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Date : 20140728

Dossier : IMM-6360-13

Référence : 2014 CF 750

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

ROCIO MORA GONZALEZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], qui vise la décision datée du 29 août 2013 [la décision], par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a rejeté la demande de la demanderesse ainsi que de ses deux enfants en vue d’obtenir qualité de réfugiés au sens de la Convention ou de personnes à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi. Les enfants de la demanderesse avaient initialement qualité de demandeurs dans la présente instance, mais ils se sont désistés de leur demande et ils se sont rendus aux États-Unis le 7 novembre 2013.

LE CONTEXTE

[2]               La demanderesse est une citoyenne de la Colombie qui a fui ce pays en compagnie de ses deux enfants en février 2012, en raison de sa crainte des FARC (ou les Forces armées révolutionnaires de Colombie), un groupe révolutionnaire armé colombien.

[3]               La demanderesse enseignait dans une école primaire à Bogota et elle offrait une formation d’enseignante aux femmes à Ciudad Bolívar lors des fins de semaine. Ciudad Bolívar est une région extrêmement pauvre où la demanderesse avait effectué [traduction] « du travail social, notamment en ce qui concerne l’enseignement et la cueillette des besoins de base » pendant de nombreuses années. À la fin de l’année 2010, une de ses étudiantes adultes, Teresa, a commencé à solliciter auprès d’elle des dons afin de soutenir des causes d’intérêt local, et elle a commencé à être offusquée et à faire preuve d’agressivité lorsque la demanderesse ne faisait que de faibles dons. Il s’est avéré que Teresa était liée aux FARC. Elle a rappelé à la demanderesse qu’elle savait où se trouvait sa maison et qu’elle connaissait sa famille.

[4]               La demanderesse a mis fin à son travail de fin de semaine à Ciudad Bolívar en raison de sa crainte. Néanmoins, en février 2011, un homme est venu la voir à son appartement situé au nord de Bogota, en pointant en direction de Teresa, laquelle était de l’autre côté de la rue. Il lui a demandé un don de deux millions de pesos, qu’elle devait lui donner dans les 20 jours suivants, dans le but d’aider [traduction] « les gars de Ciudad Bolívar à collaborer à la cause des FARC » et il l’a averti de ne rien dire à propos de sa demande.

[5]               Après cet incident, la demanderesse a pris congé de son travail et elle est allée aux États‑Unis. Pendant son absence, elle a reçu des appels téléphoniques douteux concernant son appartement; on lui a demandé si elle y avait laissé des meubles et s’il était disponible à des fins de location. Sa mère a aussi reçu des appels de menaces sur le téléphone cellulaire de la demanderesse, dans lesquels on lui demandait à quel moment elle allait payer sa « somme due ».

[6]               La demanderesse est retournée en Colombie au mois de juin 2011, parce que son congé avait pris fin. Elle a décidé de vendre son appartement. Ses enfants et elle sont restés à l’appartement de sa mère à Bogota, et parfois à la maison de sa mère, qui est située à Fusagasuga, à 2 heures de Bogota.

[7]               Le 1er février 2012, deux femmes sont venues à sa recherche à l’école où elle avait enseigné précédemment. Elles lui ont laissé un colis, qui contenait notamment une carte de « condoléances » signée par les FARC ainsi qu’un message dans lequel il était mentionné qu’elle devait se souvenir de ses dettes envers les gars de Ciudad Bolívar.

[8]               Le 16 février 2012, elle a reçu un appel à l’appartement de sa mère; son interlocuteur lui a dit que si elle ne leur donnait pas l’argent, elle devait les aider à recruter des gens pour les FARC, ce qui, en raison de son travail d’enseignante, allait être facile pour elle. Son interlocuteur lui a aussi dit que les FARC causeraient du tort à ses enfants ou qu’elles feraient d’eux des orphelins. On lui a aussi dit qu’elle serait retrouvée, peu importe où elle irait, et on l’a de nouveau avertie de ne rien dire.

[9]               La demanderesse affirme qu’elle n’a pas communiqué avec les autorités, suivant le conseil de son père (un officier de l’armée à la retraite) et d’autres personnes, et qu’elle a jugé que la seule possibilité qui lui restait était de quitter le pays. Elle affirme qu’elle craignait que les FARC aient infiltré les autorités locales. En outre, en octobre 2011, lorsque son fils a été harcelé par certains hommes du coin ayant une mauvaise réputation, la police n’avait pas fait de suivi après qu’elle eut signalé l’incident. La demanderesse et ses fils ont quitté la Colombie le 21 février 2012 et ils sont arrivés au Canada par les États-Unis le 27 février 2012. Ils ont présenté leurs demandes d’asile dès leur arrivée.

[10]           La demanderesse affirme que les FARC continuent à la chercher. Le 9 avril 2013, soit la date de son anniversaire, sa mère a reçu un appel à son appartement à Bogota, dans lequel son interlocuteur lui mentionnait qu’il se souvenait de la dette de la demanderesse et que la famille aurait à s’en acquitter. La demanderesse affirme que ses deux parents et ses frères et sœurs en Colombie ont déménagé et qu’ils ont changé de numéro de téléphone en raison de ce qui lui était arrivé.

