Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 


Date : 20140902

Dossier : IMM-1309-14

Référence : 2014 CF 834

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 septembre 2014

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

HARPREET KAUR SANDHU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’une décision rendue le 18 février 2014 par la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SAI a rejeté l’appel concernant la demande de parrainage de conjoint d’Harpreet Kaur Sandhu [la demanderesse] en vertu du principe de la chose jugée ou, subsidiairement, au motif que le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut sous le régime de la LIPR.

[2]               La demanderesse est citoyenne canadienne et réside au Canada avec ses parents et ses frères. Son époux, Harpreet Singh, est citoyen indien et réside en Inde. Avant leur mariage, M. Singh a résidé pendant plusieurs années au Royaume-Uni. Il s’y trouvait légalement en vertu de permis de travail. Le mariage entre la demanderesse et M. Singh a été arrangé par leurs familles peu après son retour en Inde. Ils ont conversé pour la première fois en octobre 2009 et se sont rencontrés en personne pour la première fois le 26 décembre 2009. Le couple a convenu du mariage le 28 décembre 2009. Même si le mariage était arrangé, c’est à la demanderesse et à M. Singh que revenait ultimement la décision de se marier ou non. La cérémonie de mariage s’est déroulée en Inde le 3 janvier 2010. La demanderesse est restée en Inde 26 jours après la cérémonie avant de revenir seule au Canada. Les parents de M. Singh vivaient au Canada et étaient en processus de demande d’asile au moment du mariage, ils n’ont donc pas pu y assister.

[3]               M. Singh a présenté une demande de visa de résidence permanente, que la demanderesse a parrainée sur le fondement de l’alinéa 117(1)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement]. Il a rencontré en entrevue un agent d’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) à New Delhi le 16 août 2010. CIC a rejeté sa demande le même mois au motif que le mariage entre M. Singh et la demanderesse n’était pas authentique et visait principalement l’acquisition de la résidence permanente au Canada, en violation du paragraphe 4(1) du Règlement. Cette décision a été portée en appel devant la SAI. L’appel a été rejeté le 21 juin 2011. Malgré le témoignage de la demanderesse qui « reflétait le fait que le mariage est authentique dans son cas à elle, lorsqu’il est examiné dans le contexte culturel de son consentement à un mariage arrangé », la SAI a conclu que « [l]e grand nombre d’éléments de preuve d’une motivation [de M. Singh] et de sa famille en ce qui a trait à l’immigration contraste fortement avec les éléments de preuve relatifs à l’interaction et à la communication minimes du couple avant le mariage, et l’investissement personnel limité [de M. Singh] avec [la demanderesse] depuis le mariage » (première décision de la SAI, aux paragraphes 14 et 21). Conséquemment, la SAI a jugé « après avoir soupesé les éléments de preuve et selon la prépondérance des probabilités, que le mariage en l’espèce visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi et qu’il n’est pas authentique » (première décision de la SAI, au paragraphe 22). Aucune demande de contrôle judiciaire de cette décision n’a été présentée à la Cour fédérale.

[4]               Après la première décision de la SAI, la demanderesse a donné naissance à une fille le 9 juin 2012. De plus, il a été établi par test génétique que M. Singh est le père biologique de l’enfant. Entretemps, le 15 novembre 2011, M. Singh avait présenté une deuxième demande de visa de résidence permanente, également parrainée par la demanderesse. Il a de nouveau été interrogé lors d’une entrevue à New Delhi le 28 août 2012 par l’entremise d’un interprète anglais-pendjabi. L’agent d’immigration a rejeté la demande au motif que la première décision de la SAI concernant l’intention des parties au moment du mariage était définitive et qu’en conséquence, il y avait chose jugée. L’agent d’immigration a par ailleurs estimé qu’il n’existait pas de circonstances particulières, comme de nouveaux éléments de preuve, justifiant de faire exception à ce principe. Il a donc estimé que le mariage n’était pas authentique et visait principalement l’acquisition de la résidence permanente au Canada.

