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Date : 20140807


Dossier : IMM-575-13

Référence : 2014 CF 780

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 août 2014

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

Sandra Liliana Leon Jimenez, Jose Alfonso Ortega Gonzalez, Tomas Ortega LEON

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Sandra Liliana Leon Jimenez, la demanderesse principale, son époux, Jose Alfonso Ortega Gonzalez, le demandeur secondaire, et leur fils mineur, Tomas Ortega Leon, sont citoyens de la Colombie.

[2]               En décembre 2010 et en mars 2011, les demandeurs ont reçu des feuillets des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) à leur restaurant; il y était mentionné que, si les demandeurs voulaient continuer à exploiter leur restaurant, ils devraient leur verser un paiement mensuel. Le 27 mars 2011, quatre membres des FARC armés sont entrés dans le restaurant, ont agressé le demandeur secondaire, lui ont pointé une arme à feu sur la tête et ont exigé le paiement mensuel. Les hommes ont pris de l’argent de la caisse enregistreuse et des poches du demandeur secondaire. Avant de partir, ils ont informé les demandeurs qu’ils reviendraient la semaine suivante pour obtenir leur dû et ils les ont avertis de ne pas communiquer avec la police.

[3]               Les demandeurs n’ont pas signalé l’incident à la police parce qu’ils craignaient les FARC. Le 1er avril 2011, les demandeurs ont reçu des fleurs et une carte de condoléances dans laquelle leurs noms étaient inscrits et qui était signée par un membre des FARC. Le 2 avril 2011, la demanderesse principale a reçu à la maison un appel d’un membre des FARC l’informant que le paiement devait être fait le jour suivant. Les demandeurs ont fermé le restaurant, qui a par la suite été vandalisé, et des menaces ont été écrites sur les murs. Les demandeurs ont fui la Colombie le 8 avril 2011, et ils sont arrivés au Canada le 20 avril 2011.

[4]               La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), ni celle de personnes à protéger au sens de l’article 97 de la Loi.

La décision faisant l’objet du contrôle

[5]               La Commission a exposé le contexte factuel, a affirmé qu’elle avait rendu sa décision sur le fondement d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) à Cali et a appliqué le critère à deux volets relatif à la PRI.  

[6]               En ce qui concerne le premier volet du critère, la Commission a conclu qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés ou exposés, selon la prépondérance des probabilités, au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à Cali. La Commission en est venue à cette conclusion parce qu’aucun élément de preuve crédible ne démontrait que les FARC avaient été à la recherche des demandeurs depuis leur départ de la Colombie; qu’elles avaient communiqué avec des membres de leur famille en Colombie ou leur avaient porté préjudice; ou qu’elles les poursuivraient à Cali. En outre, un élément de preuve documentaire convaincant qui a été examiné par la Commission révélait que les personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle des demandeurs ne sont pas prises pour cibles par les FARC de nos jours en Colombie.

[7]               La Commission a également conclu que le second volet du critère, soit la question de savoir s’il serait indûment préjudiciable pour les demandeurs de se réfugier à Cali, n’a pas été respecté. Les demandeurs ont été capables de déménager au Canada, où ils se sont adaptés à un nouveau pays dont la culture et la langue leur étaient inconnues. Il serait donc beaucoup plus facile pour les demandeurs de se réadapter à la vie dans une région différente de leur pays d’origine. Qui plus est, vu que la demanderesse principale et le demandeur secondaire ont fréquenté l’université et vu leurs antécédents de travail, il ne leur serait pas indûment préjudiciable d’habiter à Cali.

[8]               Après avoir examiné la situation à Cali et l’ensemble des circonstances des demandeurs en l’espèce, la Commission a conclu qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable pour eux de trouver refuge dans cette ville.

La question en litige et la norme de contrôle applicable

[9]               À mon avis, une seule question se pose en l’espèce : la Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il existait une PRI viable à Cali? Cette question est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Kamburona c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1052, au paragraphe 18; Mendoza Velez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 132, au paragraphe 24; Estrada Lugo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 170, au paragraphe 31; Ortiz Garzon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 299, au paragraphe 25).

[10]           Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux paragraphes 45, 47 et 48 (Dunsmuir); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux paragraphes 59 et 62).

