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Date : 20140904


Dossier : IMM-4601-13

Référence : 2014 CF 842

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 4 septembre 2014

En présence de monsieur le juge O’Keefe

ENTRE :

CHARL WILLEM NEL

NAIRA NEL

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Les demandeurs ont présenté une demande d’asile qui a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission]. Ils demandent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2]               Les demandeurs demandent à la Cour d’annuler la décision défavorable et de renvoyer l’affaire à un autre tribunal de la Commission pour nouvel examen.

I.                   Contexte factuel

[3]               Charl Nel (le demandeur principal) et sa famille sont des citoyens de l’Afrique du Sud qui craignent d’être persécutés parce qu’ils sont de race blanche. La femme du demandeur principal, Naira Nel, et sa fille, Serena Nel, affirment aussi craindre d’être persécutées en raison de leur sexe. Ils ont quitté l’Afrique du Sud le 27 avril 2010 et, après une escale à l’aéroport de Londres, ils sont arrivés au Canada le 28 avril 2010. Ils ont demandé l’asile peu après.

II.                Décision

[4]               Le 21 mai 2013, la Commission a décidé que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

[5]               La Commission s’est formé une opinion défavorable quant à la crédibilité des demandeurs. À l’origine, seul le demandeur principal avait fourni un exposé circonstancié, auquel il avait par la suite ajouté une déclaration pour décrire ce qui constituait, affirmait-il, des changements dans son pays. La Commission n’était pas d’avis que des changements importants s’étaient produits et a estimé que l’ajout n’avait été fait que pour essayer d’amplifier une situation de crainte. De même, la femme du demandeur principal avait ajouté une déclaration expliquant sa crainte d’être victime de viol et la Commission s’en est aussi étonnée, parce que le demandeur principal avait déjà fait cette déclaration dans son exposé initial.

[6]               La Commission a ensuite noté que bon nombre des incidents racontés dans les exposés n’avaient pas touché personnellement les demandeurs. Dans le cas des autres incidents, la Commission a déclaré que leur date était imprécise et qu’ils étaient contradictoires. Par exemple, un de ces incidents était une introduction par effraction alléguée dans la maison de la mère du demandeur principal. Dans son exposé, le demandeur a dit que sa mère s’était adressée à la police, tandis que dans la lettre où elle a décrit l’incident, la mère affirmait avoir appelé ses enfants, qui auraient ensuite appelé la police. La Commission a jugé qu’il s’agissait d’une contradiction. En outre, les demandeurs ne se rappelaient pas pendant quel mois s’était produit cet incident ou tout autre incident. La Commission a conclu que ces incidents n’étaient pas véridiques.

[7]               Tous les autres incidents décrits par les demandeurs étaient arrivés à d’autres personnes et, selon la Commission, il n’était nullement démontré qu’il s’agissait d’incidents à connotation raciste. En fait, la documentation sur le pays ne faisait pas mention de violence raciale; le taux de criminalité élevé était essentiellement attribuable aux piètres conditions économiques, et les Blancs ne risquaient pas plus d’être victimes de crime que les autres. De plus, la Commission a déclaré que des ressources étaient en place pour aider les victimes de viol et que le gouvernement prenait des mesures pour contrer cette violence.

[8]               La Commission a ensuite examiné les documents produits par les demandeurs et a rejeté certains de ces documents en raison des conclusions qu’elle avait déjà tirées. La Commission a aussi analysé les nombreux articles et documents présentés par les demandeurs et a fait remarquer que la plupart d’entre eux étaient des documents d’opinion. La Commission les a rejetés et a plutôt retenu la preuve documentaire venant d’organisations indépendantes comme Amnistie internationale et Human Rights Watch; de l’avis de la Commission, ces éléments de preuve étaient plus objectifs et ne révélaient pas de problème de violence raciale.

[9]               Puis, la Commission a brièvement analysé la question de la protection de l’État, mais a déclaré qu’un simple manque de confiance envers la police ne suffisait pas. N’ayant pas cru que les demandeurs ou une de leurs connaissances avaient déjà été agressés, la Commission a estimé qu’ils n’avaient jamais eu à demander la protection de l’État ni à chercher une possibilité de refuge intérieur, de sorte que la présomption ne pouvait être réfutée.

[10]           La Commission a ensuite décidé que lorsqu’une femme craignait le viol simplement à cause d’une situation de criminalité généralisée et non à cause de circonstances particulières, cette crainte ne pouvait justifier qu’une protection soit accordée sous le régime de l’article 96 (la Commission cite à cet égard SM c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 949, [2011] ACF no 1224 [SM]; Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, au paragraphe 23, 70 Imm LR (3d) 128 [Prophète], conf. par 2009 CAF 31, au paragraphe 10, 387 NR 149). Selon la Commission, le risque de viol n’était qu’un symptôme de la criminalité endémique qui régnait en Afrique du Sud et qui touchait autant les hommes que les femmes. La Commission a alors appliqué le même raisonnement au paragraphe 97(1) de la Loi et a dit que les demandeurs ne seraient pas ciblés personnellement.