[5]               La demanderesse a interjeté appel devant la SAI de la décision concernant la deuxième demande de parrainage de conjoint. Avant l’audience devant la SAI, le ministre a reconnu dans une lettre qu’il existait suffisamment de nouveaux éléments de preuve pour justifier une exception au principe de la chose jugée, et que l’appel devrait par conséquent être entendu. Cependant, au début de l’audience, l’avocat du ministre est revenu sur cette position en ce qui concerne le volet du critère énoncé au paragraphe 4(1) du Règlement portant sur le fait que le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut. Les parties ont été invitées à présenter des observations écrites sur la question. La demanderesse a affirmé devant la SAI qu’elle et M. Singh communiquent quotidiennement au moyen de Skype, WhatsApp et Facebook. Des enregistrements de ces conversations ont été présentés à la SAI et ont été versés au dossier certifié du tribunal. La demanderesse a aussi fait deux voyages de plusieurs mois en Inde pour visiter son conjoint. Elle prévoyait repartir pour un troisième voyage d’une durée d’environ cinq mois deux jours après l’audience de la SAI.

[6]               La SAI a rejeté ce deuxième appel en vertu du principe de la chose jugée ou, subsidiairement, du fait que le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut sous le régime de la LIPR. Selon la SAI, toutes les conditions nécessaires à l’application du principe de la chose jugée étaient réunies (deuxième décision de la SAI, au paragraphe 16). Plus précisément, les conditions en question sont les suivantes : 1) la même question a déjà été tranchée dans une instance antérieure; 2) la décision précédente était une décision judiciaire définitive; 3) les parties en cause dans l’instance actuelle sont les mêmes que les parties auxquelles s’appliquait la décision antérieure (Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1321, [2006] ACF no 1661, au paragraphe 15 [Rahman]). La SAI a invoqué l’arrêt British Columbia (Minister of Forests) c Bugbusters Pest Management Inc., 1998 CanLII 6467, au paragraphe 32 (C.A. C.‑B.), pour affirmer que l’application du principe de la chose jugée exige [traduction] « l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire pour assurer le respect de l’équité selon les circonstances propres à chaque espèce » (deuxième décision de la SAI, au paragraphe 17). Une fois qu’il a été établi que les conditions préalables à l’application de la doctrine de la chose jugée ont été remplies, le décideur doit ensuite déterminer l’existence de circonstances particulières, comme la disponibilité de « nouveaux éléments de preuve décisifs », afin de « soustraire le présent appel à la doctrine » (deuxième décision de la SAI, aux paragraphes 14 et 18).

[7]               Selon la SAI, de tels éléments de preuve n’ont pas été produits (deuxième décision de la SAI, au paragraphe 18). À cet égard, la SAI fait siennes l’analyse et les conclusions du premier tribunal de la SAI sur la question du but principal du mariage. Elle a conclu qu’il n’existait aucun nouvel élément de preuve déterminant qui réfute ou contredise l’analyse du premier tribunal (deuxième décision de la SAI, aux paragraphes 19 et 20). La SAI a estimé que même si la demanderesse et M. Singh avaient eu un enfant ensemble après que la première décision ait été rendue, cela ne modifiait en rien les conclusions du premier tribunal relativement au fait qu’au moment où il a été célébré, le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut. La SAI a jugé, en conséquence, que le principe de la chose jugée s’appliquait et a rejeté l’appel (deuxième décision de la SAI, au paragraphe 20). La SAI a examiné si les moyens subsidiaires d’appel étaient bien fondés. L’avocat du ministre a admis que le mariage était authentique, mais a soutenu qu’il visait principalement l’acquisition d’un statut sous le régime de la LIPR. La SAI a jugé que les arguments de la demanderesse étaient substantiellement les mêmes que ceux qui avaient été présentés lors de la première instance et a estimé que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau que lui imposait l’article 4 du Règlement. 

[8]               Comme il est énoncé aux paragraphes 11 et 12 de la décision Rahman, précitée, chaque étape de l’analyse relative au principe de la chose jugée commande une norme de contrôle distincte. La demanderesse reconnaît que la SAI a eu raison de conclure que les faits de l’affaire en cause remplissaient les conditions d’application du principe de la chose jugée. La seule question en litige dans la présente affaire concerne la deuxième étape, à savoir s’il existe des circonstances particulières justifiant une exception. Il s’agit d’une décision de nature discrétionnaire. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en pareille espèce est celle du caractère raisonnable : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 51 et 53, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 46, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]; Ping c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1121, au paragraphe 17 [Ping]. La norme du caractère raisonnable s’applique aussi à la question de savoir si le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR (Dunsmuir, précité; Khosa, précité; Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1522, au paragraphe 17 [Gill]). Dans la présente espèce, la SAI a commis un certain nombre d’erreurs susceptibles de contrôle qui rendent sa décision déraisonnable.

