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Date : 20140916


Dossier : T-2120-13

Référence : 2014 CF 886

Ottawa (Ontario), le 16 septembre 2014

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

ROBERT LATIMER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle de la décision par laquelle la Section d’appel de la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la Section d’appel) a rejeté la demande présentée par le demandeur en vue de faire lever la restriction relative aux déplacements à l’étranger imposée en application de l’alinéa 161(1)b) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS /92-620 (le Règlement). La Commission des libérations conditionnelles (la Commission) a décidé de ne pas exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 133(6) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la Loi), de soustraire la libération conditionnelle du demandeur, temporairement ou en permanence, à l’application de la restriction relative aux déplacements à l’étranger. La Commission a décidé que la restriction demeurait une condition essentielle à sa libération conditionnelle. Le 14 novembre 2013, la Section d’appel a maintenu la décision de la Commission, confirmant les motifs que cette dernière avait fournis pour rejeter la demande de M. Latimer.

I.                   Les questions en litige

[2]               Les questions en litige sont les suivantes :

A.    La Commission et la Section d’appel ont‑elles fait entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu par l’alinéa 133(6)a) de la Loi?

B.     La décision de la Commission et de la Section d’appel de rejeter la demande du demandeur en vue de le soustraire en permanence à l’application des restrictions en matière de déplacements à l’étranger prescrites par l’alinéa 161(1)b) de la Loi étaient‑elles déraisonnables?

II.                Le contexte

[3]               Le demandeur a été déclaré coupable, en 1997, du meurtre au deuxième degré de sa fille gravement handicapée par empoisonnement au monoxyde de carbone, déclaration de culpabilité que la Cour suprême du Canada a maintenue le 18 janvier 2001.

[4]               Tous les tribunaux qui se sont penchés sur le dossier du demandeur ont statué que ce dernier ne présentait pas de danger pour la société et que le principe de réinsertion sociale ne s’appliquait pas à son égard (R c Latimer, 1997 CanLII 11316 (BR Sask), au paragraphe 21; R c Latimer, 1994 128 Sask R 63, au paragraphe 17; Latimer c Canada (procureur général), 2010 CF 806, aux paragraphes 59 et 60; R c Latimer, 2001 CSC 1, au paragraphe 86).

[5]               Dans l’arrêt R c. Latimer, 2001 CSC 1, la Cour suprême du Canada a déclaré ceci au paragraphe 86 de ses motifs :

86 Enfin, la présente peine est compatible avec un certain nombre d’objectifs pénologiques et de principes de détermination de la peine.  Même si nous convenons que les principes de réinsertion sociale, de dissuasion spécifique et de protection qui s’appliquent en matière de détermination de la peine ne doivent pas être pris en considération en l’espèce, nous sommes conscients du rôle important que joue la peine minimale obligatoire dans la dénonciation du meurtre.  La dénonciation d’un comportement illégal est l’un des objectifs de la détermination de la peine dont fait état l’art. 718 du Code criminel.

[6]               Le demandeur est demeuré en semi‑liberté jusqu’au 8 décembre 2010, date à laquelle la Commission l’a remis en liberté conditionnelle totale, à certaines conditions spéciales.

[7]               Les 2 et 3 avril 2013, le demandeur a présenté une demande de dispense permanente à l’application de la restriction relative aux déplacements à l’étranger prescrite à l’alinéa 161(1)b) de la Loi, conformément au pouvoir que confère à la Commission l’alinéa 133(6)a) de la Loi.

[8]               Dans une évaluation des progrès datée du 2 avril 2013, les surveillants de liberté conditionnelle du demandeur ont indiqué que [traduction] « l’EGC [équipe de gestion des cas] n’éprouve aucune réserve à l’égard de M. Latimer à ce moment‑ci ».

[9]               Dans un rapport daté du 30 avril 2013, le psychologue du demandeur a recommandé que l’obligation de ce dernier de maintenir un contact avec un psychologue soit rayée de ses conditions de libération conditionnelle.

[10]           La demande du demandeur était appuyée également par une lettre datée du 2 mai 2013, de Mme Mary Campbell, qui est une des personnes ayant rédigé la Loi et le Règlement, et qui a occupé le poste de directrice générale, Services correctionnels et Justice pénale, Sécurité publique Canada, de 2003 à 2013. Mme Campbell a recommandé vigoureusement l’élimination de toute restriction relative aux déplacements à l’étranger.

