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Date : 20140801


Dossiers : IMM‑2340‑13

IMM‑2873‑13

Référence : 2014 CF 772

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er août 2014

En présence de monsieur le juge Russell 

Dossier : IMM‑2340‑13

ENTRE :

JUDE NICOLE JUDY CHARLES

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM‑2873‑13

ENTRE :

JUDE NICOLE JUDY CHARLES

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie des présentes demandes de contrôle judiciaire, présentées en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], visant deux décisions par lesquelles un agent d’immigration principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la demande CH] que la demanderesse a présentée de l’intérieur du Canada. Dans la première décision, datée du 27 février 2013, la demande CH [la décision initiale] a été rejetée, et dans la deuxième, datée du 26 mars 2013, la demande de réexamen de la décision initiale déposée par la demanderesse [la décision de réexamen] a également été rejetée.

CONTEXTE

[2]               La demanderesse est une citoyenne de la Grenade. Elle est arrivée au Canada en 1999 après avoir été gravement agressée par son ex‑compagnon. Elle a trois enfants qui se trouvent à la Grenade, soit deux filles de 22 ans et de 20 ans et un fils de 16 ans, et une fille née au Canada qui a maintenant 6 ans. La demanderesse est entrée au Canada la première fois munie d’un visa de visiteur. Après l’expiration du visa, elle est restée au Canada, en situation irrégulière, jusqu’à ce qu’elle présente une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en mai 2011.

[3]               La demanderesse a fourni une déclaration solennelle à l’appui de sa demande CH, dans laquelle elle décrit ce qu’elle a vécu à la Grenade. Abandonnée par sa mère à la naissance, elle a été élevée par sa grand‑mère maternelle, qui l’a maltraitée et négligée. Elle a rencontré son père pour la première fois à 13 ans, mais celui‑ci a été assassiné peu de temps après.

[4]               À 14 ans, la demanderesse s’est liée d’amitié avec un homme de 25 ans nommé Leon. Un soir où sa grand‑mère l’avait jetée à la porte, elle s’est réfugiée chez lui, et il l’a violée. Même après cette agression sexuelle, elle a continué à le voir parce qu’elle se croyait responsable de cette agression et qu’il était la première personne à s’intéresser vraiment à elle.

[5]               À 16 ans, la demanderesse s’est retrouvée enceinte et a dû abandonner l’école. Elle est allée vivre avec Leon et sa famille, où elle a subi de très mauvais traitements. Les choses ont empiré après la naissance de sa première fille; à ce moment‑là, Leon et elle ont déménagé dans une autre maison. Leon est devenu violent, et l’a agressée physiquement et sexuellement à de nombreuses reprises. Il surveillait ses déplacements et l’a menacée de la tuer si elle le quittait. Ensemble, ils ont eu deux autres enfants, une autre fille et un fils; Leon était violent également envers les enfants.

[6]               En 1999, à 25 ans, la demanderesse est venue au Canada à la suggestion de son oncle, un citoyen canadien qui était au courant de la violence dont elle était victime. Elle n’a pas pu emmener ses enfants, et les a donc laissés avec la mère de Leon. La demanderesse a subvenu aux besoins des enfants en envoyant de l’argent, de la nourriture et des vêtements, mais elle déclare qu’on a continué à les maltraiter et à les négliger. Lorsque l’argent qu’elle envoyait était épuisé, ils devaient se passer de nourriture. Les filles sont victimes de harcèlement sexuel par leurs cousins qui vivent dans la même maison, et elles sont battues si elles refusent d’avoir des relations sexuelles avec eux. Le petit ami de la sœur de Leon a tenté de violer une des filles, mais cette dernière s’est échappée de justesse. Pour « discipliner » le fils de la demanderesse, on l’a frappé au dos avec un coutelas.

[7]               La demanderesse a affirmé dans sa déclaration solennelle qu’elle espérait parrainer ses enfants pour qu’ils viennent au Canada le plus tôt possible afin de leur offrir une vie meilleure. Si elle est renvoyée à la Grenade, elle dit qu’elle ne serait pas en mesure de subvenir à ses besoins ni à ceux de sa famille puisque le coût de la vie y est élevé et que le marché de l’emploi n’y est pas bon. Elle n’a pas de famille là‑bas avec qui elle est restée en contact, mais elle est proche des membres de sa famille qui se trouvent au Canada, y compris son oncle et la famille de ce dernier, ainsi qu’une tante et un cousin. Deux semaines après son arrivée au Canada, elle a trouvé un travail à temps plein à la Dara Residence, une maison pour les personnes atteintes de maladie mentale, où elle travaille toujours. Elle a aussi occupé d’autres emplois et fait du bénévolat.

[8]               La décision initiale de l’agent a été rendue le 27 février 2013; il a rejeté la demande CH. Le jour précédant le prononcé de la décision, soit le 26 février 2013, la demanderesse a été vue par un psychologue clinicien pour subir une évaluation psychodiagnostique. L’avocat de la demanderesse a présenté le rapport d’évaluation psychodiagnostique le 13 mars 2013 et a demandé que l’agent exerce son pouvoir discrétionnaire pour réexaminer sa décision. Après avoir réexaminé sa décision, l’agent a rendu une décision de réexamen confirmant le rejet de la demande CH.

DÉCISION À L’EXAMEN

[9]               L’agent a tenu compte de l’établissement au Canada de la demanderesse, de l’intérêt supérieur des enfants visés par la décision ainsi que [traduction] « des risques et de la situation défavorable dans le pays » qui pourraient entraîner des difficultés pour la demanderesse. L’agent a souligné qu’il incombait à la demanderesse de convaincre le décideur que sa situation personnelle était telle que les difficultés qu’elle éprouverait si elle devait demander un visa de résident permanent de l’extérieur du Canada seraient inhabituelles, injustifiées ou excessives.