[9]               D’abord, la demanderesse avance que la SAI a appliqué incorrectement l’exception fondée sur « de nouveaux éléments de preuve déterminants » au principe de la chose jugée, car la SAI a estimé que le principe de la chose jugée s’appliquait simplement parce qu’elle arrivait à la même conclusion que le premier tribunal de la SAI. La demanderesse affirme qu’il n’est pas nécessaire que le tribunal arrive à une conclusion différente de celle du premier tribunal; tout ce qui est nécessaire est que les éléments de preuve « [aient] une influence véritable sur l’évaluation de l’intention des parties » (Punia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1078). Selon la demanderesse, il existe de nouveaux éléments de preuve déterminants qui n’existaient pas au moment de l’audience du premier tribunal de la SAI et qui sont susceptibles de changer l’issue de l’instance antérieure. Ces éléments de preuve comprennent les communications continues entre la demanderesse et M. Singh et la naissance de leur enfant. La demanderesse s’appuie aussi sur la reconnaissance de l’authenticité du mariage par le ministre pour affirmer que la SAI devait arriver à ses propres conclusions et ne pouvait se contenter de reprendre à son compte l’analyse du premier tribunal de la SAI.

[10]           Le défendeur soutient que la SAI a pris en considération tous les nouveaux éléments de preuve lorsqu’elle a déterminé que le principe de la chose jugée s’appliquait, et que la décision du commissaire du tribunal selon laquelle les nouveaux éléments de preuve ne suffisaient pas à faire exception au principe de la chose jugée est raisonnable. Bien que le ministre ait reconnu que le mariage était authentique, cette reconnaissance tenait compte de tous les éléments de preuve connus à la date de l’audience. En revanche, la détermination du but principal du mariage est un jugement ponctuel; il tient compte des motivations des parties au moment où le mariage a eu lieu.

[11]           Malheureusement pour le ministre, l’absence d’une analyse convenable dans la décision contestée sur les éléments de preuve (7 volumes et 1671 pages), y compris le témoignage de M. Singh, qui a été entendu par la SAI dans une sorte de nouvelle audience, fait en sorte qu’il est impossible pour la cour de révision de vérifier si la conclusion selon laquelle il n’existe pas de nouveaux éléments de preuve déterminants est raisonnable au regard du droit et des faits propres à l’espèce. Je conviens aussi avec le conseil de la demanderesse que la SAI a adopté une interprétation exagérément restrictive et étroite du critère concernant le « but principal ». La jurisprudence présente plusieurs points relatifs à l’application du principe de la chose jugée dans un contexte d’immigration qui sont pertinents en vue de déterminer si la décision de la SAI était raisonnable compte tenu des circonstances de l’espèce.

[12]           La conclusion selon laquelle le mariage est authentique « pencherait de manière importante en faveur d’un mariage ne visant pas l’acquisition d’un statut au Canada » (Sharma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1131, [2009] ACF no1595, au paragraphe 17). Cependant, la conclusion que le mariage est authentique ne suffit pas à déterminer le motif principal. Cela est dû en partie aux moments différents auxquels chacun des critères est évalué :

[…] alors que le présent est utilisé dans l’énoncé du critère de l’article 4 du Règlement selon lequel il faut évaluer si le mariage contesté « n’est pas authentique », le second critère commande une évaluation visant à déterminer si le mariage « visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi » (non souligné dans l’original). Par conséquent, pour déterminer si ce dernier critère est rempli, il faut s’attarder aux intentions des époux au moment du mariage. Je reconnais avec le défendeur que le témoignage de ces parties au sujet de ce qu’ils avaient en tête à l’époque constitue généralement l’élément de preuve le plus probant en ce qui concerne le but principal de leur mariage (Gill, précitée, au paragraphe 33) [souligné dans l’original].

[13]           Des éléments de preuve montrant un engagement ultérieur peuvent servir à établir le but principal du mariage. Ces éléments de preuve peuvent comprendre l’existence d’une relation continue ou la naissance d’un enfant. En outre, il est possible de tenir compte de nouveaux éléments de preuve dans l’analyse de l’authenticité ou du but principal du mariage, même si le même type de preuve a été présenté lors de la première instance dont était saisie la SAI (Sami c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 539, [2012] ACF no552, au paragraphe 78 [Sami]). Comme le souligne le juge en chef Crampton dans la décision Gill, précitée, au paragraphe 32 : 

Je reconnais qu’il puisse être pertinent d’examiner les éléments de preuve relatifs aux faits survenus après un mariage pour déterminer si le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège aux termes de la LIPR (Kaur Gill, précité, au paragraphe 8). Cela dit, de tels éléments de preuve ne sont pas nécessairement déterminants, et la SAI n’a pas nécessairement agi de façon déraisonnable en ayant omis de les examiner et de les analyser explicitement.

