnu qu’on ne lui avait pas donné d’instructions sur la manière d’interpréter le brevet, qu’il ne comprenait pas le concept de l’évidence en droit canadien, qu’il s’était servi de septembre 2007 comme date applicable pour son examen de l’évidence, et qu’il avait pris en considération des éléments de l’art qui existaient après cette date-là.

[324]       M. Loftsson a également indiqué qu’on lui a dit de ne pas prendre en compte Systane Free lors de l’évaluation de l’évidence, même s’il en était fait mention dans l’AA.

[325]       Alcon reconnaît que M. Loftsson ne saisissait pas comme il faut le droit de l’évidence, mais elle soutient que, dans l’esprit de ce dernier, les aspects scientifiques étaient clairs. Elle soutient également que M. Loftsson s’est peut-être bien reporté à l’art qui était en vigueur après le mois de septembre 2006, mais que son opinion sur l’évidence ne repose pas sur cet art antérieur.

[326]       Je ne puis savoir sur quel art antérieur M. Loftsson s’est fondé, car les réponses qu’il a données en contre-interrogatoire dénotent qu’il a fait des recherches supplémentaires et qu’il a trouvé de nombreux articles, dont il en a lu plusieurs. Les dates des articles sur lesquels il s’est fondé ou qui l’ont peut-être influencé, de quelque manière, dans l’opinion à laquelle il est arrivé n’ont pas été clairement indiquées dans sa preuve. Plusieurs des notes de bas de page renvoient à des publications postérieures à 2006, et certaines d’entre elles sont très récentes.

[327]       Alcon demande également à la Cour de tirer une conclusion indépendante à propos de la question de savoir si l’invention est évidente.

[328]       J’ai examiné la totalité des éléments de preuve liés aux différences entre l’état de la technique et l’idée originale. J’ai lu avec soin la preuve de M. Loftsson mais, compte tenu des problèmes que pose cette dernière, je me suis davantage fiée à celle de MM. Miller et Kent.

[329]       En termes simples, la différence entre l’état de la technique et l’idée originale est le remplacement du système de conservation utilisé dans Travatan, qui faisait appel à du BAK, par le système de conservation exempt de BAK utilisé dans la présente invention. MM. Miller et Kent font remarquer que la principale différence entre l’état de la technique et l’invention est la précision de limites supérieures pour certains composants, et que cette différence serait évidente.

[330]       La preuve d’experts présentée par MM. Miller et Kent, à laquelle j’accorde plus d’importance, s’appuie sur la mosaïque des réalisations antérieures, comme ce devrait être le cas dans le cadre d’un examen relatif à l’évidence. Cette preuve révèle que la personne versée dans l’art savait que le travoprost pouvait être utilisé dans des compositions ophtalmiques; que Xia et Kiyobayashi avaient divulgué des compositions ophtalmiques contenant du zinc à une concentration située dans l’intervalle revendiqué (de 0,04 à 0,4 mM); que Kiyobayashi avait divulgué des compositions contenant des ions de zinc et des borates, du propylèneglycol ainsi que du sorbitol; que le premier brevet de Chowhan avait enseigné les concentrations adéquates de borate et de propylèneglycol ou de sorbitol à utiliser; et que Xia, le premier brevet de Chowhan et la monographie de produit de Travatan, de même que les connaissances générales courantes, indiquaient notamment de maintenir le pH dans l’intervalle revendiqué.

[331]       Le système de conservation utilisé dans Systane Free était également connu, et ce système comporte les mêmes composants ou ingrédients que ceux dont il est question dans la revendication 13. Comme l’indique M. Miller, la composition de Systane Free avait été divulguée, et elle pouvait également être déterminée par rétro‑ingénierie. Les détails de la composition montrent que le chlorure de zinc, l’acide borique, le propylèneglycol et le sorbitol avaient déjà été formulés ensemble, dans une même préparation, avec succès.

[332]       Selon la preuve de M. Kent, la personne versée dans l’art, connaissant les composants de Systane Free, saurait que les ions de zinc issus du chlorure de zinc à une concentration équivalant à 0,11 mM sont le principal agent de conservation. La personne versée dans l’art comprendrait également, à la lumière des brevets de Chowhan, que les complexes borate‑polyol auraient une activité antimicrobienne qui complémenterait celle des ions de zinc.

[333]       La preuve concernant l’enseignement des limites s’appliquant aux espèces anioniques est formulée de façon plus prudente par les experts.

[334]       M. Miller indique que la personne versée dans l’art serait motivée à maintenir les concentrations des espèces anioniques au niveau le plus faible possible, en se fondant sur les enseignements de Xia et de Chowhan.

[335]       M. Kent reconnaît que la limite de 15 mM s’appliquant aux espèces anioniques n’avait pas été divulguée dans l’art antérieur, mais il affirme que la personne versée dans l’art saurait qu’il faut en réduire la concentration le plus possible de façon à ne pas nuire à la capacité de l’œil de réguler le pH après l’application du produit. M. Kent fait remarquer que la demande de Xia ne précise pas de façon explicite la concentration des espèces anioniques dans la composition, mais que les compositions décrites dans Xia comprennent des compositions dans lesquelles la concentration des espèces anioniques est inférieure à 15 mM. Il reconnaît également que Kiyobayashi avait divulgué des compositions contenant des espèces anioniques, des anions tampons, des cations multivalents ou des sels ionisés, mais qu’il n’y avait aucune mention précise des concentrations de ces composants. Il ajoute que Kiyobayashi recommandait de ne pas utiliser des concentrations d’excipients qui nuiraient aux caractéristiques des compositions qui en assurent la conservation.

[336]       M. Kent explique que la seule différence entre l’objet des revendications en litige et l’état de la technique est la mention d’une limite supérieure pour certains composants, par exemple « 15 mM » dans le cas des espèces anioniques. À son avis, la personne versée dans l’art considérerait que ces limites concordent avec les enseignements de l’art antérieur et que les restrictions énoncées dans les revendications du brevet 370 étaient évidentes et allaient de soi.

[337]       MM. Kent et Miller ont tous deux indiqué que, si elle préparait une composition ophtalmique, la personne versée dans l’art chercherait entre autres à utiliser la concentration la plus faible possible des composants permettant à la composition de conserver les propriétés requises et qu’elle veillerait à ce que la concentration des anions tampons demeure le plus faible possible.

[338]       M. Kent indique également que ces limites pourraient être déterminées dans le cadre de travaux courants visant à mettre au point une préparation ordinaire.

[339]       Selon la preuve de MM. Miller et Kent, que j’accepte, la personne versée dans l’art s’attendrait raisonnablement à ce que le système de conservation de Systane Free, ou le système de conservation très similaire de la présente invention, fonctionne et à ce qu’il ne faille mener que des essais courants pour effectuer les ajustements nécessaires. Il s’agissait d’une chose valant plus que la peine d’être tentée, même sans enseignement précis sur les limites s’appliquant aux espèces anioniques. Il aurait été évident que cela fonctionnerait comme système de conservation non classique dans une préparation ophtalmique.