Analyse

L’absence de conclusions expresses relativement à la crédibilité et aux faits

[11]           Les demandeurs soutiennent que la Commission était tenue de tirer des conclusions de fait expresses relativement à la crédibilité et à la persécution subie dans le passé avant d’établir s’il existait une PRI viable. Il s’agit d’une erreur de droit qui porte un coup fatal à l’analyse relative à la protection de l’État. Il ressort implicitement de la notion de PRI que, dans le cadre d’une analyse relative à la PRI, il faut que la Commission examine la situation dans le pays afin d’établir l’existence de la protection de l’État dans le lieu envisagé comme PRI viable (Nino Yepes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1357 (Nino Yepes)).

[12]           À mon avis, la Commission n’a pas commis pareille erreur. Elle n’a pas mis en doute la véracité de l’allégation de persécution et le risque auquel les demandeurs ont été exposés lorsqu’ils vivaient en Colombie. Elle n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité et, par conséquent, il faut tenir pour acquis que la Commission a estimé que les demandeurs étaient crédibles et qu’ils avaient été pris pour cible dans le passé. Voilà pourquoi la Commission s’est contentée, dans sa décision, de trancher la question de savoir si le profil des demandeurs correspondaient au profil de personnes exposées à un risque si on les envoyait dans une autre localité, soit à Cali, et si cette ville constituait une PRI viable. Contrairement à l’affaire Velasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1201, aux paragraphes 14 à 20, la Commission en l’espèce a tenu compte du type de persécution auquel les demandeurs ont été exposés, des éléments de preuve que ces derniers ont produits, de leur témoignage concernant leur crainte et leur situation personnelle. Il n’était donc pas nécessaire de tirer des conclusions expresses quant à la crédibilité ou quant aux faits.

[13]           Les demandeurs se fondent sur la décision Nino Yepes, précitée, mais, à mon avis, les circonstances dans cette affaire diffèrent de celles de l’espèce. Dans cette affaire, il a été estimé que la décision était déraisonnable parce que la Commission ne s’était pas penchée sur les questions de crédibilité et de risque personnalisé, ce qui avait eu pour conséquence qu’elle n’avait pas tenu compte d’importants éléments de preuve qui contredisaient sa conclusion relative à la protection de l’État. Autrement dit, la Commission avait tiré sa conclusion relative à la protection de l’État sans disposer d’éléments de preuve pertinents et sans tenir compte de la situation personnelle des demandeurs. Ce n’est pas le cas dans la présente affaire. En l’espèce, la Commission a implicitement accepté la preuve des demandeurs sur la persécution dont ils avaient été victimes et sur les risques précis qu’ils craignaient. Par conséquent, la question en litige était de savoir si, au vu de l’ensemble de la preuve, les demandeurs pourraient habiter à Cali en toute sécurité. De toute manière, l’omission de tirer une telle conclusion ne constitue pas nécessairement une erreur fatale, et ce, même dans le contexte d’une analyse relative à la protection de l’État (Sing c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 774, au paragraphe 22).

La situation dans le pays et le risque

[14]           Les demandeurs soutiennent que l’analyse effectuée par la Commission relativement à la PRI était viciée à plusieurs égards. La Commission a commis une erreur en concluant que le profil des demandeurs ne correspond pas à celui des personnes qui risquent d’être prises pour cible par les FARC parce qu’ils n’appartiennent pas une l’une des catégories de personnes qui, selon des groupes de défense des droits de la personne, ont historiquement été ciblées (Sellathurai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1273 (1re inst.) (Sellathurai)). La Commission a également commis une erreur en concluant que les FARC, soit l’agent de persécution, ne s’intéresseraient plus aux demandeurs à l’avenir. La Commission avait fondé cette conclusion sur la vraisemblance, mais les agents de persécutions n’agissent pas toujours en fonction de ce que la Commission estime être logique (Ye c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 584 (CA); Yoosuff c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1116; Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 493).

[15]           Les demandeurs ne contestent pas la conclusion voulant que, selon les documents sur la situation dans le pays, ils ne correspondent pas aux profils des personnes à risque, mais ils soutiennent qu’il ne s’agit pas d’une liste exhaustive et qu’il pourrait y avoir d’autres raisons pour lesquelles les FARC pourraient les prendre pour cible (Sellathurai, précitée). Si je comprends bien leur argument, les demandeurs allèguent que la Commission a commis une erreur en tirant une conclusion fondée sur la vraisemblance lorsqu’elle a essayé de prédire qui les FARC, en tant qu’agent de persécution, prendront pour cible. Les demandeurs ont été ciblés dans le passé, et le fait que les FARC n’aient pas communiqué avec d’autres membres de leur famille ou ne leur aient fait aucun tort et le fait qu’elles n’aient pas recherché les demandeurs depuis que ces derniers ont quitté la Colombie ne sont peut‑être pas pertinents, ne permettent peut‑être pas de prédire les risques auxquels les demandeurs pourraient être exposés et ne permettent pas de conclure à l’absence de risque.

