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Date: 20140730


Dossier : IMM-7074-13

Référence : 2014 CF 761

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

PELLUMB CELAJ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR], de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, dans laquelle la SPR a conclu que le demandeur n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention pour l’application de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] ni celle de personne à protéger selon le paragraphe 97(1) de la LIPR.

II.                Faits

[2]               Le demandeur, citoyen albanais né le 1er avril 1975, se dit victime d’une vendetta de la part de la famille Drekaj, avec laquelle sa propre famille a connu quelques disputes relativement à des limites de terrains.

[3]               Au cours de la première dispute, en 1996, le demandeur et sa famille auraient fait l’objet de menaces. Une deuxième dispute serait survenue en 1997. Lors de celle-ci, le père et l’oncle du demandeur auraient été blessés. On a appelé le conseil des sages de la ville à intervenir, et la famille Drekaj a alors fait comprendre qu’aucune réconciliation entre les familles n’était possible si la famille du demandeur n’acceptait pas de céder une parcelle de son terrain, ce à quoi elle a consenti.

[4]               En 2001, le demandeur a fui l’Albanie pour les États-Unis et y a présenté une demande d’asile, qui lui fut refusée en 2004. Le demandeur est demeuré illégalement dans ce pays après le refus de sa demande, et ce, jusqu’en 2009, moment auquel il a été expulsé des États-Unis et forcé à retourner en Albanie.

[5]               Entre-temps, en 2008, la famille du demandeur aurait subi de nouvelles menaces de la part de la famille Drekaj, qui revendiquait une plus grande parcelle du territoire. La police aurait alors refusé d’intervenir.

[6]               En 2009, une troisième dispute aurait éclaté relativement à la construction, par la famille Drekaj, d’une grange qui empiétait sur le terrain de la famille du demandeur. Au cours de cette dispute, Prele, le cousin du père du demandeur, a tiré un coup de feu sur un membre de la famille Drekaj, qui a perdu un bras.

[7]               À la suite de cet incident, la famille Drekaj aurait déclaré une vendetta contre la famille du demandeur, et ce dernier aurait été forcé à demeurer enfermé dans sa maison pour se protéger. La famille du demandeur a vainement tenté de négocier une résolution à ce conflit et les policiers auraient déclaré qu’ils ne pouvaient pas intervenir tant que la famille Drekaj n’a pas commis de crime.

[8]               Le demandeur a fui l’Albanie en octobre 2011 pour s’installer au Canada le 22 octobre 2011. Il a revendiqué l’asile deux jours plus tard.

[9]               L’audience devant la SPR a eu lieu le 20 août 2013.

III.             Décision contestée

[10]           La SPR s’est dite satisfaite de l’identité du demandeur, mais elle a tout de même rejeté la demande de celui-ci. La SPR a conclu que le récit du demandeur manquait de crédibilité et que ce dernier n’a pas été en mesure de renverser la présomption quant à la capacité de l’Albanie à protéger ses citoyens.

[11]           D’une part, la SPR a rejeté la demande d’asile au motif que le récit du demandeur comportait d’importantes contradictions et omissions qui entachaient sa crédibilité. Ainsi, le demandeur a fourni plusieurs dates différentes en réponse à la question de savoir à quelle date il a fait l’objet d’une mesure d’expulsion des États-Unis. Aussi, son témoignage et son formulaire de renseignements personnels différaient au sujet de l’utilisation d’une fausse identité et de faux passeports. De plus, le demandeur a livré des récits contradictoires quant à savoir si les policiers ont bel et bien tenté d’arrêter Prele, le cousin du père du demandeur, à la suite de la troisième dispute entre les deux familles, pour avoir tiré sur un membre de la famille Drekaj, et il s’est aussi contredit lorsqu’il a été questionné au sujet de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur en Albanie. Confronté à toutes ces contradictions, le demandeur n’a pas été en mesure de fournir des explications convaincantes.

[12]           D’autre part, la SPR a rejeté la demande d’asile parce que le demandeur n’a pas été en mesure de renverser la présomption en matière de protection étatique. Au terme d’un examen de la preuve documentaire disponible, la SPR a conclu qu’il existait, en Albanie, une forme de protection étatique pour les personnes faisant l’objet d’une vendetta. Le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve clairs et convaincants de l’incapacité de l’État à protéger ces citoyens, ce qui lui était nécessaire de faire pour renverser la présomption à cet égard étant donné que l’Albanie est un pays démocratique. De plus, selon son témoignage, le demandeur n’a pas pris toutes les mesures pour solliciter la protection de la part de l’État albanais, ce qui est fatal à sa demande en l’espèce.


