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Date : 20140908


Dossier : T-1036-13

Référence : 2014 CF 853

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 septembre 2014

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

BAUER HOCKEY CORP.

demanderesse

et

EASTON SPORTS CANADA INC.

défenderesse

et

SPORT MASKA INC.

DBA REEBOK-CCM HOCKEY

intervenante éventuelle

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               L’article 109 des Règles des Cours fédérales énonce que la Cour « peut » autoriser toute personne à intervenir dans une instance. Sport Maska Inc. faisant affaire sous le nom de Reebok‑CCM Hockey (ci-après CCM) a sollicité l’autorisation d’intervenir dans l’appel interjeté par Bauer contre la décision du président de la Commission des oppositions des marques de commerce qui a radié du registre une de ses marques de commerce. Si l’intervention n’est pas accordée, l’appel de Bauer sera en fait un appel ex parte, étant donné que la défenderesse Easton Sports Canada Inc. a déclaré qu’elle ne participerait pas à l’instance.

[2]               Dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire, le protonotaire Morneau a rejeté la requête de CCM. Ses motifs sont cités sous la référence 2014 CF 594. Étant donné qu’il s’agissait d’une décision interlocutoire, celle-ci n’a pas été affichée sur le site Web de la Cour fédérale. CCM interjette appel de cette décision conformément à l’article 51 des Règles.

[3]               La jurisprudence est très claire pour ce qui est de la norme que doit appliquer le juge de la Cour fédérale chargé d’examiner l’appel d’une ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire. Le juge ne peut exercer son pouvoir discrétionnaire de novo que si « l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal » ou si l’ordonnance « est entachée d’erreur flagrante », au sens où le pouvoir discrétionnaire a été exercé « en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise application des faits » (Merck & Co c Apotex Inc, 2003 CAF 488, au paragraphe 19, [2004] 2 RCF 459).

[4]               La décision relative à une requête en intervention n’est pas déterminante, de sorte qu’il s’agit de savoir si le protonotaire a commis une erreur par rapport aux principes énoncés dans Merck.

I.                   Le contexte

[5]               Bauer est à l’heure actuelle le titulaire de la marque de commerce SKATE’S EYESTAY DESIGN, enregistrée en 1989. La marque est une pièce rectangulaire posée sur le côté d’un patin à glace.

[6]               En janvier 2011, Bauer a introduit une instance contre Easton, numéro de dossier de la Cour fédérale T-51-11, alléguant notamment la contrefaçon de la marque de commerce. Easton a non seulement présenté une défense et une demande reconventionnelle alléguant l’invalidité de la marque de commerce, mais cette société a également demandé au registraire des marques de commerce de donner avis à Bauer et de décider si la marque de commerce a été employée au Canada « à un moment quelconque au cours des trois ans précédant la date de l’avis ». La période en question comprend les trois années qui ont immédiatement précédé le 11 janvier 2010. Pendant que cette affaire était devant le registraire, Bauer a intenté une poursuite contre CCM dans le dossier T‑311-12, alléguant à nouveau qu’il y avait eu contrefaçon de la marque de commerce.

[7]               En avril 2013, le président de la Commission des oppositions des marques de commerce a radié du registre la marque de commerce. Deux motifs étaient fournis. Le mot « Bauer » apparaissait sur la pièce rectangulaire. Cet aspect a été considéré comme une déviation majeure puisque la marque de commerce déposée n’était alors plus reconnaissable. Il a également été constaté qu’une des ventes mentionnées dans les preuves n’était pas favorable au propriétaire inscrit à l’époque.

[8]               En avril de la présente année, Bauer et Easton ont conclu un règlement à l’amiable selon lequel Easton se désistait de sa demande reconventionnelle et s’engageait à ne pas participer à l’appel de Bauer. C’est par la suite que CCM a décidé d’intervenir.

II.                Les facteurs discrétionnaires

[9]               Jusqu’à tout récemment, les tribunaux ont déclaré, à partir de la décision Rothmans, Benson & Hedges Inc c Canada (Procureur général), [1990] 1 CF 74, 29 FTR 267, inf. pour d’autres motifs [1990] 1 CF 90, qu’il y avait lieu de prendre en compte six facteurs pour décider d’accorder à une partie le statut d’intervenant. Ces facteurs ne sont pas exhaustifs et il n’est pas nécessaire que chacun d’entre eux soit respecté. Les voici :

1) La personne qui se propose d’intervenir est-elle directement touchée par l’issue du litige?

