Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140806


Dossier : T-240-14

Référence : 2014 CF 779

Ottawa (Ontario), le 6 août 2014

En présence de madame la juge Bédard

ENTRE :

CAISSE DESJARDINS DE SAINT-HUBERT

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse, la Caisse populaire Desjardins de Saint-Hubert [la Caisse], a consenti un prêt à la Société 9145-6046 Québec Inc. [l’emprunteur], qui était garanti par le gouvernement fédéral en vertu du Programme de financement des petites entreprises du Canada [le Programme]. Ce Programme est régi par la Loi sur le financement des petites entreprises du Canada, LC 1998, ch 36 [la Loi] et le Règlement sur le financement des petites entreprises du Canada, DORS/99-141 [le Règlement]. L’emprunteur a par la suite fait défaut de respecter ses obligations au terme du prêt et la Caisse, qui n’a pas été en mesure de recouvrer la totalité de sa créance, a présenté une réclamation pour pertes (ou une demande d’indemnisation) en vertu du Programme. Sa demande a été rejetée au motif que sa demande de prolongation du délai pour soumettre une demande d’indemnisation avait été soumise à l’extérieur du délai prévu au Règlement.

[2]               La Caisse recherche le contrôle judiciaire de la décision de l’agent des appels du Programme et de l’analyste de politiques rendue le 16 décembre 2013 rejetant sa demande d’indemnisation. Pour les motifs suivants, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I.                   Le contexte

[3]               La Caisse a consenti un prêt à l’emprunteur le 12 avril 2006. Ce prêt était garanti par une hypothèque immobilière et une hypothèque mobilière. Le 21 juillet 2008, l’emprunteur a omis d’effectuer les versements d’intérêts échus et il est devenu en défaut de respecter ses obligations en vertu du prêt.

[4]               Le 9 août 2008, la Caisse a signifié à l’emprunteur deux préavis d’exercice de ses droits hypothécaires, l’un relatif à l’hypothèque immobilière et l’autre à l’hypothèque mobilière. Les deux préavis étaient datés du 6 août 2008 et ils ont été inscrits respectivement au registre foncier et au registre des droits personnels et réels mobiliers du Bureau de la publicité des droits de la circonscription foncière de Saint-Hyacinthe le 13 août 2008.

[5]               Le 20 novembre 2008, la Caisse a signifié à l’emprunteur une requête pour l’obtention d’un jugement ordonnant le délaissement forcé de l’immeuble et des meubles grevés des hypothèques et autorisant la vente sous contrôle de justice de ces biens. Dans un jugement daté du 23 décembre 2008, la Cour supérieure a accueilli la requête, ordonné le délaissement des biens meubles et de l’immeuble et autorisé leur vente sous contrôle de justice, qui a finalement eu lieu le 30 mars 2010. Malgré l’exercice de ses recours hypothécaires, la Caisse n’a pas été en mesure de recouvrer la totalité de sa créance et elle a entrepris les démarches pour être indemnisée pour le montant de sa perte en vertu du Programme.

[6]               Il est utile, pour comprendre la suite des choses, d’exposer sommairement les règles relatives aux conditions d’indemnisation du Programme. Le Programme prévoit l’indemnisation d’un prêteur qui n’a pas été en mesure de recouvrer la totalité d’une créance qui lui est due par un emprunteur qui n’a pas respecté les conditions du prêt consenti. Les prêts garantis par le Programme sont régis par la Loi et le Règlement. L’article 5 de la Loi prévoit l’obligation pour le ministre (le ministre de l’Industrie) d’indemniser les prêteurs pour leurs pertes admissibles lorsque les règles énoncées dans la Loi et le Règlement sont respectées :

Loi sur le financement des petites entreprises du Canada, LC 1998, ch 36

Responsabilité du ministre

5. (1) Sous réserve du paragraphe (2), le ministre est tenu d’indemniser les prêteurs de toute perte admissible — calculée conformément aux règlements — résultant d’un prêt conforme aux règles énoncées à la présente loi et à ses règlements.

