Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140808


Dossier : T -1352-13

Référence : 2014 CF 789

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 8 août 2014

En présence de monsieur le juge O’Keefe

Entre :

ZIAD EL SHURAFA

demandeur

et

Le procureur général du Canada

défendeur

Jugement et motifs

I.                   La nature de l’instance

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de Passeport Canada de délivrer au demandeur un passeport assorti de restrictions géographiques.

[2]               Le demandeur sollicite une ordonnance annulant la décision et enjoignant à Passeport Canada de lui délivrer un passeport non assorti de restrictions de déplacements.

II.                Le contexte

[3]               Le demandeur exploite aux Émirats arabes unis une entreprise de consultation en immigration qui dessert plusieurs pays différents, dont le Canada. Le 10 mai 2012, il a été accusé de huit infractions d’incitation à faire des présentations erronées au titre de l’article 126 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). Il était à l’extérieur du pays à ce moment-là, mais il est revenu au Canada volontairement pour faire face aux accusations, étant entendu qu’il serait remis en liberté sur son propre engagement. C’est ce que le tribunal a fait, mais il a également exigé que le demandeur réside à une adresse à Dubaï.

[4]               Alors qu’il était au Canada, le demandeur a constaté que toutes les pages du passeport qu’il possédait étaient remplies. Il a présenté une demande de renouvellement de passeport à Passeport Canada.

III.             La décision

[5]               Un nouveau passeport a été délivré au demandeur, mais il était assorti d’une restriction selon laquelle il était valide uniquement pour des déplacements aux Émirats arabes unis. Un enquêteur a expliqué la raison de cette restriction dans une lettre datée du 21 juin 2013. Il a indiqué que l’alinéa 9b) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86, autorisait Passeport Canada à refuser de délivrer un passeport à une personne accusée d’un acte criminel, tandis que l’alinéa 9d) l’autorisait à refuser de délivrer un passeport à une personne frappée d’une interdiction de quitter le pays selon différentes conditions.

[6]               L’enquêteur a par la suite déclaré que, depuis la création du Plan d’action national de lutte contre la traite de personnes (le Plan d’action national) en avril 2012, son bureau avait revu ses priorités, plus particulièrement concernant les personnes accusées d’actes criminels relatifs à la traite de personnes et à la migration illégale. Étant donné que le demandeur avait été accusé en vertu de l’article 126 de la Loi, Passeport Canada a décidé de refuser de lui délivrer un passeport ordinaire. Toutefois, en raison du fait que le tribunal avait exigé que le demandeur vive à Dubaï, Passeport Canada a décidé de lui délivrer un passeport qui l’autorisait à se déplacer entre le Canada et les Émirats arabes unis, mais uniquement entre ces pays.

IV.             Les faits subséquents

[7]               Le défendeur soutient que Passeport Canada a cessé d’exister en juillet 2013, lorsque le Décret sur les passeports canadiens a été modifié pour transférer la responsabilité de la délivrance des passeports au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (TR/2013‑57, article 2). Je continuerai toutefois à mentionner Passeport Canada, puisque c’est l’entité qui a rendu la décision, et je citerai la version du Décret sur les passeports canadiens qui était en vigueur lorsque la décision a été rendue.

V.                Les questions en litige

[8]               Le demandeur a soulevé les cinq questions suivantes :

a)      La décision de Passeport Canada de délivrer au demandeur un passeport assorti de restrictions était‑elle raisonnable?

b)      La procédure entreprise par Passeport Canada pour prendre sa décision était-elle fondamentalement équitable?

c)      La décision de Passeport Canada, en ce qu’elle était contraire aux engagements pris par le procureur de la Couronne et auxquels le demandeur avait convenu et en fonction desquels il a agi à son détriment, était‑elle fondamentalement inéquitable?

d)     Passeport Canada a-t-il fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée qu’elle a tirée d’une manière abusive ou arbitraire?

e)      Passeport Canada est-il autorisé à délivrer des passeports assortis de restrictions de déplacements?

[9]               Le défendeur répond qu’il y a seulement deux questions en litige :

a)      La décision est-elle correcte?

b)      La décision est-elle raisonnable?