[16]           Les demandeurs soutiennent que l’analyse sur les changements importants qui se sont produits en Colombie qui a été effectuée par la Commission lorsqu’elle a conclu que Cali constituait une PRI viable n’était pas conforme à la jurisprudence sur les changements de la situation au pays (Elyasi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 419; Barua c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 59; Zdjalar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 82). En outre, la Commission, dans le cadre de cette analyse, n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents et elle aurait dû être sensible à la situation personnelle des demandeurs.

[17]           En ce qui concerne ces observations, il convient tout d’abord de souligner que la Commission, lorsqu’elle a conclu que les demandeurs disposeraient d’une PRI viable à Cali, a résumé le témoignage que la demanderesse principale avait donné à l’audience. Cette dernière avait déclaré que les demandeurs ne seraient pas en sécurité à cet endroit parce que les guérilléros sont partout et que ces derniers pourraient les retrouver dans n’importe quelle ville, comme en témoigne le fait que les FARC étaient entrés en contact avec eux chez eux et au restaurant, à Bogota. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi les FARC s’intéresseraient aux demandeurs, la demanderesse principale a déclaré que les FARC les tueraient pour montrer aux autres ce qui arrive lorsqu’on n’accède pas à leurs demandes. La demanderesse principale a aussi confirmé que les FARC n’avaient communiqué avec aucun de ses proches ou des proches de son époux qui sont restés en Colombie et qu’elles ne leur avaient fait aucun tort depuis leur départ.

[18]           Cependant, après examen des documents sur la situation actuelle des FARC en Colombie, la Commission a conclu que celles-ci sont particulièrement affaiblies dans les centres urbains comme Cali. En outre, la Commission a souligné que le cartable national de documentation (le CND) sur la Colombie (4 juin 2012, point 2.1) décrivait les profils des personnes qui sont principalement prises pour cible par les FARC à l’heure actuelle; il s’agit entre autres des représentants locaux élus, des politiciens, des autochtones, des membres des forces de sécurité du gouvernement ainsi que des gens qu’elles croient être des collaborateurs paramilitaires. La Commission a également renvoyé à un rapport du Haut‑Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCNUDH) (point 2.5, UNHCHR on the Situation of Human Rights in Columbia) selon lequel les personnes suivantes appartiennent à des groupes vulnérables : les défenseurs et les dirigeants de la communauté, les membres de conseils d’action communautaire, les Afro‑Colombiens et les autochtones, les ombudsmans municipaux, les membres d’un syndicat, les employés du système d’alerte précoce du Bureau national de l’ombudsman et les journalistes. Ce rapport corrobore d’autres documents récents répertoriés dans le CND. La Commission a aussi renvoyé à la preuve documentaire produite par l’avocat des demandeurs concernant les profils des personnes les plus à risque et elle a conclu que les demandeurs ne correspondaient à aucun de ces profils.

[19]           Sur le fondement d’un rapport du Conseil canadien pour les réfugiés, The Future of Colombian Refugees in Canada: Are we being equitable? (le rapport du CCR), la Commission a aussi conclu que la sécurité dans les villes s’est améliorée en Colombie et que, en raison du changement de la situation, le conflit armé a été en grande partie repoussé vers les régions externes du pays. La Commission a résumé la situation en affirmant que, selon les documents les plus récents dont elle disposait, les FARC, bien que grandement affaiblis, poursuivent leurs activités en Colombie, principalement dans les montagnes, dans la jungle ainsi que dans les régions rurales et frontalières. Reconnues comme une organisation terroriste par le Canada et d’autres nations, les FARC s’en prennent principalement aux  personnes correspondant à des profils précis. Leurs opérations sont maintenant peu fréquentes dans les centres urbains comme Cali et, lorsqu’il y en a, il s’agit d’attaques terroristes aveugles qui ne visent personne en particulier.