[340]       Bien que Systane Free ne soit qu’un élément de l’art antérieur, il s’agissait d’un élément très pertinent. M. Loftsson n’a pas tenu compte des enseignements de Systane Free, à la demande d’Alcon. Alcon tente de minimiser l’importance de Systane Free comme précurseur de l’invention, et ce, malgré le fait qu’Alcon a elle‑même décrit l’invention comme étant un prolongement du système de conservation utilisé dans Systane Free. Il s’agit d’un fait curieux, car Alcon argue maintenant que Systane Free utilise un système différent et que la personne versée dans l’art le reconnaîtrait.

[341]       Cependant, les composants du système de conservation utilisés dans Systane Free sont les mêmes que ceux du système de conservation présenté dans la revendication 13. Bien qu’il faille apporter certains ajustements quant à la concentration d’autres composants de la composition ou des préparations, on ne peut dire que Systane Free utilise un système différent. MM. Miller et Kent ont tous deux convenu que Systane Free enseignait l’association de chlorure de zinc, d’acide borique ainsi que de propylèneglycol et de sorbitol.

[342]       Apotex présente un tableau comparant les composants de Travatan, de Systane Free et de la revendication 13 du brevet 370. Même un profane constaterait que les composants ou les ingrédients des systèmes de conservation sont les mêmes. Les différences entre les systèmes de conservation utilisés dans Systane Free et dans la revendication 13 concernent la concentration du chlorure de zinc. Une limite s’applique aux espèces anioniques dans le cas de la revendication 13, mais pas dans celui de Systane Free.

[343]       Outre ses observations sur le caractère évident de l’invention, Apotex réitère qu’Alcon se doit d’établir selon la prépondérance des probabilités que son allégation est injustifiée. Apotex soutient qu’Alcon ne s’est pas acquittée de sa charge, même si la preuve s’équivaut.

[344]       La question de savoir si l’art antérieur divulguait ou non la concentration précise des espèces anioniques à employer n’est pas concluante. Étant donné que l’utilisation d’une faible concentration d’espèces anioniques (moins de 15 mM) fait partie de l’idée originale, la question est de savoir si cela avait été divulgué dans la mosaïque des réalisations antérieures.

[345]       Les experts d’Apotex conviennent que cela été enseigné de manière générale dans Xia et Kiyobayashi, mais ils reconnaissent que les limites précises ne l’ont pas été. Ils ajoutent que les connaissances générales courantes sont de maintenir la totalité des concentrations à un faible niveau et qu’une personne versée dans l’art, s’appuyant sur ses compétences et les connaissances générales courantes, le saurait et le ferait. De plus, pour réaliser l’invention, seules des expérimentations ordinaires seraient nécessaires. L’art antérieur, plus les connaissances générales courantes, enseignaient qu’il fallait des niveaux faibles et que des expérimentations ordinaires, en recourant aux compétences de la personne versée dans l’art, mèneraient à l’invention.

[346]       L’argument d’Alcon selon lequel l’essai de l’invention n’allait pas de soi, qu’il n’y avait aucune chance raisonnable de succès et qu’il fallait réaliser de nombreuses expérimentations, n’est pas étayé par la preuve de MM. Miller et Kent.

[347]       De ce fait, je conclus qu’il allait plus ou moins de soi que l’invention fonctionnerait. Même si ce n’était pas garanti, il y avait une chance raisonnable de succès et c’était nettement plus que « quelque chose valant d’être tenté ».

[348]       De plus, tous les experts ont convenu qu’il y avait une motivation dans l’art antérieur à éliminer le BAK des préparations ophtalmiques en raison des effets indésirables associés à cette substance. M. Miller a fait valoir qu’il y avait de nombreux exemples dans l’art antérieur pour motiver la personne versée dans l’art à le faire.

[349]       En ce qui concerne l’ampleur des efforts nécessaires à la réalisation de l’invention, même M. Loftsson, expert témoignant pour le compte d’Alcon, a convenu que les travaux de laboratoire qui seraient nécessaires pour préparer et mettre à l’essai de nouvelles formulations de travoprost et pour en assurer la protection contre les agents microbiens n’étaient pas ardus. Il précise également que la vérification de l’efficacité de conservation exigerait un temps considérable, mais que ces analyses sont largement automatisées.

[350]       En conclusion, je suis d’avis qu’Alcon ne s’est pas acquittée de sa charge; elle n’a pas établi que l’allégation d’Apotex au sujet de l’évidence des revendications 10 et 3 est injustifiée.

XIV.       L’UTILITÉ

[351]       En l’espèce, Alcon et Apotex ont des opinions divergentes au sujet de l’utilité promise du brevet 370. Selon Alcon, l’utilité consiste simplement à fournir un produit qui soit utile et qui réponde aux exigences d’efficacité de conservation de l’USP, ou qui constitue une solution de rechange, et que cette utilité était valablement prédite.

[352]       Apotex affirme qu’il existe deux utilités promises : la première, qui était énoncée dans l’avis d’allégation, concerne la promesse d’atténuer ou de réduire les effets indésirables, et la seconde, qui a été soulevée après le dépôt de l’avis d’allégation, concerne la promesse d’une préparation acceptable, exempte de particules. J’ai jugé que la deuxième affirmation d’Apotex en ce qui concerne l’utilité promise, ou l’affirmation révisée, dépasse la portée de l’avis d’allégation. Je n’en ai donc pas tenu compte, mais je ferai néanmoins la synthèse, ci‑après, des arguments présentés par Apotex.

[353]       Apotex soutient que l’utilité promise d’une réduction ou d’une élimination des effets indésirables n’était pas valablement prédite. Elle ajoute que la promesse d’utilité révisée ne l’était pas non plus.

A.                La promesse du brevet : la jurisprudence et les principes applicables

[354]       La Cour d’appel a confirmé qu’un breveté n’est nullement tenu de divulguer l’utilité de l’invention visée par le brevet. Dans les affaires de cette nature, la « moindre parcelle » d’utilité suffit (Eli Lilly Canada Inc. c Novopharm Limited, 2010 CAF 197, aux paragraphes 74 à 76 (Olanzapine); Mylan Pharmaceuticals ULC c AstraZeneca Canada Inc., 2012 CAF 109, [2012] ACF no 422 [Anastrozole], aux paragraphes 32 et 33). Cependant, dans les cas où il existe une promesse d’utilité, laquelle devrait être explicite, le breveté est tenu de réaliser l’utilité promise (Olanzapine). Comme l’a signalé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex Inc. c Sanofi‑Aventis, 2013 CAF 186, [2013] ACF no 856, autorisation de pourvoi à la CSC accordée, no 35562 (1er octobre 2013), au paragraphe 50, la première étape consiste à interpréter le brevet et à déterminer la norme par rapport à laquelle l’utilité sera appréciée. Et d’ajouter la Cour d’appel : « [c]eci oblige la Cour à interpréter le brevet de manière à déterminer si une personne versée dans l’art conclurait qu’il promet explicitement que l’invention produira un résultat spécifique. Si tel est le cas, l’inventeur aura tenu sa promesse. Si aucun résultat spécifique n’est explicitement promis, la moindre parcelle d’utilité suffira ».

