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Date : 20140822


Dossier : T-1223-13

Référence : 2014 CF 819

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 août 2014

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

BEVERLEY SKAALRUD

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La présente affaire ne met pas en cause la question de savoir si l’indemnité de décès versée uniquement aux survivants et aux enfants à charge des militaires décédés, excluant ainsi les autres membres de la famille, constitue ou non de la discrimination. Par contre, la question en litige est beaucoup plus étroite. Il s’agit plutôt de savoir si une affaire fort semblable à d’autres affaires renvoyées précédemment au Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] devrait être écartée avant même qu’elle soit renvoyée au Tribunal, et ce, pour des raisons de compétence.

[2]               Le procureur général demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] a renvoyé une plainte au Tribunal pour instruction. La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée vraisemblablement sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

[3]               La plaignante devant la Commission a choisi de ne pas participer à l’instance en contrôle judiciaire. Par conséquent, personne n’a comparu pour faire valoir l’autre aspect de la question soulevée par le gouvernement. J’ai choisi d’examiner la présente affaire sous l’angle le plus restreint possible dans les circonstances. Pour les motifs qui suivent, la Cour conclut que la demande contrôle judiciaire doit être rejetée.

I.                   Les faits

[4]               Braun Scott Woodfield, le fils de Beverley Jean Skaalrud, a perdu la vie en Afghanistan, alors qu’il était en service actif. Il est décédé le 24 novembre 2005. Il était célibataire et rien n’indique l’existence de descendants.

[5]               Le Parlement a adopté la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c 21, [la Loi], qui a reçu la sanction royale le 13 mai 2005. Suivant certaines des dispositions de la Loi, le ministre des Anciens Combattants peut, dans certaines circonstances, verser une indemnité de décès. Voici les éléments pertinents à cet égard :

a)                  l’indemnité de décès est versée par suite du décès d’un membre des Forces canadiennes;

b)                  le militaire est décédé en raison d’une blessure ou maladie liée au service;

c)                  l’indemnité est versée au « survivant » ou à un enfant à charge;

(article 57 de la Loi).

[6]               Or, la Loi n’est pas entrée en vigueur à la date de la sanction royale (article 6, Loi d’interprétation, LRC, 1985, c I-21), mais plutôt à la date fixée par décret (article 117 de la Loi), plusieurs mois plus tard, soit le 1er avril 2006. La Loi n’a eu aucun effet rétroactif. Par conséquent, seuls les membres des Forces canadiennes qui sont malheureusement décédés après l’entrée en vigueur de la Loi, qui avait été adoptée par le Parlement près d’un an avant cette date, étaient visés par la Loi. Une personne comme Braun Scott Woodfield, qui est décédé alors qu’il était en service actif, après l’adoption de la Loi mais avant son entrée en vigueur, ne sera pas assujettie à ses dispositions.

[7]               La loi a pour effet de restreindre la portée de la définition de « survivant » :

« survivant »

“survivor”

« survivant » Selon le cas :

“survivor”, in relation to a deceased member or a deceased veteran, means

a) l’époux qui, au moment du décès du militaire ou vétéran, résidait avec celui-ci;

(a) their spouse who was, at the time of the member’s or veteran’s death, residing with the member or veteran; or

b) la personne qui, au moment du décès du militaire ou vétéran, était son conjoint de fait.

(b) the person who was, at the time of the member’s or veteran’s death, the member’s or veteran’s common-law partner.

Selon le dossier dont dispose la Cour, l’unique application du versement de l’indemnité de décès aux survivants, selon l’article 57 de la Loi, a été contestée en tant que pratique discriminatoire par les membres de la famille des militaires décédés, qui sont exclus de la définition.

[8]               Le rapport de la Commission fondé sur le paragraphe 49(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC, 1985, c H-6, [la LCDP] renseigne la Cour sur l’existence d’une série de plaintes qui font valoir que la restriction relative aux survivants, aux fins de l’indemnité de décès selon la Loi et ayant pour effet d’exclure des membres de la famille, constitue un acte discriminatoire illicite, et qui ont déjà été renvoyées au Tribunal pour instruction. Or, les plaintes en question portent sur des cas où les membres des Forces canadiennes sont décédés après l’entrée en vigueur de la Loi. Par conséquent, le Tribunal est déjà saisi de la question concernant l’inadmissibilité d’autres membres de la famille au versement de l’indemnité de décès, dans les cas où le décès est survenu après l’entrée en vigueur de la Loi.