[11]           La Commission a ensuite fait remarquer que les demandeurs avaient transité par le Royaume‑Uni pour venir au Canada et que, s’ils craignaient réellement la persécution, ils auraient demandé l’asile là‑bas. La Commission en a conclu que les demandeurs n’avaient pas de crainte subjective et qu’ils tentaient simplement de profiter du système de protection des réfugiés pour s’établir au Canada.

[12]           Enfin, la Commission a constaté que les deux demanderesses avaient déjà eu la nationalité arménienne, sans savoir si elles avaient perdu ou non cette nationalité. Toutefois, la Commission n’a pas examiné cette question plus à fond, n’ayant pas retenu que les demandeurs avaient une crainte quelconque de retourner en Afrique du Sud ni qu’ils seraient exposés à des risques dans ce pays.

III.             Événement subséquent

[13]           Les trois demandeurs avaient tous au départ demandé le contrôle judiciaire de la décision, mais Serena Anne Nel s’est depuis désistée de la demande. J’ordonnerais donc que son nom soit supprimé de l’intitulé.

IV.             Questions en litige

[14]           Les demandeurs soulèvent trois questions :

1.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur en tirant ses conclusions sur la crédibilité?

2.                  La Commission a‑t‑elle mal appliqué le droit en évaluant si les demandeurs avaient été persécutés dans le passé ou s’ils risquaient de l’être à l’avenir?

3.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur en n’isolant pas les éléments liés à un des motifs énoncés dans la Convention dans les activités criminelles que les demandeurs alléguaient craindre et en n’appliquant pas l’article 96 de la Loi à ces éléments?

[15]           Le défendeur affirme que la seule question en litige est celle de savoir si la décision de la Commission était raisonnable.

[16]           Je reformulerais les questions ainsi :

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

B.                 La Commission a‑t‑elle mal compris les critères?

C.                 La décision était‑elle autrement déraisonnable?

V.                Observations écrites des demandeurs

[17]           Se fondant sur la décision Ruszo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1004, aux paragraphes 20 à 22, [2013] ACF no 1099 [Ruszo], les demandeurs soutiennent que la Commission doit comprendre correctement les critères, mais que la norme de contrôle du caractère raisonnable est celle qui s’applique autrement.

[18]           Les demandeurs affirment que la décision de la Commission était déraisonnable. Selon eux, la décision donne l’impression que la crainte de viol éprouvée par Mme Nel a été ajoutée après coup, alors qu’elle avait dès le départ été clairement énoncée dans l’exposé circonstancié initial. La Commission a en outre rejeté l’exposé mis à jour du demandeur au motif qu’elle ne constatait pas que d’importants changements s’étaient produits en Afrique du Sud entre 2010 et 2013. Selon les demandeurs, la Commission a ainsi ignoré de façon abusive que, pendant cet intervalle, le président du pays et le président de la ligue de jeunesse du Congrès national africain avaient chanté un hymne appelant à tuer les Blancs dans des tribunes politiques, et que Genocide Watch avait élevé l’Afrique du Sud au niveau 6 sur une échelle de 8 pour ce qui est du risque de génocide.

[19]           De surcroît, les demandeurs affirment que la Commission a tiré ses conclusions sur la crédibilité en se fondant sur des détails insignifiants et qu’elle a fait abstraction de l’essentiel de leurs allégations, à savoir la crainte de génocide et de viol. Les dates précises des incidents particuliers survenus en 2003 et en 2004 étaient dénuées de pertinence, et les contradictions alléguées étaient douteuses, dans le meilleur des cas. Par exemple, les demandeurs ne voient pas de contradiction entre la déclaration du demandeur principal affirmant que sa mère s’était adressée à la police et la déclaration selon laquelle quelqu’un d’autre avait appelé la police. Il était déraisonnable pour la Commission d’affirmer le contraire. De plus, la Commission n’a pas commenté les incidents mentionnés dans les exposés circonstanciés mis à jour.

[20]           Quant à la conclusion selon laquelle ils n’éprouvaient pas de crainte subjective étant donné qu’ils n’avaient pas demandé l’asile au Royaume‑Uni, les demandeurs affirment avoir expliqué que c’était parce qu’ils voulaient être représentés par l’avocat qui avait aidé un autre Sud‑Africain à obtenir l’asile ici. La Commission n’a pas dit pourquoi elle avait rejeté cette explication ou l’avait jugée inacceptable, ce que les demandeurs estiment déraisonnable.

[21]           Les demandeurs soutiennent également que la Commission a exigé à tort qu’ils montrent qu’ils avaient été persécutés dans le passé. Ils soulignent que la Commission a maintes fois fait observer « qu’il ne leur était rien arrivé à eux personnellement » et que les incidents décrits dans leurs exposés étaient « arrivés à d’autres personnes ». Selon les demandeurs, ces remarques révèlent que la Commission n’a pas retenu que les éléments de preuve concernant des personnes qui sont dans une situation semblable leur permettent aussi de s’acquitter de leur fardeau (voir Fi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1125, aux paragraphes 13 à 16, [2007] 3 RCF 400 [Fi]).