Liability of Minister

5. (1) Subject to subsection (2), the Minister is liable to pay a lender any eligible loss, calculated in accordance with the regulations, sustained by it as a result of a loan in respect of which the requirements set out in this Act and the regulations have been satisfied.

 

[7]               Avant de présenter une demande d’indemnisation auprès du ministre, le prêteur doit prendre des mesures pour réduire sa perte au minimum (article 37 du Règlement). Le Règlement prévoit également le délai à l’intérieur duquel un prêteur qui n’a pas été en mesure de recouvrer la totalité de sa créance peut présenter une réclamation. Le processus débute par l’envoi d’un avis de défaut par le prêteur à l’emprunteur. Le paragraphe 37(1) du Règlement précise que l’avis de défaut doit prévoir un délai pour permettre à l’emprunteur de se conformer aux conditions substantielles du contrat de prêt. Ce délai est important puisque son expiration marque le point de départ du délai dont bénéficiera ensuite le prêteur pour soumettre une demande d’indemnisation en vertu du Programme. À cet égard, le paragraphe 38(2) du Règlement prévoit que le prêteur doit présenter sa réclamation dans les 36 mois suivant l’expiration du délai accordé à l’emprunteur pour remédier à son défaut. Ce délai correspond à celui indiqué dans l’avis de défaut donné à l’emprunteur en vertu du paragraphe 37(1) du Règlement. Le paragraphe 38(3) prévoit pour sa part que le ministre est autorisé à prolonger la période de 36 mois à la condition que le prêteur soumette sa demande de prolongation avant l’expiration du délai initial de 36 mois. Les dispositions pertinentes se lisent comme suit :

Règlement sur le financement des petites entreprises du Canada, DORS/99-141

37. (1) Si l’emprunteur est en défaut aux termes de l’article 36, le prêteur peut lui donner un avis de défaut exigeant qu’il se conforme aux conditions substantielles du contrat de prêt dans le délai prévu dans l’avis.

 

37. (1) If a borrower is in default under section 36, the lender may give the borrower notice of default and demand that the borrower comply with a material condition within the period specified in the notice.

(2) Avant de présenter sa réclamation pour perte aux termes de l’article 38, le prêteur doit exiger, par voie de mise en demeure, le remboursement du solde impayé du prêt dans le délai qui y est précisé.

 

(2) Before submitting a claim for loss sustained as a result of a loan under section 38, the lender must demand repayment of the outstanding amount of the loan within the period specified in the demand.

 

(3) Si le solde impayé du prêt n’est pas remboursé sans le délai précisé, le prêteur doit prendre celle des mesures suivantes qui réduiront au minimum la perte résultant du prêt ou permettront de recouvrer le montant maximal :

 

(3) If the outstanding amount of the loan is not repaid in the period specified, the lender must take any of the following measures that will minimize the loss sustained by it in respect of the loan or that will maximize the amount recovered:

a) le recouvrement du principal et des intérêts impayés du prêt;

 

a) collect the principal and interest outstanding on the loan;

 

b) la réalisation intégrale de toute sûreté ou garantie ou de tout cautionnement

 

b) fully realize any security, guarantee or suretyship

[…]

 

[...]

38. (1) Le prêteur doit prendre les mesures applicables prévues au paragraphe 37(3) avant de présenter au ministre une réclamation pour la perte occasionnée par un prêt.

 

38. (1) A lender must take all of the measures described in subsection 37(3) that are applicable before submitting a claim to the Minister for loss sustained as a result of a loan.

(2) Sous réserve du paragraphe (3), le prêteur doit présenter sa réclamation pour perte dans les trente-six mois suivant l’expiration du délai prévu dans l’avis de défaut visé au paragraphe 37(1) ou, s’il n’a pas donné d’avis de défaut, dans les trente-six mois suivant la date de réception du dernier paiement.

 

(2) Subject to subsection (3), a lender must submit a claim for loss within 36 months after the expiry of the period specified in the notice referred to in subsection 37(1) or, if the lender has given no notice of default, within 36 months after the day on which the last payment is received.