[20]           Selon la jurisprudence de la Cour, le recours aux profils des personnes à risque établis sur le fondement de la preuve documentaire constitue l’une des pierres angulaires de l’analyse relative à la protection de l’État et, à mon avis, leur utilisation est également pertinente dans le cadre des analyses relatives à la PRI lorsqu’il faut déterminer si une personne peut habiter en toute sécurité dans la PRI envisagée (Cortez Alvarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 44, au paragraphe 5; Arias Ultima c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 81, au paragraphe 30). Il s’agit là de l’analyse que la Commission a effectuée, et les demandeurs ne contestent pas qu’ils ne correspondent pas aux profils des personnes qui seraient exposées à un risque s’ils étaient renvoyés à Cali. Ils allèguent toutefois que la liste des profils de personnes à risque n’est pas exhaustive et que la Commission a tiré une conclusion fondée sur la vraisemblance lorsqu’elle a essayé de prédire qui serait pris pour cible par les FARC.

[21]           À ce sujet, il convient d’examiner la décision Cruz Vergara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 138 (Cruz Vergara). Dans cette affaire, les demandeurs ont fait valoir que la conclusion relative à la PRI tirée par la Commission n’était fondée sur à peu près rien d’autre que sur les conjectures de la Commission concernant les mesures que les FARC prendraient selon toute vraisemblance. La Commission avait accepté la totalité des renseignements figurant dans le Formulaire de renseignements personnels des demandeurs sauf l’information selon laquelle les FARC étaient encore à la recherche des demandeurs deux ans après leur départ. Les demandeurs ont soutenu que rien ne démontrait que les FARC savaient qu’ils avaient quitté le pays, de sorte que la Commission n’aurait pas dû tirer une conclusion fondée sur la vraisemblance quant à la question de savoir si les FARC recherchaient toujours les demandeurs. Les demandeurs ont aussi allégué que, selon le CND, il n’existe d’ordinaire aucune PRI en Colombie parce que le rayon d’action des FARC s’étend à tout le pays.

[22]           Le juge Mosley a conclu qu’il était à prévoir que la Commission se demanderait s’il existe une PRI et que les demandeurs n’avaient pas produit une preuve claire et convaincante démontrant que les FARC étaient présentes à Cartagena et qu’ils seraient pris pour cible dans cette ville. En outre, l’allégation selon laquelle les FARC avaient infiltré des organismes gouvernementaux partout dans le pays n’était pas corroborée par les documents relatifs au pays, car, selon le rapport UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum‑Seekers from Colombia produit le 27 mai 2010 par le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le rapport du HCNUR) sur lequel cette allégation était fondée, cette conclusion avait pour fondement la persécution exercée par les agents de l’État ou tolérée par les autorités publiques, notamment par la corruption. Le juge Mosley a donc conclu, au vu du dossier, que la conclusion de la Commission était raisonnable.

[23]           Les demandeurs dans la décision Cruz Vergara, précitée, ont également soutenu que la Commission avait tiré une conclusion déraisonnable relativement à la protection l’État parce qu’elle avait rejeté des éléments de preuve importants qu’ils lui avaient présentés ou n’en avait pas tenu compte. Voici ce que le juge Mosley a déclaré à ce sujet :

[35]         La jurisprudence récente de la Cour confirme le caractère raisonnable de décisions selon lesquelles l’État colombien avait offert une protection adéquate à ceux qui s’étaient trouvés dans une situation semblable à celle du demandeur et dont la sécurité avait été menacée par les FARC. Cette jurisprudence est recensée dans la décision Andrade c Canada (MCI), 2012 CF 1490, au paragraphe 18. Comme on peut le lire au paragraphe 20 de cette décision, la Cour a annulé des décisions de la SPR relativement à la protection de l’État en Colombie uniquement lorsqu’il a été établi que la SPR avait omis d’évaluer correctement les antécédents ou le « profil » du demandeur d’asile et lorsque le demandeur d’asile se retrouvait dans l’un des groupes qui, d’après la preuve documentaire, pouvaient être exposés à un risque en Colombie, par exemple « les juges et d’autres personnes associées au système de justice ».

[24]           De façon semblable, dans la décision Herrera Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1490 (Herrera Andrade), la juge Gleason a examiné la jurisprudence en matière de protection de l’État en Colombie et elle a conclu que, au cours de l’année qui venait de s’écouler, la Cour avait annulé des décisions de la Commission relativement à la protection de l’État en Colombie uniquement lorsqu’il avait été établi que la Commission avait omis d’évaluer correctement les antécédents ou le « profil » du demandeur d’asile et que le demandeur d’asile appartenait à l’un des groupes qui, selon la preuve documentaire, pouvaient être exposés à un risque en Colombie. La juge Gleason a souligné que, selon la preuve documentaire objective, en particulier selon le rapport du HCNUR, les membres de ces groupes pouvaient encore être exposés à des risques à cause de la présence des FARC en Colombie. Les affaires dans lesquelles la conclusion relative à la protection de l’État tirée par la Commission n’a pas été confirmée ont été tranchées sur le fondement du défaut de la Commission de prendre en compte l’essentiel des prétentions des demandeurs et d’évaluer leurs profils en fonction de la preuve documentaire, laquelle démontrait qu’ils pouvaient être exposés à des risques.  