[22]           En fait, les demandeurs affirment que la Commission a complètement omis d’examiner comment les risques auxquels étaient exposés d’autres Sud‑Africains de race blanche pouvaient être pertinents dans leur cas. La Commission a rejeté les éléments de preuve parce qu’ils n’établissaient pas expressément que les crimes avaient une connotation raciale, mais les demandeurs disent avoir expliqué ce que pouvait être cette connotation dans leur exposé. Ils ont souligné que les crimes commis contre les Blancs comportaient souvent des mutilations et des gestes brutaux même quand rien n’était volé, que des dirigeants politiques avaient chanté un hymne appelant à tuer les Blancs même après qu’un tribunal de l’Afrique du Sud eut déclaré que ce chant était raciste, et ils ont aussi produit le témoignage d’expert d’une journaliste, Adriana Stuijt, et du président de Genocide Watch, Gregory Stanton, indiquant que ces crimes avaient un caractère raciste. Si ces éléments n’étaient pas retenus, leur rejet devait être motivé, selon les demandeurs. Dans le présent cas, la Commission n’a pas décidé si les demandeurs craignaient ou non ces conditions assimilables à un génocide.

[23]           Les demandeurs critiquent aussi la Commission pour ses conclusions concernant les allégations des demanderesses. Selon eux, la Commission a commis une erreur en exigeant qu’ils montrent que seules les femmes blanches étaient violées, alors qu’ils pouvaient être reconnus comme des réfugiés simplement en montrant que toutes les femmes étaient en danger.

[24]           Qui plus est, les demandeurs affirment que la Commission a commis une erreur en rejetant des éléments de preuve parce qu’ils constituaient des documents d’« opinion », quand toute preuve documentaire est préparée par des personnes et peut donc être également qualifiée de la sorte. Quoi qu’il en soit, disent les demandeurs, même les documents sur la situation en Afrique du Sud retenus par la Commission montrent que le viol est un grave problème dans ce pays‑là.

[25]           Enfin, les demandeurs critiquent la Commission pour avoir conclu que le viol n’était qu’un symptôme de la criminalité généralisée et font la distinction avec l’affaire SM, dans laquelle le risque découlait des relations familiales. Ils affirment que la Commission a commis une erreur en concluant que le risque de viol ne constituait pas de la persécution du seul fait que d’autres crimes étaient également endémiques dans le pays (voir Josile c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 39, aux paragraphes 26, 30 et 31, 382 FTR 188 [Josile]).

VI.             Observations écrites du défendeur

[26]           Selon le défendeur, les demandeurs contestent seulement ses conclusions de fait et ses conclusions mixtes de fait et de droit, et la norme du caractère raisonnable est celle qui s’applique à ces questions.

[27]           Dans son mémoire initial, le défendeur défend les conclusions sur la crédibilité tirées par la Commission. Plus précisément, les demandeurs ont omis d’indiquer des dates et des faits élémentaires en ce qui concerne les incidents qu’ils ont décrits, ils ont fait des omissions et soulevé des contradictions importantes quant à l’identité de la personne qui avait appelé la police quand la mère du demandeur principal avait été victime de l’attaque alléguée. Cela étant, il était totalement raisonnable pour la Commission de ne pas croire les demandeurs, de l’avis du défendeur.

[28]           Le défendeur fait également valoir que la conclusion de la Commission selon laquelle les Sud-Africains de race blanche n’étaient pas visés par des criminels en raison de leur race était raisonnable et bien appuyée par la documentation sur le pays. La Commission avait le droit de préférer ces éléments de preuve à ceux produits par les demandeurs. Le défendeur estime qu’en réalité, les demandeurs demandent simplement à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve, ce que la Cour ne peut faire.

[29]           Pour ce qui est de la crainte de viol alléguée des demanderesses, le défendeur affirme que la Commission a correctement énoncé le droit. Cet argument est repris de manière plus détaillée dans le mémoire supplémentaire du défendeur, où celui‑ci déclare que la Commission a conclu de manière raisonnable que les demandeurs craignaient en fait une situation de criminalité et d’insécurité, plutôt que les agressions sexuelles, et qu’ils n’avaient donc pas établi de lien avec un des motifs énoncés dans la Convention (le défendeur cite à cet égard Frederic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1100, [2010] ACF no 1386 [Frederic]).

[30]           De même, étant donné le caractère généralisé des risques auxquels les demandeurs étaient exposés, le défendeur affirme que le rejet par la Commission de toute demande fondée sur l’article 97 était également raisonnable. Même si ce motif était suffisant pour rejeter la demande, le défendeur note que la Commission est allée encore plus loin et a décidé de manière raisonnable que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État. De plus, il n’était pas nécessaire d’examiner l’existence d’une possibilité de refuge intérieur, parce que les demandeurs n’avaient jamais eu de problèmes là‑bas.

