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Date : 201400903


Dossier : T-1522-13

Référence : 2014 CF 840

Montréal (Québec), le 3 septembre 2014

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

EMERENCE MIAKANDA-BATSIKA

demanderesse

et

BELL CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La demanderesse, Emerence Miakanda-Batsika (EMB), affirme qu’elle a été victime à plusieurs reprises de discrimination et de harcèlement de la part de son employeur, Bell Canada (BC), et de plusieurs de ses employés. En 2011, elle a porté ces préoccupations devant la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) au moyen du dépôt d’une plainte. En 2013, la CCDP a décidé de rejeter la plainte d’EMB pour les raisons suivantes :

•           les éléments de preuve recueillis n’étayaient pas les allégations sur lesquelles la plainte est fondée;

•           compte tenu des circonstances, il n’était pas justifié que le Tribunal canadien des droits de la personne approfondisse l’examen de la plainte.

[2]               EMB me demande d’annuler la décision de la CCDP. Il est possible de regrouper ses arguments en deux catégories :

(i)         on n’a pas respecté l’équité procédurale à son endroit;

(ii)       la décision de la CCDP était déraisonnable compte tenu des renseignements qui lui avaient été communiqués.

[3]               La Cour d’appel fédérale a conclu que les questions concernant le caractère équitable de la procédure que la CCDP a adoptée afin de décider s’il convenait de rejeter une plainte se rapportaient à l’équité procédurale et qu’il convenait de les examiner selon la norme de la décision correcte : voir les arrêts Ayangma c Canada (Procureur général), 2012 CAF 213 (Ayangma), au para 56, et El Din Ali c Canada (Procureur général), 2014 CAF 124 (El Din Ali), au para 11.

[4]               La norme de la raisonnabilité a été retenue en ce qui a trait aux questions relatives à l’établissement des faits effectué par la CCDP et au caractère suffisant de la preuve dans les décisions de rejet de plaintes : arrêt Ayangma, au para 56; arrêt El Din Ali, au para 11.

[5]               Pour les motifs énoncés ci-dessous, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Il ne convient pas d’annuler la décision rendue par la CCDP.

II.                Le contexte

A.                Les faits

[6]               EMB fait valoir qu’elle a été victime de discrimination et de harcèlement au travail et que les faits remonteraient aussi loin qu’au début de l’année 2006. Les allégations qu’elle a formulées dans la plainte qu’elle a déposée auprès de la CCDP peuvent être séparées en plusieurs catégories, que voici :

•           En 2007, celui qui était alors son superviseur, Alain Lemay, lui a refusé une promotion.

•           Son superviseur suivant, Lionel Nicholas-Etienne (LNE),

                     o l’a exclue d’un groupe constitué d’autres employés, qui a été formé en 2008,

                     o n’a pas reconnu ses titres de compétence en 2008,

                     o a adopté d’autres comportements irrespectueux à son endroit en 2009.

•           Son superviseur suivant, Troy Hand (TH),

                     o a examiné ses titres de compétences de manière indue,

                     o s’est rendu coupable d’actes de harcèlement à son endroit en 2010 et en 2011; il a notamment crié après elle.

[7]               Le 23 mai 2012, l’enquêtrice de la CCDP qui a été nommée pour enquêter au sujet de la plainte d’EMB a écrit à EMB et à BC pour leur demander de lui fournir certains renseignements et documents. Elle demandait qu’on lui réponde le 23 juin 2012 au plus tard.

[8]               BC a répondu par une lettre datée du 22 juin 2012. Entre autres choses, la lettre de BC donnait à entendre que l’enquêtrice devait communiquer avec les personnes suivantes : LNE, TH et Tina Spadafora, une autre employée de BC qui avait mené une enquête à l’égard d’une plainte connexe d’EMB.

[9]               L’enquêtrice a demandé à EMB de lui communiquer les précisions suivantes :

•           le courriel dans lequel elle affirme que d’autres personnes ont été promues à sa place;

•           le groupe dont elle affirme avoir été exclue;

•           des exemples précis illustrant ses allégations à l’encontre de LNE;

•          des exemples précis illustrant ses allégations à l’encontre de TH, y compris des précisions au sujet des circonstances dans lesquelles il lui avait crié après;

•          des précisions au sujet de la différence de traitement dont elle aurait été victime eu égard aux renseignements que BC a demandés au sujet de ses titres de compétence.