[25]           Compte tenu de ce qui précède, à mon avis, la Commission, dans le cadre de sa conclusion selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Cali, a analysé de façon raisonnable le profil des demandeurs quant aux risques auxquels, selon la preuve documentaire, ils pourraient être exposés. La Commission était tenue de tirer une conclusion quant à savoir si les demandeurs, au vu du dossier, correspondaient, selon la preuve documentaire, à l’un des profils de personnes à risque, et elle l’a fait. La Commission a également tenu compte du manque d’élément de preuve démontrant que les demandeurs pourraient continuer à être pris pour cible. Elle n’a pas fait abstraction d’éléments de preuve ou tiré des conclusions fondées sur un manque de crédibilité ou de vraisemblance. En ce qui concerne la prétention des demandeurs selon laquelle la liste des catégories de profils de personnes à risque établie dans les documents sur la situation dans le pays n’est pas exhaustive ou limitée, les demandeurs n’ont invoqué aucune autorité corroborant leur prétention et ils n’ont pas non plus présenté d’éléments de preuve démontrant que les personnes ayant un profil semblable au leur étaient recherchées par les FARC lorsqu’elles retournent en Colombie. La principale faiblesse de la preuve des demandeurs en l’espèce est qu’ils n’ont pas démontré que les FARC continuent de les rechercher ou qu’elles les chercheraient s’ils habitaient à Cali.

[26]           Les demandeurs allèguent en outre que la Commission a examiné de façon sélective la preuve documentaire lorsqu’elle a conclu que les FARC n’étaient pas très présentes en Colombie. Faisons remarquer que, dans la décision Herrera Andrade, précitée, la juge Gleason a souligné ce qui suit :

[11]         À mon avis, lorsque la cour de révision est saisie d’un argument qui porte sur les conséquences pour le tribunal de ne pas avoir mentionné des éléments de preuve importants, son examen consiste initialement à présumer que le tribunal a pris en compte l’ensemble du dossier (voir Ayala Alvarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 703, au paragraphe 10; Guevara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 242, au paragraphe 41; Junusmin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 673, au paragraphe 38). Les parties qui présentent des arguments comme ceux du demandeur en l’espèce doivent se montrer très convaincants. Deuxièmement, il faut se rappeler que la tâche de la cour de révision consiste à évaluer la raisonnabilité des conclusions de fait du tribunal dont la décision est contestée. Pour ce faire, il faut tenir compte à la fois de l’issue de l’affaire et des motifs fournis par le tribunal, comme la Cour suprême du Canada l’a souligné notamment dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, et Newfoundland Nurses, au paragraphe 14. Enfin, et surtout peut-être, la cour de révision doit faire preuve d’une grande déférence à l’égard des conclusions de fait du tribunal particulièrement lorsque, comme en l’espèce, la décision contestée se retrouve au cœur même de l’expertise du tribunal. L’évaluation des risques auxquels sont exposés les demandeurs d’asile de même que de l’existence d’une protection adéquate de l’État étranger se retrouvent au cœur même de la compétence de la SPR et il s’agit de questions que le Parlement a portées à la compétence de la SPR (voir l’alinéa 95(1)b) de la LIPR; Pushpanathan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, [1998] ACS no 46, au paragraphe 47; Saldana Fajardo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 830, au paragraphe 18; Kellesova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 769, au paragraphe 11).

[27]           Il est vrai que la Commission n’a pas expressément renvoyé aux parties du rapport du CCR invoquées par les demandeurs. Il y était notamment question de rapports qui révèlent que les FARC sont présentes dans toutes les grandes villes, qu’elles disposent d’un réseau d’informateurs qui lui permet de trouver des demandeurs d’asile qui reviennent au pays et qu’une PRI n’est pas une garantie de sécurité. La Commission n’a pas non plus examiné le rapport de monsieur Chernick, intitulé Country Conditions in Columbia Relating to Asylum Claims in Canada, ni d’éléments de preuve semblables provenant d’Amnesty International qui ont été produits.