[10]           En ce qui concerne l’établissement au Canada de la demanderesse, l’agent a pris note du fait qu’elle était arrivée au Canada à 25 ans et qu’elle avait commencé à travailler presque aussitôt à la Dara Residence. Elle a fourni des lettres confirmant ses antécédents professionnels et la formation reçue, mais n’a pas fourni de renseignements sur son revenu ni sa gestion budgétaire au Canada. La preuve montre qu’elle a perfectionné ses compétences au Canada, et des lettres provenant de sa famille élargie témoignent de son ardeur au travail.

[11]           L’agent a conclu que, même si la formation et les antécédents professionnels de la demanderesse donnaient une image positive d’elle, la preuve ne montrait pas qu’elle serait incapable de trouver un emploi ou de suivre une formation à la Grenade. Même s’il était difficile pour elle de quitter le Canada après 12 ans, elle est, en toute connaissance de cause, restée ici et a travaillé après l’expiration de son visa de visiteur, et on ne peut pas dire que les difficultés qui en résultent ne sont pas prévues dans la Loi. L’agent a cité Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, au paragraphe 21, où le juge de Montigny fait observer « [qu’il] serait clairement à l’encontre de l’objet de la Loi de prétendre que plus un demandeur reste longtemps au Canada en situation illégale, meilleures sont ses chances d’être autorisé à s’établir de manière permanente et ce, même si ce demandeur ne satisfait pas aux critères lui permettant d’obtenir le statut de réfugié ou de résident permanent. Cet argument circulaire a effectivement été examiné par l’agente d’immigration mais il n’a pas été retenu. Cette conclusion ne m’apparaît pas déraisonnable ». L’agent a conclu que la preuve n’établissait pas que la demanderesse s’était intégrée à la société canadienne au point que son départ entraînerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Elle a acquis une expérience de travail au Canada qui est transférable à son pays d’origine, et sa connaissance de la culture pourrait favoriser son rétablissement.

[12]           L’agent a constaté que la demanderesse avait deux enfants qui correspondaient à la définition d’enfant, puisqu’ils avaient moins de 18 ans. L’un était âgé de 15 ans et demeurait à la Grenade, et l’autre était un citoyen canadien. La demanderesse a subvenu aux besoins de ses enfants pendant son séjour au Canada. Des lettres des enfants qui se trouvent à la Grenade ont révélé qu’ils vivaient avec leur père, mais que leur vie de famille n’était pas agréable. Ils avaient été victimes de mauvais traitements physiques et verbaux infligés par leur père et par d’autres membres de la famille, et souhaitaient retrouver leur mère au Canada. En ce qui concerne la fille née au Canada de la demanderesse, voici ce que l’agent a écrit :

[traduction]

La demanderesse mentionne que le père de sa fille Elisha née au Canada habite à Toronto, au Canada. Aucun renseignement complémentaire au sujet de ce dernier n’a été fourni. Je remarque dans les lettres des enfants de la demanderesse qui vivent à la Grenade qu’il y est sous‑entendu que la demanderesse a maintenu une relation avec cet homme. Aucune information laissant croire qu’il refuserait de subvenir aux besoins de sa fille au Canada ou à la Grenade n’a été fournie. Je constate que l’enfant est une citoyenne canadienne et qu’elle ne fait pas l’objet d’une mesure de renvoi. Il s’agit donc ici d’une décision parentale, à savoir si la demanderesse souhaite que sa fille l’accompagne à la Grenade.

[13]           Plus loin, dans ses motifs, voici ce que l’agent a ajouté concernant l’intérêt supérieur des enfants :

[traduction]

Tout en constatant que, pour la demanderesse, la décision personnelle concernant sa fille née au Canada sera difficile à prendre, celle‑ci est jeune, et il est raisonnable de croire qu’elle s’adaptera à la vie à la Grenade, avec le soutien de sa mère. La demanderesse a trois enfants qui ont mentionné avoir souffert de son absence, et il est raisonnable de croire que ces derniers seraient heureux de son retour et qu’ils l’aideraient dans son rétablissement, ne serait‑ce que sur le plan affectif.

[14]           En ce qui a trait à la situation défavorable dans le pays, l’agent a pris note du fait que la demanderesse avait soumis divers articles traitant de la prévalence de la violence à caractère sexiste à la Grenade. Ces articles mentionnaient qu’il y avait peu de ressources pour les victimes de violence familiale. L’agent a fait remarquer que la demanderesse n’avait [traduction] « pas mentionné avoir tenté d’obtenir une protection lorsqu’elle était à la Grenade ».

[15]           L’agent a aussi fait des recherches indépendantes sur la situation actuelle à la Grenade à partir de sources accessibles au public. Il a constaté que la Police royale de la Grenade, [traduction] « répondait de façon générale efficacement aux plaintes et qu’elle maintenait un programme de police communautaire », et a pris acte de ceci :

[traduction] Un nouveau projet de loi sur la violence familiale comporte des dispositions qui accroissent la protection des victimes. Les autorités policières et judiciaires ont l’habitude d’agir rapidement dans les cas de violence familiale. Les crimes non signalés demeurent un problème dans le pays. En 2003, le ministère du Développement social a créé un groupe sur la violence familiale afin de s’attaquer au problème de la violence familiale. Des abris ont été construits dans le pays pour offrir du soutien aux femmes et aux enfants qui fuient une relation de violence.

[16]           L’agent a estimé que, même si la situation à la Grenade pouvait ne pas être aussi favorable que celle au Canada, la preuve ne montrait pas que la demanderesse éprouverait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées dans son pays d’origine. L’agent a fait observer que le processus associé aux demandes CH ne vise pas à éliminer les difficultés, et que le fait que le Canada soit un endroit plus agréable à vivre que le pays de retour n’est pas un facteur déterminant dans une demande CH.