[10]           Par souci de commodité analytique, j’examinerai les questions suivantes :

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

B.                 Passeport Canada peut-il délivrer des passeports assortis de restrictions de déplacements?

C.                 Le processus était-il inéquitable?

D.                La décision était-elle déraisonnable?

E.                 Quelle est la mesure de réparation appropriée, le cas échéant?

VI.             Les observations écrites du demandeur

[11]           Le demandeur soutient que la décision devrait être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable.

[12]           Le demandeur souligne qu’un employé de Passeport Canada a écrit ce qui suit dans un courriel : [traduction] « Compte tenu des restrictions que lui a imposées le tribunal et de la lettre que nous avons reçue de la part de son avocat, nous rédigeons à l’heure actuelle une lettre de refus, accompagnée d’une réponse aux préoccupations de son avocat. » Selon le demandeur, ce fondement pour la décision était erroné. En effet, l’engagement prévoyait uniquement une restriction de résidence standard et n’a aucune incidence sur les déplacements. De plus, il critique Passeport Canada pour avoir arbitrairement omis de se renseigner de quelque manière que ce soit concernant ce qu’il avait prétendument fait ou la question de savoir s’il y avait des ententes avec le procureur de la Couronne. En effet, le demandeur fait valoir qu’une telle conduite ne correspond pas à l’obligation d’équité procédurale à laquelle il a droit.

[13]           En outre, Passeport Canada a justifié sa décision en invoquant des préoccupations concernant la traite de personnes et la migration illégale. Le demandeur soutient toutefois que les actes criminels dont il est accusé ne répondent pas à l’une ou à l’autre définition. Il est plutôt uniquement accusé d’avoir incité des résidents permanents à mentir sur la durée de leur séjour dans le pays de manière à obtenir leur citoyenneté, et cette activité ne ressemble en rien aux actes criminels odieux que décrit le Plan d’action national. En effet, le Plan d’action national énumère de façon précise les mesures législatives mises en œuvre par le Canada pour lutter contre la traite de personnes, et l’article 126 de la Loi n’apparaît pas parmi ces mesures.

[14]           Le demandeur prétend de plus que Passeport Canada a agi de façon inéquitable, parce que ses actes violaient l’entente conclue avec le poursuivant. Il soutient avoir convenu de revenir au Canada pour faire face aux accusations uniquement s’il ne faisait pas l’objet de restrictions de déplacements pendant l’instruction de l’affaire. Comme la Couronne est indivisible, Passeport Canada était également lié par cette entente, et il en aurait eu connaissance s’il avait fait le moindre effort pour se renseigner. Le poursuivant a conclu cet engagement directement avec le tribunal et il irait à l’encontre du bon sens et de la logique de permettre à la Couronne de revenir sur cette entente en plaçant Passeport Canada dans un univers distinct.

[15]           Enfin, le demandeur soutient qu’aucune disposition du Décret sur les passeports canadiens n’autorise la délivrance de passeports assortis de restrictions géographiques. En l’espèce, Passeport Canada n’a ni révoqué le passeport ni omis de le renouveler et il n’aurait pas été en mesure de le faire en raison de l’ordonnance du tribunal. Passeport Canada a simplement délivré le passeport, et, une fois que cela est fait, rien ne lui permet de restreindre l’utilisation de celui-ci par le citoyen. Malgré la preuve selon laquelle Passeport Canada délivre ces types de passeports à maintes reprises chaque année, des décisions illégales ne deviennent pas légales simplement parce qu’elles sont prises couramment sans que quiconque s’y oppose.

VII.          Les observations écrites du défendeur

[16]           Le défendeur soutient que la norme de la décision correcte est la norme de contrôle applicable aux questions concernant l’équité procédurale ainsi que le pouvoir de Passeport Canada et que la norme de la décision raisonnable est la norme pour les autres questions.

[17]           Selon le défendeur, même si le Décret sur les passeports canadiens ne mentionne pas expressément les passeports assortis de restrictions géographiques, il les permet. Les passeports demeurent toujours la propriété de Sa Majesté du chef du Canada, et les requérants n’y ont pas droit. En l’espèce, il existait des motifs pour refuser la délivrance du passeport, puisque le demandeur avait été accusé d’actes criminels, et la définition du mot « passeport » n’exige pas qu’il puisse être utilisé partout. Un passeport doit plutôt simplement faciliter les déplacements et c’est ce que font les passeports assortis de restrictions géographiques. De plus, le défendeur soutient qu’il suffit que les passeports soient selon « la forme prescrite par le ministre », et, en l’espèce, la forme prescrite comportait des restrictions géographiques. Enfin, la délivrance des passeports est une question de prérogative royale et le Décret sur les passeports canadiens ne diminue pas ni ne circonscrit ce pouvoir. En fait, le défendeur soutient que la Cour d’appel fédérale a reconnu le pouvoir de délivrer des pouvoirs assortis de restrictions dans l’arrêt Kamel c Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 RCF 449 (Kamel), au paragraphe 62. Le défendeur fait également valoir que le passeport délivré constitue une limite raisonnable et justifiable de la liberté de circulation du demandeur.

