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Date : 20140902


Dossier : IMM-8076-13

Référence : 2014 CF 837

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 septembre 2014

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

TAHA ADAM IBRAHIM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 18 octobre 2013 par laquelle la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur a été rejetée par une agente principale de Citoyenneté et Immigration (l’agente d’ERAR).

Contexte factuel

[2]               Le demandeur est citoyen de l’Éthiopie et membre du groupe ethnique oromo. Il affirme avoir fui l’Éthiopie pour se rendre au Kenya en 2008. Il a quitté le Kenya en août 2008 et s’est finalement rendu aux États‑Unis, où il a présenté une demande d’asile, laquelle a été rejetée. En juin 2013, il est entré au Canada en passant par un bureau de douane sans personnel. Il a été conclu que sa demande d’asile était irrecevable et qu’elle ne pouvait être déférée à la Section de la protection des réfugiés, car il n’avait pas informé les agents d’immigration de son intention de demander l’asile jusqu’à ce qu’une mesure de renvoi soit prise contre lui. Il a présenté une demande d’ERAR le 25 juin 2013, laquelle a été rejetée le 18 octobre 2013. Le demandeur soutient que, parce que son frère appuie le Front de libération oromo (FLO), un groupe séparatiste, et participe aux activités de ce groupe, il a lui‑même été ciblé par le gouvernement éthiopien, qui le considère aussi comme un partisan du FLO. Le demandeur affirme n’avoir jamais été membre du FLO, mais il dit qu’il a été emprisonné et torturé pendant six mois en 2007, parce qu’il était soupçonné d’appuyer ce groupe. Il soutient qu’il risque d’être emprisonné et torturé en raison de son origine ethnique et des opinions politiques qui lui sont imputées.

Décision faisant l’objet du contrôle

[3]               L’agente d’ERAR a conclu que l’exposé des faits du demandeur était vague sur des points importants, ce qui diminuait le poids de son récit. Le demandeur a fourni très peu d’information sur la participation de son frère aux activités du FLO, à part le fait que son frère aidait le groupe et lui faisait des dons. Il a omis les détails, par exemple depuis quand son frère était engagé auprès du FLO, la section du FLO ou les zones d’opérations avec lesquelles il était associé, les noms d’autres d’affiliés, le traitement que son frère avait enduré à cause de ses activités, le moment où il était parti en Arabie saoudite et son statut là-bas. De même, le demandeur n’a pas indiqué les circonstances entourant son emprisonnement, y compris quand et comment il avait été mis en détention, la prison où il avait été envoyé et comment il s’était échappé. Il n’a pas expliqué non plus comment il avait appris que des agents éthiopiens posaient des questions sur lui et sur sa famille. L’agente d’ERAR a également conclu que le demandeur n’avait pas produit le type d’éléments de preuve à l’appui normalement attendus, par exemple le témoignage de son frère, l’attestation par le FLO de l’engagement de son frère, le témoignage de trois membres de sa fratrie en Éthiopie qui, selon l’agente d’ERAR, se trouvaient dans la même situation que le demandeur, le témoignage de son ami au Kenya, ou la raison pour laquelle il n’avait pas rejoint sa femme et ses enfants qui habitent en Afrique du Sud.

[4]               L’agente d’ERAR a reconnu l’existence de nombreuses allégations continues et cohérentes selon lesquelles les agents du gouvernement auraient commis de graves violations des droits de la personne contre des dissidents politiques et des membres des partis de l’opposition, des étudiants, des présumés terroristes et des partisans du FLO. L’agente d’ERAR a aussi retenu que le gouvernement avait pour habitude d’arrêter, de détenir et d’interroger les membres de la famille de ceux qui s’opposaient à lui, y compris ceux qu’il soupçonnait d’appartenir au FLO. Toutefois, le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il serait perçu comme ayant le type de profil qui attirerait l’attention du gouvernement, et qu’il serait donc exposé à un risque de persécution au sens de l’article 96 ou à un des risques visés à l’article 97, de sorte que sa demande a été rejetée.

Question en litige

[5]               À mon avis, la seule question en litige dans la présente demande est celle de savoir si l’agente d’ERAR a commis une erreur en ne tenant pas d’audience.