(3) Le ministre est autorisé à prolonger la période de trente-six mois visée au paragraphe (2) si le prêteur en fait la demande avant la fin de la période.

 

(3) The Minister is authorized to extend the 36-month period for submission of the claim referred to in subsection (2) if the lender requests the extension before the period expires.

 

[8]               Le 12 décembre 2011, la Caisse a présenté une demande de prolongation du délai pour soumettre une réclamation en vertu du Programme. Dans sa demande, elle a indiqué que la date fixée dans l’avis de défaut pour permettre à l’emprunteur de se conformer aux conditions de son prêt était le 23 décembre 2008, soit la date du jugement ordonnant le délaissement des biens de l’emprunteur et leur vente sous contrôle de justice. La demande de prolongation a été autorisée le lendemain. Le 24 avril 2012, la Caisse a soumis sa réclamation pour pertes auprès du ministre.

II.                La décision contestée

[9]               La demande d’indemnisation de la Caisse a donné lieu à trois décisions de la part de la Direction du Programme. Dans une première décision datée du 13 juin 2012, un agent de programme et un gestionnaire de portefeuille ont rejeté la demande d’indemnisation de la Caisse au motif que sa demande de prolongation avait été soumise à l’extérieur du délai de 36 mois prescrit aux paragraphes 38(2) et (3) du Règlement. La décision indique que les préavis d’exercice d’un recours hypothécaire envoyés par la Caisse ne constituent pas des avis de défaut au sens du paragraphe 37(1) du Règlement. Considérant donc qu’aucun avis de défaut n’avait été envoyé, l’agent de programme et le gestionnaire de portefeuille ont appliqué les Lignes directrices du Programme et déterminé que le délai de 36 mois pour soumettre une demande d'indemnisation, ou une demande de prolongation de délai, courait à compter de la date du défaut qu’ils ont identifiée comme étant le 19 juillet 2008. La demande de prolongation soumise le 12 décembre 2011 était donc à l’extérieur du délai de 36 mois.

[10]           La Caisse en a appelé de cette décision. Elle a invoqué que les préavis d’exercice signifiés à l’emprunteur constituaient des avis de défaut au sens du paragraphe 37(1) du Règlement et que le délai accordé à l’emprunteur pour remédier au défaut courait jusqu’à la date précédant celle du jugement ordonnant le délaissement forcé de l’immeuble et des biens meubles, soit le 22 décembre 2008. Cet appel a mené à une deuxième décision rendue le 15 mars 2013 par un agent des appels et un analyste de politiques dans laquelle ils ont maintenu la décision du 13 juin 2012. Dans cette décision, l’agent des appels et l’analyste ont réitéré qu’un préavis d’exercice d’un droit hypothécaire ne constituait pas un avis de défaut au sens du paragraphe 37(1) du Règlement. Ils ont également indiqué que comme la date de départ indiquée dans la demande de prolongation de la Caisse était erronée, la décision accordant la prolongation était annulée rétroactivement.

[11]           Le 23 avril 2013, l’avocat de la Caisse a à nouveau demandé la révision de la décision refusant la demande d’indemnisation. Cette demande a donné lieu à une troisième décision, datée du 16 décembre 2013, dans laquelle un autre agent des appels et un autre analyste de politiques ont maintenu la décision du 15 mars 2013. C’est cette décision qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire.

III.             La question en litige

[12]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

           La Direction du programme a-t-elle erré en déclarant que la demande de prolongation des délais et la réclamation de la Caisse avaient été soumises à l’extérieur du délai de 36 mois prévu aux paragraphes 38(2) et (3) du Règlement, et cette erreur justifie-t-elle l’intervention de la Cour?

           Le cas échéant, quel est le remède approprié?

IV.             La norme de contrôle

[13]           La Caisse soutient que la décision de l’agent des appels et de l’analyste de politiques doit être révisée selon la norme de la décision correcte. Le Procureur général, pour sa part, n’a pas pris position quant à la norme de contrôle applicable.

