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Date : 20140820


Dossier : IMM-6180-13

Référence : 2014 CF 811

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 20 août 2014

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

ROZA LI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATIONN

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Lorsqu’un État participe à ce qui constitue de la persécution, la possibilité de refuge intérieur (PRI) ne constitue pas une solution envisageable (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) et Sharbdeen (1994), 81 FTR 90, 23 Imm LR (2d) 300 (CAF).

[2]               Il est fait renvoi au rapport de l’International Crisis Group intitulé Kirghizistan Widening Ethnic Divisions, Asia Report no 222, daté du 12 mars 2012, qui figure dans la liste des documents du 31 août 2012 du Cartable national de documentation portant sur le Kirghizistan dans lequel il est clairement mentionné qu’[traduction] « il semble que les autorités du sud ont approuvé tacitement la persécution dont les membres de la minorité ouzbek sont continuellement victimes ».

[3]               Il est reconnu dans le dossier que l’impunité dont jouissent les forces de sécurité gouvernementales constituait un problème important pour la demanderesse; le gouvernement, selon la preuve, ne protégeait pas ces citoyens et les forces gouvernementales étaient complices d’actes importants qui mettaient en danger la minorité ouzbek.

II.                Introduction

[4]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision, datée du 30 août 2013, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié [la SPR] a conclu que la demanderesse n'avait ni qualité de réfugié au sens de l'article 96 ni celle de personne à protéger au sens de l'article 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

III.             Contexte

[5]               La demanderesse, Mme Roza Li, est une citoyenne du Kirghizistan âgée de 67 ans. Elle est d’origine coréenne, elle a été recommandée pour recevoir la plus haute distinction en médecine par les autorités de la ville d’Och; et, néanmoins, elle a démontré à la SPR, sans aucune contradiction, qu’elle était en danger.

[6]               La demanderesse prétend que ses problèmes ont commencé après la révolution qui a eu lieu en 2005 au Kirghizistan. Cette révolution a été source de violence généralisée dans l’ensemble du pays, alimentée par le nationalisme ethnique dirigé contre les minorités; le conflit touche principalement les collectivités kirghiz et ouzbek. La demanderesse prétend que, en 2006, elle a commencé à recevoir des appels téléphoniques anonymes dans lesquels on lui disait de quitter son poste de directrice du Centre d’endocrinologie de la ville d’Och. Les appels téléphoniques ont peu après été suivis par l’inscription, à caractère nationaliste, du mot « Coréenne » sur la porte de sa maison, des pierres ont été lancées sur sa maison, laquelle a plus tard été incendiée, et, en avril 2006, son chien a été empoisonné.

[7]               La demanderesse a signalé ces incidents à la police locale, mais celle-ci n’a pris aucune mesure. Les appels de menace se sont poursuivis au fil des ans.

[8]               En mai 2010, la demanderesse a demandé un visa de visiteur au Canada afin d’être auprès de sa fille qui attendait un bébé. Elle a reçu son visa le 2 septembre 2010.

[9]               En juin 2010, les tensions ethniques entre les Kirghizes et les Ouzbeks se sont accrues au Kirghizistan. Le 11 juin 2010, alors que la violence interethnique battait son plein, la maison de la demanderesse a été attaquée par une bande de nationalistes armées. Tous les objets de valeur de la demanderesse ont été volés et sa maison a été complètement détruite par un incendie. Elle a réussi à s’échapper de la maison et elle est allée demeurer chez une amie.

[10]           La demanderesse a quitté la ville d’Och peu de temps après cet incident et elle est allée se réfugier à Bichkek, la capitale du Kirghizistan. Elle est demeurée à Bichkek pendant plusieurs mois avant de venir au Canada. Le 28 septembre 2010, elle a quitté le Kirghizistan et elle est allée vivre avec sa fille au Canada pendant 6 mois à titre de visiteur. Le 8 avril 2011, elle a demandé l’asile.

IV.             La décision faisant l’objet du contrôle

[11]           Dans sa décision datée du 30 août 2013, la SPR a conclu que la demanderesse n’a pas établi qu’elle risquait fort probablement d’être persécutée pour l’un des motifs visés par la Convention ou qu’elle serait exposée à une menace à sa vie ou à un risque de peines cruelles et inusitées si elle retournait dans son pays.