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[11]           La Commission a conclu que la demanderesse était crédible, puisqu’il n’y avait aucune incompatibilité digne de mention dans son témoignage, ni de contradictions qui n’étaient pas expliquées de manière satisfaisante entre son témoignage et les autres éléments de preuve dont disposait la Commission. Cependant, la Commission a conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État et que, par conséquent, elle n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[12]           La Commission a fait remarquer que la présomption selon laquelle les États sont capables de protéger leurs citoyens, sauf en cas d’effondrement total de l’appareil étatique, est au cœur de l’analyse relative à la protection de l’État. Cette présomption « renforce le principe selon lequel la protection internationale entre en jeu uniquement si le demandeur d’asile ne dispose d’aucune solution de rechange ». La Commission a conclu, en renvoyant à l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, p. 724 [Ward], que « pour réfuter la présomption de protection de l’État, un demandeur d’asile doit présenter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État d’assurer la protection de ses citoyens ». En outre, « [l]orsqu’un État a le contrôle efficient de son territoire, qu’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens, le seul fait qu’il n’y réussit pas toujours ne suffit pas à réfuter la présomption de la protection de l’État ».

[13]           La Commission a fait remarquer que, dans une démocratie fonctionnelle, un demandeur d’asile ne peut réfuter la présomption en faisant uniquement valoir une réticence subjective à solliciter la protection des autorités; le demandeur d’asile a l’obligation de solliciter l’État en vue d’obtenir sa protection dans les situations où celle-ci pourrait être raisonnablement assurée. Le fardeau de la preuve dont doit s’acquitter le demandeur d’asile est « proportionnel au degré de démocratie atteint dans l’État en cause ».

[14]           Dans la même veine, la Commission a fait remarquer qu’un demandeur d’asile n’a pas l’obligation de risquer sa vie pour solliciter une protection inefficace simplement pour démontrer que cette protection est bel et bien inefficace.

[15]           La Commission a conclu que les efforts déployés par l’État en vue d’assurer la protection sont pertinents, mais qu’ils ne sont pas suffisants; de tels efforts doivent aussi engendrer des résultats adéquats sur le terrain. D’un autre côté, la perfection n’est pas exigée, et une protection somme toute imparfaite n’est pas un motif pour conclure que l’État était non disposé ou incapable d’assurer une protection raisonnable.

[16]           La Commission a fait remarquer qu’en l’espèce, la demanderesse avait relaté dans son témoignage qu’elle n’avait pas communiqué avec la police à propos des incidents qui ont conduit à sa fuite de la Colombie avec ses enfants. Elle était inquiète à propos du partage de renseignements entre la police et les FARC et elle a mentionné que la police ne lui avait pas prêté assistance lorsqu’elle avait signalé les problèmes vécus par son fils en octobre 2011.

[17]           La Commission s’est ensuite posé la question à savoir si la protection de l’État aurait pu raisonnablement leur être assurée, de sorte que la demanderesse aurait eu l’obligation de solliciter les autorités de l’État en vue d’obtenir leur protection avant de quitter le pays pour demander l’asile. La Commission a conclu que la Colombie exerçait un contrôle effectif sur son territoire et qu’elle était dotée d’un appareil de sécurité fonctionnel pour faire observer les lois et la constitution du pays. La SPR a conclu que, bien que la situation en Colombie ne soit pas parfaite, le pays est une démocratie fonctionnelle et qu’il incombait donc à la demanderesse de démontrer qu’elle avait pris toutes les mesures raisonnables dans les circonstances pour se réclamer de la protection.

[18]           La Commission était d’avis que le témoignage de la demanderesse, selon lequel elle et ses enfants seraient exposés à un risque important si elle avait communiqué avec la police à propos des FARC, n’était pas étayé par la preuve documentaire. La Commission a conclu qu’il n’y avait aucun risque imminent pour la vie de la demanderesse et celle de ses enfants et que la demanderesse avait amplement eu l’occasion de communiquer avec la police entre la tentative d’extorsion initiale en décembre 2010 et son départ ultime en février 2012. Par conséquent, la Commission a conclu que l’omission de la demanderesse de communiquer avec la police n’était pas objectivement raisonnable (au paragraphe 40 de la décision) :

En résumé, la demandeure d’asile principale n’a pris aucune mesure pour obtenir l’aide des autorités relativement aux événements qui l’ont incitée à quitter la Colombie pas une, mais deux fois, ce qui est objectivement déraisonnable, de l’avis du tribunal. Les demandeurs d’asile auraient pu bénéficier d’une protection de l’État adéquate.

[19]           La Commission n’était pas convaincue que la police refuserait de faire enquête ou de procéder à l’arrestation des auteurs des crimes et de les poursuivre si la preuve était suffisante dans l’éventualité où la demanderesse devait retourner en Colombie et avoir des problèmes avec les FARC. Compte tenu de la preuve documentaire, la Commission a conclu que la police en Colombie arrête et poursuit les auteurs de crimes, y compris les membres des FARC, et que dans l’éventualité où la demanderesse n’était pas satisfaite de la réponse policière, celle‑ci pourrait exercer d’autres recours.