[14]           J’estime qu’il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la norme de contrôle applicable parce que le Procureur général convient que la décision contestée est erronée. Je suis moi aussi d’avis que l’intervention de la Cour est justifiée et ce que l’on applique la norme de la raisonnabilité ou celle de la décision correcte.

V.                Positions des parties

Position de la demanderesse

[15]           La Caisse soutient, comme elle l’a fait dans le cadre de ses représentations auprès de la Direction du Programme, que les préavis d’exercice de ses recours hypothécaires qu’elle a signifiés à l’emprunteur constituaient des avis de défaut valablement donnés au sens du paragraphe 37(1) du Règlement.

[16]           La Caisse a toutefois modifié sa position quant au délai accordé dans les préavis pour permettre à l’emprunteur de remédier au défaut.

[17]           Dans ses représentations auprès de la Direction du Programme, la Caisse a soutenu que le délai accordé à l’emprunteur pour remédier au défaut expirait la veille de la date du jugement ordonnant le délaissement des biens meubles et de l’immeuble, soit le 22 décembre 2008. Par conséquent, elle soutenait qu’elle avait jusqu’au 22 décembre 2011 pour soumettre une demande d’indemnisation ou une demande de prolongation. Sa demande du 12 décembre 2011 a donc été soumise à l’intérieur de ce délai. Lors de l’audience, l’avocat de la Caisse a toutefois reconnu que la date du 22 décembre 2008 avait été soumise par erreur.

[18]           La Caisse soutient maintenant que le délai accordé à l’emprunteur pour remédier à son défaut se poursuit jusqu’à la date de la vente sous contrôle de justice des biens, soit le 30 mars 2013.

[19]           La Caisse maintient que le délai accordé à l’emprunteur dans les préavis d’exercice pour remédier au défaut doit être déterminé à la lumière du texte des préavis et des dispositions du Code civil du Québec [C.c.Q.] qui encadrent l’exercice des recours hypothécaires. Or, tant les préavis que l’article 2761 du C.c.Q. prévoient clairement que l’emprunteur peut faire échec au recours hypothécaire en remédiant au défaut, et qu’il peut exercer ce droit jusqu’à la vente sous contrôle de justice des biens en cause.

[20]           La Caisse soutient que les délais de 20 jours (pour le préavis relatif aux meubles) et de 60 jours (pour le préavis relatif à l’immeuble) qui suivent l’inscription du préavis au Bureau de la publicité des droits ne constituent pas des délais qui sont accordés à l’emprunteur pour lui permettre de remédier au défaut, mais correspondent plutôt à la période de moratoire imposée au créancier durant laquelle il ne peut entreprendre ses recours hypothécaires. Il s’agit également d’un avis sommant l’emprunteur de délaisser volontairement les biens visés à l’intérieur de ce même délai imparti. Ces délais correspondent aux délais imposés par l’article 2758 du C.c.Q.

[21]           Enfin, comme la Caisse soutient que sa demande de prolongation et sa réclamation ont été faites à l’intérieur du délai de 36 mois, elle demande à la Cour non seulement d’accueillir la demande de contrôle judiciaire et de casser la décision de l’agent des appels et de l’analyste de politiques, mais également d’ordonner au ministre d’indemniser la Caisse.

Position du défendeur

[22]           Le Procureur général reconnaît que la décision rendue le 16 décembre 2013 est erronée. Il concède, comme il l’a fait dans la lettre que son avocate a fait parvenir à l’avocat de la Caisse le 14 mai 2014, que les préavis d’exercice des recours hypothécaires signifiés par la Caisse peuvent être considérés comme des avis de défaut valablement donnés à l’emprunteur en vertu du paragraphe 37(1) du Règlement.

[23]           Le Procureur général soutient par ailleurs que même en considérant que les préavis constituaient des avis de défaut au sens du paragraphe 37(1) du Règlement, la demande de prolongation de la Caisse a tout de même été soumise à l’extérieur du délai de 36 mois.