Norme de contrôle

[6]               Il a été décidé que la norme de contrôle applicable à de telles questions était celle du caractère raisonnable (Bicuku c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 339, aux paragraphes 16 à 20; Ponniah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 386, au paragraphe 24; Mosavat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 647, au paragraphe 9 [Mosavat]).

Thèses des parties

Thèse du demandeur

[7]               Le demandeur soutient que la conclusion sur l’insuffisance des éléments de preuve tirée par l’agente d’ERAR était en fait une conclusion sur la crédibilité exprimée en termes voilés et que, par conséquent, conformément à l’article 113 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (Règlement), une audience était requise (Osagie c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 889, au paragraphe 5; Zokai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103, au paragraphe 13 [Zokai]; Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067 [Ferguson]; Liban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252 [Liban]; Begashaw c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1167; Arfaoui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 549; Cho c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1299 [Cho]; Wilson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1044 [Wilson]). Si l’agente d’ERAR avait cru le demandeur, compte tenu de la preuve documentaire sur le pays qu’elle avait retenue, elle aurait vraisemblablement conclu que le demandeur était exposé à des risques.

[8]               Le demandeur soutient également que l’agente d’ERAR a mentionné l’absence d’éléments de preuve corroborants, lesquels étaient requis uniquement si l’agente ne croyait pas le récit du demandeur. L’agente d’ERAR aurait aussi manqué à l’obligation de motiver suffisamment sa décision, ayant camouflé sa décision en parlant d’insuffisance des éléments de preuve plutôt que de crédibilité.

[9]               L’agente d’ERAR était aussi tenue de donner au demandeur la possibilité de dissiper ses doutes à propos du caractère vague de l’exposé des faits de celui‑ci. Si elle avait seulement besoin de détails particuliers sans remettre en question la crédibilité du demandeur, elle aurait pu demander les détails par écrit. S’il existe une possibilité réelle de torture, tous les renseignements et conseils qui sont censés être pris en compte doivent être communiqués au demandeur, et il faut donner au demandeur la possibilité de présenter des observations écrites pour assurer le respect de l’obligation d’équité (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3, au paragraphe 127 [Suresh]).

Thèse du défendeur

[10]           Le défendeur soutient que l’agente d’ERAR a raisonnablement conclu que les éléments de preuve ne suffisaient pas à appuyer la demande d’ERAR et qu’elle n’a pas tiré de conclusion défavorable sur la crédibilité du demandeur. L’agente n’avait donc pas l’obligation de tenir une audience ni de donner au demandeur la possibilité de remédier aux lacunes de sa demande.

[11]           Les agents d’ERAR peuvent évaluer la crédibilité d’une preuve ou simplement évaluer sa valeur probante, sans égard à sa crédibilité (Ferguson, précitée, aux paragraphes 25 et 26; John c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 688; Mosavat, précitée). L’agente d’ERAR a clairement exposé les lacunes des éléments de preuve et a conclu que les éléments de preuve ne suffisaient pas à établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits allégués censés démontrer les risques.

[12]           Une preuve corroborante n’est pas nécessaire seulement pour étayer une preuve qui n’est pas autrement crédible (Ferguson, précitée, au paragraphe 27; Manickavasagar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 429, au paragraphe 29; II c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 892, au paragraphe 20 [II]). De plus, il était loisible à l’agente d’ERAR de reconnaître la situation dans le pays en cause et de conclure également que le demandeur n’avait pas produit suffisamment d’information pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que son frère appuyait le FLO ou qu’il avait lui-même été emprisonné et torturé pour cette raison. Conclure que le demandeur n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour établir ces assertions n’équivaut pas à conclure qu’elles ne sont pas crédibles (Gao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 59, au paragraphe 32 [Gao]; Samuel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 967 [Samuel]; Parchment c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1140 [Parchment]; Tifticki c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 43).