[11]           La demande a donné lieu à une Évaluation en vue d’une décision (l’Évaluation) datée du 4 juin 2013, dans laquelle les Services correctionnels du Canada ont appuyé la demande du demandeur en vue de lever la restriction relative aux déplacements prescrite à l’alinéa 161(1)b).

[12]           L’agent de libération conditionnelle du demandeur et le superviseur de l’agent de libération conditionnelle ont tous deux recommandé que l’alinéa 161(1)b) du Règlement cesse de s’appliquer en raison (i) du comportement positif dont le demandeur avait fait preuve au sein de la collectivité; (ii) des facteurs de risque très limités de récidive violente ainsi que l’avaient établi de constants rapports psychologiques; (iii) de son dossier, selon lequel il n’avait jamais abusé de ses libertés et qu’il s’était en tout temps conformé à toutes les restrictions qui lui avaient été imposées pendant sa libération conditionnelle; (iv) du degré de réussite de sa réinsertion sociale et de son appartenance prosociale à la société; (v) de ses obligations continues aux termes de l’alinéa 161(1)a) et du sous‑alinéa 161(1)g)(iv) de la Loi de rendre des comptes à son superviseur de la libération conditionnelle, conformément aux instructions reçues, et de fournir son adresse et tout changement susceptible de compromettre sa capacité de se conformer à ses conditions de libération conditionnelle, notamment des projets de voyage.

[13]           Compte tenu de tout ce qui précède :

[traduction]

[…] les membres de son EGC sont d’avis que le risque qu’il présente pour le public est nul et qu’en raison de la nature purement situationnelle de l’infraction commise, la probabilité qu’il se retrouve dans une situation identique est pour ainsi dire nulle. L’EGC est d’avis que M. Latimer peut clairement être géré par l’élimination de l’alinéa 161(1)b) de la Loi […]

[14]           L’EGC a recommandé également l’élimination de deux autres conditions imposées au demandeur, à savoir celle de faire le suivi en matière de consultation psychologique et celle de n’assumer aucune responsabilité à l’égard de personnes qui ont un handicap grave et de ne prendre aucune décision pour elles.

[15]           Le 13 juin 2013, la Commission a rejeté la demande du demandeur de modifier ou de lever en permanence la restriction relative aux déplacements à l’étranger que prévoit l’alinéa 161(1)b) du Règlement.

[16]           Le demandeur a interjeté appel de cette décision le 14 novembre 2013. La Section d’appel a confirmé la décision de la Commission de refuser la demande, et conclu que la Commission avait exercé raisonnablement son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle avait jugé que la restriction relative aux déplacements à l’étranger demeurait une condition essentielle à la libération conditionnelle du demandeur, en dépit de l’existence d’une preuve positive donnant à penser le contraire.

III.             Les dispositions législatives applicables

[17]           Tous les passages des dispositions législatives applicables sont joints en tant qu’annexe A.

IV.             La norme de contrôle

[18]           La norme de contrôle est le caractère raisonnable, étant donné le domaine d’expertise hautement spécialisé de la Commission et de la Section d’appel ainsi que le fait que la question à trancher repose sur une interprétation de leur loi constitutive (Christie c Canada (procureur général), 2013 CF 38, au paragraphe 31; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Sychuk c Canada (procureur général), 2009 CF 105, aux paragraphes 37 à 40, conf. par 2010 CAF 7 (Sychuk); Fernandez c Canada (procureur général), 2011 CF 275, au paragraphe 20).

V.                Analyse

[19]           Bien que la demande de contrôle judiciaire renvoie à la décision de la Section d’appel, la Cour doit en fin de compte s’assurer de la légalité de la décision sous‑jacente de la Commission (Christie c Canada (procureur général), 2013 CF 38, au paragraphe 31).

A.                La Commission et la Section d’appel ont‑elles fait entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire que leur confère l’alinéa 133(6)a) de la Loi?

[20]           Le demandeur soutient que la Commission a fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en renvoyant à l’application du Manuel des politiques de la Commission des libérations conditionnelles du Canada (le Manuel des politiques) (plus particulièrement, le chapitre 1.2, paragraphe 3, et le chapitre 7.1, paragraphe 6), et en suivant une règle non écrite de la Commission, suivant laquelle celle‑ci n’est pas habilitée à éliminer en permanence la restriction relative aux déplacements.