IV.             Questions en litige

[13]           Les parties conviennent des questions en litige en l’espèce :

A.                La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’était pas crédible?

B.                 La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur pouvait se prévaloir de la protection étatique en Albanie?

V.                Norme de contrôle

[14]           Puisque les deux questions en litige auxquelles la présente Cour devra répondre en l’espèce se rapportent à des conclusions de fait (crédibilité) et mixte faits et droit (protection étatique), elles devront faire l’objet d’un examen suivant la norme de contrôle de la décision raisonnable (pour la question de crédibilité, voir Aguebor c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), [1993] ACF no 732 (QL) au para 4, 160 NR 315, et Carranza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 914 au para 16, [2010] ACF no 1119 (QL); pour la question de protection étatique, voir Hinzman c Canada ( Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 au para 38, [2007] ACF no 584 (QL), et Ndoja c Canada ( Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 163 au para 14, [2013] ACF no 161 (QL) [Ndoja]).

[15]           Sous le régime de la norme de contrôle de la décision raisonnable, la présente Cour siégeant en contrôle judiciaire doit faire preuve de déférence et ne peut substituer l’issue qui lui semble préférable ou soupeser de nouveau la preuve (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59, [2009] 1 RCS 339). L’analyse de la Cour doit se tenir « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190).

VI.             Analyse

[16]           Je trouve plusieurs faiblesses importantes parmi les conclusions de la SPR sur la crédibilité du demandeur. Malgré ces faiblesses, la décision contestée en l’espèce survit à un examen selon la norme de contrôle raisonnable, car il était raisonnable pour le décideur de conclure que le demandeur n’a pas renversé la présomption concernant la protection étatique, élément qui est fatal à la demande d’asile du demandeur.

[17]           À la lumière de mes conclusions ci-dessus, je limite ces motifs au sujet de la protection étatique.

A.                La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur pouvait se prévaloir de la protection étatique en Albanie?

(1)               Arguments du demandeur

[18]           Le demandeur prétend que la SPR a fondé sa décision relative à la protection étatique sur la version d’un document datant de mai 2012, alors qu’il en existait une autre version datant de mai 2013 lors de l’audience en août 2013. La SPR n’a donc pas utilisé le bon document, lequel contient un passage qui indique que l’État albanais n’est pas en mesure de protéger ses citoyens en cas de vendetta dans le nord du pays. Concernant l’ajout d’une disposition au Code criminel albanais, le demandeur rappelle qu’il ne suffit pas que des mesures législatives soient adoptées, encore faut-il qu’elles soient réellement mises en application et qu’elles soient efficaces au niveau opérationnel, ce qui n’est pas le cas. De plus, la SPR a rejeté des éléments de preuve présentés par le demandeur sans raison valable.

[19]           D’une manière plus générale, le demandeur fait également valoir qu’il a bel et bien renversé la présomption en matière de protection étatique, notamment grâce aux documents qu’il a soumis en preuve. Il rappelle que chaque dossier doit être examiné de façon individuelle et que l’analyse de la protection de l’État ne saurait se limiter au fait qu’un État est démocratique. Dans le présent dossier, la SPR aurait dû vérifier l’efficacité des structures étatiques et ce pour quoi le demandeur n’a pas pu solliciter la protection des autorités albanaises. En outre, le demandeur a effectivement épuisé tous les recours possibles, compte tenu des circonstances, se tournant non seulement vers la police, mais vers le conseil des sages du village.

(2)               Arguments du défendeur

[20]           De l’avis du défendeur, la décision de la SPR sur la protection étatique en Albanie est raisonnable puisque le demandeur n’a pas satisfait à son fardeau de preuve. En effet, puisque rien n’établissait que l’appareil étatique albanais s’était complètement effondré, celui-ci était présumé capable de protéger ses citoyens. Le demandeur devait prouver, par des éléments de preuve clairs et convaincants, que ce n’était pas le cas et qu’il a pris tous les moyens raisonnables pour solliciter la protection de son pays. En l’espèce, le service de police aurait refusé d’intervenir à une seule reprise, ce qui ne suffit généralement pas pour réfuter la présomption de protection étatique. La SPR a bel et bien reconnu que les vendettas constituent un problème réel, mais selon la preuve documentaire, les autorités du pays déploient de réels efforts pour corriger la situation.

[21]           Le défendeur répond également aux prétentions du demandeur. D’abord, la SPR a utilisé la bonne version du document contesté, puisqu’il s’agissait de la version dans le cartable de documentation nationale sur l’Albanie, et la version actualisée à laquelle renvoie le demandeur n’y avait simplement pas été insérée. Le demandeur, ayant reçu communication du cartable avant l’audience, aurait pu, s’il le souhaitait, déposer la nouvelle version en temps opportun devant la SPR. Enfin, le défendeur rappelle que la SPR est présumée avoir pris en considération toute la preuve dont elle était saisie et que la protection étatique doit être adéquate et non parfaite.