[31]           Par ailleurs, la Commission a aussi conclu que les demandeurs n’avaient pas de crainte subjective parce qu’ils n’avaient pas demandé l’asile au Royaume‑Uni et s’étaient plutôt mis à la recherche d’un tribunal favorable. Ce motif suffisait à lui seul pour rejeter la demande fondée sur l’article 96.

VII.          Analyse et décision

A.                Question 1 – Quelle est la norme de contrôle applicable?

[32]           Je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que la présente demande soulève seulement des questions de droit ou des questions mixtes de fait et de droit. Les demandeurs ont plutôt allégué que la Commission n’avait pas appliqué les critères bien établis par la jurisprudence et que de telles questions appelaient la norme de contrôle de la décision correcte (voir Ruszo, aux paragraphes 20 à 22). Toutefois, lorsqu’il s’agit de l’application de ces critères aux faits eux‑mêmes ou aux conclusions de fait comme telles, je conviens avec le défendeur que la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable (voir Ruszo, aux paragraphes 20 à 22; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

[33]           Ainsi, je n’interviendrai pas si la décision est transparente, justifiable et intelligible, et si elle appartient aux issues acceptables (voir Dunsmuir, au paragraphe 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708). Comme la Cour suprême l’a statué dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339, la cour de révision ne peut substituer à la décision l’issue qui serait à son avis préférable, ni ne peut soupeser à nouveau les éléments de preuve.

B.                 Question 2 – La Commission a‑t‑elle mal compris les critères?

[34]           Je conviens avec les demandeurs que ce serait une erreur de rejeter une demande fondée sur l’article 96 au motif que le demandeur n’a pas été persécuté personnellement dans le passé (voir Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, au paragraphe 137, 128 DLR (4th) 213 [Chan]; Fi, aux paragraphes 13 à 16), mais je ne reconnais pas que c’est bien ce qu’a fait la Commission. L’argument des demandeurs repose sur l’observation de la Commission selon laquelle rien n’était arrivé aux demandeurs personnellement, mais cette observation ne signifie point que la Commission exigeait qu’ils aient été personnellement victimes de persécution. En effet, la Commission l’a expressément nié à l’audience, pendant l’échange suivant :

[traduction] LE CONSEIL (s’adressant au président de l’audience)

J’en déduis, Monsieur, que, selon votre compréhension du droit, il faut que quelque chose lui soit arrivé personnellement pour conclure à la persécution.

Est‑ce bien ainsi que vous comprenez le droit, Monsieur?

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant au conseil)

Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je demandais seulement si quelque chose lui était arrivé personnellement, rien de plus, rien de moins.

[35]           Qu’il s’agisse ou non de la seule façon d’établir une possibilité sérieuse de persécution, les expériences personnelles du demandeur peuvent quand même être pertinentes à la fois pour le volet subjectif et pour le volet objectif du critère. La Commission n’a pas commis d’erreur en questionnant les demandeurs d’asile à ce sujet, ni en faisant observer dans ses motifs que les demandeurs d’asile avaient répondu par la négative. De plus, la Commission n’a pas omis de tenir compte des éléments de preuve concernant des personnes se trouvant dans la même situation que les demandeurs d’asile; elle leur a simplement préféré la documentation sur le pays. Rien n’indique que la Commission a bien commis l’erreur dont elle est accusée.

[36]           Toutefois, les motifs de la Commission à l’égard de la crainte de viol des demanderesses révèlent de graves problèmes de compréhension du droit. Le défendeur a tenté de sauver la décision en invoquant l’affaire Frederic et en soutenant que les demandeurs avaient tout simplement omis d’établir un lien entre leur crainte alléguée et le sexe, mais la Commission ne donne pas ces motifs. La Commission a plutôt déclaré ce qui suit, au paragraphe 57 :

Dans plusieurs autres arrêts de la Cour fédérale, notamment Prophète, il a été statué que lorsque les circonstances démontrent qu’une femme craint d’être violée à cause d’une situation de criminalité généralisée dans un pays et ce, par opposition à une situation où une femme pourrait craindre le viol à cause d’une situation particulière, cette crainte ne peut se qualifier comme étant une crainte valide en vertu de l’appartenance à un groupe social des femmes en vertu de l’article 96 de la Loi. [Note de bas de page omise.]

[37]           L’affaire Prophète ne concernait pas du tout la crainte de viol éprouvée par une femme ni l’article 96; elle concernait un homme d’affaires considéré comme étant fortuné, dont la crainte n’avait aucun lien avec un des motifs énoncés dans la Convention. L’affaire tournait entièrement autour du paragraphe 97(1) de la Loi, et la demande a été rejetée sur le fondement du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, parce que le risque légèrement plus élevé que courait le demandeur d’asile était quand même un risque auquel « d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent » étaient généralement exposées. Toutefois, cette disposition ne s’applique pas à l’article 96, et la Commission s’est fondée à tort sur la décision Prophète.