[21]           En outre, le demandeur soutient qu’étant donné l’absence de quelque limite temporelle que ce soit dans la Loi à l’égard du pouvoir discrétionnaire de la Commission de dispenser des délinquants de l’application de conditions de libération conditionnelle, le législateur a clairement indiqué qu’il souhaitait conférer un vaste pouvoir discrétionnaire de prononcer une telle mesure. De même, si l’on compare à d’autres sections de la Loi, où des limites temporelles sont imposées, l’on peut interpréter plus clairement l’intention du législateur de ne pas le faire ici. L’on pourrait affirmer que cela est conforme à la décision récente de la Cour suprême dans l’arrêt R c Summers, 2014 CSC 26, aux paragraphes 36 à 39.

[22]           Le demandeur soutient également que la Commission et la Section d’appel se sont fondées à tort sur la décision Sychuk, dans leur décision susmentionnée, établissant une distinction d’avec la situation du demandeur et sa volonté de faciliter le maintien d’un contact avec son agent de libération conditionnelle pendant ses déplacements. En outre, soutient‑il, la décision Sychuk limite à tort le vaste pouvoir discrétionnaire conféré par le législateur à l’alinéa 133(6)a) de la Loi.

[23]           Je ne souscris pas à l’observation du demandeur selon laquelle la Commission a fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en appliquant à tort le Manuel des politiques et en adhérant, allègue‑t‑il, à une règle non écrite. Cette position n’est pas soutenue par le libellé du texte de la décision de la Commission. Celle‑ci témoigne non pas d’une omission d’envisager la possibilité de prendre une mesure permanente, mais bien de l’exercice par la Commission du pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder une dispense permanente.

[24]           La Section d’appel résume dans les termes suivants les facteurs que la Commission a pris en considération dans sa décision du 14 novembre 2013 :

[traduction]

La Commission n’a pas commis d’erreur dans l’examen de votre demande d’une dispense permanente […] dans sa décision selon laquelle certains détails de chaque demande de déplacement à l’étranger, y compris la destination et l’objet du déplacement, sont requis pour évaluer le risque que vous présentez […]

La Commission a manifestement pris en considération tous les renseignements disponibles, y compris les facteurs positifs comme les évaluations liées à votre faible risque de récidive générale ou violente, les rapports indiquant que vous vous êtes conformé à vos conditions spéciales pendant votre présence au sein de la collectivité et le fait que vous êtes considéré comme étant une personne prosociale qui ne sanctionne pas les attitudes et comportements criminels […]

[25]           S’il est possible qu’une règle ou une ligne directrice énonçant les facteurs à prendre en considération dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire [traduction] « revête le statut de règle générale qui se traduit par la poursuite de l’uniformité aux dépens du bien‑fondé des affaires individuelles » (J.M. Evans, de Smith’s Judicial Review of Administrative Action, 4e éd., 1980, Stevens & Sons, London, à la page 312), ce qui peut entraîner une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire, ce n’est pas le cas en l’espèce. La Commission a songé à accorder une dispense permanente et décidé, sur le fondement de la preuve produite, que le dossier du demandeur ne justifiait pas la prise d’une telle mesure.

[26]           L’alinéa 133(6)a) utilise le terme permissif « peut » et accorde à la Commission un vaste pouvoir discrétionnaire soit d’accorder, soit de rejeter une demande de dispense d’une modification d’une condition obligatoire.

[27]           Lorsqu’elle a rejeté la demande de dispense permanente du demandeur, la Commission n’a pas conclu qu’elle était liée par une politique, mais elle a fait les deux déclarations suivantes, qui sont des renvois aux facteurs énoncés au chapitre 7.1 du Manuel des politiques : 

[traduction]

En règle générale, le délinquant qui se trouve hors du pays ne peut être surveillé et soutenu comme il le serait au Canada dans le cadre du processus de surveillance.

De plus, il est important que la Commission soit informée de l’objet du déplacement, car celui‑ci peut se rapporter au risque de récidive que vous présentez.

[28]           Ce sont là les seuls renvois que la Commission a faits à la politique dans sa décision. L’utilisation de l’expression [traduction] « en règle générale » dans une directive politique ne fait pas entrave au pouvoir discrétionnaire. Le demandeur soutient qu’étant donné que le paragraphe 21 du chapitre 7.1 du Manuel des politiques prescrit qu’un délinquant [traduction] « peut demander à la Commission d’autoriser une dispense temporaire », il en découle que seule la dispense temporaire sera considérée et qu’une telle restriction ne figure pas dans l’alinéa 133(6)a) de la Loi. En revanche, le paragraphe 19 du chapitre 7.1 précise clairement que la Commission peut [traduction] « soustraire le délinquant à l’application d’une condition prévue par le Règlement ou modifier celle‑ci ».