2) Y a-t-il une question qui est de la compétence des tribunaux ainsi qu’un véritable intérêt public?

3) S’agit-il d’un cas où il semble n’y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour?

4) La position de la personne qui se propose d’intervenir est-elle défendue adéquatement par l’une des parties au litige?

5) L’intérêt de la justice sera-t-il mieux servi si l’intervention demandée est autorisée?

6) La Cour peut-elle entendre l’affaire et statuer sur le fond sans autoriser l’intervention?

Rothmans au paragraphe 12. Voir également Syndicat canadien de la fonction publique (Division du transport aérien) c Canadian Airlines International Ltd, 2000 CAF 233, au paragraphe 8, [2000] ACF no 220 (QL).

[10]           Cependant, dans Canada (Procureur général) c Siemens Enterprises Communications Inc, 2011 CAF 250, 207 ACWS (3d) 229, la Cour d’appel a déclaré que l’article 109 des Règles [traduction] « ne devait pas être appliqué s’il avait pour effet de remplacer un défendeur par un intervenant ».

[11]           Plus récemment, le juge Stratas, siégeant seul pour juger une requête su dossier, a estimé que certains facteurs exposés dans Rothmans étaient désuets et ne correspondait pas à ce qu’exigent les litiges à notre époque. Dans Canada (Procureur général) c Conseil de la bande de Pictou Landing et autre, 2014 CAF 21, 237 ACWS (3d) 570, il a exposé son opinion dans les termes suivants au paragraphe 11 :

11        En résumé, voici les facteurs qui devraient, à mon avis, déterminer s’il convient d’accorder le statut d’intervenant :

I. La personne qui désire intervenir s’est-elle conformée aux exigences procédurales particulières énoncées au paragraphe 109(2) des Règles? La preuve présentée à l’appui est-elle précise et détaillée? Si la réponse à l’une ou l’autre de ces questions est négative, la Cour n’est pas en mesure d’évaluer adéquatement les autres facteurs et doit par conséquent refuser d’accorder le statut d’intervenant. Si la réponse aux deux questions est affirmative, la Cour est en mesure d’évaluer adéquatement les autres facteurs et de déterminer si, selon la prépondérance des probabilités, il convient d’accorder le statut d’intervenant.

II. La personne qui désire intervenir a-t-elle un intérêt véritable dans l’affaire dont la Cour est saisie, permettant ainsi de garantir à la Cour qu’elle possède les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires et qu’elle les consacrera à l’affaire dont la Cour est saisie?

III. En participant au présent appel de la manière qu’elle se propose, la personne qui désire intervenir fournira-t-elle à la Cour d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideront effectivement à la prise d’une décision?

IV. Est-il dans l’intérêt de la justice d’autoriser l’intervention? Par exemple, l’affaire dont la Cour est saisie comporte-t-elle une dimension publique importante et complexe, de sorte que la Cour doit prendre connaissance d’autres points de vue que ceux exprimés par les parties à l’instance? La personne qui désire intervenir a-t-elle participé à des procédures antérieures concernant l’affaire?

V. L’intervention désirée est-elle incompatible avec les exigences énoncées à l’article 3 des Règles, à savoir de permettre « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible »? Existe-t-il des conditions qui devraient se rapporter à l’intervention et qui pourraient répondre aux exigences prévues à l’article 3?

III.             La décision du protonotaire

[12]           Dans sa conclusion, selon laquelle il ne convient pas, d’après la [traduction] « prépondérance des probabilités », d’accorder le statut d’intervenant à CCM, le protonotaire Morneau mentionne un certain nombre de facteurs qui l’ont amené à prendre cette décision.

[13]           Il commence son analyse en déclarant que, si CCM était autorisée à intervenir, cette société remplacerait Easton. Il cite l’affaire Siemens pour affirmer que l’article 109 des Règles ne peut être utilisé s’il a pour effet de remplacer un défendeur par un intervenant.

[14]           Je ne pense toutefois pas que le protonotaire Morneau ait déclaré que l’arrêt Siemens avait automatiquement pour conséquence de refuser le statut d’intervenant à CCM, étant donné qu’il a examiné les arguments de CCM au sujet de l’équité et de l’intérêt de la justice.

