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Date : 20140812


Dossier : IMM-2475-13

Référence : 2014 CF 797

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 août 2014

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

DUSAN KOKY, MILENA KOKYOVA, SARA KOKYOVA, MAXIMILIAN KOKY, LUKAS KOKY ET TOMAS KOKY

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               VU la demande de contrôle judiciaire présentée au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], qui vise la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] le 14 mars 2013;

[2]               ET VU mon examen exhaustif des observations formulées par les avocats des deux parties; pour les motifs qui suivent, et malgré l’argument fort habile présenté pour le compte des demandeurs, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[3]               La demande présentée par M. Dusan Koky et son épouse Milena Kokyova, qui étaient accompagnés de leurs quatre enfants, en vue d’obtenir l’asile au titre des articles 96 et 97 de la Loi a été rejetée par une décision claire de la SPR. Les demandeurs prétendent que la SPR a commis une erreur en ce sens qu’elle n’a pas appliqué correctement le droit applicable relativement à la protection de l’État, ainsi qu’en ce qui concerne la crédibilité des demandeurs principaux.

[4]               Les demandeurs ont axé leur contestation sur les prétendues lacunes à propos de la protection de l’État qui peut être accordée aux citoyens slovaques d’origine ethnique rom. Ils voudraient que cette question soit déterminante quant à leur demande de contrôle judiciaire. Cependant, la Cour conclurait que les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de démontrer que la conclusion selon laquelle ils pouvaient se réclamer d’une protection de l’État adéquate est déraisonnable.

[5]               Les demandeurs tentent essentiellement, habilement d’ailleurs, de transférer le fardeau qui leur incombe sur les épaules de la SPR. Ils veulent, en se fondant sur des précédents dans lesquels on a conclu que la conclusion selon laquelle il existait une protection de l’État adéquate en Slovaquie était déraisonnable, que les citoyens slovaques d’origine ethnique rom soient admissibles à l’asile au Canada pour ce seul motif. Ce serait alors pratiquement le décideur qui devrait démontrer que les citoyens slovaques d’origine ethnique rom peuvent se réclamer d’une protection de l’État adéquate. Selon moi, le cadre logique du droit applicable est passablement différent.

[6]               Les demandeurs ont consacré beaucoup de temps à tenter de contester les conclusions qui ont été tirées à l’égard de la protection de l’État dans la présente affaire. Il incombe bel et bien aux demandeurs au stade du contrôle judiciaire de démontrer qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure qu’ils ne s’étaient pas acquittés de leur fardeau de réfuter la présomption relative à la protection de l’État en Slovaquie.

[7]               La SPR a conclu, compte tenu du dossier dont elle disposait, qu’il y avait une prépondérance de la preuve démontrant que la Slovaquie offre une protection de l’État adéquate. Il incombait aux demandeurs de démontrer, au moyen d’une preuve claire et convaincante, que l’État slovaque n’était pas disposé ou était incapable de les protéger de manière adéquate. Ils n’ont pas réussi à s’acquitter de ce fardeau devant la SPR.

[8]               Les demandeurs ont plutôt tenté de plaider, dans leur demande de contrôle judiciaire, qu’il ne leur était pas nécessaire de solliciter une protection significative de l’État, en se fondant principalement sur l’arrêt Canada (Procureur-général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 :

[] En outre, le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale.

Comme Hathaway, je préfère formuler cet aspect du critère de crainte de persécution comme suit:  l’omission du demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l’État [traduction] «aurait pu raisonnablement être assurée».  En d’autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l’expression «réfugié au sens de la Convention» s’il est objectivement déraisonnable qu’il n’ait pas sollicité la protection de son pays d’origine; autrement, le demandeur n’a pas vraiment à s’adresser à l’État.