[355]       La Cour d’appel a également mis en garde contre le fait de promettre plus que ce qui est exigé et, a-t-elle ajouté, si cette promesse n’est pas tenue, on ne peut que s’en prendre à soi‑même, mais elle a souligné que les tribunaux « ne devraient pas s’évertuer à trouver des moyens de mettre en échec des brevets par ailleurs valides » (au paragraphe 54).

[356]       Pour déterminer quelle est l’utilité promise, la Cour doit examiner en premier les revendications, mais en considérant le brevet comme un tout. Ce ne sont pas tous les avantages énoncés dans le mémoire descriptif qui sont assimilables à une utilité promise. Comme il a été mentionné plus tôt, l’interprétation des revendications est la première étape, et elle ne devrait pas être axée sur les résultats.

[357]       Dans l’arrêt Anastrozole, précité, la Cour d’appel fédérale a souscrit à la conclusion du juge du procès selon laquelle il n’y avait aucune promesse de réduire les effets indésirables. À la lumière d’un examen du brevet, la clause définissant l’objet de l’invention, à la différence des revendications explicites du brevet, parlait d’« un objectif à long terme, d’un avantage que l’on souhaitait que l’invention comporte » (au paragraphe 33). La Cour a également signalé, au paragraphe 30, qu’une promesse à cet effet « serait totalement gratuite et ne pourrait que fournir aux concurrents un autre motif de contester la validité du brevet ».

[358]       Dans la présente affaire, Alcon fait valoir que la promesse d’une réduction des effets indésirables serait « gratuite ».

[359]       Dans la décision Fournier Pharma Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2012 CF 741, [2012] ACF no 901, au paragraphe 126, le juge Zinn a signalé que quand les revendications énoncent clairement la promesse (c.-à-d. l’utilité revendiquée), tout autre énoncé « devrait être considéré comme un simple énoncé d’avantage, à moins que l’inventeur n’indique clairement et sans équivoque que cela fait partie de l’utilité promise ».

[360]       Le juge Zinn a ajouté au paragraphe 127 qu’il faudrait mettre l’accent sur les revendications parce qu’un inventeur n’est pas tenu « de revendiquer un monopole sur tout élément nouveau, ingénieux et utile » qui est divulgué. Il a prévenu que lorsque les revendications énoncent la promesse de manière non ambiguë, « il n’est pas nécessaire d’examiner la divulgation à la loupe pour trouver d’autres promesses qui ne sont pas visées par le monopole revendiqué par l’inventeur ».

[361]       Dans la décision Pfizer Canada Inc. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2014 CF 38, [2014] ACF no 126, le juge Harrington a confirmé le principe selon lequel les revendications ont préséance lorsqu’il est question de déterminer ce qui est promis. Même si la divulgation peut amener à comprendre ce que veut dire un mot dans les revendications, elle ne restreint ou n’élargit pas la portée des revendications.

[362]       Le juge Harrington a invoqué l’arrêt Sanofi‑Aventis c Apotex Inc., 2013 CAF 186, [2013] ACF no 856, au paragraphe 67, où la Cour d’appel a noté la distinction qui existe entre l’usage possible d’une invention et une promesse explicite d’obtenir un résultat précis et a cité en y souscrivant l’opinion de la Cour fédérale dans la décision AstraZeneca Canada Inc. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 1023, [2011] ACF no 1262, au paragraphe 139 : « ce ne sont pas toutes les déclarations que l’on trouve dans un brevet au sujet des avantages qui peuvent être considérées comme une promesse. Un objectif n’est pas nécessairement une promesse ». Le juge Harrington a conclu qu’il n’y avait dans les revendications aucune mention d’une réduction des effets secondaires dans les revendications et qu’il ne s’agissait pas de l’utilité promise.

B.                 La position d’Alcon sur l’utilité promise

[363]       Alcon fait valoir que l’utilité divulguée par le brevet 370 concerne uniquement des préparations ophtalmiques autoconservées qui satisfont aux exigences de l’USP en matière d’efficacité de conservation. L’invention offre un système de conservation de rechange qui est utile.

[364]       Alcon fait remarquer que l’objectif était de mettre au point un produit multidoses ne contenant pas de BAK. Alcon se fonde sur la preuve de M. Loftsson, qui a reconnu que la personne versée dans l’art pouvait s’attendre à ce résultat (une diminution des effets indésirables), mais qui a précisé qu’il ne s’agissait pas d’une promesse et qu’une telle promesse nécessiterait la réalisation d’essais cliniques. Alcon souligne également qu’un objectif ne constitue pas une promesse.

[365]       Alcon argue qu’Apotex a élevé de façon erronée l’utilité promise du brevet 370 en laissant entendre que les solutions/compositions ophtalmiques revendiquées présentent une activité antimicrobienne (sont autoconservées) tout en permettant de réduire ou d’éliminer les effets toxicologiques (effets nocifs pour la cornée).

[366]       Alcon fait valoir que l’on ne peut présumer qu’une telle promesse existe et qu’il n’y a aucune promesse explicite dans le brevet 370. Le brevet ne divulgue aucun essai comparant les préparations visées par les revendications avec des préparations contenant du BAK, aucune analyse de la toxicité, ni aucune déclaration voulant que les préparations de l’invention seraient moins toxiques que les préparations contenant du BAK.

[367]       Alcon fait également remarquer que le brevet 370 est conforme avec l’art antérieur, et en particulier avec Xia et Kiyobayashi, qui ont également tenté de mettre au point des préparations sans BAK, mais qui n’ont pas présenté de données d’une analyse toxicologique comparative.

[368]       Alcon fait également valoir que la Cour devrait chercher à confirmer une invention vraiment utile (Consolboard Inc c MacMillan Bloedel (Sask) Ltd, [1981] 1 RCS 504 [Consolboard]), en soulignant que la préparation autoconservée exempte de BAK constitue une solution de rechange utile pour le public.

[369]       Comme il a été mentionné plus tôt dans le cadre de l’analyse de l’AA, Alcon soutient qu’Apotex ne peut pas affirmer maintenant qu’il existe deux promesses d’utilité : la promesse d’une réduction des effets indésirables qu’Apotex a formulée initialement dans son AA, et une promesse révisée ou supplémentaires d’une « composition ophtalmique acceptable », qu’Apotex n’a invoquée qu’après le contre-interrogatoire des experts.