[18]           Le défendeur conteste l’argument du demandeur concernant l’indivisibilité de la Couronne. Il incombait au demandeur de faire enquête sur toutes les conséquences qui pouvaient découler des accusations. Ni le procureur de la Couronne ni le tribunal provincial n’ont le pouvoir de délivrer ou de révoquer des passeports et ni l’un ni les autres n’ont prétendu posséder un tel pouvoir. À son avis, l’exercice des fonctions du ministre ne peut être entravé en raison d’une chose qu’un procureur aurait ou n’aurait pas faite.

[19]           De plus, le Plan d’action national a été mentionné purement à des fins explicatives et ne reflétait aucun malentendu quant à la nature des infractions dont le demandeur est accusé. Le défendeur soutient néanmoins que ces accusations sont graves et vont à l’encontre des objectifs de politique de Passeport Canada. Les actions de ce dernier étaient justifiées.

[20]           Le défendeur soutient que la décision était également équitable du point de vue procédural. Le demandeur a pleinement eu la possibilité de participer au processus et des motifs lui ont été fournis pour le refus. Par ailleurs, la Loi crée un pouvoir discrétionnaire de refuser de délivrer un passeport lorsqu’une personne est accusée d’un acte criminel. Ainsi, aucun manquement à l’équité procédurale n’aurait pu avoir d’incidence sur l’issue de l’affaire.

[21]           Enfin, le défendeur soutient qu’il y avait seulement deux issues raisonnables dans les circonstances : un refus pur et simple ou la délivrance d’un passeport assorti de restrictions géographiques. Compte tenu de l’engagement exigeant que le demandeur vive à Dubaï, la deuxième issue a été choisie. Celle-ci était raisonnable et elle était étayée par la lettre de décision et le dossier.

VIII.       Analyse

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

[22]           Si la jurisprudence a déjà arrêté la norme de contrôle devant s’appliquer à une question, la cour de révision peut adopter cette norme (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir), au paragraphe 57).

[23]           Dans Pavicevic c Canada (Procureur général), 2013 CF 997, 20 Imm LR (4th) 37 (Pavicevic), au paragraphe 27, la juge Cecily Strickland a déclaré que le pouvoir de Passeport Canada de faire une chose devait être assujetti à la norme de la décision correcte et a cité le paragraphe 59 de Dunsmuir, qui créait une présomption selon laquelle la norme de la décision correcte était la norme pour les véritables questions de compétence. Toutefois, dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 34, le juge Marshall Rothstein s’est demandé si cette catégorie existait toujours. Ainsi, puisque de telles questions comportent toujours l’interprétation de la loi constitutive d’un décideur, il y a lieu de présumer que la norme devant s’appliquer est la norme de la décision raisonnable. En l’espèce, Passeport Canada interprétait le Décret sur les passeports canadiens, de sorte que la présomption s’applique.

[24]           Le Décret sur les passeports canadiens a été promulgué en vertu de la prérogative royale en matière de passeports (voir le paragraphe 4(3)), et les tribunaux déterminent habituellement la portée de tels pouvoirs. Dans l’arrêt Black c Canada (Prime Minister), 54 OR (3d) 215, 199 DLR (4th) 228 (CA), au paragraphe 26, la Cour d’appel de l’Ontario a fait observer que [traduction] « [l]a prérogative est un rameau de la common law, puisque les décisions des tribunaux établissent à la fois son existence et sa portée ». Elle a par la suite déclaré au paragraphe 29 : [traduction] « Il incombe au tribunal de déterminer si une prérogative existe et, si c’est le cas, il doit en déterminer la portée, de même que la question de savoir si une loi l’a évincée. » La Cour a exprimé ce même sentiment dans Khadr c Canada (Procureur général), 2006 CF 727, [2007] 2 RCF 218 (Khadr), au paragraphe 88.