[17]           L’agent a conclu que, de façon individuelle et cumulative, les facteurs susmentionnés n’étaient pas suffisants pour justifier une dispense. La demanderesse n’a [traduction] « pas démontré que sa situation personnelle faisait en sorte qu’elle subirait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives, ou non prévues par la loi si la dispense qu’elle réclame lui était refusée ».

[18]           Dans sa décision de réexamen, l’agent a ajouté un addenda à la suite des motifs exposés ci‑dessus. Cet addenda cite le rapport d’évaluation psychodiagnostique dans lequel il était indiqué que [traduction« le psychologue a conclu, après avoir fait subir des tests à la demanderesse, que celle‑ci souffrait d’un trouble de stress post‑traumatique et qu’elle présentait des symptômes de dépression ». Le psychologue a recommandé de 12 à 16 séances de thérapie cognitivo‑comportementale de même qu’une consultation pour savoir si un médicament pourrait l’aider. L’agent a ensuite fait l’analyse suivante :

[traduction]

Je constate que la demanderesse n’a pas mentionné ces problèmes de santé mentale au moment de sa demande initiale, et qu’elle n’a pas indiqué qu’elle avait envisagé de participer à des séances de counseling.

Aucune déclaration de la demanderesse précisant son intention de suivre le plan de traitement proposé n’a été fournie. La demanderesse n’a pas démontré qu’elle ne pourrait pas recevoir un traitement pour ses problèmes de santé mentale à la Grenade. Il incombe à la demanderesse de fournir des preuves à l’appui de sa demande.

Vu l’ensemble de la preuve dont je dispose, je conclus que ma décision défavorable demeure inchangée, puisque la demanderesse n’a pas démontré que sa situation personnelle était telle qu’elle subirait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives, ou non prévues par la loi si la dispense qu’elle réclame lui était refusée.

La demande est rejetée.

QUESTIONS EN LITIGE

[19]           En ce qui concerne la décision initiale, la demanderesse soulève la question suivante :

a.       L’analyse de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants contient‑elle des erreurs susceptibles de révision?

[20]           En ce qui concerne la décision de réexamen, la demanderesse soulève la question suivante :

b.      L’analyse des difficultés effectuée par l’agent contient‑elle des erreurs susceptibles de révision?

NORME DE CONTRÔLE

[21]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question particulière dont elle est saisie est établie de façon satisfaisante par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme. Ce n’est que lorsque cette recherche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision doit examiner les quatre facteurs qui forment l’analyse de la norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[22]           La Cour d’appel fédérale a confirmé récemment que la norme de la décision raisonnable s’appliquait au contrôle des décisions des agents rendues en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi, notamment au contrôle par la Cour de l’interprétation de l’agent de l’article 25 de la Loi et des critères ou principes juridiques à appliquer dans les décisions relatives aux demandes CH : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 30, et Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, au paragraphe 18.

[23]           Cependant, comme je l’ai récemment déclaré dans deux autres affaires touchant l’article 25 de la Loi (voir Blas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 629, aux paragraphes 17 à 20; Ainab c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 630, au paragraphe 18), l’éventail des résultats raisonnables possibles qui s’offrent à l’agent est limité par les principes établis et énoncés dans la jurisprudence concernant le paragraphe 25(1) : voir Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités) c Farwaha, 2014 CAF 56, au paragraphe 95; Canada (Procureur général) c Commission canadienne des droits de la personne (sub nomine Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c Canada (Procureur général)), 2013 CAF 75, aux paragraphes 13 à 19; Mills c Ontario (Tribunal d’appel de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail), 2008 ONCA 436, au paragraphe 22; Canada (Procureur général) c Abraham, 2012 CAF 266, aux paragraphes 41 à 49; Canada (Procureur général) c Première Nation de Pictou Landing, 2014 CAF 21, au paragraphe 26; voir aussi McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, aux paragraphes 37 à 41. En d’autres termes, il sera normalement déraisonnable de s’écarter des critères et principes juridiques bien établis et énoncés dans la jurisprudence relative au paragraphe 25(1). La Cour doit néanmoins se demander si, à la lumière de cette jurisprudence, l’approche du décideur était raisonnable vu les circonstances particulières en l’espèce.

[24]           Dans le cadre du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

DISPOSITIONS LÉGALES

[25]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[…]

[…]

Non‑application de certains facteurs

Non‑application of certain factors

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

ARGUMENTS

Demanderesse

Décision initiale : Analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant

[26]           La demanderesse soutient que lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant directement visé dans le cas d’une demande CH, l’agent doit déterminer 1) en quoi consiste cet intérêt; 2) jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre; 3) à la lumière de l’analyse susmentionnée, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire : Sun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 206, au paragraphe 44 [Sun]; voir également Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166, au paragraphe 63.

[27]           La demanderesse affirme que cette analyse n’a rien à voir avec les normes minimales générales qui s’appliquent aux décisions relatives aux demandes CH, et que les agents doivent être « réceptif[s], attentif[s] et sensible[s] à l’intérêt supérieur de l’enfant » : Uo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 557, au paragraphe 43; décision Sun, précitée. Une analyse brève et ne passant que « très rapidement » sur les facteurs pertinents n’est pas suffisante : Duka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1071. Au contraire, l’intérêt supérieur d’un enfant doit être « bien cerné [ou] défini » (Judnardine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 82, au paragraphe 48), et il faut tenir compte de l’interdépendance des facteurs pertinents (Guadeloupe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1190, aux paragraphes 31 à 33; Thomas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1517; Beharry c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 110); il doit y avoir une « véritable analyse critique » de l’intérêt supérieur des enfants visés : Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, aux paragraphes 11, 12 et 14. L’analyse doit être axée sur l’enfant lui‑même, plutôt que sur les conséquences pour les membres de sa famille : Alie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 925, au paragraphe 9. L’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant ne doit pas être insérée dans l’analyse de l’agent portant sur les difficultés découlant du renvoi des parents, et l’ajout d’une obligation de prouver un préjudice irréparable dans la prise en compte de l’intérêt supérieur des enfants ne repose sur aucun fondement juridique : Mangru c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 779, aux paragraphes 23 et 24; Sinniah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1285. Les enfants ne sont pas représentés séparément dans les instances CH, et l’agent assume un rôle analogue à celui de parens patriae, particulièrement lorsque l’enfant est un citoyen canadien et que ses parents ne le sont pas : Sebbe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 813, au paragraphe 13.