[9]               Bref, la question dont le Tribunal est déjà saisi est de savoir s’il y a discrimination, au sens de la LCDP, lorsque le versement de l’indemnité de décès s’applique uniquement aux époux, aux conjoints de fait et aux enfants à charge et ne vise pas d’autres membres de la famille.

[10]           Mais tel n’est pas le cas de Mme Skaalrud. Son fils n’est pas décédé après l’entrée en vigueur de la Loi. Autrement, son dossier aurait figuré parmi les cas susmentionnés et fait l’objet de l’examen par le Tribunal. Or, le fils de Mme Skaalrud est décédé alors qu’il était en service pendant la période écoulée entre l’adoption de la Loi et son entrée en vigueur.

[11]           Pour des motifs qui ne sont pas précisés dans le dossier dont dispose la Cour, le gouvernement a créé un régime en faveur des survivants et des enfants à charge des membres des Forces canadiennes qui sont décédés pendant cette période transitoire écoulée entre l’adoption de la Loi et son entrée en vigueur.

[12]           Le gouvernement a choisi de se prévaloir de sa prérogative royale pour verser des paiements à titre gracieux à la catégorie de survivants et d’enfants à charge des membres des Forces canadiennes, qui auraient été autrement visés par la Loi si le décès des membres en question n’était survenu avant l’entrée en vigueur de la Loi, mais après que le législateur se fut prononcé en faveur du versement d’une indemnité de décès. Le rapport semble résumer comme suit la question dont est saisie la Cour :

[traduction]

31.       C’est dans ce contexte qu’une série de plaintes semblables ont été récemment renvoyées au Tribunal. Dans le cas de l’autre série de plaintes, tous les militaires étaient décédés après l’adoption de la NCAC. Dans ces affaires, les plaignants contestent la définition étroite que donne la NCAC du terme « survivant ». Dans la présente plainte, le fils de la plaignante est décédé avant l’entrée en vigueur de la NCAC, mais pendant la période prévue pour le versement des paiements à titre gracieux. Le versement de ces paiements reposait sur les mêmes définitions et critères que ceux qui figurent dans la NCAC.

(la NCAC est l’acronyme de la nouvelle Charte des anciens combattants, le surnom donné à la Loi.)

[13]           Le décret autorisant les versements pendant la période transitoire est ainsi libellé :

Sur recommandation du ministre des Anciens Combattants et du Conseil du Trésor, Son Excellence la Gouverneure générale en conseil autorise le ministre des Anciens Combattants à verser des paiements à titre gracieux d’une somme totale n’excédant pas un million de dollars aux survivants et enfants à charge des militaires des Forces canadiennes dont le décès est attribuable au service militaire durant la période commençant le 13 mai 2005 et se terminant le 31 mars 2006.

[14]           Les paiements au titre de l’article 57 de la Loi peuvent donc être versés à la même catégorie de bénéficiaires (époux, conjoints de fait et enfants à charge), sauf si le décès des militaires est survenu entre le 13 mai 2005 et le 31 mars 2006. L’article 57 s’applique à compter de cette dernière date; pendant la période transitoire sont versés des paiements à titre gracieux.

[15]           En l’espèce, la Commission a conclu que les similitudes entre les affaires dont le Tribunal était déjà saisi et le cas où le décès du militaire est survenu pendant la période transitoire, c’est‑à‑dire pendant la période écoulée entre l’adoption de la Loi et son entrée en vigueur, étaient suffisantes pour justifier le renvoi de l’affaire au Tribunal. La logique m’apparaît simple. Si le Tribunal peut examiner la situation des membres de la famille qui sont inadmissibles au régime créé par la loi, pour quelle raison refuser d’examiner ce qui semble être un élargissement de l’application dudit régime aux cas où le décès est survenu pendant la période transitoire?