[20]           La Commission a passé en revue les efforts déployés par le gouvernement de la Colombie pour éradiquer les FARC. Elle a conclu que les efforts déployés par la police et par le gouvernement avaient « affaibli la structure militaire des FARC, et que ces dernières avaient été « durement touché[e]s [et] réprimé[e]s » par ces efforts. Elle a fait remarquer l’existence du « programme de démobilisation volontaire », par l’intermédiaire duquel des milliers de guérilléros et de paramilitaires avaient été démobilisés. Elle a discuté de la Politique nationale de consolidation de reconstruction territoriale, qui mettait l’accent sur la lutte aux guérilléros plutôt qu’aux trafiquants de drogue et aux narcoparamilitaires et qui avait réussi à neutraliser avec succès la menace que les guérilléros posaient pour Bogota, pour la zone centrale ainsi que pour certaines autres régions. La Commission a aussi relevé la présence des Groupes d’action unifiée pour la liberté individuelle (GAULA), qui sont des unités d’élite voués à prévenir et à contrecarrer les enlèvements et l’extorsion. Elle a traité de l’Unité de protection nationale du ministère de l’Intérieur, qui avait assuré la protection à plus de 10 000 personnes exposées à un risque, y compris des défenseurs des droits fondamentaux, des journalistes et des leaders sociaux, ainsi que d’un programme de protection offert par le Bureau du procureur général, dont peuvent se réclamer les victimes et les témoins qui ont donné des renseignements dans une instance criminelle.

[21]           Après avoir examiné cette preuve, la Commission a formulé les remarques suivantes :

[52]      Le tribunal reconnaît que la situation en Colombie n’est pas parfaite en ce qui concerne la protection de l’État. La majeure partie de la documentation sur le pays contient des exemples de problèmes qui ont été constatés. Par exemple, il ressort des Country Reports du Département d’État des États-Unis que, même si leur nombre a considérablement diminué par rapport aux dernières années, des cas où des membres des forces de sécurité ont agi indépendamment des autorités civiles ont été signalés. Il ressort aussi du rapport que l’impunité et l’inefficacité du système judiciaire au sein duquel règne l’intimidation ont limité la capacité de la Colombie de poursuivre efficacement les personnes accusées de violations des droits de la personne et de traduire en justice d’anciens membres de groupes paramilitaires. De plus, en raison des revenus tirés du trafic de stupéfiants, la corruption est souvent exacerbée. Ces éléments de preuve défavorables sont toutefois mis en balance avec des éléments de preuve convaincants selon lesquels la Colombie reconnaît les problèmes qu’elle a eus dans le passé et qu’elle déploie des efforts sérieux pour lutter contre la corruption et l’impunité. Par exemple, le rapport précise que le gouvernement a pris des mesures importantes afin d’augmenter les ressources allouées au Bureau du procureur général.

[53]      Le tribunal reconnaît également que la Colombie a de la difficulté à contrer la menace que représentent les FARC, malgré les progrès et les initiatives favorables dont il a été question précédemment dans les présents motifs […]

[54]      Le tribunal reconnaît en outre que la Colombie a de la difficulté à lutter contre la criminalité et la corruption qui existent au sein de ses forces de sécurité, et que plusieurs sources dans la preuve documentaire comportent des incohérences. Cependant, la prépondérance de la preuve relative aux conditions actuelles dans le pays montre que, même si elle n’est pas parfaite, une protection de l’État adéquate est offerte en Colombie aux victimes de crimes et que la Colombie fait de sérieux efforts pour régler le problème de la criminalité. Dans l’ensemble, le tribunal n’a d’autre choix que de conclure que la police veut protéger les victimes de crimes et qu’elle est en mesure de le faire. Objectivement, il est évident que la Colombie, grâce à ses efforts concertés, a réussi à accroître la sécurité de tous ses citoyens. Les efforts des autorités colombiennes ont concrètement permis d’offrir une protection de l’État adéquate aux personnes qui en font la demande.

[22]           La Commission, ayant conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État, a statué que la demanderesse et ses enfants étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[23]           La demanderesse soulève les questions en litige suivantes dans la présente demande :

a)      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en accordant un poids important aux tentatives de la demanderesse de solliciter l’État, plutôt que de mettre l’accent sur la véritable question, soit celle de savoir si la protection de l’État est adéquate en Colombie?

b)      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en imposant à une demanderesse d’asile le fardeau juridique de solliciter la protection de l’État?

c)      La Commission a‑t‑elle appliqué le mauvais critère en ce qui a trait au caractère adéquat de la protection de l’État et mis à tort l’accent sur les efforts déployés par l’État pour régler les problèmes?

d)     La Commission a‑t‑elle commis une erreur en omettant d’examiner la protection de l’État du point de vue du risque particulier auquel la demanderesse et ses enfants étaient exposés à titre de personnes prises pour cibles?

e)      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en omettant de renvoyer à des éléments de preuve documentaire sur la situation du pays en particulier?

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[24]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse pour arrêter la bonne norme de contrôle. Ainsi, lorsque la norme de contrôle qui s’applique à la question particulière dont la Cour est saisie a été établie de manière satisfaisante par la jurisprudence, il est loisible à la Cour de révision de l’adopter. Ce n’est que dans les cas où cette recherche se révèle infructueuse, ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire, que le tribunal chargé du contrôle doit entreprendre l’examen des quatre facteurs de l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[25]           Les questions en litige a), b) et c) portent, de diverses manières, sur le fait que la Commission a appliqué le mauvais critère en ce qui a trait à la protection de l’État. Comme l’a statué le juge en chef Crampton dans la décision Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, au paragraphe 22, une jurisprudence abondante a défini un critère précis en matière de protection de l’État, et il n’est donc pas loisible à la Commission d’appliquer un critère différent. La question de savoir si le bon critère a été appliqué est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[26]           D’un autre côté, la question de savoir si la Commission a commis une erreur dans son application du droit établi en matière de protection de l’État quant aux faits d’un cas en particulier est une question mixte de fait et de droit qui est susceptible de contrôle selon la norme de raisonnabilité (Id). En l’espèce, la véritable question n’est pas celle de savoir si la Commission a compris le critère de manière adéquate, mais plutôt si elle l’a appliqué de manière adéquate, et la question est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité.