[24]           Le défendeur soutient dans un premier temps que les délais imposés dans le Règlement doivent être déterminés à la lumière de la Loi et du Règlement et non du C.c.Q., et qu’il y a lieu de distinguer entre une demande d’indemnisation en vertu du Programme et le processus d’exercice des recours hypothécaires prévu au C.c.Q.

[25]           Le Procureur général soutient que le point de départ pour calculer le délai de 36 mois doit être fixé à la 20e journée (pour le préavis relatif aux biens meubles) ou à la 60e journée (pour le préavis relatif à l’immeuble) qui suit la date d’inscription des préavis d’exercice au Bureau de la publicité des droits, soit le 2 septembre 2008 ou le 12 octobre 2008. Le Procureur général soutient que les préavis mettaient formellement l’emprunteur en demeure de délaisser les biens grevés avant l’expiration de ces délais. À compter de l’expiration de ces délais, la Caisse pouvait obtenir un jugement pour ordonner le délaissement et la vente des biens. Ainsi, même en prenant le délai le plus long, la Caisse avait jusqu’au 12 octobre 2011 pour soumettre une demande d’indemnisation ou une demande de prolongation de délai. La demande de prolongation présentée par la Caisse le 12 décembre 2011 était donc tardive.

[26]           Le Procureur général justifie sa position en indiquant que le délai de 60 jours (ou de 20 jours pour le préavis relatif aux biens meubles) suivant l’inscription du préavis constitue le délai consenti à l’emprunteur pour remédier au défaut avant que le prêteur n’entreprenne ses recours hypothécaires et qu’il s’agit du seul délai mentionné dans le préavis dont la date d’expiration est déterminée. Le Procureur général soutient que pour être valide, l’avis de défaut doit indiquer à l’emprunteur le délai à l’intérieur duquel il peut remédier à son défaut et que ce délai doit être assorti d’une date déterminée. Le Procureur général soutient que l’expiration du délai pour remédier au défaut ne peut être la date de la vente sous contrôle de justice parce que cette date n’est pas déterminée au moment du préavis et parce que le prêteur pourrait la retarder indéfiniment à sa seule discrétion.

[27]           Le Procureur général considère donc que les seules dates inscrites dans les préavis sont celles correspondant au 20e et au 60e jour suivant l’inscription des préavis au Bureau de la publicité des droits. Ainsi, même en prenant le plus avantageux des délais, la demande de prolongation soumise par la Caisse le 12 décembre 2011 était tardive. Par conséquent, le Procureur général soumet que bien que la décision du 16 décembre 2013 soit erronée, il serait inutile de retourner le dossier à la Direction du Programme parce que la demande d’indemnisation devrait quand même être rejetée. Le Procureur général demande donc à la Cour d’exercer sa discrétion pour refuser d’accorder les remèdes recherchés par la Caisse.

[28]           À titre subsidiaire, le Procureur général demande à la Cour de refuser d’ordonner l’indemnisation si elle juge que la demande de prolongation a été déposée dans le délai de 36 mois, et de plutôt retourner le dossier à la Direction du Programme pour que la réclamation de la Caisse soit à nouveau examinée puisque l’indemnisation en vertu du Programme est soumise à d’autres conditions prévues à la Loi et au Règlement qui n’ont pas été examinées. Le Procureur général soutient également que la Cour ne dispose pas du pouvoir pour ordonner l’indemnisation et qu’il n’est pas approprié que la Cour retourne le dossier avec des directives quant à la nature de la décision qui devrait être rendue. Il appuie sa position sur Canada (Ministre du développement des ressources humaines c Rafuse, [2002] FCJ No 91, 2002 CAF 31, et sur Martinoff c Canada, [1993] ACF No 1382, [1994] 2 CF 33 (CA).

VI.             Analyse

[29]           Tel qu’indiqué précédemment, le Procureur général concède que la décision du 16 décembre 2013 est erronée parce que l’agent des appels et l’analyste des politiques ont jugé, à tort, qu’un préavis d’exercice des recours hypothécaires ne pouvait pas être considéré comme étant un avis de défaut donné conformément au paragraphe 37(1) du Règlement. Je partage l’avis du défendeur à cet égard. Le paragraphe 37(1) n’exige aucun formalisme et requiert seulement que l’avis de défaut mentionne le délai à l’intérieur duquel l’emprunteur doit se conformer aux conditions substantielles du prêt. Les préavis d’exercice signifiés à l’emprunteur le 9 août 2008 pouvaient donc constituer des avis de défaut au sens du paragraphe 37(1) du Règlement. Ils constituent également la mise en demeure requise par le paragraphe 37(2) du Règlement.