[29]           Je ne crois pas que la Commission ait fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

B.                 Les décisions de la Commission et de la Section d’appel étaient‑elles déraisonnables?

[30]           Ainsi que la juge Anne L. Mactavish l’a dit dans l’affaire Latimer c Canada (procureur général), 2010 CF 806, aux paragraphes 22, 28 et 31 (Latimer) :

22        La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous conditions (LSCMSC) et son règlement d’application forment le cadre dans lequel la CNLC rend ses décisions. L’article 3 de cette Loi indique que le système correctionnel fédéral « vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois ».

[…]

28        L’article 101 de la LSCMSC énonce les principes législatifs qui guident les commissions de libération conditionnelle « dans l’exécution de leur mandat ». Selon cet article, le critère déterminant dans tous les cas est la protection de la société : alinéa 101a). Autre principe législatif directeur, les commissions de libération conditionnelle doivent faire en sorte que « le règlement des cas doit, compte tenu de la protection de la société, être le moins restrictif possible » : alinéa 101d). Il est notamment prescrit aux commissions de libération conditionnelle de tenir compte de toute l’information pertinente disponible, notamment les motifs et les recommandations du juge qui a infligé la peine, au moment de déterminer si une mise en liberté sous condition est l’option qui convient dans un cas particulier : alinéa 101b).

[…]

31        La Commission nationale des libérations conditionnelles a adopté un Manuel des politiques en vertu de l’article 151 de la LSCMSC. Le chapitre 7.2 de ce document porte sur les « Privilèges de sortie rattachés aux assignations à résidence et à la semi-liberté »; il y est indiqué que la Commission a pour tâche « d’établir les paramètres des privilèges de sortie rattachés à une semi-liberté, ou à une libération conditionnelle ou d’office assortie d’une assignation à résidence ». Le Manuel signale ensuite que ces paramètres « laissent le soin de déterminer les modalités d’application aux personnes chargées quotidiennement de s’occuper des délinquants en liberté et de les surveiller ».

[31]           Il est important de noter que, si une décision discrétionnaire prononcée par la Commission des libérations conditionnelles est incompatible avec l’atteinte de l’objectif qui consiste à rendre une décision moins restrictive, conformément au principe de la protection de la société, cette décision court le risque d’être déraisonnable, sans égard à la portée du pouvoir discrétionnaire et de la retenue dont il faut faire preuve à l’égard de la Commission des libérations conditionnelles ou de la Section d’appel.

[32]           Encore une fois, ainsi que la juge Mactavish l’a dit dans la décision Latimer, précitée, au paragraphe 63 :

Il ressort clairement de la LSCMSC que, pour prendre la décision la moins restrictive, il faut que la Commission module soigneusement les conditions imposées à la mise en liberté d’un délinquant en tenant compte de toutes les circonstances particulières de ce dernier. La façon dont les privilèges de sortie accordés à M. Latimer se comparent à ceux que l’on accorde à d’autres délinquants importe peu. En outre, comme il a été indiqué dans l’Évaluation en vue d’une décision, les circonstances de l’infraction principale que M. Latimer a commise sont bel et bien [traduction] « uniques ».

[33]           Personne ne conteste le fait que la décision prise par la Commission et par la Section d’appel en vertu du paragraphe 133(6) de la Loi est une décision discrétionnaire, ainsi que le démontrent les termes « peut […] modifier ou annuler l’une de » ces conditions et que la permission de se déplacer à l’étranger est une exception à la règle générale applicable à l’égard des délinquants en libération conditionnelle : qu’ils demeurent au Canada en tout temps, dans les limites territoriales spécifiées par leur agent des libérations conditionnelles (Sychuk, au paragraphe 44).

[34]           Il est également établi en droit que les manuels de politiques ― comme les lignes directrices ― n’énoncent pas le droit ni ne lient les décideurs, mais qu’ils sont néanmoins des indicateurs utiles et que, si une décision rendue est contraire à ces lignes directrices, elle est « d’une grande utilité pour évaluer si la décision constituait un exercice déraisonnable du pouvoir » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 72).

[35]           Le défendeur fait valoir que la décision de la Commission de ne pas soustraire le demandeur en permanence à l’application de la condition relative aux déplacements à l’étranger relève de la gamme des résultats acceptables qui sont ouverts à la Commission à la lumière des renseignements pertinents sur le dossier du demandeur.