[27]           Les questions en litige d) et e) portent essentiellement sur la question de savoir si la Commission a apprécié et interprété de manière adéquate la preuve à la lumière des circonstances particulières de la demanderesse et de ses enfants. Il s’agit là de questions mixtes de fait et de droit qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité : Dunsmuir, précité, au paragraphe 51.

[28]           Lorsque la Cour procède au contrôle judiciaire d’une décision selon la norme de la raisonnabilité, son analyse aura trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir uniquement si la décision était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[29]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérentes à celles-ci ou occasionnées par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquate.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

[…]

[…]

LES ARGUMENTS

La demanderesse

[30]           La demanderesse prétend que la Commission a accordé un poids indu à son départ rapide du pays et que cela était déraisonnable. Le retard à quitter le pays est souvent considéré comme un indice d’absence de crainte subjective. Si le fait de prendre une mesure de manière rapide est aussi considéré comme étant défavorable aux demandeurs d’asile, cela les place dans une impasse.

[31]           La demanderesse prétend aussi que la conclusion de la Commission selon laquelle la Colombie est capable de protéger des personnes qui sont personnellement prises pour cibles par les FARC est déraisonnable.

[32]           Les FARC sont une organisation terroriste bien organisée. Même si la demanderesse s’était adressée à la police, et même si cette dernière avait lancé une enquête et arrêté un ou deux membres des FARC, cela ne constituait pas une preuve suffisante de la capacité de l’État d’assurer une protection contre les actes de persécution que cette organisation commettra à l’avenir. À moins qu’un demandeur d’asile ne soit pris pour cible de manière répétée par les mêmes individus, la preuve documentaire est davantage pertinente à l’égard de l’analyse relative à la protection de l’État qu’aux tentatives d’une personne de se réclamer de la protection. Il est déraisonnable d’imposer aux demandeurs d’asile le fardeau juridique de solliciter la protection de l’État : Majoros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 421, au paragraphe 16.

[33]           La demanderesse prétend que, dans les situations où un demandeur d’asile ne s’est pas réclamé de la protection de l’État, la question qu’il faut trancher est celle de savoir si la protection aurait raisonnablement pu être assurée au regard de la situation particulière du demandeur d’asile : Navarrete Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 436, au paragraphe 24.

[34]           Bien que la Commission ait tenté de faire une analyse quant au caractère adéquat de la protection de l’État, la demanderesse affirme qu’elle n’a pas appliqué le bon critère. Son examen de la situation dans le pays portait entièrement sur les efforts déployés par le gouvernement de la Colombie pour régler le problème des FARC, de la criminalité ainsi que de la corruption, et ne traitait pas de la question de savoir en quoi ses efforts avaient engendré une protection de l’État adéquate : Meza Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1364 [Meza Varela]. Il n’est pas suffisant de démontrer la présence de changements et d’améliorations, ou de la disposition à améliorer la situation. Il doit être démontré que les changements ont bel et bien été mis en œuvre  : Bors c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1004, au paragraphe 63; Ralda Gomez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1041, au paragraphe 28. L’analyse ne doit pas être centrée sur les efforts déployés par l’État, mais plutôt sur la question de savoir si ceux‑ci ont, dans les faits, « véritablement engendré une protection adéquate de l’État » : Jaroslav c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 634, au paragraphe 75; Toriz Gilvaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 598, au paragraphe 39; Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1176, au paragraphe 8; Henguva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 912, au paragraphe 10.

[35]           La demanderesse affirme que la simple existence d’un programme de protection des victimes en Colombie n’est pas un motif suffisant pour conclure que l’État est capable de lui assurer une protection adéquate dans sa situation. Premièrement, les programmes décrits par la Commission visent à offrir une protection aux défenseurs des droits de la personne, aux journalistes et aux leaders sociaux; or, la demanderesse ne fait pas partie de l’une de ces catégories. De plus, les programmes conçus pour protéger les victimes et les témoins dans les instances criminelles n’offrent pas une protection adéquate. Seules 540 demandes (sur un total de 5 307) ont été acceptées en 2011 (Réponse à la demande d’information, Commission de l’immigration et du statut de réfugié, COL104011.F (30 mars 2012), dossier certifié du tribunal, à la page 404 [la RDI de mars 2012]), ce qui signifie que la probabilité d’obtenir l’aide de l’État est d’environ 10 p. 100. L’appréciation du caractère adéquate de la protection de l’État nécessite d’établir si, en pratique, les redressements sont utiles : Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1211, au paragraphe 1; Vigueras Avila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 359, au paragraphe 34.