[370]       Alcon fait valoir que la revendication 13 est de toute façon limitée à des solutions qui, par leur nature, sont exemptes de particules, puisque que tout est dissous. Apotex reconnaît dans son avis d’allégation que la revendication 13 est une solution dans laquelle tous les composants sont dissous, et elle ne peut maintenant changer de position.

[371]       De plus, Alcon argue que le brevet enseigne comment éviter la formation de particules. Qui plus est, la revendication 10 concerne des compositions, et la question relative à la présence de particules ne se pose pas.

C.                 La position d’Apotex sur l’utilité promise

[372]       Apotex soutient qu’il convient d’interpréter l’utilité promise dans le contexte du brevet dans son ensemble ainsi que du point de vue d’une personne versée dans l’art, tout en tenant compte des réalités commerciales qui révèleraient l’intention du breveté.

[373]       Apotex fait remarquer que la personne versée dans l’art comprendrait que les compositions ophtalmiques qui sont toxiques pour l’œil ne conviendraient pas à une utilisation thérapeutique. Le brevet 370 mentionne [traduction] « qu’il est nécessaire de trouver un moyen d’accroître l’activité des agents antimicrobiens, de façon que même de très faibles concentrations de ces agents puissent être utilisées sans faire augmenter le risque d’effets toxicologiques [...] ». Il est indiqué que l’invention est destinée à abaisser la pression intraoculaire et que la personne versée dans l’art saurait qu’une administration chronique serait nécessaire.

[374]       Apotex fait donc valoir que l’utilité promise concerne des préparations ophtalmiques qui permettent de réduire ou d’éliminer les effets indésirables causés par les agents de conservation classiques, comme le BAK, notamment les effets nocifs pour la cornée, lorsque les compositions sont utilisées pour abaisser la pression intraoculaire et traiter le glaucome de façon chronique. Dans son avis d’allégation, Apotex avance que l’utilité promise est la réduction des effets indésirables.

[375]       Comme je l’ai mentionné précédemment lors de l’analyse de l’avis d’allégation, Apotex présente maintenant une promesse nouvelle ou révisée concernant l’utilité en se fondant sur les passages du brevet 370 qui indiquent que les compositions ophtalmiques [traduction] « [présentent] une activité antimicrobienne suffisante pour satisfaire aux exigences d’efficacité de conservation de l’USP ainsi qu’à d’autres lignes directrices analogues » et que « la formation de particules n’est pas acceptable dans le cas d’une préparation ophtalmique ».

[376]       Apotex fait également remarquer qu’Alcon a affirmé que la résolution du problème posé par les particules fait partie de l’idée originale. Toutefois, en ce qui concerne l’utilité promise, Alcon argue que la promesse d’une formulation acceptable (sans particules) serait « arbitraire ». Apotex fait valoir que, ayant défendu le caractère inventif du brevet 370 en se fondant sur la résolution du problème posé par la présence de particules, Alcon doit également accepter que l’utilité promise englobe des compositions exemptes de particules.

[377]       Apotex soutient que sa première position demeure que la résolution du problème posé par la présence de particules ne fait pas partie de l’idée originale. Cependant, Apotex fait valoir que, en raison de la position d’Alcon au sujet de l’idée originale, celle‑ci doit convenir que l’utilité promise englobe le fait qu’il n’y aura pas de formation de particules inacceptables, c’est‑à‑dire que la solution sera acceptable.

[378]       Apotex reconnaît que l’avis d’allégation n’indiquait pas que la promesse concernait une préparation « acceptable », c’est‑à‑dire exempte de particules, mais elle fait valoir qu’Alcon ne peut interpréter le brevet d’une certaine façon pour en appuyer le caractère inventif, puis d’une autre pour contrer la remise en question de son utilité.

[379]       Apotex soutient que l’utilité promise – une simple utilité – qu’allègue Alcon ne ressemble en rien à l’idée originale qu’Alcon propose. Elle invoque l’arrêt Olanzapine, au paragraphe 78, qui portait sur un brevet de sélection, à l’appui de la thèse plus générale selon laquelle « si [un avantage n’est pas promis], le titulaire du brevet ne sera pas en mesure d'invoquer l'avantage à l'appui de la validité du brevet ».

[380]       Selon Apotex, Alcon fait preuve d’incohérence lorsqu’elle argue qu’il n’y a aucun problème relativement à la présence de particules ou que ce problème a été résolu parce que la revendication 13, qui concerne des « solutions », laisse entendre qu’il s’agit d’une solution dont tous les composants sont dissous, ce qui exclurait automatiquement la présence de particules.

[381]       Apotex conteste également l’argument d’Alcon selon lequel le brevet 370 enseigne comment éviter le problème posé par les particules en ajustant le pH. Apotex fait valoir que la preuve indique tout le contraire : Alcon savait comment éviter le problème, en réduisant le pH à 5,7, comme dans le produit Travatan Z, mais elle n’a pas divulgué la concentration d’acide hydroxystéarique formé dans le cadre des essais qu’elle a elle‑même menés et a choisi de revendiquer des solutions dont le pH pouvait s’élever à 5,9, ce qui laisse la personne versée dans l’art dans l’ignorance quant à la façon de préparer des solutions exemptes de particules. Alcon ayant omis de divulguer cette information dans le brevet, le premier critère de la prédiction valable ne peut être rempli.

D.                Que disent les experts?

1)                  M. Loftsson

[382]       M. Loftsson ne partage pas l’opinion d’Apotex selon laquelle l’utilité promise de l’invention concernait à la fois une préparation autoconservée et la réduction ou l’élimination des effets toxicologiques sur la cornée.

[383]       Au paragraphe 239 de son affidavit, M. Loftsson fait remarquer que les inventeurs ont retiré le BAK de leurs gouttes oculaires et qu’ils l’ont remplacé par un système de conservation complexe contenant de faibles concentrations de zinc. Au paragraphe 240, M. Loftsson précise ce qui suit :

[traduction] […] la question des effets toxiques potentiels des agents de conservation classiques (comme le BAK) pour la cornée a été largement traitée dans la littérature. L’élimination de tels agents de conservation tout en assurant la conservation d’une solution est un objectif souhaitable, auquel les inventeurs sont parvenus. Les inventeurs ne promettent pas que leur système de conservation réduira ou éliminera les effets toxicologiques. Bien que la personne versée dans l’art puisse s’attendre de façon raisonnable à un tel résultat étant donné que l’on a éliminé les agents de conservation classiques, il faudrait mener d’importants essais cliniques pour être en mesure de démontrer un tel effet, essais qui iraient bien au‑delà des études cliniques nécessaires en vue d’une homologation.