[16]           Par conséquent, le Tribunal est saisi des cas où il est question de militaires décédés après l’entrée en vigueur de la Loi, dont les membres de la famille ne sont pas des survivants au sens de la Loi. Le gouvernement a élargi l’application des prestations accordées aux survivants et aux enfants à charge en prévoyant le versement des paiements à titre gracieux dans les cas où le décès est survenu après l’adoption de la Loi, mais avant son entrée en vigueur. Manifestement, Mme Skaalrud ne pouvait pas bénéficier du programme de paiements à titre gracieux. Or, elle a été déboutée pour le même motif que celui qui aurait été invoqué dans le cas où son fils serait décédé après l’entrée en vigueur de la Loi. En ce qui concerne Mme Skaalrud, la seule différence est que sa plainte aurait été instruite par le Tribunal si les événements tragiques s’étaient produits après l’entrée en vigueur de la Loi, au même titre que les plaintes qui ont déjà été renvoyées au Tribunal. Toutefois, malgré le fait que le motif du refus des paiements à titre gracieux est exactement le même que celui invoqué quant au refus de l’indemnité de décès au titre de la Loi, le gouvernement fait valoir que l’instruction par le Tribunal ne s’applique pas dans le cas des affaires concernant le programme de paiements à titre gracieux.

II.                La décision

[17]           Compte tenu des circonstances fort semblables, la Commission a conclu que l’affaire concernant la famille de Braun Scott Woodfield devait être renvoyée au Tribunal. La Commission se fondait sur l’article 49 de la LCDP, dont voici le libellé :

Instruction des plaintes

Inquiries into Complaints

Instruction

Request for inquiry

49. (1) La Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle-ci, que l’instruction est justifiée.

49. (1) At any stage after the filing of a complaint, the Commission may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry into the complaint if the Commission is satisfied that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry is warranted.

Formation

Chairperson to institute inquiry

(2) Sur réception de la demande, le président désigne un membre pour instruire la plainte. Il peut, s’il estime que la difficulté de l’affaire le justifie, désigner trois membres, auxquels dès lors les articles 50 à 58 s’appliquent.

(2) On receipt of a request, the Chairperson shall institute an inquiry by assigning a member of the Tribunal to inquire into the complaint, but the Chairperson may assign a panel of three members if he or she considers that the complexity of the complaint requires the inquiry to be conducted by three members.

Présidence

Chair of panel

(3) Le président assume lui-même la présidence de la formation collégiale ou, lorsqu’il n’en fait pas partie, la délègue à l’un des membres instructeurs.

 

(3) If a panel of three members has been assigned to inquire into the complaint, the Chairperson shall designate one of them to chair the inquiry, but the Chairperson shall chair the inquiry if he or she is a member of the panel.

Exemplaire aux parties

Copy of rules to parties

(4) Le président met à la disposition des parties un exemplaire des règles de pratique.

 

(4) The Chairperson shall make a copy of the rules of procedure available to each party to the complaint.

Avocat ou notaire

Qualification of member

(5) Dans le cas où la plainte met en cause la compatibilité d’une disposition d’une autre loi fédérale ou de ses règlements d’application avec la présente loi ou ses règlements d’application, le membre instructeur ou celui qui préside l’instruction, lorsqu’elle est collégiale, doit être membre du barreau d’une province ou de la Chambre des notaires du Québec.

(5) If the complaint involves a question about whether another Act or a regulation made under another Act is inconsistent with this Act or a regulation made under it, the member assigned to inquire into the complaint or, if three members have been assigned, the member chairing the inquiry, must be a member of the bar of a province or the Chambre des notaires du Québec.

Argument présenté en cours d’instruction

Question raised subsequently

(6) Le fait qu’une partie à l’enquête soulève la question de la compatibilité visée au paragraphe (5) en cours d’instruction n’a pas pour effet de dessaisir le ou les membres désignés pour entendre l’affaire et qui ne seraient pas autrement qualifiés pour l’entendre.

(6) If a question as described in subsection (5) arises after a member or panel has been assigned and the requirements of that subsection are not met, the inquiry shall nevertheless proceed with the member or panel as designated.

[18]           La Commission a ainsi examiné un certain nombre de facteurs, y compris, évidemment, les similitudes entre la présente affaire et les plaintes qui avaient déjà été renvoyées au Tribunal. Aux fins de la présente demande, on ne saurait contester ces similitudes; seules les considérations relatives aux questions de droit soulevées par le gouvernement selon lesquelles la présente affaire ne relèverait pas de la compétence de la Commission sont pertinentes. Voilà les questions que soulève la présente demande de contrôle judiciaire.