[38]           En outre, les motifs de la Commission trahissent eux‑mêmes l’interprétation que le défendeur a tenté d’imposer et montrent que la Commission a vraiment appliqué une analyse du risque généralisé, sans tenir compte du motif énoncé dans la Convention. La Commission a justifié sa décision en déclarant ceci : « Les criminels tuent, volent et violent tout ce qui pourrait leur permettre de s’enrichir. Les femmes et les jeunes filles ne sont dont pas plus sujettes que les autres catégories de la population de faire l’objet de sévices. »

[39]           Or, le viol ne devient pas un crime non sexiste simplement parce que tous les habitants d’un pays risquent d’être exposés à d’autres types de violence. Les demandeurs ont plutôt dirigé directement mon attention vers la décision Josile, aux paragraphes 24 à 32, où monsieur le juge Luc Martineau a examiné une situation similaire concernant le risque de viol en Haïti. Je ne saurais m’exprimer mieux qu’il ne l’a fait aux paragraphes 24 à 26 :

[24]      En ce qui concerne l’établissement d’un lien, la Cour, dans la décision Dezameau, précitée, aux paragraphes 34 et 35, souligne qu’« il est bien établi en droit canadien que le viol, entre autres formes d’agression sexuelle, est un crime qui s’inspire du statut de la femme dans la société », et ajoute-t-il à cet effet : « [l]’idée qu’un viol puisse être motivé par une simple intention criminelle ou par un simple désir criminel, sans égard au sexe ou au statut des femmes dans une société, est erronée en droit canadien ».

[25]      La jurisprudence canadienne est également catégorique sur le sujet. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, le juge Cory, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, déclare ce qui suit : « [i]l ne faut pas oublier que l’agression sexuelle est une infraction très différente des autres types de voies de fait. Il est vrai que, comme toutes les autres formes de voies de fait, elle est un acte de violence. Elle est toutefois plus qu’un simple acte de violence. Dans la grande majorité des cas, l’agression sexuelle est fondée sur le sexe de la victime. C’est un affront à la dignité humaine et un déni de toute notion de l’égalité des femmes » (Osolin, précité, au paragraphe 165).

[26]      En fait, le viol est qualifié de crime « lié au sexe » dans les Directives no 4. Ces dernières catégorisent spécifiquement le viol comme un crime de cette nature :

Le fait que la violence, notamment la violence sexuelle et familiale, à l’encontre des femmes soit universelle n’est pas pertinent pour déterminer si le viol et d’autres crimes liés au sexe constituent des formes de persécution.

[Souligné par monsieur le juge Martineau.]

[40]           Par conséquent, « [l]e véritable critère consiste donc à décider si la demanderesse est victime de persécution du fait de son appartenance au groupe social en question » (Josile, au paragraphe 31), et la Commission s’est torpillée elle‑même en introduisant le concept de risque généralisé dans l’analyse effectuée au titre de l’article 96.

[41]           De surcroît, l’analyse de la protection de l’État faite par la Commission n’arrange pas les choses, la Commission ayant déclaré ce qui suit, paragraphe 54 de sa décision :

Ne les croyant pas [...], le tribunal est donc d’opinion qu’ils n’ont pas eu à demander la protection des autorités de leur pays. Les demandeurs ne peuvent donc pas démontrer par une preuve claire et convaincante que l’État sud africain, ainsi que ses mandataires, ne veulent ou ne peuvent pas assurer leur protection.

[Non souligné dans l’original.]

[42]           La Commission a ainsi mal énoncé le critère concernant la protection de l’État, puisqu’elle semble indiquer que seuls les demandeurs d’asile ayant tenté d’obtenir la protection de l’État peuvent satisfaire au critère. Or, il n’en est rien. Les demandeurs d’asile peuvent également réfuter la présomption de la protection de l’État en montrant « qu’on ne peut s’attendre objectivement à ce que leur État les protège » (voir Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 37, 282 DLR (4th) 413; voir aussi Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux paragraphes 55 et 56, 103 DLR (4th) 1).

[43]           Le reste de l’analyse ne révèle pas non plus que la Commission a appliqué le bon critère en dépit de sa mauvaise formulation. La Commission a plutôt omis de tenir compte de tout élément de preuve qui aurait pu soutenir l’argument de la futilité, par exemple le rapport sur l’Afrique du Sud tiré des Country Reports on Human Rights Practices de 2011 (24 mai 2012), du Département d’État des États‑Unis. Dans ce rapport, les auteurs font remarquer que 56 272 cas de viol et d’attentat à la pudeur avaient été signalés pendant l’année et qu’il y avait eu en tout 66 196 cas signalés d’infraction sexuelle, mais que seulement 4,1 % des cas de viol signalés s’étaient soldés par une déclaration de culpabilité. Le nombre réel de viols était probablement beaucoup plus élevé, ajoutent les auteurs, qui renvoient à des sondages dans le cadre desquels de 25 % à 37,4 % des hommes questionnés avaient admis avoir déjà violé au moins une femme. Le fait que la Commission n’a pas du tout tenu compte de cet élément de preuve aurait été douteux même si elle avait énoncé le critère correctement et, combinée à la mauvaise formulation, cette omission donne à penser que la Commission a appliqué le mauvais critère.