[25]           Par conséquent, si, selon l’interprétation de Passeport Canada, le Décret sur les passeports canadiens lui donne des pouvoirs non envisagés par la prérogative royale en matière de passeports, aucune déférence ne lui est alors due, aussi raisonnable que cette interprétation puisse être. À mon avis, il s’agit d’une question constitutionnelle, parce qu’elle concerne le partage des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif, et, à l’égard de telles questions, la norme de contrôle est la norme de la décision correcte (voir Dunsmuir, au paragraphe 58). Il incombe toujours aux tribunaux de définir l’étendue de tels pouvoirs, et la Couronne ne devrait pas bénéficier de plus de déférence à l’égard de cette question simplement parce qu’elle a prononcé un décret qui doit être interprété par le décideur.

[26]           Quant aux questions d’équité procédurale, je suis d’accord avec le défendeur que la norme applicable est la norme de la décision correcte (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 CSC 339 (Khosa), au paragraphe 43). Les personnes concernées par une décision doivent pouvoir jouir des droits procéduraux auxquels elles ont droit, bien qu’il puisse parfois y avoir abstention d’accorder réparation si l’erreur procédurale « est un vice de forme et n’entraîne aucun dommage important ni déni de justice » (Khosa, au paragraphe 43).

[27]           Le demandeur a aussi initialement invoqué une violation de l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi sur le Canada de 1982 (R‑U), 1982, c 11. Le demandeur n’a pas fait valoir cette question dans ses observations écrites, mais il l’a mentionnée de nouveau à l’audience. Le demandeur n’a cependant pas contesté la validité constitutionnelle de l’alinéa 9b) du Décret sur les passeports canadiens ni celle d’aucune autre disposition. Le demandeur allègue plutôt que la décision en cause porte atteinte à ses droits et que, par conséquent, elle ne commande pas automatiquement l’application de la norme de contrôle de la décision correcte (voir Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395, aux paragraphes 23 à 58). Je prendrai quand même en compte l’importance du droit garanti par la Charte qui est en cause lors de mon examen de la légalité de la décision de Passeport Canada.

[28]           Quant aux autres questions, je suis d’accord avec les deux parties que la jurisprudence a établi de façon satisfaisante que la norme de contrôle applicable était la norme de la décision raisonnable (voir Pavicevic, au paragraphe 27; Villamel c Canada (Procureur général), 2013 CF 686, au paragraphe 30 (disponible sur CanLII)). Cela signifie que je ne devrais pas intervenir si la décision est transparente, justifiable et intelligible et qu’elle appartient aux issues acceptables (voir Dunsmuir, au paragraphe 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 (Newfoundland Nurses), au paragraphe 16). Comme l’a statué la Cour suprême dans l’arrêt Khosa, aux paragraphes 59 et 61, une cour de révision qui se penche sur le caractère raisonnable d’une décision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable, pas plus qu’elle ne peut soupeser à nouveau la preuve.

B.                 Passeport Canada peut-il délivrer des passeports assortis de restrictions géographiques?

[29]           Je suis d’accord avec le défendeur que Passeport Canada avait le pouvoir de délivrer un passeport assorti de restrictions géographiques. Même si le Décret sur les passeports canadiens ne contient pas le pouvoir précis de limiter la validité des passeports, le paragraphe 4(1) prévoit qu’« un passeport peut être délivré » à toute personne qui est citoyen canadien. Selon la définition de l’article 2, un passeport est « un document officiel canadien qui établit l’identité et la nationalité d’une personne afin de faciliter les déplacements de cette personne hors du Canada ». Rien dans cette définition n’exige que le passeport facilite les déplacements partout hors du Canada. Je suis convaincu que les passeports assortis de restrictions géographiques facilitent en effet les déplacements hors du Canada et leur délivrance est par conséquent autorisée en vertu du paragraphe 4(1). J’estime également qu’il relève de la prérogative royale en matière de passeports d’uniquement demander à des pays précis le libre passage pour le titulaire et que le paragraphe 4(3) prévoit la conservation de ce pouvoir. En effet, comme le défendeur l’a souligné à juste titre, la possibilité de délivrer un passeport à durée de validité limitée faisait partie du motif pour lequel la Cour d’appel fédérale a statué que le refus de délivrer un passeport portait une atteinte minimale aux droits en cause dans l’arrêt Kamel (au paragraphe 62).