[28]           La demanderesse allègue que ces obligations légales n’ont manifestement pas été observées en l’espèce. Elle fait valoir qu’il était dans l’intérêt supérieur d’Elesha qu’elle demeure au Canada avec elle, et que ce n’était pas viable pour l’enfant de rester au Canada sans elle, puisque la demanderesse est la seule personne qui prend soin d’elle. En outre, la demanderesse a fait remarquer que la relation entre Elesha et son père serait rompue si cette dernière devait l’accompagner à la Grenade. Malgré ces observations, l’agent avait très peu de choses à dire au sujet d’Elesha. On ne trouve rien qui donne à penser que l’agent a pleinement analysé l’intérêt d’Elesha. Ces erreurs sont semblables à celles qui se sont produites dans les affaires Walker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 600, Sepulveda Soto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1524, et Walker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1309. Dans la dernière affaire, l’agente n’avait pas tenu compte de l’intérêt supérieur de la fille de la demanderesse, née au Canada, et « ne s’était interrogée que sur le choix que la mère devrait faire », soit si elle devrait emmener l’enfant avec elle en cas de renvoi (voir le paragraphe 3). La demanderesse affirme que la même erreur a été commise en l’espèce.

[29]           L’agent a aussi omis de discuter de la situation régnant à la Grenade du point de vue de l’enfant, notamment du taux élevé de violence envers les femmes, des graves problèmes de violence envers les enfants et des lacunes en matière d’éducation, entre autres l’utilisation régulière de châtiments corporels dans les écoles : United States Department of State, 2011 Human Rights Report: Grenada (24 mai 2012), dossier de demande, à la page 118; Rapport du Comité des droits de l’homme, des Nations Unies, (2009), dossier de la demande, à la page 100. Selon la demanderesse, cette preuve aurait dû soulever de graves préoccupations au sujet du bien‑être d’Elesha à la Grenade, mais l’agent n’a pas tenu compte de ces faits ou a omis d’expliquer pourquoi ils n’avaient pas d’incidence sur l’intérêt supérieur d’Elesha. Par conséquent, dit‑elle, il n’a pas été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt de l’enfant : Elenes Gaona c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1083 au paragraphe 10.

[30]           En l’espèce, la demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas su reconnaître les préoccupations pertinentes, et qu’il a simplement mentionné que [traduction« [t]out en constatant que, pour la demanderesse, la décision personnelle concernant sa fille née au Canada sera difficile à prendre, celle‑ci est jeune, et il est raisonnable de croire qu’elle s’adaptera à la vie à la Grenade, avec le soutien de sa mère ». Dans la décision, l’agent n’est passé que très rapidement sur les facteurs relatifs à l’intérêt supérieur d’Elesha. L’agent n’a pas expliqué en quoi consistait l’intérêt supérieur de l’enfant, et encore moins jusqu’à quel point cet intérêt serait compromis si la demande CH était rejetée. L’analyse est si déficiente qu’il semble que le mauvais critère juridique ait été appliqué.

[31]           La demanderesse soutient en outre que l’agent a commis une erreur dans son analyse visant les enfants qui vivent à la Grenade. En effet, Shawntell n’avait que 17 ans lorsque la demande CH a été présentée, et son intérêt aurait dû être pris en compte. L’omission de l’agent à cet égard constitue une erreur susceptible de révision. Selon la directive ministérielle accessible au public, l’intérêt des enfants âgés de moins de 18 ans au moment où la demande est présentée doit être pris en compte. On s’attend donc légitimement à ce qu’il soit pris en considération : voir Noh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 529, au paragraphe 65. De plus, la Cour a jugé que les enfants de 18 ans et plus pouvaient encore être considérés comme des enfants aux fins d’une demande CH : Naredo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1250, 187 FTR 47 (1re inst); Swartz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 268; Yoo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 343; Ramsawak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 636.

[32]           Même si l’agent a reconnu que le fils de la demanderesse, Loxley, maintenant âgé de 16 ans, était un enfant dont l’intérêt devait être pris en compte, l’analyse de cet intérêt présente aussi des lacunes. Premièrement, l’agent a erronément déclaré que les enfants vivaient avec leur père, puisque le dossier montre clairement que les enfants vivent avec la mère de leur père, qui les maltraite. Deuxièmement, en tenant compte seulement du fait que les enfants de la demanderesse seraient « heureux » de son retour à la Grenade – ce qui en soi n’est pas si simple étant donné qu’ils ont besoin de l’argent qu’elle leur envoie du Canada –, l’agent n’a pas envisagé l’autre scénario, soit la réunion de la famille au Canada, ce qui constitue une erreur susceptible de révision : voir Kobita c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1479, au paragraphe 53 [Kobita]. Le scénario selon lequel les enfants de la demanderesse seraient réunis avec elle au Canada aurait dû être soupesé et comparé à l’autre scénario examiné par l’agent, soit celui de l’expulsion de la demanderesse à la Grenade.