[36]           La demanderesse prétend que la preuve objective démontre que les programmes de protection en Colombie ne disposent pas de suffisamment de ressources et qu’ils n’offrent pas une protection adéquate aux victimes de crime. Elle cite la RDI de mars 2012, précitée (dossier certifié du tribunal aux pages 407 et 408) :

Selon plusieurs médias, les programmes de protection du gouvernement ne fournissent pas une protection efficace (Semana 5 mars 2012; El Espectador 6 mars 2012; El Colombiano 17 avr. 2011). D’après un rapport sur les menaces faites aux défenseurs des droits de la personne en Colombie, produit par l’Association Minga (Asociación Minga), la Commission colombienne des juristes (Comisión Colombiana de Juristas) et Nation d’enfants Benposta (Benposta Nación de Muchachos), la protection de l’État en est [traduction] « encore à ses débuts malgré les nouveaux règlements à cet égard » (Semana 5 mars 2012). Selon un rapport des Nations Unies, les membres de la famille d’une personne disparue [traduction] « sont encore les cibles d’attaques, d’accusations, de menaces et de persécution, et aucune mesure de protection efficace ne leur est offerte » (cité dans El Espectador 6 mars 2012). En outre, le président de l’Association nationale des victimes pour la restitution des terres et l’accès à celles-ci (Asociación Nacional de Víctimas por la Restitución y el Acceso a Tierras) a dit à El Colombiano, journal de Medellín, que [traduction] « de nombreux chefs menacés de la région [d’Urabá et de Chocó] demandent une protection et que les évaluations du risque entraînent toujours la conclusion selon laquelle il s’agit d’un risque ordinaire, mais qu’ensuite, certains d’entre eux sont assassinés » (17 avr. 2011).

[…]

Dans son rapport d’évaluation, le Bureau du procureur général de la nation écrit que les retards dans le traitement des demandes de protection sont fréquents et que le traitement des demandes nécessite [traduction] « plus de deux mois » (ibid. janv. 2011, sect. 4.2). De plus, le Bureau du procureur général de la nation a constaté que les autorités régionales [traduction] « font peu ou ne font rien » en ce qui concerne la protection, et que les gouverneurs et les municipalités n’ont pas de [traduction] « plans de sécurité stratégiques pour les populations vulnérables » (ibid.). Il conclut en affirmant que la Direction pour les droits de la personne, du ministère de l’Intérieur et de la Justice et responsable des programmes de protection en Colombie, [traduction] « ne remplit pas réellement sa fonction consistant à diriger et à coordonner » de tels programmes (ibid.). Il souligne également que la Police nationale n’assume pas pleinement sa responsabilité voulant qu’elle fasse des [traduction] « rondes » de surveillance (ibid.).

[37]           Lorsqu’il existe une forte preuve prima facie selon laquelle une protection adéquate n’aurait pu être assurée, même si la demanderesse avait déployé de plus grands efforts pour se réclamer de la protection, ces efforts ne seront alors pas nécessaires : Commer Mora c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 235.

[38]           La demanderesse affirme qu’elle a déposé un cartable bien garni sur la situation dans le pays en Colombie et que la Commission n’a pas examiné cette preuve, alors qu’elle avait l’obligation de le faire : Villa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1229. Elle renvoie en particulier à un rapport de Marc Chernick (2009 Country Conditions in Colombia Relating to Asylum Claims in Canada, dossier certifié du tribunal, aux pages 705 à 726), qu’elle décrit comme un expert de réputation internationale sur la situation en Colombie. Le curriculum de M. Chernick est exposé en annexe au rapport (dossier certifié du tribunal, aux pages 724 à 726). Elle affirme que la Commission a complètement fait abstraction de ce rapport, comme elle l’avait fait dans la décision Lopez Villicana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1205. Les passages que la demanderesse cite du rapport de M. Chernick sont reproduits ci‑dessous :

[traduction]

8.  Il ne fait aucun doute que l’État colombien ne peut protéger les personnes qui ont été prises pour cibles, que ce soit les collectivités exposées à un déplacement forcé à l’intérieur du pays ou les personnes menacées d’enlèvement, d’extorsion ou de meurtre extrajudiciaire. Presque toutes les violations des droits fondamentaux en Colombie ont lieu dans l’impunité.

(Dossier certifié du tribunal, à la page 708)

[…]

40.  […] Les opérations militaires couronnées de succès contre les FARC ayant eu lieu en 2008 les ont affaiblies, mais elles n’ont pas engendré une réduction du risque auquel sont exposées des personnes qui ont été directement prises pour cibles par les FARC […]

(Dossier certifié du tribunal, à la page 720)

[…]

44.  […] Le rapport du département d’État souligne le problème et mentionne que les crimes restent d’ordinaire impunis en Colombie. Malgré les politiques strictes pour combattre le terrorisme adoptées par le président Uribe, le gouvernement de la Colombie n’est pas capable de protéger les personnes ciblées.

(Dossier certifié du tribunal, à la page 721)

[39]           La demanderesse renvoie aussi à un rapport du Conseil canadien pour les réfugiés, lequel était fondé sur une délégation que cet organisme a envoyée en Colombie en novembre 2010 (Conseil canadien pour les réfugiés, The Future of Colombian Refugees in Canada: Are we being equitable? (mars 2011), dossier certifié du tribunal, aux pages 727 à 764 [le rapport du Conseil canadien pour les réfugiés]), dont elle affirme que la Commission a aussi omis de tenir compte. Le rapport mentionne ce qui suit :

[traduction]

En ce qui a trait à la protection, le gouvernement de la Colombie n’a aucun programme de protection fiable. La protection est uniquement offerte à un nombre très limité de personnes, et, dans plusieurs cas, la protection ne s’étend pas à la famille de la victime. Un citoyen ordinaire de la Colombie n’a pas accès aux programmes de protection mentionnés ci‑dessus.