C.                 Le processus a‑t‑il été inéquitable?

[30]           Le demandeur soutient que Passeport Canada a injustement omis de se renseigner sur son entreprise, sa situation familiale, la nature des actes criminels qu’il aurait commis et les ententes conclues avec les procureurs.

[31]           Il ne fait pas de doute que Passeport Canada avait l’obligation d’être équitable (voir Khadr, au paragraphe 35, et Pavicevic, aux paragraphes 28 et 29). Le contenu de cette obligation est cependant variable (voir Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193 (Baker), au paragraphe 21). Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504, au paragraphe 42, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :

L’obligation d’équité ne s’applique pas de la même manière dans tous les cas. Certains facteurs à considérer sont énoncés dans Baker, soit (i) « la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir » (par. 23), (ii) « la nature du régime législatif et les "termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question" » (par. 24), (iii) « l’importance de la décision pour les personnes visées » (par. 25), (iv) « les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision » (par. 26) et (v) « les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand l’organisme a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances » (par. 27). Certes, d’autres arrêts ont ajouté des éléments à cette liste, mais il faut retenir que dans un cas donné, la nature de l’obligation dépendra des circonstances particulières de l’affaire. L’obligation prépondérante est l’équité, et cette notion « centrale » d’« exercice équitable du pouvoir » ne saurait être diluée ou occultée par des énumérations judiciaires utiles, mais non exhaustives.

[32]           Je conviens avec le demandeur que cet arrêt était important (voir Khadr, aux paragraphes 113 à 115). Toutefois, cette importance à elle seule ne signifie pas nécessairement que Passeport Canada était tenu d’entreprendre une enquête indépendante. L’arrêt lui-même est essentiellement un arrêt de nature administrative et il présente peu de ressemblance avec le processus d’adjudication qu’utilise la Cour. Au moment de l’arrêt, l’article 5 du Décret sur les passeports canadiens était rédigé ainsi :

5. Un passeport n’est délivré que si une demande est présentée à Passeport Canada selon les modalités de forme et de présentation qu’il établit et avec les renseignements, documents et déclarations qu’il spécifie.

5. No passport shall be issued to any person unless an application is made to Passport Canada by the person in the form and manner established by Passport Canada and containing the information, materials and declarations specified by Passport Canada.

[33]           Bien que Passeport Canada n’ait pas précisé les renseignements en cause en l’espèce, la disposition indique qu’il incombe principalement aux requérants de fournir les renseignements à l’appui de leur demande. En l’espèce, tous les renseignements qui, selon le demandeur, ont été négligés étaient des renseignements dont il avait personnellement connaissance et qu’il aurait pu mentionner facilement. De plus, l’article 8 autorisait Passeport Canada à demander des renseignements supplémentaires au demandeur, mais cela ne signifie pas que Passeport Canada soit tenu de le faire s’il envisage le rejet de la demande. De même, le demandeur ne m’a rien indiqué qui aurait pu créer chez lui une attente légitime que Passeport Canada recherche des faits pour appuyer sa demande.

[34]           Finalement, je constate que, dans la lettre de décision même, Passeport Canada a offert au demandeur la possibilité de fournir plus de renseignements. Voici ce qui était écrit à la page 2 :

[traduction]

Si vous désirez présenter des faits supplémentaires, des renseignements atténuants ou des corrections à l’égard de renseignements erronés qui nous feraient examiner à nouveau notre décision de refuser de délivrer un passeport, vous devez le faire par écrit, et vos observations doivent être reçues à ce bureau au plus tard le 21 juillet 2013.

[Souligné dans l’original.]

[35]           Le demandeur ne s’est jamais prévalu de cette possibilité, choisissant plutôt d’utiliser la voie du contrôle judiciaire comme il avait le droit de le faire. Il ne peut toutefois pas soutenir maintenant que Passeport Canada a omis de découvrir des faits pertinents de façon indépendante, alors que Passeport Canada lui a expressément donné la possibilité de présenter ces renseignements en réponse à son refus de délivrer le passeport. À mon avis, l’obligation d’équité n’exigeait pas que Passeport Canada fasse autre chose.