[10]           L’enquêtrice, n’ayant pas obtenu de réponse d’EMB dans les délais impartis, a assuré un suivi en laissant un message téléphonique à l’avocat de celle-ci le 27 juin 2012 et en envoyant une lettre le 9 juillet 2012. Dans sa lettre, elle faisait suivre la réponse de BC et invitait EMB à réfuter les allégations qui y étaient contenues ou à formuler des commentaires. Elle y précisait également qu’elle l’appellerait afin de discuter de la réponse de BC. Elle demandait aussi, une fois encore, qu’on lui communique les précisions qu’elle avait demandées dans sa lettre du 23 mai 2012. Cette fois, elle demandait qu’on lui envoie ces précisions le 3 août 2012 au plus tard.

[11]           Le 31 juillet 2012, l’avocat d’EMB a produit 325 pages de documents en laissant entendre que l’enquêtrice devait les examiner et les lui renvoyer. L’enquêtrice a par la suite essayé à de nombreuses reprises de communiquer avec EMB ou son avocat avant d’écrire à ce dernier, le 20 novembre 2012, pour lui renvoyer les documents et l’informer du fait que c’était à sa cliente qu’il revenait d’expliquer l’importance des documents auxquels elle faisait référence. En réponse à cette lettre, l’avocat d’EMB a fait savoir qu’il répondrait dans le courant de la semaine suivante.

[12]           N’ayant toujours rien reçu d’EMB ou de son avocat, l’enquêtrice a écrit une fois de plus à l’avocat d’EMB le 6 décembre 2012, pour l’informer que, lorsque la CCDP n’est pas capable de communiquer avec un plaignant, elle a l’obligation de mettre fin à son enquête sans bénéficier de la participation de celui-ci.

[13]           Cette lettre a finalement suscité une réponse détaillée, elle aussi datée du 6 décembre 2012.

[14]           On a planifié un interrogatoire avec EMB le 8 avril 2013, lequel a ensuite été remis au 15 avril 2013 parce que l’avocat d’EMB s’était retrouvé coincé dans la circulation. L’interrogatoire s’est avéré quelque peu compliqué, parce qu’EMB préférait être interrogée en français et que l’enquêtrice n’était pas capable de communiquer avec elle dans cette langue. On a donc pris des dispositions pour qu’un traducteur soit présent. EMB soutient que l’enquêtrice avait été outrée par sa demande visant à obtenir les services d’un traducteur, et qu’il avait fallu interrompre un traducteur qui était en train de manger, non préparé, pour qu’il soit présent à l’interrogatoire. EMB ajoute qu’elle et le traducteur ont eu de la difficulté à se comprendre mutuellement.

[15]           À l’audience qui s’est déroulée devant moi, EMB (qui se représentait elle-même) a expliqué qu’il avait été convenu que l’interrogatoire serait repoussé à une date ultérieure. Toutefois, il n’y a pas eu d’autre interrogatoire et l’enquêtrice a produit son rapport le 17 mai 2013.

B.                 Le rapport de l’enquêtrice et la décision de la CCDP

[16]           Dans son rapport, l’enquêtrice recommandait que la CCDP rejette la plainte pour les motifs énoncés au début de la présente décision. Dans les lettres qui étaient jointes à son rapport, l’enquêtrice invitait EMB à formuler des commentaires le 13 juin 2013 au plus tard. L’avocat d’EMB a fourni des commentaires dans une lettre datée du 3 juillet 2013. BC a répondu à ces commentaires dans une lettre datée du 15 juillet 2013.

[17]           La décision de la CCDP de rejeter la plainte (pour les motifs recommandés par l’enquêtrice) a été communiquée aux parties par des lettres datées du 22 août 2013. Dans ces lettres, on précisait que la CCDP avait tenu compte du rapport de l’enquêtrice ainsi que des observations que les parties avaient faites à l’égard de ce rapport.