[44]           Toutefois, ces erreurs ne seraient pas fatales en elles-mêmes. En effet, la Commission a également conclu que les demandeurs n’avaient pas de crainte subjective et, si cette conclusion était raisonnable, la Commission n’avait pas besoin de se demander si la crainte aurait eu un fondement objectif (voir l’arrêt Chan, au paragraphe 120). Il faut donc examiner les autres arguments des demandeurs.

C.                 Question 3 – La décision était‑elle autrement déraisonnable?

[45]           Plusieurs des arguments des demandeurs sont non fondés. Bien que la Commission ait mis en doute les raisons pour lesquelles Mme Nel avait attendu avant de produire un exposé, elle n’a pas laissé entendre que Mme Nel avait récemment inventé la crainte fondée sur le sexe. Un des motifs qui ont amené la Commission à douter des raisons données par Mme Nel pour expliquer son exposé tardif était précisément que « le demandeur, dans son récit initial, avait déjà indiqué qu’il craignait que son épouse et sa fille puissent être victimes de viol ». De plus, en mentionnant que les femmes blanches ne couraient pas plus de risque que quiconque, la Commission ne faisait que répondre directement à l’affirmation contraire faite par Mme Nel dans son exposé. Cette réponse n’indique pas que la Commission n’a pas tenu compte de la situation des femmes en général et, en réalité, la section tout entière de la décision portant sur cette question montre que la Commission n’a pas mal interprété ce motif de persécution, peu importe le caractère inadéquat de l’évaluation qu’elle en a faite.

[46]           En ce qui a trait à la date des incidents, il était raisonnable pour la Commission de s’attendre à ce que des personnes victimes d’une entrée par infraction et d’autres crimes se rappellent le mois et l’année où les incidents étaient survenus. La Commission a également critiqué les demandeurs pour avoir dit au départ que deux incidents s’étaient produits à quelques mois d’intervalle seulement et que le deuxième était survenu en automne, alors qu’ils ne pouvaient pas dire quand le premier avait eu lieu. Les demandeurs répondent qu’ils ont bien décrit les dates de manière cohérente, et que la Commission a simplement oublié que les saisons sont différentes dans l’hémisphère sud, mais la transcription semble appuyer les doutes de la Commission :

[traduction]

LA DEMANDEURE D’ASILE MARA [sic] NEL : (s’adressant au président de l’audience)

L’incident a dû se produire à la fin de (inaudible) parce qu’il faisait certainement chaud, je n’avais pas encore fermé la porte. Oui, la porte est ouverte, c’est donc sûrement la fin de 2003, dernier trimestre.

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant à la demandeure d’asile Mara [sic] Nel)

Quelques mois – quelques mois, et vous dites que le premier s’est produit au début?

LA DEMANDEURE D’ASILE MARA [sic] NEL : (s’adressant au président de l’audience)

Au début, oui, le (inaudible) ---

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant à la demandeure d’asile Mara [sic] Nel)

Quelques mois, donc. Ce n’est pas douze mois, madame.

LA DEMANDEURE D’ASILE MARA [sic] NEL : (s’adressant au président de l’audience)

Oui, c’est ce que je veux dire, probablement pas douze mois. Le premier mois n’était alors pas en été. C’était donc l’hiver, parce qu’à cette époque de l’année, il faisait sûrement chaud. Elle jouait près de la porte, et la porte était ouverte, oui, je me souviens de ça.

[47]           La Commission n’a pas imaginé cette incohérence, et les demandeurs ont eu tort d’avancer qu’elle avait simplement oublié dans quel hémisphère se trouvait l’Afrique du Sud.

[48]           Je n’aurais peut-être pas accordé à cette vague chronologie le poids que lui a attribué la Commission puisque ces incidents allégués auraient eu lieu huit ou neuf ans avant l’entrevue, mais il ne m’appartient pas de remettre en question cette appréciation maintenant. En définitive, il revenait à la Commission, qui a entendu les témoignages, d’évaluer la crédibilité.