(Dossier certifié du tribunal, à la page 749)

[40]           La demanderesse affirme que, bien qu’un tribunal n’ait pas à renvoyer à chacun des éléments de preuve présentés, plus l’importance d’un élément de preuve est grande, plus il est probable que l’omission d’y renvoyer entraîne la conclusion selon laquelle la décision était déraisonnable, surtout lorsque l’élément de preuve en question semble contredire une conclusion de la Commission. La Commission a l’obligation d’apprécier la preuve qui contredisait ses conclusions et d’expliquer pourquoi cet élément de preuve n’en a pas modifié sa teneur : Cetinkaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 8, au paragraphe 66 [Cetinkaya]; Vargas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 543, au paragraphe 16; Nino Yepes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1357, aux paragraphes 5 et 8; Adeoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 680, au paragraphe 13 [Adeoye]. La demanderesse prétend que c’est aussi le cas lorsque l’élément de preuve qui contredit la conclusion est une preuve qui se rapporte à la situation en général dans le pays : Adeoye, Cetinkaya (précitées) et Ponniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 190, au paragraphe 17 [Ponniah]. La présomption en général selon laquelle la Commission a tenu compte de toute la preuve ne peut systématiquement mettre la décision à l’abri du contrôle judiciaire : Tavakoli Dinani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1063, au paragraphe 25.

[41]           La demanderesse est d’avis que la Commission ne s’est pas penchée sur la question principale qui consistait à savoir si l’État peut protéger les personnes qui sont spécifiquement prises pour cibles par les FARC : Avila Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1291. Elle cite le juge O’Keefe, qui a récemment statué, dans la décision Vargas Bustos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 114, au paragraphe 40, que « [l]a réduction des capacités militaires des FARC ne signifie pas que l’État peut protéger les gens ayant été spécifiquement pris pour cibles par les FARC à des fins de harcèlement ou d’extorsion ». Elle affirme que la Commission s’est prononcée sur la preuve uniquement sous l’angle des généralités, sans porter une attention adéquate aux détails pertinents : Altun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1034; Fanado Kirby c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 169.

Le défendeur

[42]           Le défendeur prétend que la conclusion de la Commission selon laquelle la protection de l’État était disponible en Colombie n’est pas erronée et que la demanderesse et ses enfants ne s’étaient pas réclamés de cette protection. La Commission a appliqué les bons principes juridiques et elle a tiré une conclusion raisonnable. En l’absence d’un effondrement total de l’appareil étatique, les demandeurs d’asile doivent démontrer, par une preuve claire et convaincante, que l’État n’a pas la capacité de les protéger, et on ne s’attend pas, même d’un gouvernement démocratique, que celui-ci soit capable de protéger ses citoyens en tout temps : Ward, précité; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca (1992), 150 NR 232 (CAF).

[43]           La Colombie n’est pas un État en situation d’effondrement total; il s’agit d’une démocratie ayant la capacité et la disposition d’offrir une protection adéquate contre les FARC. Il s’ensuit que la présomption relative à la protection de l’État s’applique et que la demanderesse avait le lourd fardeau de démontrer qu’elle avait épuisé tous les mécanismes de protection dont elle pouvait se réclamer. Contrairement à ce que la demanderesse a affirmé dans sa plaidoirie, les demandeurs d’asile ont le fardeau juridique de solliciter la protection de l’État dans de tels cas : Ward, précité, à la page 725; Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, aux paragraphes 46 et 56. En l’espèce, la demanderesse a quitté la Colombie sans faire d’efforts pour communiquer avec la police.

[44]           La réticence subjective à communiquer avec la police n’est pas suffisante pour réfuter la présomption relative à la protection de l’État lorsque la preuve documentaire précise que cette protection aurait été assurée : Camacho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 830, au paragraphe 10; Rio Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1214, au paragraphe 28.

[45]           Bien que la demanderesse prétende que la Commission a commis une erreur en n’appréciant pas l’efficacité de la protection de l’État, le défendeur affirme que le critère juridique en ce qui a trait à protection de l’État est bien établi; la question est de savoir si la protection de l’État serait adéquate, et non si elle serait efficace. La Commission n’a pas l’obligation de se pencher sur la question de savoir si la protection de l’État est d’une efficacité minimale. C’est à bon droit que la Commission a imposé à la demanderesse de réfuter la présomption relative à la protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante que cette protection n’était pas adéquate : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94, aux paragraphes 17 à 19 [Flores Carillo]; Flores c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 723, aux paragraphes 9 et 10; Kaleja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 668, au paragraphe 25; Ward, précité; Tjipuravandu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 927, au paragraphe 14; Larionova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 874, au paragraphe 43; Beri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 854, au paragraphe 33; G.M. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 710, au paragraphe 65; Ferko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1284; Kis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 606, au paragraphe 16.