[9]               Cependant, les demandeurs n’ont même pas tenté de démontrer que la situation dont ils étaient victimes pouvait s’avérer être aussi grave que celle de M. Ward. Je partage l’avis du juge Mosley de la Cour, qui a récemment énoncé que chaque affaire concernant la protection de l’État doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres (Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 670 [Horvath]). Dans cette affaire, l’argument des demandeurs semblait être que, puisque la Cour avait accueilli des demandes de contrôle présentées par d’autres citoyens hongrois d’origine ethnique rom, la protection de l’État devait être inadéquate. Il s’ensuivait, selon leur argument, que la SPR devait donc avoir commis une erreur en l’espèce. La Cour a refusé d’adopter ce raisonnement dans la décision Horvath et je ferais la même chose en l’espèce.

[10]           À mon avis, un tel argument découle d’une mauvaise compréhension du rôle de la Cour lorsqu’elle procède au contrôle judiciaire. La Cour est invitée à contrôler la légalité de la décision rendue par le tribunal administratif, et non à substituer son appréciation de la preuve à celle du tribunal, ou à pondérer la preuve de nouveau. La Cour peut avoir conclu, dans le cadre de contrôles judiciaires, que la protection de l’État était inadéquate en se fondant sur un ensemble de faits qui avaient été présentés au décideur dans une affaire donnée. Lorsqu’une cour donne gain de cause à un demandeur, elle le fait en fonction de la preuve dont disposait le tribunal et elle conclut que la preuve n’étaye pas une conclusion raisonnable selon laquelle la protection de l’État était adéquate. Comme on le reconnaît maintenant, « certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190). Il s’ensuit que, si la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité, la cour de révision n’intervient pas lorsque la décision visée par le contrôle appartient aux issues possibles et acceptables.

[11]           Il ne fait aucun doute que la norme de contrôle applicable aux conclusions relatives à la protection de l’État est celle de la raisonnabilité (Horvath, précitée). Puisque les décisions doivent être examinées au cas par cas, les demandeurs doivent démontrer, au stade du contrôle judiciaire, que les conclusions de la SPR à propos de la protection de l’État étaient déraisonnables, à moins qu’il ne soit démontré que ces demandeurs étaient dans une situation équivalente à celle de M. Ward dans cette affaire dorénavant bien connue. Une personne ne peut pas uniquement se fonder sur des conclusions de déraisonnabilité, ou même de raisonnabilité, tirées dans d’autres affaires.

[12]           Les demandeurs n’ont pas tenté de s’acquitter de ce fardeau dans le cadre du contrôle judiciaire. Personne n’a non plus tenté de comparer la situation de ces demandeurs avec celle décrite dans l’arrêt Ward, précité. Pas plus qu’ils n’ont tenté de démontrer que la conclusion tirée par la SPR en l’espèce était déraisonnable, compte tenu de la preuve présentée par les parties. Ils étaient plutôt d’avis que, puisqu’il avait été conclu dans d’autres cas au stade du contrôle judiciaire que des décisions de la SPR n’étaient pas déraisonnables quant à la question de la protection de l’État, ils n’auraient pas à mettre leur vie en danger pour se réclamer d’une protection inefficace de l’État. Compte tenu des faits de l’espèce, on ne peut affirmer que la situation des demandeurs est similaire à celle de M. Ward. De plus, la question de savoir si la protection de l’État est disponible doit être appréciée au regard de la preuve dont dispose la SPR. Il s’ensuit que la Cour ne peut intervenir, et encore moins pondérer la preuve de nouveau, chose appropriée au stade du contrôle judiciaire.

[13]           Comme les demandeurs l’ont reconnu, la conclusion relative à la protection de l’État est déterminante. Néanmoins, la SPR s’est penchée attentivement sur la crédibilité des demandeurs principaux et il serait pertinent que je me prononce quelque peu à ce sujet.

[14]           Le contrôle par une cour des conclusions relatives à la crédibilité tirées par un tribunal administratif est régi par la norme de la raisonnabilité. Donc, tout comme c’était le cas pour la question de la protection de l’État, il incombera aux demandeurs de convaincre la Cour que la décision qui a été rendue n’est pas raisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas aux issues possibles et acceptables.