[36]           En outre, l’on fait valoir que la Commission n’est pas tenue de souscrire à l’opinion de l’Évaluation qui lui est présentée et selon laquelle les restrictions pourraient être levées sans compromettre le principe premier de protection de la société, et qu’en dépit de l’existence de [traduction] « considérations positives », la Commission est libre d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas être d’accord, et de rejeter la demande de dispense.

[37]           Le défendeur ajoute ensuite que [traduction] « si la protection de la société doit constituer le facteur primordial, la Commission était aussi tenue par la loi de prendre en considération tous les renseignements pertinents, y compris la nature et la gravité de l’infraction, et de suivre les politiques de la Commission ». Dans l’exécution de son mandat, la Commission a agi de manière raisonnable en exerçant son vaste pouvoir discrétionnaire pour rejeter la demande à la lumière de l’ensemble de la preuve dont elle disposait et son vaste éventail de considérations, et les facteurs positifs ne l’emportent pas nécessairement sur la gravité, la nature et l’importance de l’infraction perpétrée par le délinquant.

[38]           En outre, soutient‑on, le demandeur demande non pas que les conditions imposées soient modifiées, mais que toutes les conditions relatives aux déplacements à l’étranger soient éliminées. Je crois, comme le défendeur, que la Commission et la Section d’appel jouissent d’un vaste pouvoir discrétionnaire dans l’examen de l’applicabilité du paragraphe 133(6) et de l’alinéa 161(1)b) de la Loi, mais cet exercice du pouvoir discrétionnaire doit être bien ancré dans les faits pour être appliqué raisonnablement.

[39]           La présente affaire se distingue des faits qui ont été soumis à la juge Lemieux dans l’affaire Sychuk, où la Cour a conclu qu’étant donné la nature brutale du crime commis par M. Sychuk et l’impossibilité de le surveiller à l’étranger, la supervision serait non existante et, par conséquent, la décision de la Commission était raisonnable.

[40]           Il est très clair, compte tenu des faits de la présente affaire, ainsi que ce le fut devant toutes les instances judiciaires antérieures, qu’aux fins de l’examen du cas unique de M. Latimer, les principes de réinsertion sociale, de dissuasion spécifique et de protection de la société eu égard au risque qu’il présente ne s’appliquent pas. Je ne peux voir aucune raison pour la Section d’appel de conclure que M. Latimer présente un risque pour toute personne au Canada et à l’étranger, ou que l’élimination de son obligation de faire état de ses déplacements à l’étranger présenterait un risque véritable pour la sécurité du public ou compromettrait la protection de la société sous le régime de l’alinéa 101a) de la Loi.

[41]           Cette conclusion, combinée à l’objectif primordial de la Loi et du Règlement de prendre la décision la moins restrictive qui soit compatible avec le principe de la protection de la société en vertu de l’alinéa 101b), et mon examen de tous les renseignements pertinents, m’amènent à conclure que la Commission et la Section d’appel n’ont pas exercé leur vaste pouvoir discrétionnaire d’une manière raisonnable, transparente ou intelligible.

[42]           La Commission et la Section d’appel ne peuvent exercer leur pouvoir discrétionnaire sur un fondement arbitraire ou punitif, incompatible avec cet objectif primordial.

[43]           Cela est d’autant plus vrai si l’on prend en considération le Manuel des politiques, qui prescrit que la Commission doit laisser le soin de déterminer les modalités d’application des privilèges de sortie aux personnes chargées quotidiennement de s’occuper des délinquants en liberté et de les surveiller. Dans la présente affaire, l’agent des libérations conditionnelles du demandeur et le surveillant des libérations conditionnelles ont recommandé sans réserve une exemption à l’application de l’alinéa 161(1)b) du Règlement.

[44]           M. Latimer demeurera sous la supervision de son agent des libérations conditionnelles lorsqu’il se déplacera, peu importe l’endroit. Les communications ne posent aucun problème, et elles sont visées par l’obligation continue qu’il a de se présenter à son agent des libérations conditionnelles. Compte tenu de ces faits et de ces principes, ainsi que de tous les facteurs énoncés au paragraphe 12 des présents motifs, j’en arrive à la conclusion que la décision de la Section d’appel est déraisonnable.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à une Section d’appel différemment constituée pour nouvelle décision, conformément aux présents motifs.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


ANNEXE A

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20

Critère prépondérant

100.1 Dans tous les cas, la protection de la société est le critère prépondérant appliqué par la Commission et les commissions provinciales.