[19]           J’examinerai les arguments avancés en l’espèce dans la partie des présents motifs consacrée à l’analyse. À ce stade, il suffit de reproduire le paragraphe 22 du rapport qui résume la décision de la Commission :

[traduction]

22.       La discrimination alléguée dans la présente plainte résulte de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre, qui est, de toute évidence, assujetti à la LCDP. Il en est ainsi (i) en raison de la nature quasi constitutionnelle de la LCDP, (ii) du fait que le Tribunal a instruit des affaires concernant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre, et (iii) du fait que la LCDP ne comporte aucune exception qui interdit les plaintes contre l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. Or, la question de savoir dans quelle mesure la LCDP s’applique pour contester un décret concernant des paiements à titre gracieux est une question de droit qui doit être examinée de façon plus approfondie à l’étape du Tribunal.

III.             Analyse

[20]           Selon le demandeur, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je retiens sans difficulté cette opinion, compte tenu de la décision de mon collègue, le juge O’Keefe, Canada (Procureur général) c Emmett, 2013 CF 610, le juge O’Keefe. Celui‑ci a conclu à l’application de l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364, [Halifax (Regional Municipality)], étant donné les similitudes existantes entre le régime fédéral et celui de la Nouvelle‑Écosse. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que la décision de la Nova Scotia Human Rights Commission selon laquelle la tenue d’une instruction était justifiée compte tenu des circonstances relatives à la plainte, était susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (par. 17). Je ne vois aucune raison de m’écarter de cette conclusion.

[21]           Le demandeur fait valoir qu’il convient d’énoncer le critère à appliquer, tout comme la Cour suprême l’a fait dans cet arrêt : « [L]a loi ou la preuve offre‑t‑elle un fondement raisonnable à la conclusion de la Commission selon laquelle la tenue d’une enquête est justifiée? » (par. 17). J’ajouterais que la Cour suprême a également affirmé au paragraphe 17 que le tribunal de révision doit hésiter à intervenir lorsqu’il s’agit d’une décision de renvoyer la plainte pour la tenue d’une instruction : « À mon avis, [l’arrêt Bell (1971)] de notre Cour ne devrait plus être suivi, et les cours de justice devraient faire preuve de grande retenue lorsqu’elles sont appelées à intervenir à cette étape initiale du processus. » Je conclus qu’il s’agit d’une condition essentielle en l’espèce.

[22]           C’est bel et bien l’essentiel de l’arrêt Halifax (Regional Municipality). Se reportant à l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, la Cour suprême souligne, au paragraphe 44 que « la raisonnabilité constitue une notion unique qui "s’adapte" au contexte particulier ». Les différentes solutions rationnelles acceptables varient selon le contexte du type particulier de décision et de tous les facteurs pertinents. Ainsi, les différentes solutions rationnelles acceptables varient selon « le contexte du type particulier de décision et de tous les facteurs pertinents ».

[23]           Par conséquent, le tribunal de révision est invité à faire preuve d’une grande retenue à l’égard d’une décision préliminaire, par exemple la décision de la Commission de renvoyer une plainte au Tribunal pour instruction, compte tenu de son pouvoir discrétionnaire. Selon le critère énoncé, le tribunal de révision doit se demander « si la loi ou la preuve offrait un fondement raisonnable à la décision de la Commission de renvoyer la plainte à une commission d’enquête » (par. 45, Halifax (Regional Municipality)). Le grand pouvoir discrétionnaire de la Commission justifierait l’application d’un critère peu contraignant, comme celui énoncé dans l’arrêt précité, consistant à s’attacher à la question de savoir « si quelque élément fondé sur la raison justifiait la tenue d’une enquête » (par. 49). L’hésitation à intervenir devrait jouer un rôle au premier plan dans la mission du tribunal de révision. Cette norme s’applique aussi bien au processus décisionnel qu’à l’issue de la décision :

[51]      Troisièmement, le critère préconisé traduit la déférence dont il convient de faire preuve envers la procédure de la Commission. La norme de la décision raisonnable commande une juste déférence envers non seulement la décision d’un tribunal administratif, mais également son processus décisionnel. Il découle clairement du critère que le tribunal de révision doit hésiter à intervenir avant que la commission d’enquête n’ait examiné au fond les points qui sous‑tendent la demande de contrôle judiciaire. Aussi, le tribunal de révision doit tenir compte de l’avantage qu’il y aurait à disposer de l’opinion réfléchie de la commission d’enquête et demeurer consciente du risque que l’affaire se prolonge indûment et que les questions à débattre se multiplient inutilement comme en l’espèce à cause d’une intervention judiciaire prématurée. Le tribunal de révision ne devrait surmonter sa réticence à intervenir que lorsque la loi ou la preuve n’offre aucun fondement raisonnable à la décision de la Commission selon laquelle, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il est justifié de nommer une commission d’enquête. [Je souligne.]