[33]           Tout en reconnaissant qu’il n’y a pas de « formule magique » dans le cas des décisions relatives aux demandes CH, comme le soutient le défendeur, la demanderesse affirme que la jurisprudence récente établit des normes très claires quant à l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant et que l’agent ne les a pas respectées.

[34]           En ce qui concerne l’argument selon lequel l’agent a le droit d’attribuer « un poids limité » à certains éléments de preuve concernant l’intérêt supérieur d’Elesha, comme indiqué ci‑dessous, la demanderesse soutient que l’agent n’avait pas le droit d’attribuer un poids limité à cette preuve avant de l’avoir d’abord examinée, ce que l’agent n’a pas fait.

Décision de réexamen : Analyse des difficultés

[35]           La demanderesse souligne que, dans la décision initiale, l’agent a consulté deux documents accessibles au public concernant la situation dans le pays et a repris des renseignements généraux sur la Grenade, notamment au sujet de la protection offerte aux victimes de violence familiale. La demanderesse a demandé le réexamen de cette décision initiale en se fondant sur une évaluation psychologique dans laquelle Mme Donna Ferguson, psychologue clinicienne spécialisée en stress post‑traumatique et troubles anxieux, a diagnostiqué chez elle un trouble dépressif majeur et un stress post‑traumatique provoqués par la violence sexuelle, physique et psychologique qu’elle a subie à la Grenade. La demanderesse présente la conclusion suivante tirée de ce rapport :

[traduction]

L’ensemble de ces renseignements indique qu’il existerait un risque important pour l’état psychologique actuel de Mme Charles si elle devait être à nouveau exposée à un stress traumatique (en étant, par exemple, renvoyée dans son pays et soumise à d’autres mauvais traitements physiques, sexuels et psychologiques). Ainsi, un renvoi serait extrêmement préjudiciable pour la santé mentale de Mme Charles, pourrait entraîner une nouvelle détérioration de son état psychologique déjà fragile et l’empêcher de bien s’occuper d’elle‑même et de ses enfants.

Voir le dossier certifié du tribunal IMM‑2873‑13, à la page 20.

[36]           La demanderesse fait valoir que les motifs de l’agent énoncés dans l’addenda révèlent qu’il n’a pas tenu compte de manière adéquate de la situation personnelle de la demanderesse. Premièrement, l’agent ne s’est pas penché sur la violence ni sur la négligence horribles subies par la demanderesse à la Grenade. Deuxièmement, l’agent a ignoré le fait que la santé mentale fragile de la demanderesse continuera à se détériorer si elle est renvoyée, ce qui l’empêchera de prendre soin d’elle‑même et de ses enfants. Cela signifie que l’agent a omis de tenir compte de manière adéquate de l’incidence du renvoi de la demanderesse et de se demander si les difficultés occasionnées par le renvoi seraient disproportionnées en raison de sa situation personnelle : Rajanayagam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1443, au paragraphe 7.

[37]           La demanderesse déclare que l’agent n’a pas tenu compte de l’effet sur elle d’une réexposition à un traumatisme et qu’il s’est uniquement concentré sur l’absence d’éléments de preuve touchant la disponibilité de services de santé mentale à la Grenade. Cette analyse n’a pas abordé la question principale, à savoir que la réexposition au traumatisme même subi par la demanderesse – qui constitue la raison pour laquelle elle a quitté la Grenade –, entraînerait une aggravation importante de ses symptômes et une détérioration de sa santé mentale. Aucune séance de counseling, peu en importe le nombre, ne permettrait de remédier à cela aussi longtemps que la source du traumatisme est présente.

[38]           La demanderesse soutient qu’on commet une erreur en minimisant ou en dénaturant une preuve de nature médicale (Mings‑Edwards c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 90; Damte c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1212, aux paragraphes 16, 33 et 34 [Damte]), et que l’agent a commis cette erreur en l’espèce. Tout comme dans Damte, l’agent n’a pas tenu compte de manière adéquate des fins pour lesquelles la preuve de nature psychiatrique a été présentée, c’est‑à‑dire montrer l’incidence que pourrait avoir le renvoi sur la santé mentale de la demanderesse.

[39]           La demanderesse affirme que, tout comme dans White c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1043, l’agent a minimisé dans la présente affaire les difficultés auxquelles elle aurait à faire face si elle était renvoyée du Canada. Elle n’a pas de famille à la Grenade et ne pourra subvenir aux besoins de ses enfants si elle y vit. Elle aura quatre personnes à sa charge, tout en vivant dans la peur constante de son ex‑partenaire et en subissant les effets graves de son renvoi sur sa santé mentale. Tout cela a été ignoré par l’agent, qui s’est concentré sur la façon dont l’expérience de travail acquise par la demanderesse au Canada pourrait l’aider dans sa recherche d’emploi à la Grenade.

[40]           L’agent a aussi noté certaines citations de documents relatifs à la situation dans le pays, mentionnant un rapport selon lequel les policiers étaient en général sensibles aux victimes de violence familiale, mais n’a pas cité un autre rapport qui indique que la violence familiale est un grave problème et que la violence sexuelle envers les femmes est omniprésente et soutenue par un harcèlement sexuel généralisé. En se concentrant uniquement sur les aspects positifs de la situation dans le pays et en ignorant les aspects négatifs, l’agent a minimisé les difficultés auxquelles serait confrontée la demanderesse. Il incombe à l’agent d’examiner les difficultés auxquelles serait confrontée la demanderesse à la lumière de la situation réelle à la Grenade, en particulier lors d’un réexamen dans le cadre duquel on lui a soumis de nouveaux renseignements importants au sujet de la santé mentale de la demanderesse.