[384]       M. Loftsson conclut au paragraphe 242 que l’utilité est l’offre de préparations ophtalmiques autoconservées.

[385]       Lors de son contre‑interrogatoire, M. Loftsson convient, en réponse aux questions 385 à 388, que le brevet concerne l’amélioration de systèmes de conservation contenant des ions de zinc, et il convient également qu’il ne s’agissait pas uniquement d’offrir un système de conservation contenant du zinc, mais d’offrir un système amélioré.

2)                  M. Miller

[386]       M. Miller indique au paragraphe 49 de son affidavit que la personne versée dans l’art comprendrait que l’objectif de l’invention était [traduction] « d’obtenir une composition pharmaceutique aqueuse dont l’efficacité de conservation lui permettrait d’être administrée dans un format multidoses ».

[387]       M. Miller commente également l’affidavit de M. Loftsson. Il partage l’avis de M. Loftsson au sujet du fait que l’un des aspects de l’utilité du brevet 370 concerne l’offre de préparations ophtalmiques autoconservées, mais il ne partage pas l’avis de M. Loftsson au sujet du fait que l’utilité n’englobe pas l’élimination ou la réduction des effets toxicologiques sur la cornée. M. Miller fait remarquer que la personne versée dans l’art comprendrait que l’inventeur cherchait à s’éloigner des agents de conservation classiques et privilégiait des stratégies de conservation moins toxiques, et il souligne que le brevet 370 mentionne explicitement qu’il vise des compositions exemptes des agents de conservation classiques pouvant entraîner des complications au niveau de la cornée.

[388]       Aux paragraphes 278 à 283, M. Miller exprime l’opinion selon laquelle la personne versée dans l’art comprendrait que l’objectif des inventeurs était de préparer des compositions ophtalmiques pouvant réduire ou éliminer les effets toxicologiques du BAK, parce que dans ces compositions, le BAK est remplacé par des ions de zinc et que l’on s’attendrait à ce que ce changement permette d’éviter les effets indésirables associés à cette substance.

[389]       M. Miller est en désaccord avec l’énoncé du paragraphe 240 de l’affidavit de M. Loftsson et précise que [traduction] « la personne versée dans l’art comprendrait que les compositions ophtalmiques qui sont toxiques pour l’œil ne conviendraient pas à une utilisation thérapeutique ». Aux paragraphes 285 à 287, il répète que la personne versée dans l’art comprendrait que l’objectif des inventeurs était de réduire ou d’éliminer les effets toxicologiques du BAK en remplaçant cette substance par des ions de zinc, et que la personne versée dans l’art comprendrait qu’il faudrait mener des essais cliniques et toxicologiques standard pour obtenir une homologation.

[390]       Lors de son contre‑interrogatoire, M. Miller a convenu, en réponse aux questions 254 et 261, que l’objectif des inventeurs était de fournir un produit multidoses exempt de BAC et d’éviter les effets toxiques associés aux agents de conservation classiques.

[391]       En réponse à la question 271, M. Miller s’est dit d’accord avec l’avocat d’Alcon lorsque celui‑ci lui a indiqué que, à la ligne 25 de la page 4 du brevet, les inventeurs affirment que la personne versée dans l’art comprendrait que l’invention concerne des produits multidoses pouvant être formulés sans agent de conservation classique tout en étant protégés contre une contamination microbienne.

[392]       M. Miller se dit d’accord, mais précise qu’il n’y a aucune définition du terme « classique ».

[393]       En réponse à la question 291, M. Miller reconnaît qu’il n’est pas indiqué de façon explicite dans le brevet 370 que les préparations de l’invention seraient moins toxiques que le BAK. Cependant, M. Miller indique que la personne versée dans l’art comprendrait que [traduction] « l’enseignement inhérent est que l’invention serait moins toxique que les compositions ophtalmiques contenant d’autres agents de conservation, comme le BAC ».

[394]       M. Miller indique en réponse à la question 292 que son opinion est fondée sur l’enseignement selon lequel le BAK est connu pour être toxique et sur le fait que le BAK est décrit, dans le brevet 370, comme un exemple d’agent de conservation pouvant être toxique pour la cornée.

[395]       Bien que M. Miller dise contester l’utilisation du terme « autoconservée » dans le brevet, il répond à la question 293 au sujet de façon dont la personne versée dans l’art comprendrait l’objectif des inventeurs d’éliminer le BAK, et, le BAK étant « limité », que la toxicité pour la surface oculaire serait moindre, et il précise que la personne versée dans l’art comprendrait ce qui est enseigné. Il indique que l’invention est une composition multidoses et qu’elle élimine ou réduit les effets toxiques associés, par exemple, au BAK.

3)                  M. Kent

[396]       M. Kent expose son opinion détaillée au sujet de l’utilité aux paragraphes 223 et 224, et précise que le brevet 370 indique que l’utilisation du BAK est associée à des effets nocifs potentiels pour la cornée et qu’il faudrait éviter d’utiliser du BAK. La personne versée dans l’art comprendrait donc que [traduction] « l’utilité des compositions revendiquées dans le brevet 370 est que celles‑ci auront une activité antimicrobienne (les compositions seront autoconservées) tout en réduisant ou en éliminant les effets indésirables associés au BAK (les effets nocifs pour la cornée) lorsque ces compositions sont utilisées pour abaisser la pression intraoculaire afin de traiter le glaucome ».

[397]       M. Kent commente également l’affidavit de M. Loftsson. Au paragraphe 248, M. Kent indique que l’offre de préparations ophtalmiques autoconservées ne constitue qu’une partie de l’utilité et que M. Loftsson omet un aspect important, à savoir que l’on évite les effets nocifs pour la cornée. M. Kent renvoie à la divulgation du brevet 370 et avance que la personne versée dans l’art saurait que les inventeurs proposaient des compositions permettant d’éviter les effets nocifs du BAK pour la cornée en remplaçant cette substance par des ions de zinc.

[398]       Lors de son contre‑interrogatoire, M. Kent a reconnu, en réponse aux questions 320 et 321, que l’invention concernait des préparations autoconservées ne nécessitant l’utilisation d’aucun agent antimicrobien classique et que l’objectif était de fournir une préparation multidoses qui permettait d’éviter le BAK ou des composés similaires.

[399]       Il convient également qu’il n’y a aucune mention d’une toxicité relativement au BAK dans les premiers paragraphes du brevet.

[400]       Il se dit également d’accord lorsqu’on le questionne au sujet du fait que l’on savait que le BAK causait des effets indésirables et que les inventeurs cherchaient à éliminer cette substance et ses effets indésirables.