[14]           Tous les cas d’application du principe de la chose jugée sont différents. Chacun doit être tranché en fonction des faits qui lui sont propres. Les demandeurs s’appuient souvent sur des affaires précises dans lesquelles des faits similaires, par exemple des éléments de preuve établissant l’existence d’une relation continue, ont été utilisés pour justifier de faire exception au principe (voir par exemple la décision Sami, précitée, et la décision Gharu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CFPI 237 [Gharu]). Cependant, « ce n’est pas la nature de la preuve qui est déterminante mais bien comment cette preuve invalide les conclusions antérieures » (Ping, précitée, au paragraphe 24). Par exemple, dans l’affaire Gill, le demandeur avait fait pendant son entrevue avec l’agent des visas un certain nombre de déclarations sur son intention d’immigrer au Canada et d’y chercher une épouse pour le parrainer. Dans son rejet de l’appel, la SAI mentionne que des problèmes de crédibilité se sont posés et explique dans la décision Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2012] DSAI no624, au paragraphe 19 :

Il est toujours difficile d’évaluer le but principal d’un mariage, parce que la décision de se marier est extrêmement personnelle. Dans la plupart des cas, le demandeur est celui qui en tire un avantage en acquérant un statut ou un privilège sous le régime de la Loi, et la tâche du décideur consiste souvent à déterminer ce qui se passait dans la tête du demandeur, ou peut‑être dans son cœur, au moment du mariage. Bien souvent, l’authenticité d’un mariage peut être évaluée grâce à de nombreuses manifestations externes, et être mise en évidence par l’importance des échanges entre l’appelante et le demandeur et par ce que chacun a appris de l’autre grâce à ces échanges. Dans le cas d’un mariage où une appelante est présentée à un demandeur par les membres de la famille du demandeur au Canada, lesquels souhaitent naturellement vivre près de celui‑ci, obtenir le droit d’établissement au Canada est sans aucun doute un facteur important. Lorsque sont examinés ces facteurs contradictoires dans le cas d’un mariage authentique – et j’ai déterminé que c’est le cas en l’espèce –, il faut que les éléments de preuve selon lesquels le but principal du mariage n’était pas de contracter un mariage authentique soient convaincants pour renverser l’interprétation selon laquelle – même si le fait de pouvoir entrer au Canada était un facteur important – contracter un mariage authentique était le principal facteur [non souligné dans l’original].

[15]           La présente espèce est très différente de l’affaire Gill, dans laquelle le demandeur avait lui‑même fait des déclarations limpides sur son intention principale. Le décideur doit analyser avec soin la nature des nouveaux éléments de preuve. En fonction des faits de certaines affaires, la naissance d’un enfant peut suffire à faire exception au principe de la chose jugée. Cependant, dans la mesure où les faits en fonction desquels la décision antérieure avait été prise établissent avec un haut niveau de confiance que le but principal du mariage était d’acquérir un statut sous le régime de la LIPR, il est moins probable que cela suffise. Pour constituer des nouveaux éléments de preuve déterminants, les éléments de preuve doivent avoir des répercussions véritables sur l’évaluation de l’intention. Des éléments de preuve qui ne font que renforcer les éléments antérieurs ou tentent d’établir l’intention rétroactivement ne sont pas suffisants (Gharu, précitée, au paragraphe 17). Ce qui rend la présente espèce unique est l’admission de la part du défendeur que les nouveaux éléments de preuve établissent l’authenticité du mariage.