[24]           Il n’y a pas de doute, à mon avis, que le critère (consistant à se demander « si la loi ou la preuve offrait un fondement raisonnable à la décision de la Commission de renvoyer la plainte à une commission d’enquête ») énoncé dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) s’applique en l’espèce, compte tenu du grand pouvoir discrétionnaire accordé à la Commission. Encore une fois, par souci de commodité, je reproduis le paragraphe 49(1) de la LCDP :

Instruction

Request for inquiry

49. (1) La Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle‑ci, que l’instruction est justifiée.

49. (1) At any stage after the filing of a complaint, the Commission may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry into the complaint if the Commission is satisfied that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry is warranted.

[25]           Le procureur général a contesté le pouvoir discrétionnaire exercé par la Commission de renvoyer l’affaire au Tribunal, malgré le fait que ce dernier avait déjà été saisi d’affaires similaires, à l’exception des cas où le décès était survenu après l’entrée en vigueur de la Loi.

[26]           Si je comprends bien, le demandeur soutient que le versement des paiements à titre gracieux n’est pas visé par la portée de la LCDP. Deux arguments sont avancés à cet égard :

a)                  L’analyse effectuée par la Commission est incomplète et entachée d’irrégularités. Le demandeur semble contester le fait que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre fait l’objet d’une révision par le Tribunal. Soulignant que le Tribunal a statué et que les cours de justice ont confirmé que l’exercice du pouvoir discrétionnaire est susceptible de contrôle au titre de la LCDP, le demandeur fait valoir que la Commission devait examiner l’affaire de façon plus poussée. Le demandeur semble reprocher à la Commission de n’avoir pas conclu que le versement des paiements à titre gracieux aux termes du décret ne constituait pas une pratique, même s’il découlait de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. S’il ne constituait pas une pratique au sens de la LCDP, le versement des paiements à titre gracieux ne relevait donc pas de la compétence du Tribunal. Dans le même ordre d’idées, le demandeur soutient que la Commission aurait dû tenir compte de la nature des paiements à titre gracieux. L’existence de cette analyse incomplète et entachée d’irrégularités rendrait, à elle seule, la décision de la Commission déraisonnable.

b)                  Le versement de paiements à titre gracieux ne constitue pas une pratique discriminatoire, et ce, du fait que ces paiements tiennent au don; l’offre d’un don ne constitue pas une pratique qui fait l’objet d’un examen au titre de la LCDP.

[27]           Ni l’un ni l’autre de ces arguments ne me convainquent que la décision préliminaire de renvoyer l’affaire au Tribunal, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, justifie l’intervention de la Cour.

[28]           En ce qui concerne le premier argument, le demandeur invite la Cour à intervenir parce que la Commission n’a pas procédé à l’analyse approfondie que le Tribunal effectuerait. Contrairement à ce que le demandeur affirme dans son mémoire (par. 29), le recours à article 49 de la LCDP ne repose pas sur l’existence d’une [traduction] « preuve suffisante permettant de justifier l’instruction à cette étape suivante ». Au contraire, selon la LCDP, la Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander l’instruction de celle‑ci, si elle le juge nécessaire. En fait, c’est le genre d’analyse précise qui aurait été justifiée suivant l’arrêt Bell c Ontario Human Rights Commission, [1971] RCS 756. Or, c’est précisément le précédent que l’arrêt Halifax (Regional Municipality) écarte.