[36]           Le demandeur soutient également que la décision était fondamentalement inéquitable, parce qu’elle était contraire à l’entente conclue avec le poursuivant. Je ne sais pas trop si le demandeur fait valoir cette prétention en guise d’argument procédural suivant la doctrine de l’attente légitime ou s’il affirme que cela lui donnait fondamentalement le droit à un passeport non assorti de restrictions. Quoi qu’il en soit, le demandeur décrit bien l’essentiel de cette prétention lorsqu’il indique au paragraphe 76 de son mémoire que Passeport Canada n’a pas [traduction] « le droit de revenir sur un engagement conclu par un avocat de la Couronne fédérale qui a été présenté au tribunal et en vertu duquel le demandeur a été mis en accusation et libéré [selon] des conditions convenues. »

[37]           Le demandeur n’a cependant présenté aucune preuve d’un tel engagement. Selon la preuve présentée, il a indiqué à son avocat qu’il souhaitait être remis en liberté et ne pas faire l’objet de restrictions en matière de déplacements internationaux, mais il ne dit pas si le procureur de la Couronne a fait des promesses à cet égard. L’engagement lui-même n’impose pas de restrictions en matière de déplacements, mais il ne les interdit pas non plus. Il est muet sur la question. Un procureur peut estimer qu’il n’est pas convenable de demander des restrictions en matière de déplacements, mais ce n’est pas la même chose qu’une promesse que de telles restrictions de déplacements ne seront pas imposées par un autre mécanisme juridique. Si le procureur avait fait une telle promesse devant le tribunal, je m’attendrais à ce qu’il y ait une transcription pour le démontrer. Le demandeur n’en a soumis aucune. Il n’y a pas non plus d’entente écrite à cette fin, pas plus qu’il n’y a d’affidavit du procureur ou de l’avocat du demandeur indiquant qu’il y avait une entente verbale. En conséquence, je ne suis pas convaincu qu’il y avait un engagement.

[38]           Ainsi, il n’est pas nécessaire que j’examine l’effet qu’un tel engagement aurait eu sur Passeport Canada.

D.                La décision était-elle déraisonnable?

[39]           Le demandeur s’est demandé si l’enquêteur qui a rédigé la lettre contenant les motifs était réellement le décideur. J’estime que cela importe peu. La lettre a été envoyée pour expliquer la décision, alors j’estime qu’elle contient les motifs du refus. Je me reporterai aussi au dossier lorsque nécessaire (voir Newfoundland Nurses, au paragraphe 15).

[40]           Si je comprends bien, le demandeur allègue que la décision était déraisonnable pour deux raisons : (1) elle était fondée sur la conception erronée que l’engagement imposait des restrictions de déplacements; (2) elle regroupait erronément ses infractions avec des infractions concernant la traite de personnes et la migration illégale.

[41]           Le défendeur a répondu en indiquant que, puisque le demandeur avait été accusé d’actes criminels, les seules issues raisonnables étaient soit un refus pur et simple, soit la délivrance d’un passeport assorti de restrictions géographiques. Je ne suis pas d’accord. L’alinéa 9b) confère des pouvoirs discrétionnaires, et Passeport Canada n’était pas tenu de refuser de délivrer le passeport simplement parce que la disposition s’appliquait.

[42]           De même, je suis d’accord avec le demandeur que Passeport Canada a mal compris les conditions de l’engagement. Comme le demandeur l’a souligné, le courriel d’un des employés semblait lier le refus à l’existence de [traduction] « restrictions que lui a imposées le tribunal ». Toutefois, les restrictions imposées par le tribunal en l’espèce n’auraient pas entraîné l’application de l’alinéa 9d) du Décret sur les passeports canadiens, puisqu’elles n’interdisaient pas au demandeur de quitter le pays. De plus, l’enquêteur qui a rédigé la lettre de refus semble avoir partagé cette mauvaise compréhension, car autrement il n’aurait pas mentionné l’alinéa 9d).