Paramount consideration

100.1 The protection of society is the paramount consideration for the Board and the provincial parole boards in the determination of all cases.

Principes

101. La Commission et les commissions provinciales sont guidées dans l’exécution de leur mandat par les principes suivants :

Principles guiding parole boards

101. The principles that guide the Board and the provincial parole boards in achieving the purpose of conditional release are as follows:

a) elles doivent tenir compte de toute l’information pertinente dont elles disposent, notamment les motifs et les recommandations du juge qui a infligé la peine, la nature et la gravité de l’infraction, le degré de responsabilité du délinquant, les renseignements obtenus au cours du procès ou de la détermination de la peine et ceux qui ont été obtenus des victimes, des délinquants ou d’autres éléments du système de justice pénale, y compris les évaluations fournies par les autorités correctionnelles;

(a) parole boards take into consideration all relevant available information, including the stated reasons and recommendations of the sentencing judge, the nature and gravity of the offence, the degree of responsibility of the offender, information from the trial or sentencing process and information obtained from victims, offenders and other components of the criminal justice system, including assessments provided by correctional authorities;

b) elles accroissent leur efficacité et leur transparence par l’échange, au moment opportun, de renseignements utiles avec les victimes, les délinquants et les autres éléments du système de justice pénale et par la communication de leurs directives d’orientation générale et programmes tant aux victimes et aux délinquants qu’au grand public;

(b) parole boards enhance their effectiveness and openness through the timely exchange of relevant information with victims, offenders and other components of the criminal justice system and through communication about their policies and programs to victims, offenders and the general public;

c) elles prennent les décisions qui, compte tenu de la protection de la société, ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire et proportionnel aux objectifs de la mise en liberté sous condition;

(c) parole boards make decisions that are consistent with the protection of society and that are limited to only what is necessary and proportionate to the purpose of conditional release;

d) elles s’inspirent des directives d’orientation générale qui leur sont remises et leurs membres doivent recevoir la formation nécessaire à la mise en oeuvre de ces directives;

(d) parole boards adopt and are guided by appropriate policies and their members are provided with the training necessary to implement those policies; and

e) de manière à assurer l’équité et la clarté du processus, les autorités doivent donner aux délinquants les motifs des décisions, ainsi que tous autres renseignements pertinents, et la possibilité de les faire réviser.

(e) offenders are provided with relevant information, reasons for decisions and access to the review of decisions in order to ensure a fair and understandable conditional release process.

Conditions automatiques

133. (2) Sous réserve du paragraphe (6), les conditions prévues par règlement sont réputées avoir été imposées dans tous les cas de libération conditionnelle ou d’office ou de permission de sortir sans escorte.

Conditions of release

133. (2) Subject to subsection (6), every offender released on parole, statutory release or unescorted temporary absence is subject to the conditions prescribed by the regulations.

Dispense ou modification des conditions

(6) L’autorité compétente peut, conformément aux règlements, soustraire le délinquant, avant ou après sa mise en liberté, à l’application de l’une ou l’autre des conditions du présent article, modifier ou annuler l’une de celles-ci.

Relief from conditions

(6) The releasing authority may, in accordance with the regulations, before or after the release of an offender,

(a) in respect of conditions referred to in subsection (2), relieve the offender from compliance with any such condition or vary the application to the offender of any such condition;

Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, (DORS/92-620)

Conditions de mise en liberté

161. (1) Pour l’application du paragraphe 133(2) de la Loi, les conditions de mise en liberté qui sont réputées avoir été imposées au délinquant dans tous les cas de libération conditionnelle ou d’office sont les suivantes :

Conditions of Release

161. (1) For the purposes of subsection 133(2) of the Act, every offender who is released on parole or statutory release is subject to the following conditions, namely, that the offender

b) il doit rester à tout moment au Canada, dans les limites territoriales spécifiées par son surveillant;

(b) remain at all times in Canada within the territorial boundaries fixed by the parole supervisor;

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2120-13

 

INTITULÉ :

ROBERT LATIMER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 SEPTEMBRE 2014

COMPARUTIONS :

Jason Gratl

 

POUR LE DEMANDEUR,

ROBERT LATIMER

Chris Bernier

 

POUR LE DÉFENDEUR,

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gratl and Company

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

pour le demandeur,

ROBERT LATIMER

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LE DÉFENDEUR,

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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