[15]           Il a admis que l’intervention pourrait être utile au tribunal, mais il s’est fondé sur une décision de la protonotaire Tabib dans une affaire de brevet (Genencor International, Inc c Canada (Commissaire des brevets), 2007 CF 376, 55 CPR (4th) 395), dans laquelle celle-ci a déclaré que le fait qu’il n’y aurait pas de partie pour défendre la décision de la Commission dans un appel ne constituait pas un facteur justifiant d’accorder l’autorisation d’intervenir, étant donné que la Cour pouvait toujours instruire et trancher une affaire au fond, sans avoir le bénéfice d’une intervention.

[16]           Le protonotaire Morneau poursuit en disant qu’il était [traduction] « de la plus grande importance de respecter le règlement de l’appel intervenu avec Easton et qu’il ne faudrait pas compromettre ce résultat en permettant à CCM de remplacer Easton et de se substituer à cette partie ».

[17]           À mon avis, le protonotaire Morneau a mal appliqué le droit sur ce point. Le registre tenu aux termes de la Loi sur les marques de commerce comporte un aspect public. La dynamique de l’appel de Bauer serait certainement différente si CCM était autorisée à intervenir. Le règlement intervenu entre Bauer et Easton n’est pas pertinent.

[18]           Il a ensuite considéré que la décision du juge Stratas dans Pictou, précitée, paragraphe 11, avait mis à jour les facteurs à prendre en considération, même s’il a également fait référence à la décision Rothmans, précitée.

[19]           Enfin, il a également tenu compte du fait que le dossier numéro T-311-12 donnait lieu à un débat complet entre Bauer et CCM. Il a déclaré que seuls les deux premiers facteurs sur les cinq facteurs mentionnés par le juge Stratas étaient respectés.

IV.             Les facteurs

[20]           Je ne pense pas qu’il faille prendre au pied de la lettre les facteurs exposés par une formation de la Cour d’appel dans Rothmans, ci-dessus, ou par le juge Stratas dans Pictou (voir Gillespie Bros & Co Ltd c Roy Bowles Transport Ltd, [1973] 1 All ER 193, à la page 199, [1973] 1 Lloyd’s Rep 10, Lord Denning MR).

[21]           Je ne pense pas non plus que l’arrêt Siemens entraîne automatiquement le rejet d’une requête en intervention.

[22]           Il ne me paraît pas nécessaire de procéder à une analyse détaillée des faits par rapport aux facteurs exposés dans Rothmans et Pictou. Je mentionne en passant que dans Pictou, le juge Stratas a déclaré au paragraphe 11 qu’il siégeait seul en qualité de juge des requêtes et que ses motifs ne liaient pas ses collègues. Il convient de noter que la Cour d’appel est très réticente à infirmer ses propres décisions. Dans Miller c Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, au paragraphe 8, 220 DLR (4th) 149, la Cour a déclaré :

Les valeurs de certitude et de cohérence sont très près du cœur même de l’administration de la justice dans un système de droit et de gouvernement fondé sur la primauté du droit. En conséquence, une formation de notre Cour ne devrait pas s’écarter d’une décision d’une autre formation simplement parce qu’elle considère que l’affaire s’est soldée par une décision erronée.

L’instance appropriée devrait être la Cour suprême du Canada. Miller permet d’affirmer que la décision antérieure doit être manifestement erronée pour que la Cour l’infirme. La Cour suprême a toutefois mis en doute la pratique exigeant une telle retenue (Phoenix Bulk Carriers Ltd c Kremikovtzi Trade, 2007 CSC 13, au paragraphe 3, [2007] 1 RCS 588).

V.                Les arguments de CCM

[23]           CCM a évidemment un intérêt dans le litige. Si la marque de commerce demeure radiée, cela modifiera profondément son litige avec Bauer. Bauer sera quand même propriétaire d’une marque de commerce non déposée, mais en théorie, ses chances de démontrer qu’il y a eu contrefaçon seront réduites.

[24]           La Cour serait mieux servie si une partie était présente pour défendre la radiation. Cet aspect est particulièrement important parce que Bauer, comme cela est son  droit, a l’intention de présenter de nouvelles preuves conformément à l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce. Cette information devrait être vérifiée, étant donné que notre système judiciaire est par nature accusatoire.