[28]           Cependant, la Commission n’a pas conclu que les demandeurs ont le profil des personnes à risque d’être encore prises pour cible si elles retournaient dans leur pays et que rien ne donnait à penser que les FARC continuent de les rechercher. Par conséquent, à mon avis, l’omission de renvoyer à ces parties ne modifie en rien l’issue de son analyse. En outre, un rapport du 6 juin 2012 produit par Amnesty International indique que les FARC, et d’autres groupes, [traduction« ont la capacité de poursuivre leurs victimes dans de nombreuses régions du pays, et qu’il se peut qu’elles le fassent lorsque les individus visés suscitent un intérêt particulier justifiant cet effort. Il en va de même des personnes qui ont fui le pays et qui reviennent après un certain temps ». Il convient toutefois de répéter que la Commission a conclu que rien ne donnait à penser que les demandeurs en l’espèce suscitent un tel intérêt.

[29]           Il convient également de souligner que la Commission a renvoyé à divers rapports faisant partie de la preuve documentaire et qu’elle a reconnu que les FARC ont eu une énorme incidence dans la vie de bien des personnes et qu’elles constituent toujours un problème en Colombie. La Commission a estimé que, selon la prépondérance des éléments de preuve objectifs récents, la Colombie fait de sérieux efforts pour assurer une protection accrue à ses citoyens et pour lutter contre la corruption et la violence, et qu’elle s’efforce d’éradiquer les FARC et d’autres groupes paramilitaires et criminels. En outre, la Commission a estimé que les efforts déployés par la Colombie ont produit d’excellents résultats, tout particulièrement dans les centres urbains comme Cali. La Commission a renvoyé à deux rapports produits par les demandeurs, soit Guerrilla kills Columbian who was Departed from Canada et Colombia mother makes call to human sensitivity of Stephan Harper. La Commission ne leur a pas accordé grand poids, car ces rapports ne décrivaient aucunement les circonstances entourant les incidents qui y étaient décrits. Le fait que la Commission a renvoyé à ces articles révèle qu’elle a porté attention aux opinions contraires concernant les risques auxquels sont exposés les demandeurs d’asile qui retournent en Colombie. La Commission a toutefois conclu que, « selon la prépondérance des éléments de preuve objectifs récents », il existe une protection de l’État adéquate en Colombie.

[30]           La Commission n’a pas conclu que les demandeurs ne courraient plus aucun risque s’ils retournaient à Bogota parce que la situation dans le pays avait changé. Elle a plutôt conclu que les demandeurs pourraient vivre en toute sécurité à Cali puisque la preuve n’établissait pas qu’on continuait à les chercher; pour en venir à cette conclusion, la Commission s’est aussi fondée sur la preuve documentaire à jour concernant les opérations que livrent les FARC contre les personnes à risque. Quoi qu’il en soit, pour les motifs exposés ci‑dessus, je suis d’avis que la Commission a tenu compte de la preuve factuelle et ne l’a pas mal interprétée.

[31]           En conclusion, la Commission, dans le cadre de son analyse relative à la PRI, n’a pas remis en question la prétention des demandeurs et elle a raisonnablement tenu compte de leur situation personnelle et de la preuve. Dans ces circonstances, la Commission n’était pas tenue d’effectuer une analyse distincte relativement à la crédibilité et aux faits. Elle n’a pas non plus commis d’erreur dans l’examen du profil des demandeurs lorsqu’elle a conclu que ces derniers ne seraient vraisemblablement pas pris pour cible par les FARC à Cali. La Commission a examiné la preuve documentaire en fonction de ce profil et elle a estimé que rien ne donnait à penser que les demandeurs continuaient d’être pris pour cible. Il faut satisfaire à un critère élevé pour établir qu’une PRI envisagée est déraisonnable. Le demandeur doit produire des éléments de preuve réels et concrets établissant que sa vie ou sa sécurité serait en danger s’il se rendait dans la PRI (Huerta Morales c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 216, au paragraphe 6). La conclusion de la Commission selon laquelle la situation dans le pays ne donnait pas à penser qu’il existait des possibilités sérieuses que les demandeurs soient persécutés ou exposés à un autre risque s’ils étaient envoyés à Cali appartient aux issues possibles acceptables (Dunsmuir, précité).


JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.      Aucune question à certifier n’a été proposée, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-575-13

 

INTITULÉ :

Sandra Liliana Leon Jimenez, Jose Alfonso Ortega Gonzalez, Tomas Ortega LEON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 MARS 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 7 AOÛT 2014

 

COMPARUTIONS :

Clifford D. Luyt

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Iidiko Erdei

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Czuma, Ritter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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