[401]       En réponse à la question 331, M. Kent fait remarquer que l’on savait que le BAK était associé à des effets indésirables, mais pas au point d’entraîner le retrait du marché des produits contenant cette substance. Il admet que, dans le cas d’un produit non autoconservé exempt de BAK, les effets indésirables du BAK seraient éliminés, et il explique que chaque système de conservation doit tenir à lui seul (en réponse à la question 334).

[402]       Plus tard lors de son contre‑interrogatoire, aux questions 443 à 450, on interroge M. Kent au sujet de diverses références citées dans le brevet, en particulier dans le résumé de l’invention, et on lui demande si une diminution de la toxicité relativement au BAK est promise. Il convient qu’il n’y a aucune promesse.

[403]       À la question 450, l’avocat d’Alcon renvoie M. Kent à la page 6 du brevet, où il est écrit que l’invention concerne des solutions ophtalmiques aqueuses efficaces pour prévenir une contamination antimicrobienne en l’absence d’agents antimicrobiens classiques. M. Kent convient qu’il est utile d’avoir une préparation autoconservée exempte de BAK et qu’une telle préparation constitue une solution de rechange.

[404]       En réponse à la question 455, M. Kent reconnaît que le brevet 370 ne présente aucune analyse comparative de la toxicité de préparations contenant du BAK et de préparations exemptes de cette substance.

[405]       Cependant, en réponse à la question 462, M. Kent dit n’être pas entièrement d’accord avec l’affirmation selon laquelle il n’y a aucune promesse voulant que l’invention ne soit pas moins toxique que les agents de conservation classiques. Il indique que [traduction] « certains des passages du brevet constituent une promesse d’une amélioration […], de toute évidence, il s’agira d’un autre agent de conservation, mais en plus, il y a autre chose… l’idée qu’il s’agira non seulement d’un autre agent de conservation, mais d’un agent de conservation qui sera meilleur que ce qui existe actuellement, et meilleur sur le plan de la toxicité, c’est‑à‑dire en ce qui concerne l’hyperémie oculaire […] ».

[406]       En réponse à la question 463, il se dit d’accord avec la proposition qu’on lui soumet voulant que la promesse n’était pas explicite, mais « implicite ».

E.                 L’utilité promise

[407]       Pour ce qui est de déterminer l’utilité promise, le point de départ est les revendications. Lorsqu’il est impossible de dégager la promesse des revendications, c’est la divulgation qui éclairera le sens de ces dernières, mais elle ne peut pas élargir ou réduire ce qui est indiqué dans les revendications.

[408]       L’utilité promise doit être explicite. Sans promesse explicite, il n’est pas nécessaire de chercher une promesse ailleurs car ce ne sont pas tous les brevets qui en comportent une.

[409]       Comme il a été mentionné précédemment dans l’analyse de l’interprétation des revendications, il n’y a aucune mention d’une diminution des effets indésirables dans la revendication 10 ou la revendication 13 (ou dans aucune autre revendication). De plus, il n’y a aucune mention d’une quelconque utilité dans les revendications 10 et 13. Sur les 35 revendications du brevet, seules quatre présentent une utilité proposée (les revendications 11, 12, 14 et 15), et cette utilité concerne la diminution de la pression intraoculaire. Bien qu’il soit indiqué dans le mémoire descriptif que l’invention concerne des compositions ophtalmiques qui sont appliquées sur l’œil, et bien qu’il soit précisé à la page 6b que [traduction] « la présente invention permet d’utiliser le travoprost dans une composition ou une solution de l’invention dans le but d’abaisser la pression intraoculaire », aucune utilité n’est proposée dans les revendications 10 et 13.

[410]       Seules deux revendications sur les 35 (les revendications 16 et 35) mentionnent une amélioration, et il est alors question de l’activité antimicrobienne et non des effets indésirables.

[411]       La Cour doit déterminer comment la personne versée dans l’art interpréterait la promesse du brevet.

[412]       La preuve de M. Loftsson selon laquelle la personne versée dans l’art s’attendrait de façon raisonnable à ce que l’atténuation des effets indésirables soit promise est très franche. Cependant, M. Loftsson est d’avis qu’il ne s’agit pas de la promesse.

[413]       Selon la preuve de M. Miller, la personne versée dans l’art comprendrait que l’objectif des inventeurs était de réduire ou d’éliminer les effets indésirables du BAK. M. Kent indique également que l’utilité comprend la diminution ou l’élimination des effets indésirables et que la personne versée dans l’art comprendrait que les inventeurs visent à éviter les effets du BAK. MM. Miller et Kent sont tous deux en désaccord avec M. Loftsson au sujet du fait que l’utilité concerne uniquement une composition ophtalmique autoconservée. Cependant, lors de leur contre‑interrogatoire, ils ont tous deux reconnu qu’il n’y avait aucune promesse explicite.

[414]       M. Miller convient qu’il s’agit de l’un des objectifs des inventeurs et que cet objectif est intrinsèquement enseigné, mais il n’y a aucune déclaration explicite. M. Kent convient que les inventeurs cherchaient à éliminer le BAK et les effets indésirables qui lui sont associés, mais il admet également qu’il n’y avait aucune promesse au sujet d’une réduction de la toxicité relativement au BAK et que la promesse était implicite.

[415]       La preuve présentée par tous les experts semble indiquer que, bien que l’on puisse raisonnablement croire que les inventeurs promettent que les effets indésirables associés au BAK seront éliminés ou réduits, étant donné que les inventeurs cherchaient à remplacer le BAK, il n’y a aucune promesse explicite à cet effet; toute notion d’une quelconque promesse est implicite ou enseignée intrinsèquement.

[416]       De plus, le libellé des revendications est clair. Il n’y a aucune promesse d’effets indésirables réduits dans les revendications 10 et 13 ou ailleurs dans le brevet. Il n’y a aucune promesse d’une quelconque utilité dans les revendications 10 et 13. Bien que l’on puisse s’attendre à ce qu’il y ait une promesse étant donné que l’on cherche à éviter le BAK et ses effets indésirables, et bien que certains experts laissent entendre qu’une telle promesse est faite, on ne peut voir une telle promesse dans le libellé des revendications.

[417]       L’utilité promise est simplement d’offrir une préparation ophtalmique autoconservée exempte de BAK qui satisfait aux exigences d’efficacité de conservation de l’USP et qui offre un système de conservation de rechange qui est utile, c’est‑à‑dire qui constitue une solution de rechange pour ce qui est des préparations ophtalmiques.

[418]       La question qu’il faut ensuite trancher consiste à savoir si le brevet est à la hauteur de son utilité promise

F.                  L’utilité démontrée et valablement prédite : la jurisprudence et les principes applicables

[419]       Dans l’arrêt Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., 2011 CAF 236, [2011] ACF no 1234 [Pfizer], au paragraphe 30, la Cour d’appel a établi que le principe général est le suivant : à la date du dépôt, le brevet doit divulguer une réalisation réellement accomplie (c’est-à-dire, qu’il réalise l’objet de la revendication) ou le fondement d’une prédiction valable (c’est-à-dire, la réalisation probable de ce qu’il revendique). Elle a ajouté que lorsque l’utilité démontrée n’est pas énoncée dans la divulgation, cette dernière doit faire référence à une étude montrant que le brevet réalise ce qu’il promet de réaliser.