[16]           La conclusion de la SAI présente une lacune majeure. Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, la SAI reprend expressément le raisonnement de la première décision dans son analyse visant à déterminer si le principe de la chose jugée doit s’appliquer. Cependant, ce qu’elle devait faire était de déterminer si les éléments de preuve qui n’étaient pas connus au moment de la précédente audience devant la SAI pouvaient avoir une incidence véritable sur l’analyse du but principal du mariage. En se contentant de reprendre à son compte l’analyse précédente, le commissaire omet d’évaluer convenablement si cette analyse aurait pu être changée. Comme nous l’avons précédemment souligné, la non-application du principe de la chose jugée n’exige pas nécessairement que le résultat soit différent de celui de la décision précédente, mais seulement que l’analyse le soit. C’est particulièrement vrai dans le contexte où il était par ailleurs estimé dans la première décision que le mariage n’était pas authentique. L’avocat du ministre a reconnu dès le début de la deuxième audience devant la SAI que le mariage était authentique. Logiquement, les éléments de preuve qui se sont ajoutés à la deuxième audience ont donc une incidence véritable sur l’analyse effectuée sous le régime de l’article 4 du Règlement. Comme nous l’avons déjà affirmé, même si le critère d’authenticité du mariage et celui du but principal sont différents, ils sont étroitement liés (Gill, précitée, au paragraphe 30). Pour que sa décision soit raisonnable, la SAI doit à tout le moins considérer les raisons qui font que la preuve modifie le résultat du premier volet du critère (l’authenticité du mariage), sans toutefois avoir d’incidence véritable sur l’analyse du deuxième volet du critère (le but principal) : c’est ainsi que le vice‑président adjoint de la SAI a déterminé que le principe de la chose jugée ne s’appliquait pas compte tenu de la documentation et des observations des parties et a ordonné la tenue d’une audience (deuxième décision de la SAI, paragraphes 7 et 9).

[17]           Subsidiairement, la SAI a déterminé que le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut sous le régime de la LIPR. Je le répète, dans le contexte de l’article 4 du Règlement, c’est à la demanderesse que revient le fardeau de prouver à la fois que le mariage est authentique et qu’il ne vise pas principalement à acquérir un statut sous le régime de la LIPR. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, la demanderesse a présenté de nouveaux éléments de preuve lors du deuxième appel pour tenter de remplir cette obligation. De plus, tant la demanderesse que son conjoint ont fait des témoignages de vive voix. Dans la décision Gill, précitée, la Cour souligne que le témoignage des parties est « l’élément de preuve le plus probant en ce qui concerne le but principal [du] mariage » (au paragraphe 33). En reprenant à son compte l’analyse de la décision antérieure, la SAI ne prend aucunement en considération les témoignages de vive voix présentés par les parties lors du deuxième appel. La SAI ne tient pas non plus compte des nouveaux éléments de preuve présentés par la demanderesse autrement qu’en affirmant avoir examiné l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée. Aucune analyse n’est offerte. En l’espèce, il existe des éléments de preuve susceptibles d’avoir une incidence sur le résultat s’ils sont convenablement examinés dans leur totalité : en particulier, les éléments de preuve à l’appui de l’existence d’une relation continue, les deux ou trois voyages de plusieurs mois en Inde et la naissance d’un enfant. Bien que la SAI ait le pouvoir discrétionnaire de juger que les éléments de preuve présentés ne sont pas déterminants, le type d’éléments de preuve produits en l’espèce a précédemment été considéré comme nouveau et déterminant lors de contrôles judiciaires de demandes de parrainage de conjoint. La SAI doit expliquer en quoi les éléments de preuve de l’espèce ne remplissent pas ces critères autrement qu’en se fondant simplement sur l’analyse de l’instance antérieure. L’absence de telle explication donne à penser que l’ensemble des éléments de preuve n’a pas été pris en considération convenablement.

[18]           D’après l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses], une cour de révision peut examiner le dossier du tribunal pour en tirer des inférences à partir de la décision de la SAI là où l’analyse comporte des lacunes. Cependant, seules des inférences logiques peuvent être tirées, et il n’est pas possible de créer une analyse de toutes pièces. Dans la décision Komolafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431, [2013] ACF no449, le juge Rennie a indiqué ce qui suit :

11 L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page [non souligné dans l’original].

[19]           Comme dans l’affaire Komolafe, précitée, « il n’y a même pas de points » sur les pages de la décision de la SAI dans la présente espèce. La décision n’offre aucune explication du processus d’analyse du commissaire, ce qui en fait une décision déraisonnable. 

[20]           Pour ces motifs, la demande est accueillie. Aucune question de portée générale n’a été soulevée par les avocats, et aucune question ne sera certifiée par la Cour.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la SAI est infirmée et l’affaire est renvoyée à la SAI afin qu’un autre commissaire statue à nouveau sur l’affaire. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Loïc Haméon-Morrisette


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1309-14

 

INTITULÉ :

HARPREET KAUR SANDHU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 août 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 septembre 2014

 

COMPARUTIONS :

Steven L. Meurrens

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Edward Burnett

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER 

Larlee Rosenberg

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.