[13]           De plus, l’agente d’ERAR n’était pas tenue de donner au demandeur l’occasion de dissiper ses doutes ni de poser des questions à propos de détails qui manquaient dans les éléments de preuve (Ormankaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1089, aux paragraphes 31 et 32 [Ormankaya]; II, précitée, au paragraphe 22). Le défendeur soutient également que l’arrêt Suresh, précité, ne concerne pas le processus d’ERAR et qu’en l’espèce, la situation dans le pays en cause n’établit pas l’existence d’une possibilité réelle de torture pour le demandeur s’il était renvoyé en Éthiopie.

[14]           Enfin, le défendeur soutient que l’insuffisance des motifs n’est plus considérée comme une question d’équité procédurale et ne permet plus à elle seule d’annuler une décision. Les motifs doivent plutôt être examinés en corrélation avec le résultat dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] CSC 62, au paragraphe 14). Quoi qu’il en soit, la plainte du demandeur à l’égard des motifs concerne l’allégation selon laquelle l’agente camoufle une conclusion sur la crédibilité en parlant plutôt de l’insuffisance de la preuve, de sorte que la plainte est englobée dans cette question.

Analyse

[15]           Selon l’alinéa 113b) de la LIPR, « une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires ». Les facteurs prescrits servant à décider si la tenue d’une audience est requise sont exposés à l’article 167 du Règlement :

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[16]           Ainsi, la Cour doit déterminer si une conclusion sur la crédibilité a été tirée de façon explicite ou implicite et, le cas échéant, si la décision reposait sur la question de la crédibilité (Prieto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 253, au paragraphe 30; Adeoye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 680, aux paragraphes 7 et 8).

[17]           Dans la décision Ferguson, précitée, le juge Zinn a eu l’occasion de traiter de la distinction entre la crédibilité et la valeur probante de la preuve dans le contexte d’une demande d’ERAR. Dans cette affaire-là, la demanderesse affirmait que l’agent d’ERAR avait rejeté sa demande parce qu’il n’avait pas cru qu’elle était lesbienne. Comme il s’agissait d’une conclusion sur la crédibilité, elle avait donc droit à une audience. L’agent avait conclu que la preuve documentaire confirmait que les lesbiennes couraient un risque en Jamaïque, mais il a néanmoins rejeté la demande au motif que la preuve n’établissait pas que la demanderesse était lesbienne. Le seul élément de preuve concernant l’orientation sexuelle de la demanderesse était une déclaration faite par son avocate. Le juge Zinn a conclu qu’aucune audience n’était requise puisque la décision était basée uniquement sur le poids de la preuve et ne reposait pas sur la crédibilité de la demanderesse.

[18]           Le juge Zinn a souligné que, dans les affaires comme celle dont il était saisi, la Cour devait aller au‑delà des termes expressément utilisés dans la décision de l’agent pour décider si, en fait, la crédibilité était en cause. Le demandeur doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait exposé à un risque de persécution, à un danger de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, s’il était renvoyé dans le pays qu’il a fui. À cet égard, le demandeur a à la fois la charge de présentation, car il doit présenter des éléments de preuve pour chaque fait devant être établi, et la charge de persuasion, qui consiste à prouver ces faits selon la prépondérance des probabilités. Le juge Zinn a conclu ce qui suit :

[26]      Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent, se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non.

[27]      La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.

[Non souligné dans l’original.]

[19]           Le juge Zinn a conclu que, lorsque le fait allégué est essentiel à la demande d’ERAR, comme c’était le cas dans cette affaire-là, il est loisible à l’agent d’exiger du demandeur des preuves corroborantes pour qu’il s’acquitte de la charge de la preuve. Il a aussi conclu que la retenue s’impose lorsque les agents d’ERAR évaluent la valeur probante de la preuve. Si l’évaluation entre dans les paramètres de la raisonnabilité, elle ne doit pas être modifiée. Le juge Zinn s’est exprimé ainsi :

[34]      Je pense aussi qu’il n’y a rien dans la décision contestée qui indique qu’une partie quelconque de cette décision était basée sur la crédibilité de la demanderesse. L’agent ni ne croit ni ne croit pas que la demanderesse est lesbienne – il n’est pas convaincu. Il dit que la preuve objective n’établit pas qu’elle est lesbienne. En bref, il a conclu qu’il y avait un élément de preuve – la déclaration de l’avocate – mais que c’était insuffisant pour établir, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était lesbienne. Selon moi, cette conclusion ne remet pas en cause la crédibilité de la demanderesse.

