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Date : 20140910


Dossier : IMM-7567-13

Référence : 2014 CF 858

Ottawa (Ontario), le 10 septembre 2014

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

FIDELE NGO YETNA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision rendue le 5 novembre 2013 par un commissaire de la Section d’appel des réfugiés, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [SAR], confirmant une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle la demanderesse n’a pas la qualité de « réfugié[e] au sens de la Convention » au titre de l’article 96 de la LIPR ni celle de « personne à protéger » au sens de l’article 97 de la LIPR.

II.                Faits

[2]               La demanderesse est une femme de 40 ans du Cameroun qui travaillait comme infirmière et était indépendante de la famille qui l’a élevée. Elle supporta cette famille jusqu’en 2010, année où elle fut blessée et forcée d’arrêter de travailler. 

[3]               Le père de la demanderesse étant mort, son oncle avait remplacé son père. Or, la demanderesse allègue que puisqu’elle n’était plus capable de supporter la famille qui l’a élevée, son oncle l’a vendue. De fait, l’oncle accepta un montant d’argent d’un homme de 82 ans du nom d’Obeefack en échange de son consentement à ce que ce dernier épouse la demanderesse.

[4]               La demanderesse aurait fréquenté depuis plusieurs années un homme du nom de Balotoken et serait devenue la mère adoptive de ses trois enfants. En raison de cette relation, elle refusa de marier M. Obeefack. La demanderesse allègue qu’en 2011, suite à ses refus répétés de marier Obeefack, son oncle aurait tenté de la forcer à rembourser ce dernier. Son oncle aurait également menacé Balotoken qui, suite à ces menaces, aurait quitté la demanderesse.

[5]               En décembre 2012, la demanderesse aurait été abusée physiquement par la famille qui l’a élevée.

[6]               La demanderesse est arrivée au Canada le 3 avril 2013 et a fait une demande d’asile le 16 mai 2013.

[7]               L’audition devant la SPR a eu lieu le 11 juillet 2013 et sa décision a été rendue le 31 juillet 2013.

[8]               La SPR a conclu que la demanderesse manquait de crédibilité. Plus précisément, la SPR a douté ce qui suit :

a.                   L’oncle, qui jouait le rôle de père de la demanderesse, aurait respecté son indépendance jusqu’à l’âge de 40 ans, mais aurait soudainement changé son attitude. La SPR a aussi noté que la plupart des mariages arrangés se produisent à un jeune âge. La SPR a aussi observé qu’aucun mariage arrangé ne visait les sœurs de la demanderesse.

b.                  La demanderesse fut forcée d’arrêter de travailler en 2010, mais a poursuivi ses études en 2011 avec l’intention de trouver un emploi par la suite.

c.                   Bien que durant plusieurs années on aurait tenté de la forcer à marier Obeefack, la demanderesse était incapable de fournir des détails concernant ce dernier en ce qui concerne sa famille et la source de sa richesse. En fait, elle n’a fourni aucune preuve de son existence.

d.                  Entre 2009 et 2013, la demanderesse a voyagé plusieurs fois au Bénin et Gabon. Ses retours au Cameroun après ces voyages indiquent que la demanderesse ne craignait pas de retourner dans son pays d’origine.

e.                   Des documents que la demanderesse avait fournis pour obtenir un visa afin de venir au Canada indiquaient qu’elle s’est mariée avec M. Balotoken en 2011. La demanderesse a contesté la véracité de ces documents, et a fourni d’autres documents qui indiquaient que la demanderesse était célibataire. La SPR a noté qu’un document fourni pour le visa portait la signature de la demanderesse. La SPR a indiqué qu’il était impossible de déterminer quels documents étaient vrais, ceux fournis pour le visa ou ceux fournis pour la demande d’asile.