[29]           La Commission a un rôle fort limité, mais elle jouit d’un pouvoir discrétionnaire très vaste. Il faut faire preuve de prudence et revenir à la nature exacte de sa mission. La Commission ne fait que décider, à l’égard d’une plainte, « compte tenu des circonstances relatives à celle‑ci » si « l’instruction est justifiée ». La caractérisation de la décision rendue par la Commission joue un rôle important. Là encore, l’arrêt Halifax (Regional Municipality) se révèle utile :

[19]      J’abonde pour ma part dans le sens de la Cour d’appel.  Lorsqu’elle décide de confier l’examen d’une plainte à une commission d’enquête, la Commission ne conclut pas que la plainte tombe sous le coup de la Loi. Suivant le régime législatif, la Commission est plutôt appelée à exercer des fonctions d’examen préalable et d’administration. Elle peut notamment renvoyer la plainte à une commission d’enquête pour que cette dernière tranche une question de compétence.

[30]           En l’espèce, le demandeur aurait voulu que la Commission tranche la question de compétence. Il souhaiterait que la Commission effectue une analyse complète même à l’étape préliminaire parce qu’il veut faire valoir que la plainte ne tombe pas sous le coup de la LCDP. Or, il semble que ce soit précisément ce que la Commission ne doit pas faire. La raison de principe justifiant d’éviter un tel exercice semble reposer sur le fait qu’« une cour de justice ne serait pas aussi encline à convenir que l’on peut déterminer si un logement est "indépendant" en recourant, comme la Cour dans Bell (1971), à une interprétation abstraite, sans égard au contexte de la disposition en cause au sein d’un régime de droits de la personne à la fois spécialisé et quasi constitutionnel » (par. 34, Halifax (Regional Municipality)). Demander à la Commission d’examiner de façon approfondie la compétence du Tribunal d’instruire la plainte nous ramènerait à l’arrêt Bell (1971), précité. La Cour suprême exhorte le tribunal de révision à éviter de le faire.

[31]           Le deuxième argument avancé par le demandeur ne s’en tire pas mieux. Le dossier dont dispose la Cour est de toute évidence limité, vu que l’affaire n’a pas été instruite par le Tribunal, qui sera saisi des faits entourant les paiements à titre gracieux. À ce stade préliminaire, il n’est pas tout à fait invraisemblable d’estimer que les paiements à titre gracieux ont été versés aux survivants et aux enfants à charge comme si la Loi, adoptée le 13 mai 2005, était entrée en vigueur à cette même date. Le législateur s’est prononcé au regard de la Loi, mais le régime visé n’a pas été mis en œuvre, de sorte que les survivants et les enfants à charge qui en auraient autrement bénéficié n’ont pas eu droit au bénéfice de la loi. Le fait d’élargir la protection de la Loi à la date de son adoption aurait pour effet de corriger cette injustice apparente. C’est ce qui semble s’être produit dans le cas du décret. Ainsi, la catégorie des bénéficiaires est élargie au titre de la prérogative royale en recourant au versement des paiements à titre gracieux.

[32]           Si la Loi met en place une « pratique » pouvant faire l’objet d’un examen par le Tribunal, de telle sorte que celui‑ci puisse être saisi des cas des membres de la famille des militaires décédés en service après le 1er avril 2006, il est difficile d’affirmer que la même « pratique » appliquée par décret à la même catégorie de personnes ne peut pas constituer une pratique et que la Commission commettrait une erreur susceptible de contrôle en renvoyant l’affaire au Tribunal.

[33]           Comme nous l’avons vu, le Tribunal est déjà saisi de la situation des membres de la famille, autres que les survivants et les enfants à charge, dans le cas des bénéficiaires du régime prévu par la Loi à la date de son entrée en vigueur. La Commission souhaite élargir la portée de l’affaire soumise au Tribunal à la période allant du 13 mai 2005, date de l’adoption de la Loi, au 1er avril 2006, parce que la catégorie de personnes visées semble avoir été élargie au moyen d’un décret du pouvoir exécutif. Est‑ce raisonnable? Peut‑on se demander à ce stade, pour reprendre les propos de la Cour suprême, si la loi ou la preuve offre un fondement raisonnable à la conclusion de la Commission selon laquelle la tenue d’une enquête est justifiée? Je ne le crois pas.