[43]           Il ne semble pas toutefois que cette mauvaise compréhension ait eu d’incidence sur la décision de Passeport Canada. La lettre indique plutôt que Passeport Canada refusait de délivrer un passeport au demandeur, parce qu’il avait été accusé d’avoir commis une infraction prévue à l’article 126 de la Loi. La lettre mentionnait l’exigence en matière de résidence uniquement pour expliquer la raison pour laquelle Passeport Canada avait décidé de lui délivrer un passeport assorti de restrictions géographiques, de manière à pouvoir se déplacer entre sa résidence à Dubaï et le Canada. Ainsi, je conclus que la mauvaise compréhension n’a pas eu d’incidence sur le raisonnement, puisque le seul motif de refus était le fait que le demandeur avait été accusé d’actes criminels concernant la migration illégale.

[44]           Ceci m’amène à la deuxième erreur alléguée. Le demandeur a raison de soutenir que les infractions dont il a été accusé n’ont aucun rapport avec la traite de personnes, et je conviens que la mention du Plan d’action national suscite la confusion pour cette raison. Toutefois, la lettre mentionnait également la migration illégale, dont le Plan d’action national ne discutait pas. Le demandeur a soutenu que cela visait les opérations de passage de clandestins et qu’en conséquence, cela n’avait aucun rapport avec l’article 126. Je ne vois toutefois aucune raison d’adopter une définition aussi étroite. La signification ordinaire des mots indique qu’il s’agit de n’importe quel type de migration qui ne respecte pas les lois du Canada, et la Loi est une loi du Canada qui régit l’immigration.

[45]           Il est possible de soutenir que les infractions dont a été accusé le demandeur n’étaient pas liées à la migration, puisqu’elles allèguent uniquement qu’il a incité des résidents permanents à mentir afin d’obtenir leur citoyenneté. Le demandeur n’a jamais mentionné cela à Passeport Canada, et le dossier ne contient rien qui aurait permis à Passeport Canada de connaître les détails. L’engagement lui-même ne fait qu’énumérer les articles en vertu desquels il a été accusé. Étant donné que Passeport Canada n’avait aucune obligation de mener une enquête indépendante, ces détails ne peuvent être admis à l’occasion d’un contrôle judiciaire (voir Buschau c Rogers Communications Inc, 2012 CAF 197, 352 DLR (4th) 151, au paragraphe 15; Première nation d’Ochapowace (Bande indienne no 71) c Canada (Procureur général), 2007 CF 920, 316 FTR 19, au paragraphe 10).

[46]           Tout ce que savait le décideur était que le demandeur était accusé de huit actes criminels en vertu de l’article 126 de la Loi et que ces actes criminels pouvaient être liés à la migration illégale. Il est raisonnable de refuser des services de passeport à des personnes accusées de telles infractions en général, plus particulièrement lorsque ces personnes choisissent de ne pas communiquer les détails des allégations formulées contre elles. En conséquence, compte tenu des renseignements dont disposait Passeport Canada, la décision de refuser de délivrer un passeport ordinaire était raisonnable, tout comme la décision de permettre au demandeur de se déplacer aux Émirats arabes unis de manière à respecter les conditions de son engagement. Je suis convaincu que l’atteinte à la liberté de circulation du demandeur est justifiée.

[47]           Il n’est pas nécessaire que j’examine la dernière question en raison de mes conclusions concernant les autres questions.

[48]           Vu ces conclusions, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.


JUGEMENT

la cour statue que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« John A. O’Keefe »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


ANNEXE

Les dispositions législatives applicables

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

126. Commet une infraction quiconque, sciemment, incite, aide ou encourage ou tente d’inciter, d’aider ou d’encourager une personne à faire des présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent ou de réticence sur ce fait, et de ce fait entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi.

126. Every person who knowingly counsels, induces, aids or abets or attempts to counsel, induce, aid or abet any person to directly or indirectly misrepresent or withhold material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act is guilty of an offence.

Le décret applicable

Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86 (tel qu’il était en vigueur le 21 juin 2013)

2. Dans le présent décret,

2. In this Order,

« passeport » désigne un document officiel canadien qui établit l’identité et la nationalité d’une personne afin de faciliter les déplacements de cette personne hors du Canada;

“passport” means an official Canadian document that shows the identity and nationality of a person for the purpose of facilitating travel by that person outside Canada;

4. (1) Sous réserve du présent décret, un passeport peut être délivré à toute personne qui est citoyen canadien en vertu de la Loi.

4. (1) Subject to this Order, any person who is a Canadian citizen under the Act may be issued a passport.

(2) Aucun passeport n’est délivré à une personne qui n’est pas citoyen canadien en vertu de la Loi.