[30]           Le paragraphe 38(1) du Règlement exige que le prêteur prenne les mesures prévues au paragraphe 37(3) avant de présenter une réclamation au ministre. Les paragraphes 38(2) et (3) du Règlement prévoient par ailleurs que le prêteur dispose d’un délai de 36 mois pour soumettre une réclamation pour pertes ou pour demander la prolongation du délai pour soumettre une réclamation. Le paragraphe 38(2) prévoit que le point de départ de ce délai de 36 mois coïncide avec l’expiration du délai prévu dans l’avis de défaut donné en vertu du paragraphe 37(1). La recevabilité de la demande d’indemnisation de la Caisse dépend donc de l’identification de ce point de départ, en l’espèce, la date d’expiration du délai consenti à l’emprunteur dans le préavis d’exercice pour remédier à son défaut. La Caisse soutient que l’emprunteur peut remédier au défaut jusqu’à la vente sous contrôle de justice des biens (le 30 mars 2010), alors que le Procureur général soutient que le délai expirait soixante jours suivant l’inscription du préavis d’exercice au Bureau de la publicité des droits (le 13 août 2008), soit le 12 octobre 2008.

[31]           Je ne partage pas l’avis du défendeur. Dans un premier temps, le Procureur général soutient que le C.c.Q. n’est pas pertinent pour déterminer les délais qui sont dictés par le Règlement. Avec respect, j’estime que le C.c.Q. peut servir de support pour interpréter et compléter le Règlement. Le paragraphe 37(3) du Règlement prévoit qu’avant de soumettre une réclamation au ministre, le prêteur doit prendre certaines mesures et la réalisation d’une sûreté qui garantit le prêt constitue l’une des mesures énoncées. Or, le Règlement ne définit pas les modalités d’exercice des droits hypothécaires et au Québec, la réalisation des recours hypothécaires est assujettie aux modalités et exigences prévues au C.c.Q. Il est bien établi qu’au Québec, le droit civil sert de droit supplétif et de support à la législation fédérale (St-Hilaire c Canada (Procureur général), 2001 CAF 63; Grimard c Canada, 2009 CAF 47; Loi sur l’Interprétation, LRC (1985), ch I-21, art 8). L’article 2757 du C.c.Q. prévoit que le créancier qui entend exercer ses droits hypothécaires doit au préalable signifier et produire un préavis d’exercice de ses droits. L’article 2758 du C.c.Q. dicte pour sa part le contenu d’un préavis d’exercice :

2757. Le créancier qui entend exercer un droit hypothécaire doit produire au bureau de la publicité des droits un préavis, accompagné de la preuve de la signification au débiteur et, le cas échéant, au constituant, ainsi qu'à toute autre personne contre laquelle il entend exercer son droit.

 

2757. A creditor intending to exercise a hypothecary right shall file a prior notice at the registry office, together with evidence that it has been served on the debtor and, where applicable, on the grantor and on any other person against whom he intends to exercise his right.

 

L'inscription de ce préavis est dénoncée conformément au livre De la publicité des droits.

 

The registration of the notice shall be made in accordance with the Book on Publication of Rights.

 

2758. Le préavis d'exercice d'un droit hypothécaire doit dénoncer tout défaut par le débiteur d'exécuter ses obligations et rappeler le droit, le cas échéant, du débiteur ou d'un tiers, de remédier à ce défaut. Il doit aussi indiquer le montant de la créance en capital et intérêts, s'il en existe, et la nature du droit hypothécaire que le créancier entend exercer, fournir une description du bien grevé et sommer celui contre qui le droit hypothécaire est exercé de délaisser le bien, avant l'expiration du délai imparti.