[420]       Autrement dit, si l’utilité n’est pas démontrée, il faut qu’elle soit valablement prédite.

[421]       Dans l’arrêt Pfizer, au paragraphe 33, la Cour d’appel a expliqué l’objet de la règle de la prédiction valable :

[33]      La règle de la prédiction valable cherche à mettre en balance deux types contradictoires d’intérêts publics soit le souci de divulguer rapidement toute invention nouvelle et utile avant même que son utilité n’ait été confirmée sans réserve par des essais et le souci de ne pas encombrer le domaine public de brevets inutiles et de ne pas accorder un monopole pour une mésinformation (Sanofi, au paragraphe 105; Wellcome AZT, au paragraphe 66). Ainsi, s’il est possible pour le titulaire d’un brevet d’exposer une prédiction valable quant à l’utilité de son invention, il devrait avoir le droit de l’utiliser comme fondement de sa revendication. Bien que les brevets ne doivent pas être accordés en contrepartie de mésinformation, de simples spéculations ou de vœux pieux, une prédiction valable n’équivaut pas à certitude (Wellcome AZT, au paragraphe 69; Monsanto Co. c. Canada (Commissaire des brevets), [1979] 2 R.C.S. 1108, à la page 8).

[422]       La règle de la prédiction valable d’utilité a été établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77, [2002] SCJ no 78 [AZT], au paragraphe 70. Elle comporte trois éléments : la prédiction doit avoir un fondement factuel; il doit y avoir un raisonnement clair et valable qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité; enfin, il doit y avoir une divulgation suffisante, et elle est normalement suffisante si le mémoire descriptif explique d’une manière complète, claire et exacte la nature de l’invention et la façon de la mettre en pratique.

[423]       Le troisième élément – la divulgation suffisante – est l’objet d’une abondante jurisprudence. Il ressort de cette dernière que la divulgation doit figurer dans le brevet. Dans la décision Eli Lilly Canada Inc. c Apotex Inc., 2008 CF 142, [2008] ACF no 171, au paragraphe 164, conf. par 2009 CAF 97, le juge Hughes a souligné ce qui suit : « [o]n ne devrait pas laisser le public dépouiller les articles publiés partout au monde dans l’espoir de trouver quelque chose de plus en vue de compléter la divulgation qui est faite dans le brevet. Comme la Cour suprême l’a dit au paragraphe 70 de l’arrêt AZT, précité, la divulgation est la contrepartie offerte pour le monopole. Cette divulgation doit figurer dans le brevet ».

[424]       La Cour d’appel a souscrit à cet avis (2009 CAF 97, au paragraphe 18) et a souligné l’importance de l’obligation de divulgation, expliquant que dans l’arrêt AZT, la Cour suprême du Canada a établi que « […] le brevet devait faire une divulgation telle qu’une personne versée dans l’art, compte tenu de cette divulgation, pourrait, comme les inventeurs l’ont fait, prédire d’une façon valable que l’invention fonctionnerait une fois qu’elle serait présentée sous forme pratique ».

G.                La position d’Alcon sur l’utilité démontrée ou valablement prédite

[425]       Étant donné la position d’Alcon selon laquelle l’utilité consiste simplement à offrir une solution ophtalmique autoconservée qui satisfait aux exigences d’efficacité de conservation de l’USP, Alcon fait valoir, en se fondant sur la preuve de M. Loftsson, que le critère d’utilité a été rempli.

[426]       Je souligne qu’Alcon reconnaît que si l’utilité promise avait englobé la diminution des effets indésirables, elle n’aurait aucune preuve pour démontrer une telle utilité parce qu’elle n’a réalisé aucun essai relatif à la toxicité. Cependant, Alcon argue que la diminution des effets indésirables fait l’objet d’une prédiction valable. Alcon renvoie à la preuve présentée par les experts selon laquelle : il est possible d’éviter les effets indésirables associés au BAK en remplaçant cet excipient dans la préparation; le zinc, le propylèneglycol, le sorbitol et le borate sont moins toxiques que le BAK; et l’acide borique est un excipient courant. La personne versée dans l’art s’attendrait à ce que les préparations permettent d’éviter les effets indésirables associés au BAK. Alcon argue qu’il existe un fondement factuel et un raisonnement valable, à la lumière de l’information et des connaissances scientifiques dont on disposait à l’époque, et que ceux‑ci ont été divulgués.

H.                La position d’Apotex sur l’utilité démontrée ou valablement prédite

[427]       Apotex axe son argument concernant l’absence d’utilité démontrée ou valablement prédite sur les deux promesses d’utilité qu’elle allègue, dont ni l’une ni l’autre, a-t-il été conclu, ne sont l’utilité promise.

[428]       Apotex fait valoir que la promesse d’effets indésirables réduits ne faisait pas l’objet d’une prédiction valable parce qu’il n’y avait aucun fondement factuel permettant de faire une telle prédiction; il n’y a eu aucun essai portant sur les effets indésirables.

[429]       Apotex fait également valoir que la promesse d’une préparation ophtalmique acceptable ne faisait pas l’objet d’une prédiction valable. À la lumière des essais qui ont été divulgués dans le brevet, la personne versée dans l’art s’attendrait à ce qu’il y ait formation de particules et à ce que la préparation ne réponde pas aux exigences d’efficacité de conservation. Par conséquent, il ne peut y avoir de prédiction valable d’une préparation acceptable.

[430]       Apotex présente des arguments détaillés au sujet de l’absence d’une prédiction valable concernant la promesse d’utilité révisée, à savoir d’offrir une préparation acceptable, et elle met l’accent sur le fait qu’Alcon n’a pas divulgué de données d’essais de stabilité effectués après la découverte du problème posé par la présence de particules. Si la Cour avait jugé que la promesse d’une préparation acceptable (exempte de particules) était l’utilité promise, l’absence de divulgation aurait pu être fatale à la prédiction valable de cette utilité.

[431]       Je note également qu’Apotex a argué que la personne versée dans l’art saurait comment résoudre le problème posé par les particules, de façon que le résultat soit « acceptable ». Cependant, il n’est pas nécessaire d’aborder cette question, car il ne s’agit pas de l’utilité promise, et l’affirmation d’Apotex dépasse la portée de l’avis d’allégation.