[49]           Cela étant dit, certaines des autres plaintes des demandeurs sont fondées. Plus précisément, la Commission a fait une évaluation déroutante de l’exposé circonstancié mis à jour du demandeur principal. Dans son exposé mis à jour, le demandeur principal déclare qu’il est devenu plus craintif de retourner en Afrique du Sud parce que Julius Malema, alors président de la ligue de jeunesse du Congrès national africain (le parti au pouvoir), avait chanté un hymne révolutionnaire antiapartheid intitulé « Kill the Farmer, Shoot the Boer »; le demandeur principal s’est senti menacé parce que le terme « Boer » désigne un Sud‑Africain de race blanche. Même après qu’un tribunal sud‑africain eut statué que l’hymne constituait un appel à la haine, M. Malema a continué de le chanter et Jacob Zuma, le président du pays, l’a aussi chanté lors du 100e anniversaire du Congrès national africain. Pendant la même période, entre la présentation de la demande d’asile et l’audience, Genocide Watch a également élevé l’Afrique du Sud au niveau 6 sur une échelle de 8 pour ce qui est du risque de génocide et a averti les Blancs afrikaners (dont M. Nel fait partie) de quitter l’Afrique du Sud.

[50]           La Commission a rejeté l’exposé mis à jour au motif qu’elle n’avait pas constaté de changements importants dans le pays des demandeurs et a conclu que l’exposé tardif avait été produit dans la seule intention d’amplifier une situation de crainte. Toutefois, elle n’a jamais expliqué pourquoi, à son avis, l’hymne chanté par des chefs politiques dans des tribunes politiques ou l’opinion mise à jour de Genocide Watch ne pouvait avoir légitimement inspiré aux demandeurs une autre crainte subjective de persécution politique. La Commission avait peut‑être de bonnes raisons d’estimer que cet exposé mis à jour minait la crédibilité du demandeur principal, mais, en l’absence d’explications, cette conclusion est difficile à comprendre.

[51]           De plus, je conviens avec les demandeurs que la contradiction à propos de l’auteur de l’appel à la police après l’attaque alléguée contre la mère du demandeur principal est essentiellement une invention de la Commission. Le demandeur a dit que sa mère s’était adressée à la police, tandis que sa mère a affirmé avoir appelé les membres de sa famille, qui ont ensuite appelé la police. Dans ce contexte, dire que quelqu’un s’est adressé à la police est une expression tout à fait ordinaire qui signifie que le crime a été signalé, sans révéler précisément qui a appelé la police ni l’endroit d’où l’appel a été fait. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un détail insignifiant, qui pourrait difficilement établir le manque de crédibilité des demandeurs (voir Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444 (QL), 99 NR 168).

[52]           Néanmoins, étant donné que certains autres aspects de la conclusion sur la crédibilité étaient raisonnables, je ne puis estimer que ces seules erreurs révèlent une analyse microscopique, ne pouvant conclure qu’elles ont servi à trancher la demande (voir Konya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 975, au paragraphe 22, [2013] ACF no 1041).

[53]           La conclusion quant à l’absence de crainte subjective est cependant plus problématique. Les demandeurs ont expliqué à la Commission qu’ils avaient décidé de demander l’asile au Canada parce qu’ils avaient appris qu’un autre Blanc d’Afrique du Sud avait réussi à l’obtenir et qu’ils avaient déjà communiqué avec l’avocat qui avait représenté cet autre Sud‑Africain.

[54]           Malheureusement pour eux, leur plan de vol les a fait passer par le Royaume‑Uni, et la Commission a jugé que cette brève escale constituait un motif suffisant pour conclure que les demandeurs ne devaient pas éprouver de crainte subjective. La Commission a estimé que la raison avancée par les demandeurs pour expliquer pourquoi ils n’avaient pas demandé l’asile dès leur arrivée au Royaume-Uni n’était pas valable, et a déclaré que les revendicateurs se trouvant en passage dans un pays signataire de la Convention doivent demander protection dans les plus brefs délais (voir Skretyuk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 783, au paragraphe 3, 47 Imm LR (2d) 86 [Skretyuk]).

[55]           Cette conclusion était déraisonnable. Premièrement, rien dans la décision ne me permet de comprendre pourquoi la Commission a jugé que l’explication des demandeurs n’était pas valable. Bien que le défendeur condamne ce qu’il qualifie de recherche d’un tribunal favorable et que la question pourrait être pertinente du point de vue de la politique publique, l’explication des demandeurs n’est certainement pas incompatible avec une crainte subjective de persécution. Au contraire, il n’est pas étonnant que ceux qui craignent réellement la persécution veuillent aller dans un pays où leur demande d’asile a le plus de chances d’être accueillie, car s’ils sont déboutés, le prix à payer est le retour à la persécution redoutée. À tout le moins, l’explication ne pouvait être rejetée de façon expéditive sans motif, et c’est ce qui a rendu non transparente cette conclusion essentielle.

[56]           En outre, s’il est vrai que la présentation tardive d’une demande d’asile peut indiquer l’absence de crainte subjective, il s’agit d’une conclusion hautement factuelle. En pareilles circonstances, les précédents se substituent très mal à la logique. Dans l’affaire Skretyuk, les demandeurs d’asile avaient vécu deux mois à Londres avant de venir au Canada, et avaient ensuite attendu trois semaines avant de revendiquer le statut de réfugié (au paragraphe 1). Dans de tels cas, il peut être raisonnable de conclure à l’absence de crainte subjective, parce que le statut d’une personne qui se trouve dans un pays étranger est habituellement instable, et que la personne risque d’être renvoyée dans son pays d’origine si elle ne demande pas l’asile.