[9]               La demanderesse a interjeté appel de cette décision devant la SAR, soumettant les arguments suivants :

a.                   La SPR a erré en interprétant le dossier comme une question de mariage forcé plutôt qu’une question d’argent.

b.                  La SPR n’a pas reconnu que l’oncle qui a arrangé le mariage n’était pas le père de la demanderesse.

c.                   La SPR a omis de considérer d’autres motifs expliquant le mariage arrangé, tel que (i) le fait qu’elle était la prochaine fille à se marier, et (ii) le fait que sa famille désapprouvait qu’elle et M. Balotoken sont témoins de Jehovah.

d.                  La demanderesse ne connaissait rien de M. Obeefack parce qu’elle ne voulait pas lui connaître.

e.                   De nombreux documents contredisaient les faux documents soumis pour obtenir un visa. Ainsi, la SPR a erré en questionnant la crédibilité de la demanderesse.

f.                   Les voyages à l’étranger de la demanderesse et ses retours au Cameroun ont eu lieu avant les problèmes encourus par celle-ci. Ces voyages n’auraient donc pas dû affecter sa crédibilité.

III.             Décision contestée

[10]           La SAR a rejeté la demande d’appel de la demanderesse, confirmant ainsi que les conclusions dans la décision de la SPR étaient raisonnables.

[11]           Au terme d’une analyse de la question de la norme de contrôle applicable, la SAR a conclu que les principes développés dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 s’appliquent, incluant un extrait se trouvant au paragraphe 51 :

[…] en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement.

[12]           La SAR a analysé toutes les conclusions de la SPR à l’exception de celle concernant les voyages hors du Cameroun. Mise à part cette exception (que la SAR considérait comme secondaire), la SAR a conclu que toutes les conclusions de la SPR étaient raisonnables.

IV.             Questions en litige

[13]           Les questions en litige sont les suivantes :

a.                   Quelle est la norme de contrôle de la décision de la SAR?

b.                  Est-ce que la SAR a erré en déterminant la norme de contrôle applicable à la décision de la SPR?

c.                   Est-ce que la SAR a erré en confirmant la conclusion de la SPR que la demanderesse manquait de la crédibilité?

V.                La norme de contrôle de la décision de la SAR

[14]           Mon collègue, le juge Phelan a été appelé à trancher un dossier semblable à celui-ci dans l’arrêt Huruglica c Canada (Ministre de la Citoyenneté et l’Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica]. Dans cette décision, le juge Phelan a conclu que la détermination par la SAR d’une norme de contrôle applicable à une décision de la SPR doit faire l’objet d’un contrôle en fonction de la norme de la décision correcte puisqu’il s’agit d’une question de droit d’un intérêt général pour le système légal et qui dépasse l’expertise de la SAR (voir les paras 25 à 34).

[15]           Avec respect, je suis en accord avec le juge Phelan. La conclusion de la SAR, en ce qui concerne cette norme de contrôle, ne bénéficie d’aucune déférence de la présente Cour (Dunsmuir, ci-haut, au para 50). Cette conclusion est consistante avec celle de la Cour d’appel de l’Alberta dans Newton c Criminal Trial Lawyers’ Assn., 2010 ABCA 399, 493 AR 89, au para 39.

VI.             La norme de contrôle de la décision de la SPR

[16]           Considérant encore une fois la décision du juge Phelan dans Huruglica, ci-haut, je suis de l’avis que la SAR a erré en concluant que la norme de contrôle de la décision de la SPR est celle de la décision raisonnable.

[17]           Sauf dans les cas où la crédibilité d’un témoin est critique ou déterminante, ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier vis-à-vis la SAR afin de tirer une conclusion spécifique, la SAR ne doit faire preuve d’aucune déférence à l’endroit de l’analyse de la preuve faite par la SPR : voir Huruglica, aux paras 37 et 55. La SAR a autant d’expertise que la SPR, et peut-être plus relativement à l’analyse des documents pertinents et des représentations des parties.

[18]           Suivant l’article 111(1) de la LIPR, la SAR a le droit de substituer la décision qui aurait dû être rendue. Ainsi, la SAR doit faire une analyse indépendante de la preuve pour arriver à sa propre opinion.