[46]           Le fait que certains programmes de l’État de la Colombie ne soient pas toujours efficaces ne signifie pas que la protection de l’État n’est pas adéquate. Le critère est celui de la protection adéquate, et non de la protection parfaite. Puisque le fardeau de la preuve repose sur les épaules de la demanderesse, il est entièrement loisible à la Commission de conclure, dans l’éventualité où la preuve est mitigée, qu’elle ne dispose pas d’une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État d’assurer la protection. Le défendeur cite l’analyse du juge Letourneau dans l’arrêt Flores Carillo, précité, au paragraphe 30, en ce qui concerne la nature de la preuve requise :

À mon humble avis, il ne suffit pas que la preuve produite soit digne de foi; elle doit aussi avoir une valeur probante. Pensons par exemple au cas d’éléments de preuve dénués de pertinence : ils seront peut-être dignes de foi, mais ils n’auront aucune valeur probante. Non seulement la preuve doit être digne de foi et avoir une valeur probante, mais il faut aussi que cette valeur probante se révèle suffisante pour satisfaire à la norme de preuve applicable. La preuve aura une valeur probante suffisante si elle convainc le juge des faits de l’insuffisance de la protection accordée par l’État considéré. Autrement dit, le demandeur d’asile qui veut réfuter la présomption de la protection de l’État doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante.

[Souligné par le défendeur.]

 

[47]           Le défendeur affirme que la Commission n’a pas fait fi de quelque élément de preuve dont elle disposait. Elle a plutôt examiné de manière minutieuse la totalité de la preuve relative à la protection de l’État. La preuve, considérée dans son ensemble, n’a pas convaincu la Commission que, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse serait exposée à un risque : Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF); Woolaston c Canada (Ministre de la Main d’œuvre et de l’Immigration), [1973] RCS 102; Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 946, 147 NR 317 (CAF).

[48]           De plus, le défendeur prétend que la Cour a récemment conclu, dans nombre de cas, que le principe formulé dans la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR (CFPI) [Cepeda-Gutierrez] ne s’applique pas lorsque les documents en question portent sur la situation en général dans le pays et qu’ils ne traitent pas de la situation de la demanderesse en particulier : Quinatzin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 937, au paragraphe 29; Shen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1001, au paragraphe 6; Camacho Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 746, au paragraphe 34; Salazar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 466, aux paragraphes 59 et 60; voir aussi Zupko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1319, au paragraphe 38; Corzas Monjaras c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 771, aux paragraphes 20 à 22. En l’espèce, aucun des rapports qui, selon les dires de la demanderesse, auraient été ignorés ne contenait des allégations portant sur le risque particulier auquel était exposée la demanderesse; il s’agissait, dans tous les cas, de documents sur la situation dans le pays en général.

[49]           Le défendeur affirme que la Commission a analysé toute la preuve et qu’elle a tiré une conclusion qu’il lui était loisible de tirer compte tenu de la preuve au dossier; les arguments de la demanderesse équivalent à demander à la Cour qu’elle pondère la preuve de nouveau, ce qui n’est pas le rôle de la Cour lors du contrôle judiciaire.

ANALYSE

[50]           La conclusion clé de la Commission était celle selon laquelle « [l]es demandeurs d’asile auraient pu bénéficier d’une protection de l’État adéquate » si la demanderesse avait pris des mesures pour informer les autorités avant de quitter la Colombie. De plus, si la demanderesse et ses enfants devaient retourner en Colombie et vivre des situations problématiques avec les FARC, la Commission n’était pas convaincue que « les autorités refuseraient d’enquêter relativement à leurs allégations et d’arrêter et de poursuivre les responsables si elles disposaient d’une preuve suffisante ». Cette conclusion reposait sur ce qui suit :

Les éléments de preuve documentaire, dont certains sont mentionnés ci-après, montrent que la police arrête et poursuit en justice les auteurs de crimes, y compris les crimes commis par des membres des FARC. Il ressort de la preuve documentaire que les demandeurs d’asile disposeraient de recours s’ils n’étaient pas satisfaits de l’intervention des policiers en ce qui a trait à leurs allégations. De plus, un certain nombre d’organisations et d’organismes aident les Colombiens victimes de crimes à obtenir la protection et les services appropriés auprès du gouvernement et des autorités.

[51]           La Commission passe ensuite en revue les éléments de preuve relatifs aux sujets suivants :

a)      Les efforts déployés par l’État pour lutter contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie;

b)      Les services offerts aux personnes exposées à un risque.

[52]           La Commission a dit de nombreuses choses à propos du droit relatif à la protection de l’État et de ce que les demandeurs d’asile doivent faire pour réfuter la présomption relative à la protection de l’État, mais elle n’aborde, nulle part dans la décision, la question fondamentale : l’État peut‑il fournir une protection adéquate à la demanderesse et aux personnes dans sa situation qui ont été spécifiquement prises pour cibles par les FARC?

[53]           La preuve relative aux efforts déployés par le gouvernement pour réduire la force et la portée militaires des FARC ne répond pas à cette question. Voir Meza Varela, précitée. Dans la même veine, les renvois, par la Commission, à l’Unité de protection nationale et au programme de protection et d’assistance des victimes et des témoins sont d’une pertinence discutable. La demanderesse ne semble pas correspondre au profil des personnes protégées par l’Unité de protection nationale, et le programme de protection et d’assistance a accepté uniquement 540 demandes (sur un total de 5 307) en 2011 (voir RDI de mars 2012, dossier certifié du tribunal, aux pages 403 et 404). La Commission n’explique pas en quoi un degré d’acceptation si bas est adéquat, pas plus qu’elle ne traite de la preuve du Haut Commissariat des Nations Unies selon laquelle [traduction] « il n’y a pas de véritable système de protection des témoins en Colombie, il n’y a pas de véritable protection des victimes » (voir rapport du Conseil canadien pour les réfugiés, dossier certifié du tribunal, à la page 746).