[18]           Dans son rapport, l’enquêtrice soulignait qu’elle avait passé en revue un certain nombre de documents qui lui avaient été fournis et qu’elle avait interrogé trois personnes dont les noms lui avaient été suggérés par BC. Elle y précisait également qu’elle avait interrogé EMB. Dans ce rapport, il n’est question d’aucun problème qui serait survenu au cours de l’interrogatoire et qui aurait justifié qu’on procède à un interrogatoire de suivi.

[19]           Dans son rapport, l’enquêtrice a répondu à toutes les questions qu’EMB a soulevées dans sa plainte. L’enquêtrice a regroupé les allégations en catégories de la manière suivante :

•           La promotion refusée;

•           Les allégations à l’encontre de LNE;

•           Les allégations à l’encontre de TH;

•           Les allégations de harcèlement.

[20]           En ce qui a trait aux allégations de promotion refusée, dans son rapport, l’enquêtrice conclut qu’EMB n’a pas fourni de précisions au sujet de la façon dont on pourrait qualifier la promotion de différence de traitement justifiant qu’on procède à un examen plus approfondi.

[21]           En ce qui a trait aux allégations de différence préjudiciable de traitement dont LNE et TH se seraient rendus coupables, dans son rapport, l’enquêtrice étudie les allégations et conclut qu’EMB n’a pas produit d’éléments de preuve montrant qu’elle a fait l’objet d’une différence de traitement de la part de ces personnes.

[22]           En ce qui concerne les allégations de harcèlement, l’enquêtrice souligne dans son rapport qu’EMB ne les a formulées que lorsqu’on lui a laissé entendre que ses allégations ne semblaient pas fondées sur un motif relevant de la compétence de la CCDP. Compte tenu de cela, ainsi que du manque de documents, de détails ou de témoins à l’appui, ainsi que de l’aménagement du lieu de travail, l’enquêtrice conclut qu’il est vraisemblable qu’il n’y ait jamais eu de harcèlement.

III.             Analyse

A.                L’enquête a-t-elle manqué aux règles de l’équité procédurale?

[23]           Selon mon interprétation, EMB affirme qu’on a manqué aux règles de l’équité procédurale à son endroit à deux égards. Premièrement, elle affirme que l’enquêtrice n’a pas reçu adéquatement les renseignements qu’elle lui a communiqués du fait des problèmes de communication survenus lors de son interrogatoire. Deuxièmement, on ne lui a jamais demandé de fournir les noms, qui lui avaient été par ailleurs demandés, de témoins susceptibles de confirmer ses allégations, encore là en raison des problèmes de communications survenus lors de son interrogatoire. EMB fait valoir que, sans les noms de ces témoins, l’enquête relative à sa plainte était compromise.

[24]           En ce qui concerne ces deux aspects des préoccupations d’EMB concernant l’équité procédurale, je suis d’avis qu’il n’y a pas eu entorse à l’équité procédurale. Bien qu’on l’ait empêchée de fournir des noms de témoins lors de l’interrogatoire mené par l’enquêtrice, elle a eu l’occasion, après la publication du rapport, de donner, par voie de commentaires, tous les renseignements supplémentaires qu’elle jugeait utiles à la CCDP, y compris les noms des témoins. La CCDP a tenu compte des renseignements que l’avocat d’EMB avait fournis dans sa lettre datée du 3 juillet 2013, mais cela n’a rien changé à la décision qu’elle a rendue. Dans cette lettre, il n’était fait mention d’aucun nom de témoin. EMB y affirmait plutôt qu’il y avait des témoins qui ne souhaitaient pas être nommés. Étant donné que les témoins n’étaient pas identifiés, il serait difficile de blâmer l’enquêtrice pour le fait de ne pas les avoir interrogés. L’enquêtrice a clairement affirmé que le fait de ne pas nommer de témoins pourrait empêcher la poursuite de l’enquête, ce qu’EMB a compris, comme elle l’a admis dans la lettre de son avocat datée du 3 juillet 2013.