[432]       Apotex n’a pas présenté d’arguments au sujet de la prédiction valable du fait que l’utilité de l’invention était d’offrir une préparation ophtalmique autoconservée exempte de BAK qui satisfait aux exigences d’efficacité de conservation de l’USP et qui fournit un système de conservation de rechange qui est utile, c’est-à-dire qui constitue une solution de rechange pour ce qui est des préparations ophtalmiques.

I.                   Que disent les experts sur l’utilité démontrée ou valablement prédite?

[433]       M. Loftsson présente son opinion au paragraphe 294 de son affidavit au sujet de l’utilité démontrée ou valablement prédite en se fondant sur le point de vue selon lequel l’utilité était simplement le fait d’offrir une solution ophtalmique autoconservée.

[434]       M. Loftsson renvoie à la composition chimique décrite dans la revendication 13, aux caractéristiques divulguées des systèmes de conservation à base de zinc, aux résultats des essais présentés dans le brevet 370 concernant les systèmes de conservation, aux exemples relatifs à l’association des composants, aux limites s’appliquant aux espèces anioniques et à la concentration du chlorure de zinc. Il présente sa conclusion globale au paragraphe 310 :

[traduction] Les inventeurs ont fourni des exemples de préparations qui répondaient ou ne répondaient pas aux exigences d’efficacité de conservation, y compris des préparations qui cadrent avec les éléments de la revendication 13 ou qui s’en approchent beaucoup. Les inventeurs ont mis à l’essai des préparations dont le pH était différent, dans lesquelles les concentrations de zinc étaient différentes et dans lesquelles les concentrations des espèces anioniques étaient situées de part et d’autre de la limite de 15 mM. Le brevet 370 a décrit le raisonnement des inventeurs au sujet de la façon dont le zinc fonctionne comme agent antimicrobien et au sujet de la raison pour laquelle le propylèneglycol est particulièrement privilégié. Les inventeurs expliquent également les diverses interactions ioniques qui peuvent survenir entre le zinc et les autres espèces en solution.

[435]       M. Loftsson conclut au paragraphe 311 que, selon lui, le brevet 370 [traduction] « présente des faits et un raisonnement qui appuient la formulation d’une hypothèse scientifique raisonnable au sujet du fait que les préparations visées par la revendication 13 seraient autoconservées et satisferaient aux exigences d’efficacité de conservation de l’USP ».

[436]       Il exprime le même avis aux paragraphes 312 à 316 à propos de la revendication 10, en s’appuyant sur deux interprétations subsidiaires.

[437]       M. Kent exprime l’opinion selon laquelle l’utilité promise du brevet 370, qui, à son avis, englobe la promesse d’une réduction ou de l’élimination des effets indésirables causés par le BAK, n’a pas été démontrée.

[438]       Il exprime également l’avis que les inventeurs ne disposaient pas d’un fondement factuel et d’un raisonnement valable qui auraient permis de prédire valablement cette utilité promise.

J.                   L’utilité promise était valablement prédite

[439]       Ayant jugé que l’utilité promise concerne simplement le fait d’offrir une préparation ophtalmique autoconservée exempte de BAK qui satisfait aux exigences d’efficacité de conservation de l’USP et qui fournit un système de conservation de rechange qui est utile, c’est‑à‑dire qui constitue une solution de rechange pour ce qui est des préparations ophtalmiques, je juge que cette utilité faisait l’objet d’une prédiction valable.

[440]       Apotex ne traite pas de la question de l’utilité démontrée ou valablement prédite sous l’angle de la simple utilité.

[441]       La preuve de M. Loftsson sur la prédiction valable de cette utilité n’a été contestée d’aucune façon.

[442]       Le critère en trois volets qui est énoncé dans l’arrêt AZT, précité, requiert que la prédiction repose sur un fondement factuel; un raisonnement clair et valable qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité, ainsi qu’une divulgation suffisante.

[443]       La preuve de M. Loftsson, fondée sur son examen attentif du brevet, veut que le brevet présente les faits et le raisonnement qui appuient la formulation d’une hypothèse raisonnable selon laquelle les préparations et les compositions seraient autoconservées et satisferaient aux exigences d’efficacité de conservation de l’USP.

[444]       Je conviens que le brevet présente un fondement factuel et un raisonnement valable selon lesquels il en résulterait des préparations autoconservées.

[445]       De plus, le brevet 370 fait une divulgation suffisante; le mémoire descriptif décrit clairement la nature de l’invention et la manière de la réaliser. Il divulgue également les résultats d’essai concernant diverses formulations et il donne plus d’une trentaine d’exemples.

[446]       En conclusion, je suis d’avis que l’allégation d’absence d’utilité valablement prédite est injustifiée.

XV.          CONCLUSIONS ET DÉPENS

[447]       Pour les raisons précitées, je juge que l’allégation d’invalidité visant le brevet 370 pour cause d’évidence est justifiée. Cependant, je juge que l’allégation d’absence d’utilité démontrée ou valablement prédite n’est pas justifiée, étant donné que j’ai déterminé que l’utilité promise était d’offrir une préparation ophtalmique autoconservée exempte de BAK qui satisfait aux exigences d’efficacité de conservation de l’USP et qui constitue une solution de rechange pour ce qui est des préparations ophtalmiques.

[448]       En ce qui concerne les dépens, la défenderesse Apotex a droit à ceux qui sont prévus au milieu de la colonne IV du tarif B.

[449]       Je félicite les parties pour leurs observations exhaustives et la manière dont elles ont structuré le volumineux dossier de preuve. Les journaux et les recueils qu’elles ont produits ont été fort utiles.

[450]       Le jugement a été prononcé publiquement le 11 août 2014 : la demande d’interdiction a été rejetée et les dépens ont été adjugés à la défenderesse.

[451]       Les motifs du jugement seront rendus publiquement après y avoir fait les suppressions que proposeront les parties. Les observations relatives aux suppressions proposées doivent être présentées dans les quinze jours suivant le prononcé du présent jugement, et chacune des parties disposera d’un délai supplémentaire de cinq jours pour répondre aux observations de l’autre partie.

« Catherine M. Kane »

Juge

Ottawa (Ontario)

Motifs publics du jugement : 25 août 2014

Motifs confidentiels du jugement : 11 août 2014

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

 



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T‑1667‑12

 

INTITULÉ :

ALCON CANADA INC. ET ALCON RESEARCH, LTD. c

APOTEX INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 14 ET 15 MAI 2014

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 août 2014

 

COMPARUTIONS :

Sheldon Hamilton

Andrew Mandlsohn

pour les demanderesses

ALCON CANADA INC. ET AL

 

Andrew Brodkin

Dino Clarizio

Jordan Scopa

 

POUR LA défenderesse

APOTEX INC.

 

Nul n’a comparu

 

POUR LE défendeur

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES demanderesseS

ALCON CANADA INC ET AL

Goodman’s LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA défenderesse

APOTEX INC.

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

LE MINISTRE DE LA SANTÉ 

 

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