[12]           La SPR a reconnu que la demanderesse avait été victime de violence interethnique généralisée au Kirghizistan en 2010; toutefois, en se fondant sur les documents concernant la situation dans le pays, la SPR a conclu que cette violence avait beaucoup diminué depuis ce temps, et que la demanderesse pourrait retourner chez elle étant donné qu’il était probable que cette violence recommence. La SPR a souligné que la violence était toujours présente dans certaines parties du sud du pays; toutefois, le fils et la fille de la demanderesse n’ont signalé aucun incident dans la ville d’Och depuis 2010. La SPR a conclu que même si la demanderesse ne pouvait pas retourner à Och, elle pourrait trouver une PRI dans le nord du pays, notamment à Bichkek, où elle a demeuré pendant plusieurs mois avant de partir pour le Canada.

V.                La question en litige

[13]           La décision de la SPR est-elle raisonnable?

VI.             Les dispositions applicables

[14]           Les dispositions suivantes de la LIPR sont applicables :

96. a qualité de réfugié au sens de la convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VII.          Position des parties

[15]           La demanderesse déclare que la SPR a commis une erreur de droit en concluant qu’il existe une PRI, et ce, pour les raisons suivantes :

a)      La SPR n’a pas pris en compte la preuve selon laquelle les forces de sécurité gouvernementales ont participé, en toute impunité, aux activités des nationalistes kirghizes;

b)      La SPR a mal interprété la preuve selon laquelle la demanderesse se cachait au Kirghizistan et n’est sortie que pour recevoir des soins médicaux;

c)      La SPR n’a pas bien analysé la crainte de persécution de la demanderesse car elle n’a pas évalué cette crainte sur le fondement de motifs cumulés.

[16]           En ce qui concerne le premier point, la demanderesse prétend que le dossier indiquait de façon claire et incontestable que les forces de sécurité du Kirghizistan avaient participé aux attaques de juin 2010; par conséquent, la SPR a agi de façon arbitraire en concluant qu’il était possible d’obtenir de la protection partout au pays, y compris à Bichkek.

[17]           En ce qui concerne le deuxième point, la demanderesse affirme que la SPR a mal interprété son explication quant à la raison pour laquelle un médecin avait refusé de la voir pendant qu’elle se cachait à Bichkek. La demanderesse prétend qu’elle a fait l’objet de ce refus parce qu’elle était Coréenne et non pas parce qu’elle ne détenait pas les documents nécessaires pour être traitée. Elle prétend que la preuve objective figurant au dossier étaye clairement sa crainte subjective voulant qu’elle ne disposât d’aucune protection de l’État.

[18]           En ce qui concerne le dernier point, la demanderesse prétend que bien que la SPR ait pris note d’incidents dont elle avait été victime, elle n’en a pas tenu compte dans son évaluation de la persécution dont elle aurait été victime ou de la PRI dont elle disposait.

[19]           Le défendeur prétend que la SPR a eu raison de conclure que la demanderesse avait tout simplement été victime de la violence généralisée qui a sévi au cours des émeutes de 2010. La SPR ajoute que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle était exposée à un risque particulier car des milliers d’autres maisons ont été détruites au cours de cette période. Le défendeur prétend également que, depuis 2010, la ville d’Och a contribué à la reconstruction de la maison de la demanderesse et que sa famille n’avait signalé aucun incident violent immédiatement après la reconstruction.

[20]           Le défendeur affirme qu’il était loisible à la SPR de conclure que la demanderesse ne serait exposée à aucun risque si elle retournait au Kirghizistan car elle disposait d’une PRI à Bichkek.

VIII.       Norme de contrôle

[21]           Dans les circonstances, la décision de la SPR était-elle raisonnable et la SPR a-t-elle commis une erreur de droit en ce qui concerne l’existence d’une PRI à Bichkek?

IX.             Analyse

[22]           La preuve démontre, grâce à plusieurs exemples, que les forces de sécurité gouvernementales ont apporté un appui important aux nationalistes kirghizes. Cette information ressort clairement de l’ensemble de la preuve intégrale objective qui figure au dossier (voir États‑Unis. 24 mai 2012, Department of State, « Kyrgyz Republic ». Country Report on Human Rights Practices for 2011 dans le Cartable national de documentation portant sur le Kirghizistan du 31 août 2012).