 

2758. A prior notice of the exercise of a hypothecary right shall disclose any failure by the debtor to perform his obligations, and contain a reminder, where applicable, that the debtor or a third person has the right to remedy the default. It shall also disclose the amount of the claim in capital, and in interest, if any, and the nature of the hypothecary right which the creditor intends to exercise, furnish a description of the charged property, and demand from the person against whom the hypothecary right is to be exercised that he surrender the property before the expiry of the period specified in the notice.

 

Ce délai est de 20 jours à compter de l'inscription du préavis s'il s'agit d'un bien meuble, de 60 jours s'il s'agit d'un bien immeuble, ou de 10 jours lorsque l'intention du créancier est de prendre possession du bien; il est toutefois de 30 jours pour tout préavis relatif à un bien meuble grevé d'une hypothèque dont l'acte constitutif est accessoire à un contrat de consommation.

 

That period is 20 days after registration of the notice in the case of movable property, 60 days in the case of immovable property, or 10 days if the creditor intends to take possession of the property; however, the period is 30 days in the case of a notice relating to movable property charged with a hypothec constituted by an act accessory to a consumer contract.

[32]           L’article 2761 du C.c.Q. prévoit clairement que le débiteur ou toute autre personne intéressée peut faire échec à l’exercice du droit du créancier en lui payant ce qui lui est dû ou en remédiant à l’omission ou la contravention mentionnée dans le préavis jusqu’à ce que le bien ait été pris en paiement ou vendu :

2761. Le débiteur ou celui contre qui le droit hypothécaire est exercé, ou tout autre intéressé, peut faire échec à l'exercice du droit du créancier en lui payant ce qui lui est dû ou en remédiant à l'omission ou à la contravention mentionnée dans le préavis et à toute omission ou contravention subséquente et, dans l'un ou l'autre cas, en payant les frais engagés.

 

2761. A debtor or a person against whom a hypothecary right is exercised, or any other interested person, may defeat exercise of the right by paying the creditor the amount owing to him or by remedying the omission or breach set forth in the prior notice and any subsequent omission or breach, and, in either case, by paying the costs incurred.

 

Il peut exercer ce droit jusqu'à ce que le bien ait été pris en paiement ou vendu ou, si le droit exercé est la prise de possession, à tout moment.

 

This right may be exercised before the property is taken in payment or sold, or, if the right exercised is taking in possession, at any time.

[33]           Le délai dont dispose un débiteur pour remédier au défaut lorsqu’un créancier hypothécaire choisit d’exercer ses recours hypothécaires en vertu du C.c.Q. court donc jusqu’à la vente du bien grevé de l’hypothèque.

[34]           Je tiens à préciser que j’arriverais à la même conclusion même sans recourir à l’article 2761 du C.c.Q. Le paragraphe 37(1) ne contient qu’une seule exigence : l’avis de défaut doit contenir un délai au cours duquel l’emprunteur peut se conformer aux conditions substantielles du prêt. Or, les préavis signifiés par la Caisse prévoient clairement que l’emprunteur peut faire échec à l’exercice du droit hypothécaire en remédiant à son défaut avant la vente sous contrôle de justice. L’extrait pertinent des préavis se lit comme suit :

Droit de remédier aux défauts

Le Débiteur ou tout autre intéressé peut faire échec à l’exercice du droit hypothécaire en payant au Créancier, avant la vente sous contrôle de justice, de gré à gré, ce qui lui est dû ou en remédiant aux contraventions mentionnées aux présentes et à toute omission ou contravention subséquente et en payant les frais engagés.

[35]           Je ne vois pas comment le délai de 60 jours, ou celui de 20 jours dans le cas du préavis relatif aux meubles, peut constituer le délai accordé à l’emprunteur pour remédier à son défaut. Le délai de 60 jours suivant l’inscription du préavis qui est mentionné dans le préavis constitue non pas un délai accordé à l’emprunteur pour remédier au défaut, mais le délai à l’intérieur duquel il est sommé de délaisser le bien volontairement. L’extrait pertinent du préavis se lit comme suit :

Mise en demeure de délaisser

Le Débiteur et/ou tout autre ayant droit est par le présent avis mis en demeure de délaisser les biens ci-dessus décrits avant l’expiration de soixante (60) jours suivants l’inscription au bureau de la publicité des droits de la circonscription foncière de Saint-Hyacinthe.