[25]           Dans sa déclaration sous serment à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, EMB a nommé deux témoins dont les noms, selon ce que je comprends, n’ont pas été communiqués à l’enquêtrice. Il s’agissait de Lawrence Ashimey et du docteur Eddie Lo. À l’audience qui s’est déroulée devant moi, EMB a expliqué que M. Ashimey était un autre employé de BC, un collègue avec lequel elle avait discuté des évènements relatifs au présent contrôle judiciaire. EMB a reconnu que M. Ashimey n’avait pas été personnellement témoin des incidents faisant l’objet de sa plainte. EMB a également expliqué que le Dr Lo était un médecin qui l’avait traitée pour les problèmes de santé qu’elle avait connus pendant la période au cours de laquelle se sont produits les faits à l’origine du présent contrôle judiciaire. Il est possible qu’il ait été en mesure de fournir des renseignements au sujet de l’état de santé d’EMB, mais il n’aurait pas été en mesure d’aider l’enquêtrice à établir si ces problèmes de santé découlaient de la discrimination ou du harcèlement dont BC ou ses employés auraient été les auteurs. Par conséquent, je conclus que, même si on avait communiqué les noms de ces témoins à l’enquêtrice au cours de son enquête, et qu’elle avait interrogé ces témoins, les recommandations qu’elle a formulées dans son rapport seraient demeurées inchangées.

B.                 La CCDP s’est-elle montrée déraisonnable dans son évaluation des renseignements qui lui ont été fournis?

[26]           Je suis d’avis, après avoir lu le rapport de l’enquêtrice et les commentaires qu’EMB a formulés à son égard, que l’enquête a été menée de manière approfondie et que l’analyse des renseignements et des documents rassemblés était entièrement raisonnable. L’enquêtrice a bien cerné les diverses allégations qu’EMB avait formulées et souligné le manque de renseignements et de précisions à l’appui des allégations.

[27]           Dans sa lettre datée du 3 juillet 2013, l’avocat d’EMB a formulé ses commentaires à l’égard du rapport de l’enquêtrice et, essentiellement, il y précise qu’il y a une différence d’opinions dans l’analyse des renseignements et des documents que l’enquêtrice a recueillis ainsi que dans la manière de considérer l’existence possible de témoins, souhaitant par ailleurs rester anonymes, dont le témoignage serait susceptible de corroborer les allégations de sa cliente. J’ai précisé ci-dessus pourquoi je n’étais pas d’accord avec EMB quant à la manière de répondre à la question de l’existence possible de témoins anonymes. En ce qui a trait à l’analyse que l’enquêtrice a faite des renseignements et des documents qui lui ont été fournis, je n’ai rien vu qui m’a convaincu que cette analyse était déraisonnable.

[28]           Avant de conclure, je me sens obligé de soulever un autre point relativement à la lettre de l’avocat d’EMB datée du 3 juillet 2013. EMB, n’ayant pas eu gain de cause dans la poursuite de ses allégations de discrimination et de harcèlement contre trois de ses superviseurs successifs à BC pendant la période allant de 2006 à 2011, s’est ensuite retournée contre son syndicat (en affirmant qu’il s’était [traduction« joint à l’employeur pour la harceler » quand il avait refusé de la soutenir dans sa plainte) ainsi que contre l’enquêtrice (en soutenant de manière répétée que celle-ci a fait preuve de partialité à son endroit dans le contexte de son enquête). Cette série d’allégations donne l’impression qu’EMB est prête à formuler des accusations d’actes irréguliers à l’encontre de toute personne avec laquelle elle a un désaccord.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.         La demande est rejetée, avec dépens.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1522-13

 

INTITULÉ :

EMERENCE MIAKANDA-BATSIKA c BELL CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 juillet 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE LOCKE.

 

DATE DES MOTIFS :

3 septembre 2014

 

COMPARUTIONS :

Emerence Miakanda-Batsika

 

LA DEMANDERESSE

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Mireille Bergeron

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Emerence Miakanda-Batsika

Mississauga (Ontario)

 

LA DEMANDERESSE

POUR SON PROPRE COMPTE

Bell Canada

Mireille Bergeron

Avocate

Verdun (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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