[34]           Selon le demandeur, il demeure que les paiements à titre gracieux constituent des dons qui ne sauraient faire l’objet de la LCDP. Le demandeur semble affirmer que les dons ne constituent pas une pratique visée par la Loi. À mon avis, il ne s’agit pas d’une question à trancher après coup. Compte tenu du dossier, tout ce que nous savons c’est que le gouvernement a choisi de verser des paiements à une catégorie de personnes remarquablement semblable à la catégorie visée par la Loi. La seule différence tient au fait que l’une des catégories est visée par un régime prévu par la loi alors que l’autre est visée par un régime fondé sur la prérogative royale. Dans les deux cas, les fonds publics proviennent du Trésor (voir la définition énoncée à l’article 2 de la Loi sur la gestion des finances, LRC, 1985, c F-11), et les paiements sont autorisés au moyen de crédits. Et il se trouve que la situation des personnes qui forment cette deuxième catégorie s’applique à la période écoulée entre l’adoption de la Loi et son entrée en vigueur. Cette situation nous ramène au « fameux critère du canard ». Dans Dole c William Enterprises, Inc, 876 F (2d) 186 (DC Cir 1989), ce critère revêt un caractère juridique :

[traduction]
VU que la chose ressemble à un canard, se dandine comme un canard et cancane comme un canard, NOUS CONCLUONS DONC qu’il s’agit d’un canard.

(Voir Hussain c Obama, 718 F (3d) 964 (DC Cir 2013) pour une application plus récente de ce critère.)

Si le Tribunal est appelé à étudier le cas des paiements versés aux personnes devenues admissibles après la sanction royale, est‑il déraisonnable qu’il étudie les paiements visant une période antérieure au motif qu’ils ne constituent pas une pratique? Il est possible d’affirmer que le versement des paiements aux termes de la Loi ne constitue pas une pratique discriminatoire au sens de la LCDP. Par conséquent, le versement des paiements à titre gracieux à l’égard des évènements survenus après l’adoption de la Loi mais avant la sanction royale ne constitue pas non plus une pratique discriminatoire. Il appartiendrait alors au Tribunal d’examiner et de trancher cette question, ce qu’il ne peut pas faire, selon le demandeur, parce que la Commission aurait dû estimer que la question ne relève pas de sa compétence.

[35]           Selon le deuxième argument avancé, les paiements en question ne font pas l’objet de la LCDP car ils tiennent aux dons. Le demandeur a invoqué des précédents, selon lesquels le versement des paiements à titre gracieux relève du pouvoir discrétionnaire parce que les bénéficiaires ne jouissent d’aucun droit juridique à cet égard. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. Comme Hogg et Monahan l’indiquent dans l’ouvrage Liability of the Crown (PW Hogg et PJ Monahan, Liability of the Crown, 3e éd (Toronto : Carswell, 2000)) :

[traduction]
Il y a deux types de paiements à titre gracieux. L’un constitue une réponse ponctuelle à un besoin peu susceptible de se répéter, vise un événement unique et ne donne pas lieu à une obligation morale ou politique dans d’autres cas. L’autre est régi par une politique écrite et publiée. Ce deuxième type de paiement relève du pouvoir discrétionnaire seulement en théorie, car il est difficile pour le gouvernement de rétracter une politique annoncée. (suivant le par. 6.6(8), indemnité fondée sur le niveau de risque, note de bas de page 230)

En ce qui concerne la deuxième catégorie, il s’agirait de savoir si un programme d’indemnisation qui ne repose pas sur la loi mais plutôt sur la prérogative royale peut être examiné sur un fondement différent. Les dons versés en raison de motifs de distinction illicite à une catégorie de personnes revêtent‑ils un caractère moins discriminatoire que les dons prévus par la loi? En l’espèce, le gouvernement se résume à dire que, dans la mesure où il s’agit de dons, les paiements en question peuvent constituer une pratique discriminatoire. Je n’arrive pas à comprendre comment la nature juridique d’un paiement peut faire obstacle à ce stade préliminaire du renvoi par la Commission d’une affaire pour instruction à l’argument qu’il s’agit d’une pratique discriminatoire au sens de la LCDP.

[36]           À mon avis, la question à trancher reposerait sur le versement de paiements à titre gracieux pour justifier une pratique discriminatoire si le Tribunal devait conclure que le programme mis en place sous le régime de la Loi elle‑même a un caractère discriminatoire au sens de la LCDP. Autrement dit, si la loi met en place un programme discriminatoire au sens de la LCDP, l’élargissement de la portée du même programme au moyen d’un décret du pouvoir exécutif (les paiements à titre gracieux versés au même titre) ne saurait justifier la pratique en question au motif qu’il s’agit de dons s’appliquant à cette catégorie de personne.