[41]           La demanderesse n’est pas d’accord avec l’observation du défendeur selon laquelle il suffit que l’agent reconnaisse l’existence d’un pouvoir discrétionnaire de réexaminer ou non l’affaire et qu’il l’exerce. En effet, une fois qu’un agent reconnaît son pouvoir discrétionnaire de réexaminer l’affaire, la décision qui en résulte peut être susceptible de révision d’après la norme de la décision raisonnable. En outre, « dans la mesure où le raisonnement initial de l’agente est repris dans son refus de la réformer, ce raisonnement initial est susceptible d’examen et de contrôle » : Herdoiza Mancheno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 66, au paragraphe 17.

Défendeur

Décision initiale : Analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant

[42]           Le défendeur soutient que le raisonnement de l’agent était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt des enfants. L’agent a soupesé ces intérêts, mais n’a pas jugé qu’ils étaient déterminants : John c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 96, au paragraphe 20. L’agent qui soupèse les éléments de preuve qui lui sont soumis peut faire preuve d’une retenue judiciaire considérable : Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 11.

[43]           En prenant des décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, il ne s’agit pas « d’imposer une formule magique à laquelle [doivent] recourir les agents d’immigration dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire » : Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, aux paragraphes 5 à 7 [Hawthorne]. En outre, le fait d’indiquer les motifs d’une décision a pour but de montrer pourquoi la décision a été prise, et non d’expliquer comment elle l’a été. Il n’est pas nécessaire de décrire chacune des constatations ou conclusions du processus suivi pour parvenir à une décision, d’une manière qui invite le lecteur à suivre le raisonnement de l’agent : R c REM, 2008 CSC 51, aux paragraphes 17 et 18. L’agent n’était pas tenu de décortiquer tous les aspects de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant ni de tirer des conclusions distinctes sur le poids à accorder à chaque facteur. La cour de révision doit déterminer si la décision, « considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable » : Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, au paragraphe 3.

[44]           Le défendeur déclare qu’aucune preuve n’a été présentée en ce qui concerne le père de l’enfant née au Canada. Alors que les observations liées aux considérations d’ordre humanitaire étaient généralement détaillées et complètes, peu d’éléments ont été fournis concernant l’incidence du déménagement à la Grenade sur l’intérêt de l’enfant née au Canada, y compris les conséquences sur la relation de l’enfant avec son père. Les observations liées aux considérations d’ordre humanitaire indiquent seulement qu’il vit à Toronto et que, si elle devait déménager à la Grenade, la relation avec son père serait rompue. Dans ces observations, on ne trouve aucun détail sur la nature ni sur l’importance de cette relation avec le père au moment de la demande. Ainsi, la preuve était insuffisante pour que l’agent détermine l’incidence du déménagement de l’enfant à la Grenade.

[45]           Les décisions relatives aux demandes CH ne sont pas prises en dehors de tout contexte, soutient le défendeur, et il est bien établi que le fardeau de la preuve incombe aux demandeurs, qui doivent eux‑mêmes démontrer l’intérêt supérieur de leurs enfants et la manière dont ils seront touchés par un renvoi. La présentation de renseignements « indirect[s], succinct[s] et obscur[s] » n’impose pas à l’agent l’obligation de mener une enquête plus approfondie au sujet du meilleur intérêt de l’enfant. « [C]’est à ses risques et périls que le demandeur omet des renseignements pertinents dans ses observations écrites » : Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, aux paragraphes 7 à 9.

[46]           L’agent a examiné deux issues possibles au renvoi de la demanderesse : l’enfant pourrait aller vivre à la Grenade avec elle, ou demeurer au Canada, probablement avec son père biologique. Même si une séparation de la famille serait difficile, l’agent n’était pas convaincu que le meilleur intérêt de l’enfant exigeait que la demanderesse demeure au Canada.

[47]           S’il existe une relation étroite entre l’enfant et son père, ce dernier continuera sans doute à subvenir à ses besoins et à garder le contact avec elle à la Grenade, selon le défendeur. Toutefois, en l’absence de toute information, l’agent ne pouvait pas formuler d’hypothèse sur les conséquences du déménagement de l’enfant à la Grenade.

[48]           L’argument de la demanderesse selon lequel l’agent n’a pas tenu compte des effets néfastes de la situation dans le pays sur Elesha est, en substance, une remise en question du poids accordé à la preuve par l’agent. Il n’existe pas de présomption prima facie selon laquelle l’intérêt de l’enfant devrait primer et l’emporter sur toutes les autres considérations. En outre, l’analyse est fondée sur le principe – qu’il n’est pas nécessaire d’exposer – qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles, l’intérêt supérieur de l’enfant penchera en faveur du non‑renvoi du parent. Il est inutile d’exiger de l’agent qu’il le mentionne, car c’est un fait qu’on arrivera à une telle conclusion sauf dans de rares cas inhabituels : arrêt Hawthorne, précité, aux paragraphes 5 et 6. L’agent ne peut pas être blâmé pour ne pas avoir énoncé une conclusion inutile. En supposant que les conditions au Canada soient plus favorables pour cet enfant et qu’il soit dans son intérêt de demeurer au Canada avec sa mère, ce n’est là qu’un facteur que l’agent doit soupeser pour arriver à sa conclusion générale. En l’absence d’éléments de preuve précis quant à l’importance particulière de la situation à la Grenade pour la fille de la demanderesse, l’agent avait le droit d’accorder un poids limité à ce facteur.

[49]           En ce qui concerne les enfants de la demanderesse à la Grenade, l’agent a admis que leur famille paternelle ne s’occupait pas bien d’eux et qu’ils dépendaient de l’aide financière de la demanderesse, mais a conclu [traduction] « [qu’ils] seraient heureux de son retour et qu’ils l’aideraient dans son rétablissement, ne serait‑ce que sur le plan affectif ». Puisque la demanderesse a fait valoir que ses enfants à la Grenade étaient maltraités par des parents là‑bas, l’agent pouvait conclure que son retour pour s’occuper d’eux ne porterait pas atteinte à leurs intérêts.