[15]           Je suis convaincu, après avoir examiné le dossier, que la SPR avait amplement de motifs pour conclure à l’existence de lacunes importantes en matière de crédibilité. Les demandeurs ont tenté, sans succès selon moi, de contester les conclusions tirées par la SPR en matière de crédibilité parce que, selon eux, ce type de conclusion ne peut pas être tiré sur le fondement d’une absence de preuve documentaire corroborante.

[16]           Il ne sera pas nécessaire pour moi de commenter les vieux précédents invoqués par les demandeurs à l’appui de cette thèse. Il en est ainsi parce que cette question n’était vraiment pas importante en l’espèce, puisque la SPR a déjà conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles. Et il était manifestement loisible à la SPR de tirer une telle conclusion, compte tenu du dossier. De plus, je ne suis pas du tout convaincu que le manque de documentation à l’appui devait être passé sous silence.

[17]           La SPR a conclu que, en soi, la crédibilité des demandeurs faisait nettement défaut et que la documentation ne rachetait pas cette lacune, puisqu’elle contenait bien peu d’éléments présentés en appui au récit des demandeurs d’asile. En fait, il s’agit d’un cas où le récit des incidents est invraisemblable, et où la crédibilité d’un témoin est contestée et où aucune preuve corroborante, qu’elle soit documentaire ou autre, n’a été présentée en appui. En fait, il pourrait y avoir plusieurs situations où l’on s’attendrait raisonnablement à ce qu’un demandeur d’asile ait en sa possession, ou obtienne, des éléments de preuve documentaire facilement disponibles. Il est peu probable que l’on mette des bâtons dans les roues à un témoin par ailleurs crédible en raison d’un manque de preuve corroborante lorsque son récit se tient. Cependant, un témoin dont le récit des incidents est déjà quelque peu invraisemblable ne sera pas jugé plus crédible s’il ne produit pas d’autres éléments de preuve auxquels il a facilement accès. Dans des circonstances comme l’espèce, le juge des faits peut raisonnablement inférer que le demandeur d’asile tente de dissimuler des faits qui pourraient être défavorables aux témoins. Une telle thèse repose, selon moi, sur le bon sens et sur la nature humaine. Cependant, même un ouvrage de doctrine fort reconnu, comme Wigmore on Evidence (James H. Chadbourn, rév, Wigmore on Evidence (Boston: Little, Brown and Company, 1979) vol 2, §285), contient un passage clair à ce sujet :

[traduction]
§285.   L’omission de produire une preuve comme indice d’un élément de preuve défavorable : (1) En général.
Le caractère conscient, qui peut être inféré à partir de la conduite, n’a peut‑être pas une influence indéfinie sur la faiblesse de la cause en général, mais plutôt sur la question précise se rapportant aux lacunes d’un élément en particulier de la cause. L’omission de présenter au tribunal une circonstance, un document, ou un témoin, alors que la partie elle-même ou son adversaire allègue que les faits seraient ainsi éclaircis, sert à montrer – ce qui est la déduction la plus naturelle – que la partie craint de le faire, et cette crainte prouve d’une certaine façon que la circonstance, le document ou le témoin, s’ils avaient été présentés, auraient mis à jour des faits défavorables à la partie. Ces déductions ne peuvent être faites à juste titre qu’à certaines conditions; de plus, il est toujours possible qu’elles s’expliquent par des circonstances qui rendent plus naturelle une autre hypothèse que la crainte de divulgation. Cependant, le bien‑fondé de pareille déduction en général n’est pas remis en question.

Le fait de ne pas produire une preuve qui aurait naturellement été produite par un demandeur d’asile honnête et par ailleurs sans crainte permet de tirer l’inférence selon laquelle sa teneur est défavorable à la cause de la partie. Il s’agit d’un principe reconnu depuis l’affaire du bijou du ramoneur.