(2) No passport shall be issued to a person who is not a Canadian citizen under the Act.

(3) Le présent décret n’a pas pour effet de limiter, de quelque manière, la prérogative royale que possède Sa Majesté du chef du Canada en matière de passeport.

(3) Nothing in this Order in any manner limits or affects Her Majesty in right of Canada’s royal prerogative over passports.

(4) La prérogative royale en matière de passeport peut être exercée par le gouverneur en conseil ou le ministre au nom de Sa Majesté du chef du Canada.

(4) The royal prerogative over passports can be exercised by the Governor in Council or the Minister on behalf of Her Majesty in right of Canada.

5. Un passeport n’est délivré que si une demande est présentée à Passeport Canada selon les modalités de forme et de présentation qu’il établit et avec les renseignements, documents et déclarations qu’il spécifie.

5. No passport shall be issued to any person unless an application is made to Passport Canada by the person in the form and manner established by Passport Canada and containing the information, materials and declarations specified by Passport Canada.

8. (1) En plus des renseignements et des documents à fournir avec une demande de passeport ou à l’égard de la prestation de services de passeport, le ministre peut demander au requérant ou à son représentant de fournir des renseignements, des documents ou des déclarations supplémentaires à l’égard de toute question se rapportant à la délivrance du passeport ou à la prestation des services.

8. (1) In addition to the information and material that an applicant is required to provide in the application for a passport or in respect of the delivery of passport services, the Minister may request an applicant and any representative of the applicant to provide further information, material, or declarations respecting any matter relating to the issue of the passport or the delivery of passport services.

9. Passeport Canada peut refuser de délivrer un passeport au requérant qui :

9. Passport Canada may refuse to issue a passport to an applicant who

b) est accusé au Canada d’un acte criminel;

(b) stands charged in Canada with the commission of an indictable offence;

d) est assujetti à une peine d’emprisonnement au Canada ou est frappé d’une interdiction de quitter le Canada ou le ressort d’un tribunal canadien selon les conditions imposées :

(d) is subject to a term of imprisonment in Canada or is forbidden to leave Canada or the territorial jurisdiction of a Canadian court by conditions imposed with respect to

(i) à l’égard d’une permission de sortir, d’un placement à l’extérieur, d’une libération conditionnelle ou d’office, ou à l’égard de tout régime similaire d’absences ou de permissions, d’un pénitencier, d’une prison ou de tout autre lieu de détention, accordés sous le régime de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, de la Loi sur les prisons et les maisons de correction ou de toute loi édictée au Canada prévoyant des mesures semblables de mise en liberté,

(i) any temporary absence, work release, parole, statutory release or other similar regime of absence or release from a penitentiary or prison or any other place of confinement granted under the Corrections and Conditional Release Act, the Prisons and Reformatories Act or any law made in Canada that contains similar release provisions,

(ii) à l’égard de toutes mesures de rechange, d’une mise en liberté provisoire par voie judiciaire, d’une mise en liberté ou à l’égard d’une ordonnance de sursis ou de probation établie sous le régime du Code criminel ou de toute loi édictée au Canada prévoyant des mesures semblables de mise en liberté,

(ii) any alternative measures, judicial interim release, release from custody, conditional sentence order or probation order granted under the Criminal Code or any law made in Canada that contains similar release provisions, or

(iii) dans le cadre d’une permission de sortir sans escorte d’une prison ou d’un pénitencier accordée en vertu de toute loi édictée au Canada;

(iii) any absence without escort from a penitentiary or prison granted under any law made in Canada;

 


cour fédérale

avocats inscrits au dossier


Dossier :

T -1352-13

 

Intitulé :

ZIAD EL SHURAFA c LE procureur général du Canada

 

Lieu de l’audience :

HALIFAX (NOUVELLE‑ÉCOSSE)

 

Date de l’audience :

LE 11 FÉVRIER 2014

 

JUGeMENT ET mOTIFS :

LE JUGE O’KEEFE

 

Date DU JUGEMENT

ET des motifs :

 

LE 8 AOÛT 2014

Comparutions :

Christopher Robinson

 

Pour le demandeur

 

Melissa Grant

 

Pour lE DÉFENDEUR

 

Avocats inscrits au dossier :

CIR Law Inc.

Avocats

Ferguson’s Cove (Nouvelle-Écosse)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.