[50]           Le défendeur fait valoir que l’agent a examiné les éléments de preuve et a soupesé les facteurs soulevés. Il a tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants, mais a conclu que cela ne l’obligeait pas à rendre une décision favorable, conclusion que l’agent pouvait raisonnablement tirer. Un demandeur ne peut s’attendre à une réponse favorable à sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire simplement parce que l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur de ce résultat : Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 24. Aucune question exceptionnelle d’ordre médical ni personnel n’a été soulevée concernant les enfants.

Décision de réexamen : Analyse des difficultés

[51]           Le défendeur soutient que l’agent qui examine une demande de réexamen a un rôle limité, comme l’a indiqué la Cour d’appel dans Kurukkal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 230, au paragraphe 5 :

[5]        La juge a ordonné à l’agent d’immigration de tenir compte d’un nouvel élément de preuve et de déterminer le poids à y accorder, le cas échéant. À notre avis, cette directive était inappropriée. La juge a conclu à juste titre que le principe du functus officio n’empêchait pas le réexamen de la décision négative concernant la demande fondée sur l’article 25, mais à cette étape‑là, l’obligation de l’agent d’immigration était de décider, compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, s’il y avait lieu d’exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision.

[Souligné par le défendeur]

Une décision de réexamen est essentiellement un exercice d’évaluation visant à déterminer s’il faut ou non exercer le pouvoir discrétionnaire en matière de réexamen. Il n’existe pas une obligation générale d’examiner de nouveau une demande après réception de nouveaux renseignements, et il n’y a pas d’obligation de fournir des motifs détaillés justifiant la décision de ne pas le faire : Trivedi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 422, au paragraphe 30. Si l’agent reconnaît son pouvoir discrétionnaire de réexaminer et fait au moins un « examen préliminaire » des nouveaux éléments de preuve, il remplit son obligation. Un examen complet sur le fond n’est pas nécessaire, et la demanderesse n’a pas à recevoir d’autres motifs complets.

[52]           Le défendeur soutient que la remise en question par la demanderesse des conclusions de l’agent va au‑delà de la portée limitée d’une demande de réexamen. La demanderesse cherche à rouvrir les questions qui ont été tranchées dans la décision initiale, mais ce n’est pas là le but d’une décision de réexamen. Lorsqu’un agent reconnaît l’existence d’un pouvoir discrétionnaire de réexaminer l’affaire, et qu’il exerce ce pouvoir, la décision qu’il prend alors est suffisante.

[53]           La décision concernant une demande de réexamen est distincte de la décision sur le fond, et doit donc être contestée à titre de décision distincte : Marteli Medina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 504, au paragraphe 32. Donc, allègue le défendeur, les arguments de la demanderesse concernant les éléments pris en compte dans la décision initiale (c’est‑à‑dire la preuve documentaire relative à la situation dans le pays) ne doivent pas être pris en compte dans le cadre de la décision de réexamen.

[54]           Selon le défendeur, la seule question était de savoir si la nouvelle preuve concernant l’état mental de la demanderesse rendait nécessaire le réexamen de la décision initiale. L’agent a examiné attentivement le rapport de la psychologue, qui comportait un diagnostic provisoire et une recommandation de traitement supplémentaire. L’agent s’est penché sur la question et a conclu que rien ne prouvait que la demanderesse serait incapable de suivre un traitement pour ses problèmes de santé mentale à la Grenade. Il s’agissait d’une conclusion raisonnable : Mooker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 779, au paragraphe 23. Sans information supplémentaire, la nouvelle preuve n’avait pas besoin d’être examinée sur le fond. L’agent s’est fondé sur la preuve et a exercé son pouvoir discrétionnaire pour conclure que l’affaire ne justifiait pas un réexamen. Cette conclusion ne constitue pas une erreur susceptible de révision.

ANALYSE

[55]           La partie de la décision portant sur l’intérêt supérieur des enfants est rédigée comme suit :

[traduction]

La demanderesse a deux enfants qui répondent à la définition d’enfant puisqu’ils ont moins de 18 ans. L’un est âgé de 15 ans et demeure à la Grenade, et l’autre a 5 ans et est une citoyenne canadienne.

La demanderesse a subvenu aux besoins de ses enfants pendant son séjour au Canada. La demanderesse a présenté quatre copies de transferts d’argent envoyés par Western Union. Les transferts sont datés de 2006 à 2010, et sont de divers montants.

Des lettres de ses enfants écrites à la Grenade révèlent qu’ils vivent avec leur père, mais que leur vie de famille n’est pas agréable. Ils informent leur mère que leur père ne les aide pas financièrement et qu’ils comptent sur l’argent qu’elle leur envoie. Ils ajoutent qu’ils sont victimes de mauvais traitements physiques et verbaux infligés par leur père et par d’autres membres de la famille avec qui ils vivent à la Grenade. Dans toutes les lettres, ils disent souhaiter venir au Canada vivre avec leur mère.

La demanderesse mentionne que le père de sa fille née au Canada, Elisha, habite à Toronto, au Canada. Aucun renseignement complémentaire au sujet de ce dernier n’a été fourni. Je remarque dans les lettres des enfants de la demanderesse qui vivent à la Grenade qu’il y est sous‑entendu que la demanderesse a maintenu une relation avec cet homme. Aucune information laissant croire qu’il refuserait de subvenir aux besoins de sa fille au Canada ou à la Grenade n’a été fournie. Je constate que l’enfant est une citoyenne canadienne et qu’elle ne fait pas l’objet d’une mesure de renvoi. Il s’agit donc ici d’une décision parentale, à savoir si la demanderesse souhaite que sa fille l’accompagne à la Grenade.