[57]           En l’espèce, les demandeurs ont passé environ sept heures dans un aéroport du Royaume‑Uni en attendant un vol à destination du Canada, où ils avaient déjà obtenu leur visa de résident temporaire et réservé une chambre d’hôtel. Il n’y a jamais eu de réel danger que le Royaume‑Uni les expulse vers l’Afrique du Sud, et la Commission n’a jamais expliqué pourquoi cette situation était incompatible avec l’existence d’une crainte subjective.

[58]           De surcroît, dans bon nombre d’affaires, il a été reconnu que le simple fait d’avoir passé par un autre pays ne devait pas nuire à une demande d’asile. Dans l’affaire Tung c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 292, au paragraphe 16, 124 NR 388 (CAF), le demandeur d’asile avait été en transit pendant cinq semaines, et la Commission avait conclu que son omission de demander l’asile dans l’un des pays où il avait séjourné était incompatible avec sa crainte. La Cour d’appel fédérale a rejeté cette logique, au paragraphe 20, en partie parce qu’elle n’estimait pas que la Commission pouvait admettre d’office que ces pays étaient signataires de la Convention, mais aussi parce que « l’appelant [était] resté en transit pendant tout ce temps et avait déjà décidé de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention après être arrivé ici ».

[59]           En fait, la présente affaire est très semblable à l’affaire Ilunga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 569, au paragraphe 14, [2006] ACF no 748, où monsieur le juge Yvon Pinard a déclaré ce qui suit :

[E]n l’occurrence, la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le séjour de la demanderesse en Angleterre, qui a duré moins d’une journée, contredisait sa crainte subjective de persécution : en effet, elle avait déjà décidé de faire une demande d’asile au Canada, qui a toujours été son pays de destination.

La même conclusion s’applique en l’espèce.

[60]           Bien entendu, la Commission a également conclu que les demandeurs avaient une motivation répréhensible, au paragraphe 72 de sa décision :

Sans doute, sur les conseils de MKaplan, ils ont profité de l’occasion qu’une décision positive avait été rendue un Blanc d’Afrique du Sud pour choisir la voie de la demande d’asile pour arriver à leur fin et venir s’installer au Canada.

[61]           Cette conclusion reposait toutefois implicitement sur une autre conclusion tirée auparavant selon laquelle les demandeurs n’avaient pas donné une raison valable pour expliquer leur retard, conclusion qui était déraisonnable.

[62]           Tout cela étant dit, la conclusion générale de manque de crédibilité aurait pu suffire à elle seule pour conclure à l’absence de crainte subjective, étant donné qu’aucun élément de preuve crédible n’aurait établi la crainte des demandeurs (voir Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238, au paragraphe 8, 71 DLR (4th) 604). Or, ce ne sont pas là les motifs donnés par la Commission, qui a plutôt lié directement sa conclusion d’absence de crainte subjective au fait que les demandeurs n’avaient pas demandé l’asile au Royaume‑Uni. À mon avis, cette inférence était injustifiée et déraisonnable. Par conséquent, parce que l’analyse de la crainte objective était également entachée par l’application de mauvais critères, je conclus que la décision dans l’ensemble était déraisonnable.

[63]           Enfin, la question de savoir si les demanderesses étaient citoyennes de l’Arménie a aussi été abordée. Si la Commission a exprimé quelques réserves aux paragraphes 73 à 76 de sa décision, elle a quand même refusé de tirer une conclusion définitive sur cette question, s’étant fondée sur d’autres motifs pour trancher la demande d’asile. Ainsi, cette question ne peut pas non plus valider la décision.

[64]           Par conséquent, j’annulerais la décision et renverrais l’affaire concernant Charl et Naira Nel à un autre tribunal de la Commission pour nouvel examen. Je supprimerais également le nom de Serena Anne Nel de l’intitulé puisqu’elle s’est désistée de la demande.

[65]           Aucune partie n’a souhaité soumettre à mon attention une question grave de portée générale aux fins de certification.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la Commission pour nouvel examen.

2.                  Le nom de la demanderesse Serena Anne Nel est supprimé de l’intitulé.

« John A. O’Keefe »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.
ANNEXE

Dispositions législatives pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

[…]

[…]

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

[…]

[…]

126. Commet une infraction quiconque, sciemment, incite, aide ou encourage ou tente d’inciter, d’aider ou d’encourager une personne à faire des présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent ou de réticence sur ce fait, et de ce fait entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi.

126. Every person who knowingly counsels, induces, aids or abets or attempts to counsel, induce, aid or abet any person to directly or indirectly misrepresent or withhold material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act is guilty of an offence.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-4601-13

 

INTITULÉ :

CHARL WILLEM NEL, NAIRA NEL c

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 marS 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 septembRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Russell Kaplan

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Max Binnie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Russell Kaplan

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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