[35]      Si l’on se fie à la description faite par l’agent du traitement réservé aux homosexuels en Jamaïque, il serait réellement malheureux, si la demanderesse est lesbienne, qu’elle soit renvoyée en Jamaïque. Toutefois, tout demandeur d’un examen des risques avant renvoi et son avocat doivent prendre la responsabilité de s’assurer que tous les éléments de preuve importants sont mis à la disposition de l’agent et, chose d’égale importance, qu’ils présentent la meilleure preuve en appui à la demande. Lorsque cela n’est pas fait, le demandeur et son avocat assument les conséquences d’une décision défavorable.

[Non souligné dans l’original.]

[20]           Dans le cas qui nous occupe, les faits essentiels que devait prouver le demandeur étaient l’engagement de son frère auprès du FLO et les conséquences que cet engagement avait eues pour lui. Les seuls éléments de preuve produits par le demandeur à l’appui de ces faits sont ses propres affirmations contenues dans sa demande d’ERAR. Le demandeur n’a pas produit de déclaration solennelle ni n’a souscrit d’affidavit pour étayer sa demande, laquelle n’est pas appuyée non plus par le témoignage d’autres personnes, par exemple son frère. L’agente d’ERAR a systématiquement indiqué que ses doutes concernaient l’insuffisance des éléments de preuve et le caractère vague des affirmations du demandeur. Contrairement à d’autres décisions, celle‑ci ne contenait pas de conclusion explicite sur la crédibilité, et aucune conclusion implicite ne pouvait être dégagée de sa formulation ou de son contenu (Wilson, précitée, au paragraphe 3; Cho, précitée, au paragraphe 26). Il ne s’agit pas non plus d’une situation où le demandeur aurait expressément sollicité une audience dans sa demande, audience qui lui aurait été refusée sans motif (Cho, précitée, au paragraphe 5; Zokai, précitée, au paragraphe 12).

[21]           La Cour a déjà conclu qu’il pouvait être difficile de distinguer une conclusion portant sur l’insuffisance des éléments de preuve d’une conclusion défavorable sur la crédibilité. À cet égard, la juge Kane s’est exprimée ainsi, dans la décision Gao, précitée :

[32]      Je constate que, dans certains cas, il est difficile d’établir une distinction entre une conclusion portant sur l’insuffisance de la preuve et une conclusion suivant laquelle un demandeur n’a pas été cru, c’est‑à‑dire n’était pas crédible. Le choix des mots employés, en l’occurrence le fait de parler de crédibilité ou de l’insuffisance de la preuve, ne permet pas à lui seul de déterminer si des conclusions ont été tirées sur une question ou sur l’autre ou sur les deux. On ne peut toutefois pas présumer que, lorsque l’agent conclut que la preuve ne démontre pas le bien-fondé de la demande du demandeur, l’agent n’a pas cru le demandeur.

[33]      Dans le jugement Herman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 629, au paragraphe 17, [2010] ACF no 776, le juge Crampton explique les différences qu’il constatait entre l’espèce dont il était saisie et l’affaire Liban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252, [2008] ACF no 1608 [Liban], et d’autres affaires portant sur des conclusions déguisées sur la crédibilité. Voici ce qu’il écrit :

À mon avis, ces décisions ne militent pas en faveur de la thèse qu’un agent d’ERAR tire essentiellement une conclusion défavorable quant à la crédibilité chaque fois qu’il conclut que la preuve produite par un demandeur n’est pas suffisante pour s’acquitter de son fardeau de présentation. Dans chacune de ces affaires, il était évident pour la Cour que l’agent d’ERAR avait tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité ou qu’il ne prêtait simplement pas foi à la preuve que lui avait présentée la partie demanderesse. Cela diffère sensiblement du fait de ne pas être convaincu qu’un demandeur s’est acquitté de son fardeau de la preuve selon la prépondérance des probabilités, sans jamais avoir apprécié la crédibilité de la preuve.