(3)               Détermination

[22]           La SPR n’a commis aucune erreur en concluant que le demandeur n’a pas réussi à renverser la présomption concernant la capacité de l’Albanie à protéger ses citoyens et cette conclusion ne justifie donc pas l’intervention de cette Cour.

[23]           D’emblée, je souhaite répondre à une préoccupation du demandeur, qui prétend en effet que la SPR s’est appuyée sur une version surannée d’un document figurant au cartable national de documentation sur l’Albanie; elle aurait cité la version de 2012 du document Operational Guidance Note à l’onglet 2.4 du cartable plutôt que la version de 2013. Or, comme l’a souligné le défendeur, la version du document utilisée par la SPR était bel et bien celle comprise dans le cartable national de documentation sur l’Albanie. Il était donc tout à fait raisonnable pour la SPR de s’appuyer sur la version de 2012 du document à l’onglet 2.4 du cartable national de documentation.

[24]           De plus, si le demandeur souhaitait citer la version de 2013 de ce document, le moment approprié pour le faire était devant la SPR et pas devant la présente Cour, dont l’analyse se limite à la preuve dont disposait le décideur (Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 260 au para 22, [2008] ACF no 405 (QL); voir par exemple Sandhar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 662 au para 15, [2013] ACF no 727 (QL)).

[25]           Il est de jurisprudence constante qu’un État est présumé apte à protéger ses citoyens à moins d’un effondrement complet de l’appareil étatique (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 709, [1993] ACS no 74 (QL)). Un demandeur souhaitant renverser cette présomption doit « produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante. » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94 au para 30, [2008] 4 RCF 636). Il est également établi que la protection offerte par un État n’a pas à être parfaite, mais adéquate (Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca (CAF), 150 NR 232, [1992] ACF no 1189 (QL)).

[26]           De plus, le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas examiné toute la preuve. Mais il est bien établi qu’un décideur administratif est présumé avoir pris en considération la totalité de la preuve dont il était saisi et qu’il n’a pas à commenter chacun de ces éléments de preuve (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425 (QL), au para 17). Je constate toutefois qu’en l’espèce le décideur administratif, en l’occurrence la SPR, s’est tout de même livré à un exercice d’appréciation générale de la preuve au terme duquel il a reconnu le problème que représentent les vendettas en Albanie mais néanmoins conclu que les autorités albanaises déployaient de réels efforts pour corriger le problème et que, de surcroît, ces efforts menaient à des résultats. En effet, selon la preuve consultée, le Code criminel du pays a été modifié pour limiter le phénomène et les autorités ont mis en place des unités spéciales dans ce même objectif, ce qui a eu pour effet de diminuer le nombre de vendettas au pays (voir les motifs de la décision, aux para 19 et 20). C’est d’ailleurs à la lumière de cette preuve que la SPR a examiné les prétentions du demandeur.

[27]           Dans le présent dossier, le demandeur n’a entrepris aucune démarche pour solliciter la protection de son État. Dans les faits, la seule demande d’aide provenant du demandeur a été faite par la mère et la tante du demandeur. Le demandeur affirme que la SPR aurait dû examiner les circonstances qui l’ont forcé à se confiner à sa maison, mais j’estime que compte tenu de l’exercice d’appréciation générale de la preuve mentionné ci-dessus, ainsi que des conclusions que la SPR en a tirées, il était tout à fait raisonnable de conclure que le demandeur aurait dû faire plus pour obtenir la protection de l’État albanais.

[28]           En conclusion, la SPR a préféré accorder plus de poids à la preuve objective qu’à la preuve du demandeur, ce qui lui est loisible de faire puisque l’appréciation relève de la SPR et non de la Cour (Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 354 au para 56, [2009] ACF no 438 (QL)), et comme le demandeur n’a pas su établir selon la prépondérance des probabilités que la protection accordée par l’État de l’Albanie soit insuffisante, il était raisonnable pour la SPR de conclure que la présomption de protection étatique était toujours valable en l’espèce.

[29]           Enfin, indépendamment de la conclusion négative tirée par la SPR au sujet de la crédibilité du demandeur, cette conclusion sur la présomption de protection étatique était suffisante, à elle seule, pour rejeter la demande d’asile du demandeur.

[30]           Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier et aucune n’est soulevée en l’espèce.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7074-13

INTITULÉ :

CELAJ v MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 15 juillet 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

le 30 juillet 2014

COMPARUTIONS :

Me Noël Saint-Pierre

Pour le demandeur

 

Me Guillaume Bigaouette

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Saint-Pierre Ledoux Avocats Inc.

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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