[19]           Aux paragraphes 54 et 55 de sa décision dans Huruglica, ci-haut, le juge Phelan indique ce qui suit :

[54]      Après avoir conclu que la SAR avait commis une erreur en examinant la décision de la SPR selon la norme de la raisonnabilité, j’ai conclu en outre que, pour les motifs qui précèdent, la SAR doit instruire l’affaire comme une procédure d’appel hybride. Elle doit examiner tous les aspects de la décision de la SPR et en arriver à sa propre conclusion quant à savoir si le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger. Lorsque ses conclusions diffèrent de celles de la SPR, la SAR doit y substituer sa propre décision.

[55]      Lorsque la SAR effectue son examen, elle peut reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité et/ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer une conclusion, mais elle ne doit pas se borner, comme doit le faire une cour d’appel, à intervenir sur les faits uniquement lorsqu’il y a une « erreur manifeste et dominante ».

[20]           Avec respect, je suis en accord avec l’analyse faite par le juge Phelan aux paragraphes 35 à 56 dans Huruglica, ci-haut, relativement à la norme de contrôle applicable à une décision de la SPR.

VII.          La conclusion de la SPR quant à la crédibilité de la demanderesse

[21]           Les conclusions importantes de la SPR dans cette affaire concernent la crédibilité de la demanderesse. Or, deux de ces conclusions ne sont pas basées exclusivement sur le témoignage de la demanderesse. La SPR ne jouit d’aucun avantage particulier par rapport à la SAR lorsqu’elle tire ces conclusions.

A.                Le père est en fait l’oncle

[22]            La lecture de la décision de la SPR révèle que le tribunal n’a peut-être pas compris que l’oncle qui agissait en tant que père auprès de la demanderesse depuis 2005 n’était pas son vrai père. Je suis d’avis que le tribunal aurait peut-être mieux compris pourquoi le père a soudainement changé d’attitude envers sa fille s’il avait adéquatement interprété ce fait.

[23]           À mon avis, la SAR aurait dû reconsidérer l’analyse de la preuve à cet égard.

B.                 La véracité du contrat de mariage entre la demanderesse et M. Balotoken

[24]           Face au témoignage de la demanderesse à l’effet que son contrat de mariage avec M. Balotoken était faux, et les nombreux documents qu’elle a fournis à l’effet qu’elle est célibataire, la SPR a conclu qu’il était difficile de donner beaucoup de poids aux documents soumis.

[25]           Puisque cette conclusion n’était pas basée seulement sur le témoignage de la demanderesse, et puisque la SPR ne jouissait pas d’un avantage particulier dans l’analyse des documents, je suis de l’avis que la SAR aurait dû reconsidérer la preuve sur ce sujet.

VIII.       Conclusion

[26]           Pour les motifs susmentionnés, je suis de l’avis que l’analyse de la SAR de la preuve et des représentations des parties est insuffisante, et que la présente demande doit être accueillie.

[27]           Tout comme le souligne le juge Phelan dans l’arrêt Huruglica, ci-haut, des questions similaires se posent présentement dans des affaires en instance devant la Cour et il y a très peu de précédents pour la guider. À cet égard, en l’espèce, il s’agit d’un cas où il y a lieu de certifier une question.

[28]           Aucune des parties n’a proposé de questions graves de portée générale à certifier mais je suis d’avis, compte tenu des présents motifs, qu’il y a lieu de leur donner la possibilité d’en proposer.

[29]           Les parties auront donc trente (30) jours à compter de la date des présents motifs pour présenter des observations concernant le libellé de la ou des questions à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision de la SAR rendue le 5 novembre 2013 est annulée et l’affaire est renvoyée devant une nouvelle formation de la SAR afin qu’elle procède à un réexamen complet de la décision de la SPR refusant la demande d’asile de la demanderesse.

3.                  Les parties ont trente (30) jours à compter de la date des présents motifs pour présenter des observations concernant le libellé de la ou des questions à certifier.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


dossier :

IMM-7567-13

INTITULÉ :

FIDELE GNO YETNA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 juillet 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 septembre 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

 

pour le demandeur

 

Me Simone Truong

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

 

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