[37]           Il appartiendrait au Tribunal, compte tenu d’un dossier plus étoffé que celui dont dispose la Cour, de statuer à cet égard. Contrairement à ce que soutient le demandeur, il n’est pas déraisonnable de renvoyer une affaire de cette nature au Tribunal pour qu’il procède à un examen approfondi. On ne saurait dire que la loi ou la preuve n’offre pas de fondement raisonnable pour justifier le renvoi de l’affaire pour instruction.

[38]           En définitive, le demandeur voudrait que la Cour adopte la démarche que le tribunal de révision est invité à éviter :

Il découle clairement du critère que le tribunal de révision doit hésiter à intervenir avant que la commission d’enquête n’ait examiné au fond les points qui sous‑tendent la demande de contrôle judiciaire. (par. 51, Halifax (Regional Municipality))

[39]           En résumé, le demandeur aurait voulu que la Commission effectue une analyse approfondie, même si le paragraphe 49(1) de la LCDP ne semble pas l’exiger. Selon le demandeur, si elle avait effectué l’examen, la Commission aurait conclu que le pouvoir discrétionnaire du ministre invoqué pour élargir la portée du programme ne constitue pas une pratique interdite. La décision de la Commission de ne pas procéder à une telle analyse est considérée comme entachée d’erreur et donc déraisonnable. À mon avis, l’arrêt Halifax (Regional Municipality) suffit à réfuter cet argument. Le rôle administratif et d’examen préalable que joue la Commission ne se prête pas aussi bien à l’analyse demandée que le rôle du Tribunal. Il y a lieu d’accorder la retenue qui s’impose à l’égard du processus décisionnel de la Commission. Le demandeur n’a pas démontré que la loi ou la preuve n’offre pas de fondement raisonnable pour écarter la tenue d’une enquête. Selon le deuxième argument, les paiements à titre gracieux ne sauraient constituer une pratique interdite. Il ne s’agit certainement pas d’un élément facilement déterminable. Il est raisonnable de laisser le Tribunal, compte tenu d’un dossier étoffé, de trancher cette question. Il appartiendrait au Tribunal de déterminer si, dans le cas d’un don, qui n’est pas assorti de droits juridiques ni de responsabilités, le gouvernement peut faire une distinction illicite entre différentes catégories de personnes, soit parce que les paiements à titre gracieux sont complètement exclus de l’examen, soit parce qu’ils ne sauraient constituer une pratique interdite au sens de la LCDP. Ce n’est que dans le cas où la loi ou la preuve n’offre pas de fondement raisonnable pour écarter la tenue d’une enquête que l’intervention du tribunal de révision sera justifiée. Ce sont les arguments mêmes avancés par le demandeur qui exigent que l’affaire soit examinée d’une façon plus approfondie par le Tribunal.

[40]           Je reviens au point de départ. En l’espèce, il ne s’agit pas de déterminer si le régime créé par le législateur en vue de verser des indemnités de décès aux survivants et aux enfants à charge est discriminatoire au sens de la LCDP. La Cour n’est pas non plus appelée à décider si un programme fondé sur la prérogative royale est discriminatoire. La Cour conclut que la Commission n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle judiciaire lorsqu’elle a renvoyé la plainte au Tribunal en jugeant qu’une instruction était justifiée. J’estime que l’argument du demandeur portant que les paiements à titre gracieux ne tombent pas sur le coup de la LCDP du fait qu’ils ne font pas l’objet de l’article 5 de la LCDP soulève une question qui devrait être soumise à l’examen; la loi offre en effet un fondement raisonnable pour justifier le renvoi de l’affaire au Tribunal. La question ne se prête pas à une réponse précise permettant de faire obstacle à l’examen visé. En l’espèce, le juge saisi d’une demande de contrôle judiciaire doit faire preuve de retenue.

[41]           La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. La demande n’ayant pas été contestée, aucuns dépens ne seront adjugés.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée sans frais.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1223-13

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c BEVERLEY SKAALRUD

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 2 juin 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 22 AOÛT 2014

 

COMPARUTIONS :

Catherine A. Lawrence

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Aucune comparution

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Aucune comparution

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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