[18]           La Cour suprême du Canada a endossé la même thèse générale dans l’arrêt Lévesque c Comeau et al, [1970] RCS 1010; le juge Pigeon, s’exprimant pour la majorité, a écrit ce qui suit :

[…] Elle seule était en mesure d’apporter au tribunal ces éléments de preuve et elle ne l’a pas fait. À mon avis, il faut appliquer la règle que dans de telles circonstances un tribunal doit présumer que ces éléments de preuve lui seraient défavorables. Cette règle n’est pas moins applicable parce que les témoins dont il s’agit demeurent tous à Montréal. L’appelante Lola Lévesque devait au besoin recourir à la procédure de commission rogatoire […] [pages 1012-1013]

Pour une autre illustration de la règle, voir aussi la décision Johnston c Murchison, [1995] PEIJ No 23 (QL), 53 ACWS (3d) 786, au paragraphe 36.

[19]           Évidemment, le recours à l’omission de produire des éléments de preuve doit être fait avec parcimonie. Son poids sera variable, selon les circonstances. La question de savoir si une preuve corroborante est disponible est une question de fait qui doit être tranchée au cas par cas, et son importance par rapport aux autres éléments doit être examinée avec soin. On doit aussi être raisonnable lorsqu’il s’agit de tirer l’inférence appropriée. Cependant, il serait à mon avis incorrect d’énoncer qu’il est impossible de se fonder sur l’omission de produire un élément de preuve.

[20]           De plus, l’interrogatoire effectué par la SPR n’était nullement microscopique ou conçu spécifiquement dans le but de rejeter la demande d’asile telle que formulée par les demandeurs. Certaines déclarations faites par les demandeurs lors de leur audience étaient déterminantes quant à leur demande d’asile. Cependant, cette partie du récit n’avait pas été livrée initialement, et il est difficile d’argumenter avec la SPR lorsque celle‑ci a conclu, « selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs d’asile ont fait cette allégation en vue d’étayer leur demande d’asile ». L’examen de cette allégation n’était en rien microscopique. Effectivement, la SPR a conclu par la suite que, « selon la prépondérance des probabilités, […] le témoignage de la demandeure d’asile soutenant le contraire, présenté uniquement lorsque des préoccupations quant à la crédibilité lui ont été signalées à l’audience, a été mis de l’avant afin de tenter d’expliquer les nombreuses divergences et omissions touchant au cœur de sa demande d’asile ». Une lecture des transcriptions appuie cette conclusion.

[21]           Dans les faits, il était raisonnable de conclure à l’existence d’incompatibilités significatives entre le formulaire de renseignements personnels [FRP] qui a été rempli avec l’aide du conseil et la preuve qui a été produite devant la SPR. Cela a conduit la SPR à tirer la conclusion suivante : « [c]ompte tenu de l’ensemble des éléments de preuve concernant la signature du FRP, je conclus que les demandeurs d’asile n’ont pas été honnêtes ni francs, et, par conséquent, je tire une conclusion très défavorable quant à leur crédibilité […] Je n’admets pas qu’ils ont omis les événements les plus importants et les plus traumatisants, mais qu’ils ont été en mesure de se souvenir d’autres événements, moins importants, de manière relativement détaillée ». Je suis d’avis que ces conclusions sont parfaitement raisonnables.

[22]           La présomption relative à la protection de l’État devait être réfutée au moyen d’une preuve claire et convaincante. C’est un fardeau dont les demandeurs devaient s’acquitter, et ce, tout au long du processus. Ils n’ont pas réussi à démontrer dans le cadre du présent contrôle judiciaire que les conclusions tirées par la SPR étaient déraisonnables. On peut dire la même chose au sujet des conclusions quant à la crédibilité. Il s’ensuit que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[23]           Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale à des fins de certification.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2475-13

 

INTITULÉ :

DUSAN KOKY, MILENA KOKYOVA, SARA KOKYOVA, MAXIMILIAN KOKY, LUKAS KOKY, ET TOMAS KOKY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JUIN 2014

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 12 AOÛT 2014

 

COMPARUTIONS :

Rocco Galati

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Sophia Karantonis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rocco Galati Law Firm

Société professionnelle

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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