[54]           Plus important encore, et comme le souligne la demanderesse, la documentation contenue dans le cartable de la documentation de la Commission exprime le point de vue selon lequel les programmes de protection du gouvernement ne sont pas efficaces. La Commission a toutefois omis de traiter de cette preuve, qui contredit directement ses propres conclusions. Voir Cepeda‑Gutierrez, précité.

[55]           Qui plus est, la Commission ne fait pas mention et ne traite pas de la preuve fortement contradictoire produite par la demanderesse selon laquelle [traduction] « l’État colombien ne peut protéger les personnes qui ont été prises pour cibles, que ce soit les collectivités exposées à un déplacement forcé à l’intérieur du pays ou les personnes menacées d’enlèvement, d’extorsion ou de meurtre extrajudiciaire ». Voir le rapport de M. Chernick, à la page 3 (dossier certifié du tribunal, à la page 708). Le Conseil canadien pour les réfugiés a présenté une preuve similaire.

[56]           Le défendeur laisse entendre que la décision Cepeda-Gutierrez, précitée, devrait être interprétée de manière étroite, de sorte qu’elle ne s’appliquerait pas lorsque les documents en question se fondent sur la situation en général dans le pays et ne portent pas spécifiquement sur le demandeur. Le juge Manson a répondu de la manière suivante à cet argument dans la décision Ponniah, précitée.

[16]      Cependant, le demandeur a cité de nombreux extraits d’un rapport du Haut commissariat des Nations Unies sur les réfugiés, rapport intitulé Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Sri Lanka (aux pages 56 à 61) ainsi qu’un rapport de l’agence des services frontaliers du RoyaumeUni intitulé Sri Lanka: Country of Origin Information (aux pages 93, 120 à 122, 126 à 127 et 158). Les extraits de ces rapports démontrent que les hommes d’origine ethnique tamoule originaires de l’Est et du Nord du Sri Lanka sont victimes d’enlèvements par la force, de détentions non documentées, d’extorsion, d’exécutions sommaires et de harcèlement fréquent, qu’ils font l’objet d’une surveillance très serrée par les forces policières ainsi que de mesures antiterrorisme, et qu’ils doivent composer avec des conditions de vie difficiles et avec la marginalisation économique.

[17]      Le défendeur prétend que le précédent établi dans la décision Cepeda-Gutierrez s’applique aux éléments de preuve portant précisément sur un demandeur, et non sur la preuve quant à la situation générale d’un pays. La décision Cepeda-Gutierrez n’appuie nulle part une interprétation aussi étroite ayant pour effet de limiter sa valeur de précédent aux éléments de preuve se rapportant à la situation personnelle du demandeur. Cette thèse est appuyée par la jurisprudence (Packinathan, précitée, au paragraphe 9; Pinto Ponce c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 181; Gonzalo Vallenilla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 433).

[57]           Plutôt de que de traiter de cet élément de preuve, la Commission a reconnu l’existence de véritables problèmes en Colombie, mais s’est ensuite confortée au moyen d’une généralisation non étayée :

[…] Cependant, la prépondérance de la preuve relative aux conditions actuelles dans le pays montre que, même si elle n’est pas parfaite, une protection de l’État adéquate est offerte en Colombie aux victimes de crimes et que la Colombie fait de sérieux efforts pour régler le problème de la criminalité. Dans l’ensemble, le tribunal n’a d’autre choix que de conclure que la police veut protéger les victimes de crimes et qu’elle est en mesure de le faire. Objectivement, il est évident que la Colombie, grâce à ses efforts concertés, a réussi à accroître la sécurité de tous ses citoyens. Les efforts des autorités colombiennes ont concrètement permis d’offrir une protection de l’État adéquate aux personnes qui en font la demande.

[58]           Il est important de constater que même ce résumé fait fi de la question principale, qui est celle de savoir si l’État peut protéger des personnes spécifiquement prises pour cible par les FARC. De plus, la Commission ne s’est appuyée sur aucune preuve étayant cette conclusion, et beaucoup d’éléments de preuve contredisent ce résumé.

[59]           La Commission a consacré passablement de temps à réfuter, de manière sommaire, les principes juridiques qui régissent la question de la protection de l’État, mais elle évite de traiter des détails de la preuve quant à la question fondamentale. La Commission ne peut recourir à des expressions comme « la prépondérance de la preuve » pour se soustraire à son obligation d’examiner et de citer les éléments de preuve qui appuient véritablement ses conclusions et traiter de ceux qui contredisent directement ces conclusions.

[60]           Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à des fins de certification, ce à quoi la Cour souscrit.


 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour nouvelle décision;

2.      Il n’y a pas de question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6360-13

 

INTITULÉ :

ROCIO MORA GONZALEZ

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 AVRIL 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :

LE 28 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

Alla Kikinova

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Judy Michaely

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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