[22]           Le demandeur se fonde sur la décision Liban, précitée, dans laquelle le juge O’Reilly a conclu que, lorsque l’agent avait déclaré qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs, ce qu’il disait en fait, c’est qu’il ne croyait pas M. Liban et que ce n’est que si M. Liban avait présenté des éléments de preuve objectifs pouvant corroborer ses affirmations qu’il les aurait crues. Le juge a ajouté que si l’agent avait cru M. Liban, compte tenu des éléments de preuve documentaire qu’il avait admis, il aurait vraisemblablement conclu que ce dernier était exposé à des risques.

[23]           Dans la décision Nnabuike Ozomma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1167 [Nnabuike], le juge Russell a examiné la jurisprudence, y compris la décision Liban, précitée, concernant la question de savoir si de telles décisions sont, en fait, fondées sur l’insuffisance des éléments de preuve ou si elles camouflent une conclusion sur la crédibilité qui satisfait au critère de l’article 167 et qui, par conséquent, exige la tenue d’une audience. Il s’est aussi penché sur la question de savoir si les éléments de preuve fournis dans les observations d’un demandeur d’ERAR font intervenir la présomption de véracité établie dans l’arrêt Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) [Maldonado], de sorte qu’en exigeant plus d’éléments de preuve objectifs pour corroborer les dires du demandeur au sujet des risques auxquels il est exposé, la SPR met nécessairement en doute le récit fait par le demandeur. Après cet examen, le juge a conclu ce qui suit :

[52]           Je suis convaincu qu’il est possible d’établir des distinctions entre chacune de ces affaires fondées sur des faits qui lui sont propres et qui étaient déterminants dans la décision finale. Or, ces affaires ont aussi des points en commun. Les agents peuvent uniquement éviter les conclusions fondées sur la crédibilité et statuer en fonction du caractère suffisant de la preuve si leurs décisions révèlent que, indépendamment de la question de la crédibilité, les déclarations du demandeur, suivant la norme de preuve applicable, ne permettent pas de démontrer qu’il est exposé à un risque aux termes de l’article 96 ou de l’article 97. En d’autres mots, il doit s’agir d’une situation dans laquelle une conclusion sur la crédibilité n’est pas un préalable d’une analyse de la valeur probante de la preuve de sorte que, peu importe si le demandeur dit la vérité, la preuve qu’il présente n’est pas suffisante pour démontrer l’existence d’un risque de persécution ou d’un risque visé à l’article 97. Dans ce genre de situation, le refus de la tenue d’une audience ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.

[24]           À mon avis, les faits de la présente affaire se distinguent de ceux de la décision Liban, précitée. D’après les motifs de l’agente d’ERAR et l’analyse exposée dans les décisions Ferguson et II, précitées, je ne puis conclure que l’agente d’ERAR a tiré une conclusion sur la crédibilité exprimée en termes voilés. Plutôt, comme dans la décision Ferguson, l’agente d’ERAR a évalué les éléments de preuve et leur valeur probante, et ni n’a cru ni n’a pas cru le demandeur; elle n’était tout simplement pas convaincue que le demandeur avait fourni des éléments de preuve probants suffisants pour établir les faits essentiels, à savoir que son frère avait des liens avec le FLO et qu’il était lui‑même exposé à des risques en raison de ces liens (Gao, précitée, au paragraphe 44; II, précitée, au paragraphe 24). Une issue semblable apparaît également dans la décision Parchment, précitée, où la demanderesse n’avait produit rien d’autre que sa propre déclaration écrite pour prouver le principal élément de sa demande, et dans la décision Samuel, précitée. En l’espèce, le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de prouver les faits essentiels selon la prépondérance des probabilités.