[25]           Le protonotaire Morneau a manifestement commis une erreur en tenant compte du règlement intervenu entre Bauer et Easton. Je souscris à l’argument de CCM sur ce point.

[26]           CCM soutient également que le protonotaire Morneau n’a pas accordé une grande importance à l’aspect public du registre. Comme l’a déclaré le juge Hugessen dans Meredith & Finlayson c Canada (Registraire des marques de commerce), [1991] ACF no 1318 (QL), 40 CPR (3d) 409, à la page 412, l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce permet à toute personne, même à une personne qui n’a pas d’intérêt dans l’affaire, de demander au registraire de donner au propriétaire inscrit de la marque de commerce un avis. Cela « en dit long sur la nature public des intérêts que l’article vise à protéger ». Cet aspect relié à l’intérêt public a également été cité par le juge en chef Lutfy dans 1459243 Ontario Inc c Eva Gabor International, Ltd, 2011 CF 18 au paragraphe 4, 197 ACWS (3d) 489, et par le juge Evans, tel était alors son titre, dans Novopharm Ltd c Bayer Inc, [2000] 2 CF 553, au paragraphe 50, [1999] ACF no 1661 (QL). Je ne pense toutefois pas que cet aspect public soit comparable avec, disons, le genre d’interventions qu’autorise la Cour suprême dans les affaires qui touchent un large secteur de la population ou qui soulèvent des questions constitutionnelles.

[27]           CCM aurait pu donner son propre avis aux termes de l’article 45. Cette société pourrait encore le faire, même si cela modifiait la période de trois ans prise en compte. L’intérêt public est limité ici dans la mesure où il ne s’agit pas de savoir si la marque de commerce n’a pas été employée antérieurement pendant trois années consécutives, mais plutôt au cours des trois années précédant la date de l’avis.

[28]           CCM soutient que son intervention, si elle est autorisée, aura pour effet de compliquer l’instance portant le présent numéro de dossier, mais qu’il est probable que l’instance portant le numéro de dossier T-51-11 en sera écourtée. Cet argument est quelque peu hypothétique.

[29]           Il se pourrait fort bien que l’intervention de CCM soit utile à la Cour, parce qu’elle offrirait un point de vue différent dans la mesure où Easton n’offre aucun point de vue.

VI.             La décision

[30]           À mon avis, le protonotaire Morneau n'a commis une seule erreur manifeste que sur un seul point, à savoir l’effet du règlement intervenu entre Bauer et Easton. Je ne suis pas convaincu que s’il s’était abstenu de faire référence à ce règlement, il en serait arrivé à une conclusion différente. Comme le juge Joyal l’a déclaré dans Miranda c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 437 (QL), au paragraphe 5, 63 FTR 81 :

S’il est vrai que des plaideurs habiles peuvent découvrir quantité d’erreurs lorsqu’ils examinent des décisions de tribunaux administratifs, nous devons toujours nous rappeler ce qu’a dit la Cour suprême du Canada lorsqu’elle a été saisie d’un pourvoi en matière criminelle où les motifs invoqués étaient quelque douze erreurs commises par le juge dans ses directives au jury. En rendant son jugement, la Cour a déclaré qu’elle avait trouvé dix‑huit erreurs dans les directives du juge, mais que, en l’absence de tout déni de justice, elle ne pouvait accueillir le pourvoi.

[31]           La validité de la marque de commerce est en litige dans l’affaire qui oppose Bauer et CCM dans le dossier T-311-12. C’est l’instance devant laquelle CCM devrait présenter ses arguments. En conclusion, l’ordonnance du protonotaire Morneau n’était pas manifestement erronée dans le sens qu’il n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise application des faits.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la requête est rejetée avec dépens.

« Sean Harrington »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1036-13

 

INTITULÉ :

BAUER HOCKEY c EASTON SPORTS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 AOÛT 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 SEPTEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

François Guay

Ekaterina Tsimberis

POUR LA DEMANDERESSE

 

Pas de comparution

POUR LA DÉFENDERESSE

Christopher Van Barr

Martha Savoy

POUR L’INTERVENANTE ÉVENTUELLE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Dimock Stratton s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

Gowling Lafleur Henderson

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTERVENANTE ÉVENTUELLE

 

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