Pour faire mon évaluation, je me suis montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant. Je suis convaincu d’avoir pris en compte tous les facteurs se rapportant aux enfants de la demanderesse.

[56]           Il est clair en droit que l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas nécessairement un facteur primordial et doit être soupesé et comparé aux autres facteurs en jeu dans la décision. Il est aussi clair qu’il incombe à la demanderesse de présenter des preuves et de fournir les documents et les arguments nécessaires pour l’analyse du meilleur intérêt des enfants. En outre, il est bien établi que, dans la plupart des cas, on peut supposer que la vie des enfants sera meilleure au Canada. Voir l’arrêt Hawthorne précité, au paragraphe 5.

[57]           L’agent a commis des erreurs de fait (trois enfants au moins correspondaient à la définition d’enfant, et les enfants à la Grenade ne vivaient pas avec leur père), mais la principale difficulté réside dans le fait que, compte tenu de la preuve soumise à l’agent concernant les conditions horribles dans lesquelles les enfants vivent à la Grenade (que l’agent qualifie de violence verbale et physique) et le climat général de violence à la Grenade, l’analyse du meilleur intérêt des enfants n’est pas adéquate.

[58]           L’agent ne tient pas compte des agressions sexuelles ni du harcèlement sexuel permanent infligés aux filles qui vivent à la Grenade par des membres de la famille, sans compter les mauvais traitements physiques graves ni la situation familiale effroyable dans laquelle elles sont contraintes de vivre. Et l’agent n’explique pas comment il pense que la jeune Elesha pourra tolérer un tel environnement, même avec le soutien de sa mère. On peut penser que l’agent a estimé que le retour de la demanderesse à la Grenade réglerait les problèmes auxquels les enfants sont confrontés là‑bas, et que la demanderesse, d’une manière ou d’une autre, pourra trouver un emploi qui lui permettra de subvenir à ses besoins et à ceux de tous ses enfants. Cependant, ces points ne sont pas décrits ni expliqués suffisamment. Je ne suis pas convaincu que l’agent s’est montré réceptif et attentif à l’intérêt supérieur des enfants.

[59]           Il est intéressant de noter qu’après avoir examiné sa propre décision, l’agent se soit senti obligé de déclarer : [traduction] « Pour faire mon évaluation, je me suis montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant. Je suis convaincu d’avoir pris en compte tous les facteurs se rapportant aux enfants de la demanderesse. » Eh bien, la Cour n’en est pas « convaincue ».

[60]           Avant que l’intérêt supérieur des enfants ne puisse être soupesé par rapport aux autres facteurs en jeu, l’agent doit fournir une évaluation raisonnablement réaliste des difficultés auxquelles sont confrontés les enfants. En l’espèce, les risques associés à la violence physique grave, au harcèlement sexuel constant et à la violence sociale générale ne sont pas suffisamment reconnus et évalués. La conclusion selon laquelle le retour de la demanderesse améliorera à un certain point les conditions dans lesquelles vivent les enfants à la Grenade, et selon laquelle la jeune Elesha s’adaptera tout simplement à ce terrible environnement, n’est pas une évaluation raisonnable de l’intérêt supérieur des enfants.

[61]           Comme la demanderesse, j’estime que l’agent a omis d’effectuer une évaluation de la situation à la Grenade du point de vue des enfants. Outre la situation familiale horrible, le dossier révèle un taux élevé de violence générale envers les femmes, de graves problèmes de violence envers les enfants et des lacunes en matière d’éducation, entre autres l’utilisation de châtiments corporels dans les écoles. De plus, l’agent a entièrement omis d’envisager l’autre scénario, soit de réunir cette famille au Canada. Comme l’a souligné la juge Kane dans la décision Kobita, précitée :

[53]      Enfin, comme la juge l’a fait remarquer dans Cordeiro, l’agent peut soupeser le pour et le contre ou les conséquences de différents scénarios, mais il ne doit pas faire abstraction ou omettre de tenir compte de l’un de ces scénarios, à savoir comment la réunification de la famille au Canada pourrait également être dans l’intérêt supérieur des enfants. Étant donné qu’en présentant cette demande, la famille avait pour but d’être réunie au Canada, l’agente aurait dû examiner ce scénario en vue de déterminer si l’intérêt supérieur des enfants pouvait ainsi être respecté, et l’apprécier ou le soupeser par rapport aux autres scénarios. D’après le dossier soumis à la Cour, l’agente a omis de tenir compte des autres scénarios dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants.

[62]           Je ne suis pas convaincu que l’agent s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de ces enfants. Par conséquent, cette décision est déraisonnable puisque, sans une évaluation réaliste et adéquate de l’intérêt supérieur des enfants, on ne peut soupeser ce scénario ni le comparer.

[63]           J’en conclus que la présente affaire doit être renvoyée pour réexamen, ce qui rend donc la demande de réexamen dans le dossier IMM‑2873‑13 sans objet et rend inutile une analyse plus approfondie de celle‑ci.

[64]           Les avocats s’entendent pour dire qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour est d’accord avec eux.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande dans le dossier IMM‑2340‑13 est accueillie. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il effectue un nouveau réexamen.

2.                  La demande dans le dossier IMM‑2873‑13 est rejetée puisqu’elle est devenue sans objet.

3.                  Il n’y a aucune question à certifier.

4.               Une copie des présents motifs et du jugement sera déposée dans les deux dossiers, soit IMM‑2340‑13 et IMM‑2873‑13.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2340‑13

 

INTITULÉ :

JUDE NICOLE JUDY CHARLES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

IMM‑2873‑13

 

INTITULÉ :

JUDE NICOLE JUDY CHARLES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 juin 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 1er août 2014

 

COMPARUTIONS :

Sayran Sulevani

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sayran Sulevani

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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