[25]           En ce qui concerne le manque de preuve corroborante, dans la décision II, précitée, le juge Beaudry a considéré que la décision Ferguson, précitée, signifiait qu’il était loisible à l’agent d’ERAR d’exiger une preuve corroborante pour que le fardeau imposé par la loi soit satisfait :

[20]      Une preuve produite par un témoin qui a un intérêt personnel dans l’affaire peut être évaluée en fonction du poids qu’on lui accordera et, pour avoir de la valeur, elle nécessitera habituellement une preuve corroborante (Ferguson, au paragraphe 27). Il est loisible à l’agent d’ERAR d’exiger une telle preuve corroborante pour que l’on s’acquitte du fardeau imposé par la loi, surtout lorsque le fait se situe au cœur même de la demande (Ferguson, au paragraphe 32). Dans Ferguson, la Cour laisse entendre que cette preuve corroborante pourrait inclure une déclaration sous serment de la part d’un conjoint ainsi qu’une preuve de déclarations publiques (au paragraphe 32). Il ne faut pas oublier que la preuve doit avoir une valeur suffisante. Ce sera le cas si « elle convainc le juge des faits » (Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] 4 R.C.F. 636, au paragraphe 30). En outre, l’agent doit prendre en considération la totalité des autres facteurs de l’affaire au moment de rendre la décision (Parchment, au paragraphe 28).

[26]           Ainsi, l’absence de documents corroborants n’intéressait pas la crédibilité, mais touchait à la valeur probante ou au poids des déclarations du demandeur. Comme le juge Mandamin l’a expliqué dans la décision Manickavasagar, précitée :

[28]      En l’espèce, le demandeur n’a pas fourni de preuve documentaire corroborant son récit des mauvais traitements qui lui auraient été infligés par les autorités sri-lankaises. Il ne s’agit pas d’un cas comme dans Alimard, où la crédibilité de la preuve justificative du demandeur était mise en doute; il n’y avait tout simplement aucune preuve autre que les déclarations du demandeur.

[29]      L’absence de preuve documentaire corroborante n’a pas eu pour conséquence que la crédibilité du demandeur soit mise en doute. L’absence de preuve documentaire corroborante a une incidence sur le poids des déclarations du demandeur. Dans la décision Ahmad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 89, aux paragraphes 37 à 39, le juge Scott, après avoir abordé cette question, a déclaré ce qui suit :

[…]

[30]      Je souscris à l’analyse du juge Scott et je ferais mien son raisonnement. En l’espèce, la crédibilité du demandeur ne constituait pas un problème pour l’agent. L’agent n’a pas refusé de croire le témoignage du demandeur; il lui a plutôt accordé moins de poids en raison l’absence d’une preuve documentaire justificative.

[31]      Je conclus que l’agent n’était pas tenu d’accorder une entrevue au demandeur parce que les critères de l’article 167 n’étaient pas respectés.

[27]           Quant à l’observation du demandeur selon laquelle l’agente d’ERAR avait l’obligation de porter à son attention les lacunes de ses éléments de preuve, j’estime que ce n’est pas le rôle des agents d’ERAR. Comme l’a énoncé le juge Beaudry dans la décision II, précitée :

[22]      L’avocat du demandeur reproche aussi à l’agent d’ERAR de ne pas avoir expliqué le genre de preuve objective à laquelle on s’attendait, ni donné au demandeur la possibilité d’expliquer l’absence d’une telle preuve. Je ne suis pas d’accord. Dans une demande d’ERAR, c’est la partie demanderesse qui supporte le fardeau de la preuve (Ferguson, au paragraphe 21). Il incombait donc au demandeur de fournir les éléments de preuve nécessaires pour montrer, selon la prépondérance de la preuve, que s’il était renvoyé au Nigeria il s’exposerait à un risque de persécution, au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités. Le rôle de l’agent d’ERAR est d’évaluer et de soupeser les éléments de preuve qui lui sont soumis et de tirer une conclusion raisonnable, et non pas d’énoncer, pour le demandeur, les éléments de preuve que ce dernier devrait fournir en vue de s’acquitter de son fardeau.

[28]           Le juge O’Keefe a tiré une conclusion semblable dans la décision Ormankaya, précitée :

[31]      […] C’est au demandeur qu’il incombe de soumettre tous les éléments de preuve pertinents à l’agente d’ERAR. L’agente d’ERAR n’est tenue d’examiner que les éléments de preuve dont elle est saisie. Elle n’est pas tenue de demander au demandeur de lui fournir une meilleure preuve ou une preuve additionnelle (voir Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 872, 37 Imm. L.R. (3d) 263, au paragraphe 22, confirmée par 2005 CAF 160, 50 Imm. L.R. (3d) 105, Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 152 F.T.R. 316 (C.F. 1re inst.), [1998] A.C.F. no 239, au paragraphe 4).