[23]           De plus, la preuve relative au bien-être global a été mal interprétée en ce qui concerne le bien-être physique de la demanderesse et également en ce qui concerne le fait qu’elle a dû se cacher et que c’est avec grande difficulté qu’elle a pu se faire soigner pour ses troubles cardiaques (elle a reçu des soins dans un établissement médical géré par des Allemands) et que sa sécurité physique semble avoir été sérieusement compromise parce qu’elle avait été ciblée à titre de personne appartenant à une minorité visible (il est souligné que la place très en vue qu’elle occupait faisait d’elle une cible possible).

[24]           Il est fait renvoi au rapport de l’International Crisis Group intitulé Kirghizistan Widening Ethnic Divisions, Asia Report no 222, daté du 12 mars 2012, qui figure dans la liste des documents du 31 août 2012 du Cartable national de documentation portant sur le Kirghizistan dans lequel il est clairement mentionné qu’[traduction] « il semble que les autorités du sud ont approuvé tacitement la persécution dont les membres de la minorité ouzbek sont continuellement victimes ».

[25]           Il est reconnu dans le dossier que l’impunité dont jouissent les forces de sécurité gouvernementales constituait un problème important pour la demanderesse; le gouvernement, selon la preuve, ne protégeait pas ces citoyens et les forces gouvernementales étaient complices d’actes importants qui mettaient en danger la minorité ouzbek.

[26]           Les intentions et les actions d’un gouvernement peuvent être, et sont en l’espèce, très différentes, même si l’intention existait bel et bien, l’action n’était pas évidente dans le cas de la demanderesse. L’intention et l’action sont deux notions très différentes; il a été clairement démontré que la demanderesse était en danger en raison de la preuve irréfutée de la complicité acceptée par la SPR.

[27]           Lorsqu’un État participe à ce qui constitue de la persécution, la possibilité de refuge intérieur (PRI) ne constitue pas une solution envisageable (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) et Sharbdeen (1994), 81 FTR 90, 23 Imm LR (2d) 300 (CAF).

[28]           Les conclusions de la SPR semblent être prises hors contexte; si on lit le dossier de la preuve dans son ensemble un tableau plus complet et très différent apparaît (voir Kyrgzstan - State of the World’s Minorities and Indigenous Peoples, 2012 – Events of 2011, Minority Rights Group Information, aux pages 121 et 122).

[29]           La demanderesse a été jugée crédible tout au long de son témoignage; par conséquent, sa prétention voulant qu’elle se soit cachée n’a jamais été contredite; lorsque la demanderesse était à Bizkek, elle ne pouvait pas sortir, elle a subi une crise cardiaque et a obtenu des soins à ce moment (dans un établissement géré par des Allemands) d’une manière très exceptionnelle, sans aucune aide de la part de l’État.

[30]           L’analyse relative à la PRI n’a aucune importance dans le cas de la demanderesse, car, d’un point de vue cumulatif, la preuve démontre que la demanderesse est en danger en raison de son état physique et psychologique.

[31]           La SPR n’a pas à analyser la question de la PRI car la nature cumulative de la mauvaise situation, sur le plan physique et psychologique, dans laquelle se trouvait la demanderesse a été établie, sur le plan subjectif et objectif et elle est importante et nécessite une analyse de l’ensemble de la preuve exhaustive.

[32]           Par conséquent, le traitement de la demanderesse relativement à des actes commis contre elle justifiait, en raison de la complicité des forces du gouvernement central, de faire une analyse approfondie de la persécution de nature cumulative exercée contre elle en particulier, non pas de la persécution d’une nature générale qui est exercée dans le pays. Il s’agit d’un cas qui dépend des faits qui lui sont propres, un cas d’espèce, comme le montrent la preuve objective et la preuve subjective.

[33]           Les détails du récit de la demanderesse illustrent clairement l’état précaire dans lequel elle se trouvait en raison des actes cumulatifs commis contre elle (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Munderere, 2008 CAF 84, 165 ACWS (3d) 726, aux paragraphes 40 à 42, rédigé par le regretté juge Mark MacGuigan de la Cour d’appel fédérale).

X.                Dispositif

[34]           Pour tous les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est accueillie et l'affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est accueillie et que l'affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision. Aucune question de portée générale n'est certifiée.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6180-13

 

INTITULÉ :

ROZA LI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MontrÉal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 AOÛT 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 20 AOÛT 2014

 

COMPARUTIONS :

Mitchell Goldberg

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Alain Langlois

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mitchell Goldberg

Avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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