[36]           Ce délai accorde à l’emprunteur la possibilité de délaisser le bien volontairement et d’éviter les procédures judiciaires de délaissement forcé et de vente sous contrôle de justice. Ce délai empêche également le créancier d’entamer des procédures judiciaires avant son expiration. Il ne s’agit toutefois pas du délai accordé à l’emprunteur pour remédier à son défaut au terme du prêt puisque le préavis indique clairement que l’emprunteur peut faire échec au recours hypothécaire en remédiant à son défaut avant la vente sous contrôle de justice, soit bien après l’expiration du délai de 60 jours suivant l’inscription du préavis.

[37]           L’argument du Procureur général suivant lequel la date de vente des biens ne peut constituer le point de départ du délai de 36 mois parce que ce délai pourrait demeurer indéterminé à la seule discrétion du prêteur ne peut être retenu. D’une part, le texte du paragraphe 37(1) du Règlement prévoit clairement qu’il appartient au prêteur de fixer le délai qu’il accorde à l’emprunteur pour remédier à son défaut. Si le législateur avait voulu éviter que le point de départ du délai pour présenter une réclamation soit laissé à la discrétion du prêteur, il n’aurait pas adopté le paragraphe 37(1) dans sa forme actuelle. Il est intéressant de noter, à cet égard, que la version précédente du Règlement prévoyait que le prêteur devait présenter sa réclamation au plus tard 36 mois après la date du défaut. La version actuelle du Règlement est donc à mon avis une indication que le législateur a consciemment voulu faire courir le délai pour présenter une demande d’indemnisation à compter de l’expiration du délai accordé, et choisi, par le prêteur pour permettre à l’emprunteur de remédier au défaut. D’autre part, le préavis d’exercice signifié par la Caisse indique clairement que l’emprunteur peut remédier au défaut jusqu’à la vente sous contrôle de justice. Enfin, le prêteur qui cherche à recouvrer le montant de sa créance n’a aucun intérêt à suspendre ou à retarder l’exercice de ses droits : c’est la seule façon pour lui de récupérer sa créance et, au besoin, de recevoir une indemnisation en vertu du Programme.

[38]           Je considère donc que le délai consenti à l’emprunteur dans le préavis pour lui permettre de remédier au défaut courait jusqu’à la date de la vente de contrôle sous justice qui a eu lieu le 30 mars 2010, et que le délai de 36 mois pour soumettre une réclamation ou pour demander la prolongation de ce délai, débutait à cette date. La demande d’indemnisation de la Caisse a donc été soumise à l’intérieur du délai prévu au paragraphe 38(2) du Règlement.

[39]           Je considère donc qu’il y a lieu de faire droit à la demande de contrôle judiciaire et de casser la décision du 16 décembre 2013. Je n’ai toutefois pas l’intention d’ordonner l’indemnisation de la Caisse parce qu’il n’appartient pas à la Cour de déterminer si les autres conditions requises pour que la demande d’indemnisation de la Caisse soit accordée ont été respectées.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.    La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.    La décision du 16 décembre 2013 rendue par l’agent des appels et l’analyste des politiques est annulée et le dossier est retourné à la Direction du Programme de financement aux petites entreprises du Canada pour que la demande d’indemnisation de la demanderesse soit traitée conformément aux modalités prévues au Règlement; et

3.    Le tout avec dépens en faveur de la demanderesse.

« Marie-Josee Bédard »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-240-14

 

INTITULÉ :

CAISSE DESJARDINS DE ST-HUBERT c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JUILLET 2014

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 AOÛT 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Daniel Séguin

 

Pour la demanderesse

 

Me Michelle Kellam

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gilbert Séguin Guibault

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.