[29]           Pour conclure, dans la présente affaire, l’agente d’ERAR n’était pas tenue selon moi d’offrir une audience au demandeur, parce qu’elle n’avait pas tiré de conclusion sur la crédibilité et que, par conséquent, l’article 167 ne s’appliquait pas. Elle n’avait pas non plus l’obligation de porter à l’attention du demandeur les lacunes que comportaient les éléments de preuve produits à l’appui de sa demande d’ERAR.

[30]           La décision de l’agente d’ERAR appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47). Bien qu’il puisse y avoir plusieurs issues raisonnables, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 au paragraphe 59).

[31]           Le demandeur a proposé les deux questions suivantes aux fins de certification :

1.      L’agent d’examen des risques avant renvoi peut‑il rejeter une demande de protection présentée sur le fondement du paragraphe 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés au motif que les éléments de preuve présentés n’ont pas suffisamment de poids quand ces éléments de preuve, s’ils étaient jugés crédibles, suffiraient à établir que le demandeur a qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger aux termes des articles 96 ou 97 de la Loi?

2.      Quand il examine une demande de protection présentée sur le fondement du paragraphe 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, l’agent d’examen des risques avant renvoi peut‑il accorder peu de poids aux éléments de preuve produits par le demandeur concernant sa situation personnelle au motif que le demandeur a un intérêt personnel dans la demande?

[32]           À mon avis, ces questions ne satisfont pas au critère de la certification. Dans l’arrêt Liyanagamage c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 176 NR 4, la Cour d’appel fédérale a statué que, pour être certifiée, la question proposée doit transcender les intérêts des parties au litige et aborder des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. La question doit de plus être déterminante quant à l’issue de l’affaire.

[33]           Dans la décision Nnabuike, précitée, le juge Russell a refusé de certifier la question de savoir si, lorsqu’une demande d’examen des risques avant renvoi est présentée par une personne dont la crédibilité n’a pas encore été évaluée dans le cadre d’une audience relative à sa demande d’asile, la crédibilité de la déclaration écrite assermentée faite par le demandeur est présumée, à moins qu’il existe des raisons d’en douter comme il a été établi dans l’arrêt Maldonado, précité, et, dans l’affirmative, si cette présomption est appliquée d’une façon différente de celle qui s’applique lors d’une audience relative à la demande d’asile. Le juge Russell a décidé que la question ne pouvait être certifiée parce qu’elle ne réglerait pas un appel. Il a conclu que l’agente n’avait pas à se pencher sur la crédibilité du demandeur dans le contexte des faits de l’espèce étant donné qu’elle avait estimé que la preuve fournie par le demandeur était insuffisante pour établir l’existence du risque auquel il alléguait être exposé à l’avenir. La question de savoir si l’agente était obligée d’appliquer la présomption de véracité à la déclaration du demandeur n’avait aucun effet sur l’issue de l’instance.

[34]           De même, en l’espèce, les questions proposées ne permettraient pas de trancher la demande. Pour ce qui est de la première question, l’agente d’ERAR a fondé sa décision sur la conclusion selon laquelle les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir les risques auxquels était exposé le demandeur. Pour ce qui est de la deuxième question, l’agente d’ERAR n’a pas accordé peu de poids aux éléments de preuve parce que le demandeur avait un intérêt personnel dans la demande, mais elle a plutôt conclu que le demandeur avait produit des éléments de preuve insuffisants à l’appui de sa demande d’ERAR. Par conséquent, je refuse de certifier les questions proposées.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Les deux questions proposées aux fins de certification par le demandeur ne sont pas certifiées.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8076-13

 

INTITULÉ :

TAHA ADAM IBRAHIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 JUILLET 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 SeptembRE 2014

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

POUR Le demandeur

 

Nalini Reddy

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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